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Par David Brites.

Cela n'aura échappé à personne, le 15 juillet, au stade moscovite de Loukniki, l'équipe de France a remporté son deuxième trophée lors du Mondial de football en Russie. Vingt ans après la génération Deschamps, Blanc, Zidane, Henry, Vieira et Thuram, celle de Griezmann, Pogba, Mbappé, Pavard, Kanté et Varane a donc entraîné de nouveau les foules sur les Champs-Élysées, à Paris, pour fêter ce second succès. Mais sur Internet, certains ont mis en avant les origines africaines de certains joueurs pour bien souligner que, derrière la France, c'était en réalité l'Afrique qui avait gagné ce Mondial. Décryptage.

Les supporters de la France ont eu de quoi se régaler, puisque leur sélection nationale est lentement montée en puissance tout au long de la compétition. Pour être plus précis, elle a mûri et est devenue la meilleure équipe au monde après un lent travail de reconstruction (de plusieurs années), suite à la débâcle en Afrique du Sud en 2010, qui s'était doublée d'une grève des joueurs français contre leur entraîneur, Raymond Domenech. Celui-ci n'avait su imposer ni rigueur, ni respect, ni cohésion dans le groupe... et encore moins la qualité de jeu nécessaire. Entre 2010 et 2012, Laurent Blanc a amorcé un redressage, mais n'a pu empêcher un nouvel échec à l'Euro de 2012, ni des dissensions dans l'équipe. Depuis 2012, le renouvellement générationnel et la discipline comportementale imposée par Didier Deschamps, qui a voulu s'éviter toute nouvelle polémique – ce qui explique l'absence en sélection de Mathieu Valbuena et Karim Benzema depuis l'affaire dite de la sexe-tape en 2015 –, ont donné leurs fruits. Le Mondial 2014 a été maîtrisé (victoires 3-0 contre le Honduras et 5-2 contre la Suisse en phase de poule, et 2-0 contre le Nigéria en huitièmes), en dépit d'une défaite honorable en quarts de finale contre l'Allemagne (0-1). L'Euro 2016 surtout, organisé dans l'Hexagone, a été rondement mené, avec notamment un match de quarts de finale riche en buts contre l'Islande (5-2), puis une demi-finale remportée 2-0, contre la Nationalmannschaft justement ; seule la défaite frustrante en finale, 1-0 contre le Portugal, est alors venue gâcher la fête ; de l'aveu même des joueurs, deux ans plus tard, cet échec sur la dernière marche devait servir d'avertissement à la veille du match contre la Croatie, pour ne pas réitérer les excès de confiance affichés en 2016 avant la rencontre contre la Selecção.

La France a abordé le Mondial 2018 avec le statut de favori, au même titre que le Brésil, l'Allemagne ou l'Espagne. Après un match pénible et laborieusement gagné contre l'Australie (2-1), un autre rude mais maîtrisé face au Pérou (1-0), et une rencontre des plus soporifiques et sans enjeu contre le Danemark (0-0), a suivi un match d'anthologie, en huitièmes, face à l'Argentine de Lionel Messi et Di Maria, remporté 4-3 notamment grâce au but splendide de Benjamin Pavard et à un doublé de Kylian Mbappé. En quarts, la victoire 2-0 contre un Uruguay privé d'Edinson Cavani (blessé) a été nette et sans bavure ; on en retiendra notamment le but sur frappe lointaine d'Antoine Griezmann. Enfin, le succès mérité (1-0) en demi-finale, face à une Belgique pourtant solide et offensive, devait permettre à la France d'accéder, pour la troisième fois de son histoire (après 1998 et 2006), à une finale de Coupe du Monde. La Croatie fut au rendez-vous, et en première mi-temps, elle fut même meilleure mais terriblement malchanceuse (un but contre son camp, un pénalty en faveur de la France) malgré un but bien construit de Ivan Perisic. Pogba et Mbappé devaient ensuite, en seconde mi-temps, « tuer le match » face à un gardien croate (Danijel Subasic) transparent ; le bloc défensif français sut ensuite tenir le score. À peine la bourde commise par Lloris à la 69ème minute, en permettant à Mario Mandzukic de réduire le score à 4-2, rétablit-elle un peu de justice en faveur de cette Croatie convaincante.

On en était donc là sur le plan footballistique, avec une seconde étoile accrochée sur le maillot français, vingt ans après le premier sacre. Le 16 juillet, dès le lendemain de la finale gagnée, les joueurs arrivaient à Paris, et parcouraient (bien rapidement) l'avenue des Champs-Élysées, avant d'être reçus au palais de l'Élysée par Emmanuel Macron. Un peu comme en 1998, la France célébrait la victoire à l'unisson, ou presque. Une polémique est toutefois venue comme un caillou dans la chaussure perturber la fête, toute proportion gardée. « L'Afrique a gagné », voilà en substance la petite musique qui nous a été imposée pendant plusieurs jours dans la foulée de la finale. Sur les réseaux sociaux, mais également dans la bouche de personnalités, comme le président vénézuélien Nicolas Maduro, ou encore Trevor Noah, le présentateur du fameux Daily Show américain, les interventions mettant en exergue les origines africaines des joueurs se sont multipliées.

L’affirmation est venue la plupart du temps de l’étranger, de personnes qui ne semblent pas savoir que la France ne se résume pas à un peuple blanc. En particulier d’Afrique, où beaucoup ont pris un malin plaisir à louer le succès de la « diaspora africaine ». En premier lieu et à toutes fins utiles, il semble important de rappeler que l’Afrique n’est pas un pays. Les Occidentaux font suffisamment l’erreur sans qu'il soit nécessaire que les Africains s’y mettent à leur tour. Ainsi, parce que certains joueurs ont des origines congolaises, camerounaises, sénégalaises, maliennes ou togolaises, pourquoi faudrait-il que les Algériens, les Mozambicains ou les Éthiopiens en ressentent une quelconque fierté ?

Exemple de montage ayant circulé dans les réseaux sociaux.

D’ailleurs, si l’essentiel des joueurs avaient été blancs d’origine algérienne ou marocaine, aurait-on lu partout : « L’Afrique a gagné » ? Non, car les esprits se sont fixés sur la couleur de peau des joueurs. Pourtant, la totalité des membres de l’équipe sont nés et ont grandi en France, à deux exceptions près (Samuel Umtiti, né au Cameroun, et Steve Mandanda, au Congo-Kinshasa) – c’est toujours moins que les sélections espagnole (3), croate (3) ou serbe (4), ou encore les équipes du Portugal et de Suisse (7), et surtout le Maroc (19 !). Qualifier les Noirs de l’équipe de France d’Africains, c’est rester bloquer sur une vision purement raciale de l’Afrique et de l’Europe – qui ne correspond pas à la réalité. Quand les joueurs nigérians William Troost-Ekong ou Leon Balogun marquent des buts, dit-on que c’est l’Europe qui a marqué au prétexte qu’ils sont blancs ? Non, car de la même façon que la France compte des Français noirs, le Nigéria compte des Nigérians blancs. Les renvoyer à leur couleur et parler de « diaspora africaine » revient à proposer une vision racialisée des individus et des identités, à l'image de celle que porte l'extrême-droite en France. Ce prisme est d'autant plus stigmatisant, que personne n'est allé demander à Dembélé s’il se sentait malien, ou à Mbappé s’il se sentait camerounais, par exemple. En croyant ranimer une « fierté africaine » autour de cette victoire, les tenants de ce discours donnent simplement du grain à moudre aux xénophobes français, en faisant fi du sentiment des joueurs eux-mêmes (qui diffère peut-être de l'un à l'autre d'ailleurs).

En outre, ce discours cache assez mal la frustration de nombreux supporters africains suite à la défaite de leurs propres équipes, puisqu'aucune (y compris le Sénégal, qui a pourtant montré de grandes qualités sur le terrain) n'a atteint les huitièmes de finale. Le procédé est absurde, et un chouia pathétique : Olivier Giroud, par exemple, a des origines italiennes, et Hugo Lloris des origines catalanes, mais on n’a jamais entendu les Italiens et les Catalans revendiquer la victoire de l’équipe de France par effet de compensation – c’est d’autant plus ridicule s’agissant de l’Afrique, que ce n’est pas un pays.

La proximité des deux discours, celui de l’extrême-droite identitaire qui rejette l'idée d'une France métissée, et celui qui proclame avec fierté que « l’Afrique a gagné », a de quoi troubler. On aurait pu légitimement penser que le racisme et les insultes régulières dont font l'objet les joueurs noirs par les milieux d’extrême-droite (y compris parmi les supporters) dissuaderaient les gens qui ont de la sympathie pour eux de les réduire une nouvelle fois à leurs origines. Rappelons qu’en mai dernier, Mario Balotelli, seul joueur noir de la sélection italienne et pressenti pour être capitaine de la Squadra Azzura, avait lancé un appel à « se réveiller » aux supporters italiens, après qu’une banderole sur laquelle il était écrit « Mon capitaine est de sang italien » ait été brandie lors d’un match amical – il est né de parents ghanéens et n’est devenu italien qu’à 18 ans. Entendra-t-on les mêmes qui proclament que « l’Afrique a gagné la Coupe du Monde » appuyer les supporters italiens dans leur posture raciste ?

Des médias italiens (La Repubblica, l’agence de presse Adnkronos…) ont d’ailleurs rejoint ce type de discours, en proclamant : « C’est l’Afrique qui a gagné ». Corriere della Serra décrivait même ainsi le choc de la finale : « Une équipe de champions africains mélangés à de très bons joueurs blancs [face à une équipe croate composée] de Blancs au centre de trois grandes écoles [de foot], l’allemande, la slave et l’italienne. » Dans les réseaux sociaux, les propos les plus haineux ont pu être lus, évoquant des « singes avec un ballon » ou des « champions du tiers monde ». Un racisme assumé. Mais le « racisme positif » des uns diffère-t-il fondamentalement du « racisme négatif » des autres ? Tout comme Balotelli en Italie, les joueurs noirs de l’équipe de France voient leur appartenance à la nation française insidieusement ou ostensiblement niée ou mise en doute, par les uns comme par les autres. D’ailleurs, après le passage de l’équipe de France à l’Élysée, pour rencontrer Emmanuel Macron, ne lisait-on pas, sur les réseaux sociaux, des commentaires vantant l’ambiance créée par des joueurs… en insistant encore une fois sur la couleur de peau de ces derniers ? Comme celui-ci : « Il n’y a que les blacks pour faire un tel show devant un président. » Il ne manque plus qu’un « Les Noirs ont la musique dans la peau », et les deux discours (celui des identitaires noirs et celui des identitaires blancs) se seront rejoints…

Pourquoi dire que l'équipe de France est « africaine » est une profonde bêtise ?
Tweet-réponse du défenseur Benjamin Mendy.

Nombreux sont celles et ceux qui ont répondu à ce « L'Afrique a gagné ». Par exemple l'ambassadeur de France aux États-Unis, qui est allé jusqu'à écrire un courrier à Trevor Noah, présentateur du Daily Show. Ce dernier ne s'est évidemment pas privé de réagir dans son émission, sans contradicteur, dans le registre habituel de ce genre de talkshow, mêlant beaucoup de dérision, de moqueries, et un soupçon d'argumentaire réfléchi. Suite à un exercice assez peu honnête intellectuellement, où il lut – en surjouant un accent français – la lettre de l'ambassadeur, face à un public acquis et hilare, il déclarait : « "Ils ne sont pas africains, ils sont français." Pourquoi ils ne peuvent pas être les deux ? »

Bien entendu, les joueurs peuvent avoir une double-nationalité et sentir une appartenance avec un autre pays. Mais de deux choses l'une. Tout d'abord, ils ne jouent pas pour cet autre pays. Ils jouent avec le maillot français, pour la France – et le revendiquent. Au lendemain du 15 juillet, aucun autre pays n'a gagné une nouvelle étoile sur son maillot, il est donc absurde de dire que tel ou tel autre pays a gagné. Deuxièmement, cela a été dit mais décidément, on ne le répètera jamais assez : l'Afrique n'est pas un pays. Quand dans la même émission, Trevor Noah compare les origines irlandaises de certains Américains à celles africaines d'autres de ses concitoyens, il remet à nouveau dans la même case tous les Noirs, avec cette éternelle vision racialisée de l'Afrique. « Noir » veut dire « Afrique », et « Afrique » veut dire « Noir ». Joueur de basket français évoluant aux États-Unis, Evan Fournier a publié sur Twitter, notamment en réponse au même Trevor Noah : « Arrêtez avec ce "L'Afrique a gagné la Coupe du Monde pour la France" idiot. Est-ce que c'est l'Afrique qui gagne quand les États-Unis gagnent l'or aux Jeux Olympiques ? Est-ce que c'est l'Europe qui gagne quand l'Afrique du Sud gagne au rugby ? Et je pourrais continuer... Arrêtez les conneries. On est tous Français, il faut vous y faire. »

Dans un entretien publié le 27 juillet, il y a trois jours, par Libération, Lilian Thuram dénonce le racisme sur les terrains, reflet de l’inconscient profond du pays. Il s’interroge à cette occasion : « Ne faudrait-il pas dire, assumer, que la force de notre pays, de notre football, tient à ce que nous avons tous des origines, des couleurs, des religions différentes… Dire que là est notre fierté, que nous sommes fiers de cela ? » L'argument qui vise à faire l'apologie d'une société multiculturelle sur la base des résultats sportifs est assez périlleux. Quand l’Allemagne a gagné la Coupe du Monde en 1954, en 1974 et en 1990, fallait-il faire le lien avec l'absence de Noirs ou de descendants d'immigrés parmi les joueurs ? De la même façon que les Allemands ne l'ont pas remportée parce qu'ils étaient entre Blancs, les Français en 1998 et en 2018 ne l'ont pas gagnée parce qu'ils constituaient une équipe « ethniquement » cosmopolite. L'affirmer en 2018 lorsque les résultats sont bons, c'est donner de la légitimité au camp d'en face pour dire le contraire, lorsque les résultats sont mauvais ou que la cohésion du groupe est mise à mal par des comportements indisciplinés. Ce qui compte en sport, ce ne sont pas les origines, ce sont les performances, et elles n’ont pas de couleur.

Tout cela n'empêche pas d'être fier que le sport le plus populaire en France (et au monde) mette autant en valeur la diversité de notre pays, d’autant qu’elle n’est pas si visible dans d’autres domaines. Car ce discours-ci est positif : il parle de la France, de la diversité des origines (africaines, européennes et autres) de ses enfants, et vise à briser les barrières mentales créées par la couleur de la peau – cette diversité doit devenir une banalité, et il y a du boulot. Alors que l'autre discours, celui qui dit que l’« Afrique a gagné », ne parle pas de la France. Il se contente, sous couvert d’une formule absurde (puisque l’Afrique n’est pas un pays), de stigmatiser les joueurs, alors qu’on ne leur a pas demandé s’ils se sentaient appartenir à un autre pays, ni s’ils voulaient être portés en icônes de telle ou telle récupération identitaire.

Si ce n’est pas pour dire que ces joueurs sont africains, à quoi sert de rappeler leurs origines ? Il n’y a aucun mérite à avoir des origines de tel ou tel pays, le mérite vient de ce qu’on réalise dans sa vie. Or, ce que ces joueurs ont réalisé d’un point de vue sportif, ils ne l’ont pas réalisé en Afrique, ni n’importe où en Europe, mais en France. L’intégralité de l’équipe a effectué sa formation en France, à deux exceptions près : Antoine Griezmann, parti tôt à la Real Sociedad, en Espagne, et Lucas Hernandez, formé à l’Atlético Madrid ; or, ce bilan de 21 joueurs sur 23 formés en France constitue un meilleur ratio qu’au Portugal (20), et surtout que dans la plupart des équipes africaines (13 au Sénégal, 13 en Tunisie, ou encore 16 au Nigeria, et 3 seulement au Maroc). Les membres de la sélection française sont le fruit d’une éducation, d’une formation sportive, d’un sentiment de cohésion dans l’équipe et avec la nation française, qui en font des Français, et juste des Français, dès lors qu’ils sont sur le terrain et mouillent le maillot français. Ça ne les empêche pas, pour certains, d’avoir une culture métissée (et d’en être fiers), ou même d’être soutenus par les habitants des pays dont leurs parents sont originaires (ce lien affectif est bien compréhensible), mais en aucun cas, collectivement, ils n’ont gagné pour un continent ou un pays autre que la France.

Cette polémique absurde et chronophage est symptomatique : beaucoup n'intègrent pas que l'appartenance à un pays, à un continent ou à une civilisation ne se base pas sur la couleur de la peau ou sur le sang des ancêtres ; et qu'il est toujours mieux de ne pas parler pour les autres, quand il s'agit d'identité.

*   *   *

Le passage suivant reprend l'intégralité du tweet de Nicolas Batum, joueur français de basket-ball (d'origine camerounaise) évoluant aux États-Unis, publié le 17 juillet en réponse à celles et ceux qui proclament que « l'Afrique a gagné le mondial ».

Désolé de mon langage mais les gens qui disent « bravo Africa pour votre victoire » allez tous bien vous faire foutre ! Je porte fièrement le maillot bleu avec « France » écrit en gros, j'ai gagné des trophées et médailles avec l'équipe de France depuis que j'ai 15 ans, je chante La Marseillaise, je crie haut et fort que je suis français quand je suis aux USA. Alors oui j'ai un père et un nom camerounais, mais nous tous on se bat et on joue pour la France car nous sommes nés ici, avons grandi ici, avons appris notre sport en France, avons la fierté d'avoir la nationalité française [émoticône représentant le drapeau français]. On gagne pour la France, pour les jeunes français qui nous regardent et aspirent à faire de même et porter haut les couleurs de la France. Soyons fiers de ça. Vive la république et vive la France !

Tweet de Nicolas Batum, le 17 juillet 2018.

Tag(s) : #Société
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