Par David Brites.
Le 7 janvier dernier, le Haut-Commissariat de l’ONU pour les Réfugiés (HCR) publiait un rapport alarmant : les Syriens constituent désormais la deuxième plus importante population de réfugiés au monde, derrière les Palestiniens (cinq millions). Avec trois millions de personnes ayant fui leur pays, les contingents de réfugiés syriens ont évidemment trouvé refuge, en premier lieu, dans les États voisins de la Syrie. Au Liban par exemple, 1,1 million d'entre eux sont enregistrés auprès du HCR, soit un quart de la population libanaise. C’est pourquoi, depuis le 5 janvier, leur entrée sur le territoire libanais est conditionnée à l’octroi de visas, une mesure que les autorités libanaises espèrent dissuasive. En Jordanie aussi, plus de 800.000 personnes auraient trouvé refuge. Mais qu’en est-il de l’Europe, et plus précisément de la France ? Le pays qui était prêt, en septembre 2013, à bombarder les troupes du régime syrien pour punir l’usage d’armes chimiques, assume-t-il avec exemplarité l’accueil des populations qui ont dû fuir leur pays pour réchapper au pire ? Tâchons de trouver un soupçon de réponse en partant sur les traces de volontaires qui opèrent depuis plusieurs semaines sur le terrain pour déterminer la situation et les besoins de plusieurs dizaines de familles installées en périphérie parisienne.
Au premier semestre 2014, les Syriens constituaient le principal groupe de demandeurs d’asile en Europe, avec 59.600 demandes déposées – 40% d’entre elles à destination de l’Allemagne et de la Suède. En novembre dernier, le Ministère des Affaires étrangères français publiait les chiffres suivants sur son site : la France a accueilli depuis 2012 plus de 8.000 Syriens, dont 3.000 bénéficient du statut de réfugié, de la protection subsidiaire ou du statut d’apatride, et 500 sont accueillis à titre humanitaire, sous statut de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ; enfin, près de 5.000 ont un autre statut (visa de long séjour pour étude, regroupement familial, etc.).
Il n’est pas question ici de juger du nombre de réfugiés que la France devrait recevoir sur son sol si elle se voulait cohérente avec sa tradition d’accueil et de solidarité. Comme l’a rappelé le chef de l’État, interrogé sur le sujet lundi dernier sur France Inter, l’Allemagne et la Suède sont les pays européens qui « font le plus d'efforts pour les Syriens ». Ce sont le plus souvent les conditions d’accueil qui sont décriées, et sur lesquels nous nous penchons ici, à partir du cas de plusieurs familles installées depuis septembre ou octobre dernier sur le terre-plein central – une sorte de parking improvisé – de Porte de Saint-Ouen, à l'entrée de Paris.
Expulsées du square de Saint-Ouen à la fin du printemps 2014, ces familles avaient alors profité de la mobilisation du Conseil général de la Seine-Saint-Denis, de la Mairie de Paris et de l’OFPRA pour pouvoir déposer, avec l’appui de France Terre d’Asile et de Revivre, des demandes d’asile sur la base d’une procédure allégée. Si certaines associations demeurent mobilisées pour les aider, comme Entraides Citoyennes (distribution de chaussures, de manteaux, de bonnets et d’écharpes), la situation de ces familles est restée extrêmement précaire ces derniers mois, et leurs dossiers n’ont toujours pas débouché sur des réponses définitives de la Préfecture.
Une prise de contact pour évaluer le degré des besoins
Prenant conscience de l’ampleur du problème, des associations, souvent déjà engagées dans le soutien aux populations roms souffrant de mal-logement en Île-de-France, mènent depuis plusieurs semaines des missions de terrain dans le but d’identifier les familles syriennes sans logement dans ce quartier. Aucun engagement n’est pris au cours de ces rencontres, réalisées par quelques bénévoles. Le but est tout simplement de réaliser un pré-diagnostic afin d’évaluer l’ampleur des difficultés vécues par ces quelques familles.
Les prises de contact sont parfois laborieuses. Le 16 décembre dernier, Amélie, volontaire de 26 ans, rencontrait Khader, un jeune Syrien de 15 ans traînant près d’une station-service de Porte de Saint-Ouen. Il a permis à l’équipe de bénévoles accompagnant Amélie (deux personnes pour ce premier contact) de se rendre auprès des réfugiés squattant le terre-plein central.
Cinq voitures contenant quatre familles, dont trois enfants en bas-âge, le tout sur un parking de la ville, voilà la scène qui attend Amélie à son arrivée sur le parking. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Abdelhadi, un Syrien d’origine palestinienne, explique qu’il y a d’habitude un peu plus de monde. « Ils nous ont parlé de quarante familles », explique Amélie. Les réfugiés sortent spontanément des voitures où ils ont élu domicile pour venir parler aux nouveaux arrivants. « Globalement, ils étaient assez peu méfiants, et relativement ouverts à la discussion. » Abdelhadi, mais également Dounia (18 ans) et son mari, sont les plus avenants. Dounia explique être partie enceinte de Syrie et avoir accouché en Algérie. Certains d'entre eux sont à Paris depuis seulement deux semaines.
Lors de la deuxième visite, samedi 20 décembre, l’accueil est assez similaire. Cette fois, il y a plus de monde, entre 15 et 20 personnes, dont au moins cinq enfants ; surtout, on note beaucoup d’allers et venues sur le parking. Les réfugiés interrogés confirment le chiffre de quarante familles, « soit environ 200 personnes à la louche », suppute Halima (26 ans), une amie d’Amélie venue pour faciliter le dialogue en arabe. « Il y a aussi bien des personnes seules (beaucoup d’hommes, mais aussi des femmes) que des femmes avec leurs enfants, poursuit-elle, ou des familles avec les deux parents et enfants. Les enfants sont assez nombreux, beaucoup de familles en ont quatre, cinq ou six », souvent de moins de dix ans. La présence de personnes âgées voire très âgées est également évoquée, même si l’équipe de bénévoles n’en croise pas ce jour-là. Certains enfants sont par ailleurs séparés de leurs parents, restés à Melilla (enclave espagnole en territoire marocain) en attendant de pouvoir rejoindre le Vieux continent. Entre les estimations des associations investies sur le terrain et celles des propres réfugiés, on peut estimer le nombre de familles entre 40 et 80, sachant que toutes ne sont pas là de manière constante, l’option d’une nuit d’hôtel ou d’un logement d’urgence du 115 étant parfois saisie, notamment pour pouvoir se doucher et dormir dans un endroit chaud.
« Rien de tel pour gagner la confiance que de papoter, de prendre le temps, poursuit Amélie. C’est ce qui nous différencie, à mon avis, de gens qui seraient là dans une logique plus "sécuritaire" ou "administrative". » L’équipe évite aussi de multiplier les questions, pour que l’échange ne prenne pas une dimension trop intrusive ; la rencontre ne doit pas devenir un interrogatoire (ce qui pourrait susciter de la méfiance), et de toute façon, les informations nécessaires à ces premières prises de contact viennent au fur et à mesure de la discussion.
Un long chemin avant d’arriver sur le sol européen
La provenance des réfugiés syriens varie fortement. Ils ne viennent pas tous de la même localité. « Parmi les gens à qui j’ai parlé, explique Halima, une famille provient de Homs, un jeune homme seul d’un village près d’Idlib (il était agriculteur), et un autre jeune homme seul de Lattaquié. » La plupart ont quitté la Syrie depuis un an et demi, parfois plus de deux ans, soit par la Turquie, soit par le Liban. Beaucoup d’entre eux racontent la destruction de leur quartier. C’est contraint par la guerre, et non pour des raisons idéologiques ou économiques, qu’ils ont quitté cette terre où le chaos et la haine règnent depuis près de quatre ans. Et leur voyage jusqu’en France les a conduit à traverser différents pays. Et Halima de poursuivre que, « pour la famille de Homs, ils ont passé la frontière au Liban, où ils sont restés quelques mois dans un camp, puis ils ont pris l’avion jusqu’en Algérie. Beaucoup sont entrés en Europe par l’Espagne ». La plupart des réfugiés rencontrés affirment avoir passé plusieurs semaines voire plusieurs mois au Maroc ou en Algérie avant de passer en Europe. Quand ils n’ont pas pu prendre un avion pour l’un de ces deux pays, l’Égypte, la Libye et la Tunisie deviennent également des passages obligés.
La situation des Syriens au Maghreb s’avère souvent dramatique et pousse de nombreux réfugiés au départ. Dès 2013 et tout au long de l’année 2014, l’Algérie et le Maroc se sont renvoyé le problème à la figure, en expulsant chez le voisin ou ailleurs des familles de réfugiés dont ils ne voulaient pas assurer l’accueil. Ainsi, en mars 2014, 27 Syriens étaient expulsés d’Algérie vers le Maroc, et, quelques jours plus tard, le Maroc en expulsait une quinzaine d’autres vers la Turquie. À l’été 2014, les réfugiés syriens étaient estimés à au moins 5.000 au Maroc, 12.000 en Algérie (certains médias algériens parlent plutôt de 25.000 à 30.000 réfugiés), et 3.000 en Tunisie, où l’obtention d’un visa relève presque de l’impossible. Ils sont souvent accusés d’introduire du désordre, de confisquer le travail des Maghrébins, voire, selon les autorités marocaines, de faire du prosélytisme chiite – alors même que 90% d’entre eux sont de confession sunnite…
En Algérie et surtout en Libye, de nombreuses jeunes femmes syriennes sont contraintes au mariage afin de sortir leurs familles de la misère. Certaines situations conduisent à des drames plus désolants encore. Ainsi, en août 2012, une réfugiée syrienne de 26 ans était victime d’un viol collectif commis par des Algériens dans un vieux quartier de la ville d’Oran. Sans parler des situations tout aussi tragiques au Moyen-Orient (mariages précoces et forcés avec de riches Saoudiens venus faire leur « achat » dans les camps jordaniens, viols commis par des militaires turcs dans les camps à la frontière syrienne, etc.). Bref, l’arrivée en Europe représente un véritable soulagement, mais pas la fin du calvaire. Halima résume ainsi la fin du périple de ses interlocuteurs : « Ils ont rapidement vu qu’ils ne pourraient pas survivre longtemps dans ce pays en crise économique [l’Espagne], et se sont alors dirigés vers la France ».
En France depuis plusieurs mois, et désespérant de la lenteur des autorités pour traiter leurs demandes d’asile, les réfugiés syriens rencontrés lors de ces prises de contact successives pensent à présent à se diriger vers la Belgique, perçue comme plus réactive et plus ouverte que l’Hexagone. Pour celles et ceux qui sont passés par l'Espagne surtout, la situation administrative est difficile, puisque, dans le cadre des normes migratoires européennes, le traitement de la demande d'asile d'un réfugié est supposé relever du premier pays signataire des conventions européennes sur lequel le demandeur d'asile a posé le pied. La préfecture considère donc parfois que la gestion de tel ou tel dossier de demande d'asile n'est pas de sa responsabilité. Dans un contexte où les pays à la frontière méridionale de l'Europe (Espagne, Grèce, Bulgarie, Italie) connaissent un regain d'entrées sur leur territoire, nous sommes encore loin d'une gestion européenne concertée de ces nouveaux flux migratoires. Rappelons ces quelques mots d'un incroyable cynisme de la ministre de la Justice danoise Karen Haekkerup, l'automne dernier, pour justifier les restrictions de son pays à l'accueil de réfugiés syriens : « La majorité des réfugiés qui font leur demande en ce moment ne sont pas individuellement persécutés dans leur pays d'origine. [Un grand nombre provient] de régions en Syrie où les civils sont attaqués au hasard. Ils ne sont donc pas directement en danger ».
Des conditions de vie déplorables
« Ils ne sont suivis par aucune association, mais des musulmans du quartier leur fournissent nourriture et vêtement, » explique Amélie. Les familles rencontrées vivent dans un certain isolement et demeurent dépendantes de la communauté musulmane environnante. « Ils refusent tous d’appeler le 115 pour l’hébergement, car quand ils ont été en hôtel, ils étaient entourés, je cite, "de gens qui buvaient de l’alcool, de sheitans [des diablotins, comprendre : des gens de mauvaise vie] et de gitans". Ils dorment donc dans des voitures. »
Si aucun problème de sécurité majeur, atteste Aliaa al-Assad, une mère de famille, ne semble se poser pour ces réfugiés – un acquis louable en comparaison d’autres pays où les Syriens sont accueillis –, en revanche, leur situation demeure précaire et conditionnée à la générosité des uns et des autres. « Ils reçoivent de la nourriture d’associations, souvent des associations musulmanes. Récemment, l’association de la mosquée de Creil leur a apporté des repas par exemple, rapporte Halima. Mais il est important de souligner qu’aucune ne semble le faire sur une base régulière, donc ils ne savent pas quand ils vont avoir de la nourriture. » Et Halima de poursuivre sur une anecdote, à savoir le don de pâtes par une association, alors que ces familles n’ont pas les ustensiles et l'équipement pour cuisiner. En dépit de cette précarité – pour les nouveau-nés notamment, les couches et des vêtements chauds font cruellement défaut –, les réfugiés interrogés semblent privilégier la question du logement, plus urgente à leurs yeux. « Pour beaucoup d’entre eux, il s’agit de leur priorité, de l’urgence du moment avec le froid qui arrive, » confirme Halima. Les centres d’accueil provisoire ou les chambres d’hôtel d’urgence, qu’ils doivent parfois quitter au bout d’une nuit seulement, ne leur conviennent pas : outre le public présent dans ces endroits, qu’ils ne veulent pas côtoyer, « ça ne résout pas vraiment le problème, puisqu’ils restent dans la rue en journée ». Lors de la troisième visite d'Amélie auprès des réfugiés, le 16 janvier, les bénévoles ne trouvent que des hommes sur le terre-plein, le froid intense ayant exceptionnellement poussé toutes les femmes et les enfants à aller dormir à l'hôtel.
C’est donc dans un tel contexte que sont accueillies sur le sol de notre bonne vieille France ces âmes errantes qui ont déjà fui la guerre et les camps de réfugiés, et ne savent pas encore quelle sera leur situation dans un, deux ou trois mois. Ni leur situation matérielle, ni même l’évolution de leur demande d’asile. Cette incertitude, alors que leur nombre reste tout de même largement de l’ordre du gérable, empêche une normalisation de leur situation. Ces familles ne demandent ni scolarisation de leurs enfants – elles craignent en outre de se les voir confisquer par les services de protection de l’enfance – ni travail : elles attendent avant tout d’être régularisées, pour pouvoir enfin penser demain autrement. « Il y a deux ou trois mois, si je me souviens bien [ce qu’ils m’ont raconté], des personnes, peut-être de la préfecture, sont venues les voir et ont noté toutes les informations les concernant, nous explique à ce sujet Halima. Depuis ce jour, aucune nouvelle […] et aucune nouvelle visite. » À peine, lors de la troisième visite sur le terre-plein, un réfugié (un seul, sur trois visites) peut-il annoncer aux bénévoles avoir obtenu le récépissé qui lui permet de rester légalement en France en attendant que soit traité son dossier de demande d’asile, et qui lui donne droit en outre à une aide de 350 euros par mois et à un logement en Île-de-France.
C’est dans le travail d’information que l'initiative des bénévoles peut prendre tout son sens. « Attention à ne rien promettre, avertit Amélie. C’est touchant de les voir, de les entendre raconter leur vie [mais] c’est pire de leur faire des promesses qu’on ne peut pas tenir. Pour l’instant […] il faut se faire violence et en rester là. » Le rappel est là pour bien souligner que les bénévoles n’en sont qu’à un stade de pré-diagnostic, et qu’il ne dépend pas d’eux que cette phase d’identification débouche sur une action concrète. Les réfugiés ne sont d’ailleurs pas en demande de promesses, et l’accueil aimable et sincère qu’ils font à Amélie et aux autres volontaires atteste surtout d’une recherche de lien social, pour rompre avec l’isolement qui caractérise leur situation. « Ils nous ont demandé plusieurs fois quand on revenait, explique Amélie au lendemain de la première rencontre. C’est déjà ça : ça leur permet d’être un peu "accueillis" en France, ou au moins que quelqu’un leur accorde de l’intérêt, les écoute. Vu leur attitude, ça n’a pas l’air d’arriver souvent. »
Le rôle de ces visites est évidemment limité, mais ce premier contact tend à pallier un manque criant de réactivité de la part des autorités publiques devant une situation inacceptable. Les associations tiennent donc à maintenir le lien avec ces populations en multipliant les rencontres de terrain. Certaines d’entre elles négocient avec la Ville une meilleure considération et une réelle prise en charge de cette communauté. Elles insistent en outre pour que les réfugiés ne cessent pas d’appeler le 115, voire pour qu'ils le fassent autant que possible, même si l’hébergement est saturé. C’est un passage obligé pour faire connaître leur situation.
Alors que le conflit syrien va bientôt entrer dans sa quatrième année, et que l’on a dépassé le chiffre de 200.000 morts estimés, ces réfugiés n’ont aucune perspective de revenir un jour dans leur pays. En attendant, face à la barbarie (celle du régime qui n’hésite pas à pilonner aveuglément des zones habitées et à recourir à la torture, comme celle des djihadistes de tout bois dont la cruauté et l'intolérance sont bien connues) et face aux désastres matériels et humains provoqués par la guerre, il s’agit tout d’abord de gérer avec plus d’humanité les flux de migrants qui cherchent asile en Europe – rappelons que plus de 3.000 migrants (syriens et autres) sont morts, juste en 2014, en tentant de traverser la Méditerranée clandestinement. Il s’agit aussi, et c’est bien notre sujet ici, d’accueillir dignement des populations déracinées et vulnérables, souvent des familles avec des enfants de tout âge. Rappelons-nous qu’avant 2011, le nombre de demandes d'asile des Syriens était quasiment nul, comme d’ailleurs l’émigration syrienne en général : il ne s’agit donc que de réfugiés de guerre dont la seule ambition est de retrouver une vie tranquille et une stabilité (à commencer par un logement fixe).
Et s’il faut rendre hommage au travail réalisé avec méthode et patience par les quelques bénévoles engagés sur cette question (quelle que soit l’association à laquelle ils sont liés), il est temps également que les autorités publiques agissent, au-delà de tout clivage politique, pour assumer leurs responsabilités et redonner sens au mot solidarité.