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Par David Brites.

Le 6 juin dernier, dans son discours de politique générale, la Première ministre Élisabeth Borne déclarait : « [...] je l'affirme, je ne crois pas un instant que [la] révolution climatique passe par la décroissance. Au contraire ! Au contraire, la révolution écologique que nous voulons mener, ce sont des innovations, des filières nouvelles, des emplois d'avenir. C'est un modèle social préservé, car sans activités, nous ne pourrions plus le financer. » Passons sur les « filières nouvelles » et les « emplois d'avenir » : personne ne dit autre chose, que la transition écologique passera par le développement de filières spécifiques et qu'elle constitue une opportunité formidable en termes de création d'emplois. L'essentiel dans ce que dit Mme Borne n'est pas là. De toute évidence, le gouvernement actuel, dans la continuité des précédents, garde le cap de sa politique économique, avec l'idée que les défis environnementaux et climatiques doivent trouver une issue, non dans la décroissance des secteurs polluants, ni dans une réflexion sur les notions d'abondance, de rareté, de sobriété, mais dans les « innovations ». Bref, la technologie nous sauvera, et permettra de ne pas remettre en question notre modèle de société, qui jette ses bases sur la croissance du PIB. Cette croyance, portée par ceux qu'on appelle parfois les techno-optimistes (ou techno-solutionnistes), est profondément ancrée dans la classe politique, à l'exception d'une gauche – minoritaire dans l'électorat – incarnée aujourd'hui par une grande partie de La France Insoumise et d'Europe Écologie-Les Verts.

La place des téléphones connectés, ou smartphones, est emblématique de ce sujet. Quel que soit le système d'exploitation qui l'alimente (iOS ou Android, pour l'essentiel), le smartphone a pris un espace déterminant dans nos vies, comme un compagnon devenu indispensable pour de multiples fonctions. Pourtant, la production de téléphones mobiles, tout comme la consommation de smartphones (et de la connexion Internet qui va avec), n'est pas anodine. Elle a un impact très lourd sur le plan social comme environnemental. Quelques éléments d'analyse pour y voir plus clair.

Le 12 mai 2021, le média en ligne Brut organisait un débat entre le député LFI François Ruffin et le secrétaire d'État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques, Cédric O, sur le thème : Le numérique, un progrès qui nous rend vraiment plus heureux ? Au cours de la discussion, les échanges se sont cristallisés pendant quelques minutes sur la question de l'usage des smartphones, et plus globalement sur celle de la consommation d'Internet et de la 5G – que les téléphones connectés viennent considérablement favoriser. « [...] Il n'y a pas de lien entre ces innovations technologiques et la diminution de consommation d'énergie. Au contraire, le numérique, pour l'instant, engendre de la surconsommation d'énergies. Donc si jamais on veut que demain, le numérique soit un outil au service d'une transition écologique, ça suppose que, quand il y a une innovation, elle ne soit pas jetée dans le champ social de cette manière-là. Et qu'on ait le temps, ensemble, de se demander comment on l'intègre, à quoi ça va servir, [...] est-ce qu'il faut en limiter les usages ? Tout ce temps-là n'est pas pris [...]. » À cette intervention du député de gauche, le secrétaire d'État répond : « Vous pensez par la coercition, c'est-à-dire : il faut mettre un plafond du numérique dont honnêtement, j'aimerai bien savoir comment il peut fonctionner. [...] Qui va décider ce que vous avez le droit de faire ? Comment on va contrôler ? » Il ajoute un peu plus tard : « Je pense que le choix des usages est une décision individuelle. » Il semblerait que M. O, qui a choisi d'axer son argumentation sur la question de la liberté (comprendre : liberté de consommer) n'ait pas entendu parler des forfaits, qui limitaient pourtant, pendant les premières années de l'Internet et des téléphones portables, la consommation de cette nouvelle technologie – la plupart des abonnements proposent désormais une consommation illimitée. François Ruffin précise que « c'est en termes de quantité, et non pas en termes de qualité », que la question du « plafond numérique » se pose, avant d'ajouter : « Est-ce qu'un forfait limité est quelque chose de liberticide ? Je ne dis pas que c'est ce qu'il faut faire, je souhaite que ce soit posé en débat. Je pense que la question de la limite est quelque chose de central dans la transition écologique. »

Et le secrétaire d'État de justifier le développement de la 5G pour répondre à l'augmentation des usages du numérique. Aucune réflexion sur le niveau de consommation, qui ne doit connaître aucune limite, le gouvernement n'accepte de discuter que sur le cadre technologique qui doit permettre la croissance de cette consommation. Et ce, quel qu'en soit le coût environnemental et social. Au nom d'une certaine conception du progrès et de la liberté, il faut « accélérer » la transition numérique ! Pourtant, ce coût environnemental et social n'a d'égale que notre indifférence collective (à nous, consommateurs, usagers, citoyens) sur le sujet. Prenons le cas d'un objet devenu central dans nos vies, le smartphone justement, pour illustrer les impacts écologiques et sociaux de nos nouvelles technologies.

Que cache notre « téléphone intelligent » ?

Plus de 300 pièces composent un smartphone, la plupart à base de minerais. On chiffre entre 50 et 55 selon les cas, le nombre de métaux présents dedans. L'écran est fait à partir d'aluminium (venu par exemple d'Australie), les soudures du circuit imprimé d'étain (Malaisie), les fils conducteurs de votre puce de cuivre (Chili), la batterie de lithium (Bolivie), les condensateurs (trois par smartphones) en tantale (80% des réserves mondiales se trouveraient en RDC), et l'aimant à partir de néodyme (Chine). Les condensateurs stockent l'énergie et résistent parfaitement à la chaleur ; grâce au tantale, on conserve ses données, même en cas d'extinction du téléphone par manque de batterie.

Pour rappel, le coltan est l'un des principaux métaux rares actuellement exploités en République démocratique du Congo (RDC). Son véritable nom est colombo-tantalite. De la colombite, on extrait le niobium, appelé aussi colombium, et de la tantalite, le tantale. En alliage avec l'acier, le nobium rend celui-ci à la fois plus léger et plus résistant ; ses débouchés sont donc dans l'industrie de construction métallique en général, y compris l'industrie automobile. Bon conducteur de chaleur et d'électricité, le tantale possède quant à lui une formidable résistance à la corrosion. Si on s'en sert donc dans la fabrication des condensateurs, pour les instruments chirurgicaux, et pour les réacteurs d'avion, il a surtout connu un boom considérable avec le développement de l'électronique. Le coltan est donc indispensable dans la composition des microprocesseurs, des mini-condensateurs et des puces électroniques des téléphones portables, smartphones et autres iPad et iPhone. Compte tenu de la place de ces nouvelles technologies dans notre société, le coltan est devenu une composante essentielle de notre mode de vie.

Seulement voilà, il y a un hic. Le coltan est principalement transformé et commercialisé au Rwanda, qui n'a pourtant pas de réserves significatives de ce métal. Étrangement, le Rwanda exporte 80% de la production mondiale de coltan, après avoir procédé à un premier raffinage du minerai. Des réserves, on en trouve essentiellement dans un pays voisin, la République démocratique du Congo (RDC), dont l'histoire moderne est marquée par la colonisation et les guerres. Il se trouve que la plupart des États voisins, dont le Rwanda, sont au moins aussi impliqués dans les conflits en RDC que les acteurs congolais eux-mêmes. L'implication de Kigali dans les affaires congolaises ne relève donc pas de la philanthropie, et l'approvisionnement en coltan joue un rôle évident dans cette ingérence. Des bandes armées, parfois issues des groupes génocidaires rwandais de 1994, déstabilisent la région du Kivu, au Congo, s'emparant des terres des paysans – dans une région agricole de hauts plateaux très fertile –, rivalisant de brutalité contre les communautés locales, contraignant des hommes, et même de nombreux enfants et jeunes adolescents, à l'esclavage pour s'introduire dans les mines où ils risquent leur vie – l'ONU estime à 40 000 le nombre d'enfants, qui ont parfois 4 ou 5 ans, travaillant dans les mines de RDC, pour un salaire de moins d'un euro par jour. Le viol de masse et les tortures et mutilations y sont pratiqués comme armes de guerre, dans le contexte de lutte pour l'accès aux ressources minières. Une réalité en partie mise en lumière par la bande dessinée de Simon et Van Hamme, Kivu, publiée en 2018 et dont sont tirées un grand nombre des informations présentes dans cet article ; mais aussi par le film documentaire L'homme qui répare les femmes (2015), qui a révélé au grand public le travail du gynécologue congolais Denis Mukwege, lauréat du prix Nobel de la paix 2018 pour son engagement contre les viols et les mutilations génitales pratiquées sur les femmes dans son pays. 

Enfin, on ne peut que fortement conseiller le visionnage de la très éclairante émission de Cash Investigation sur le sujet, diffusée sur France 2 le 4 novembre 2014, qui retraçait toute la chaîne de production du smartphone, depuis l'extraction minière en République démocratique du Congo, jusqu'à la distribution de part le monde, en passant par le montage en Chine. Il y est révélé que les différentes marques ont refusé de dévoiler aux journalistes-enquêteurs leurs fournisseurs dans les pays de fabrication. Le reportage nous conduisait tout d'abord en Chine, où se trouve un tiers des ressources en métaux rares, et en Afrique, pour zoomer sur l'exploitation minière, avant de revenir en Chine, où la majorité des téléphones sont fabriqués. Dans ce dernier pays, les journalistes de Cash Investigation étaient partis enquêter à Nanchang, dans le Jiangxi, une province du sud-est du pays, où ils ont mis en lumière le travail des enfants dans les usines de fabrication et de montage. D'un bout à l'autre de la chaîne, notre smartphone cache des conditions de production plus que questionnables.

Revenons sur l'exploitation des ressources minières, qui permettent et garantissent notre petit confort matériel. Au Congo, les mines d'extraction de tantale sont trop souvent le tombeau des mineurs, par exemple lorsque surviennent des éboulements. Sans contrat de travail, aucune trace n'entache l'activité des sociétés qui achètent plus tard le tantale qui passe au Rwanda – et évidemment, les familles n'obtiennent aucune indemnité, aucun soutien, pas même des autorités de leur pays. Sans compter le nombre de personnes blessées ou qui conserveront toute leur vie des séquelles respiratoires du travail dans la mine.

Sur le plan environnemental, le secteur numérique dans son ensemble a un impact dramatique. Pour l'illustrer, rappelons (chiffres tirés de la série documentaire Data Science vs Fake produite par Arte) que pour obtenir la quantité de métaux et de métaux rares nécessaires à la fabrication d'un ordinateur de 2 kg, il faut extraire 800 kg de roches, utiliser 240 kg de combustibles fossiles, 22 kg de produits chimiques, et une tonne et demie d'eau. Et pour recueillir seulement 6 des 50 métaux rares nécessaires à la fabrication d'un smartphone, il faut extraire l'équivalent de 40 fois son volume de roches.

Quand bien même l'exploitation de coltan n'aurait aucune conséquence sur le plan environnemental, peut-on se satisfaire d'un confort qui jette ses bases sur l'exploitation et la misère des individus qui ont eu le malheur de naître dans les régions du monde où l'on trouve les minerais qui permettent la fabrication de nos technologies ? Depuis la décennie 1990, des dizaines de milliers de personnes ont émigré vers la région du Kivu pour devenir des « creuseurs » et investir les anciens sites miniers de la SOMINKI, l'ex-Société minière et industrielle du Kivu. Cela se traduit concrètement, dans les familles, par le départ de bras qui auraient pu contribuer au travail de la terre, à la subsistance du foyer. À la place, les gens vont chercher des revenus dans une des zones les plus instables et les plus dangereuses du globe. Et ce n'est là qu'un des symptômes de la misère au service de notre petit confort matériel.

Cet enjeu dépasse largement la seule question du coltan. Le Kivu regorge en effet de bien d'autres minerais : cuivre, cassitérite, cobalt, zinc, manganèse, or, diamants, uranium, germanium. L'exploitation minière y date de 1920 avec la découverte de l'or et de la cassitérite, avant de connaître un boom en 1960-1970. À présent, la demande en métaux rares n'est pas près de diminuer. D'abord parce que, nous l'avons dit, le tantale sert à la fabrication de produits électroniques, qui sont devenus des piliers du mode de vie occidental. Mais même les minerais sont âprement recherchés. Car les consommateurs du Nord, tout comme ceux des classes moyennes et riches des pays émergents, n'entendent absolument pas questionner leur niveau de vie et leurs petites habitudes.

Caricature représentant la Conférence de Berlin, en 1885.

La misère des Congolais, prix de notre confort matériel

L'histoire de la République démocratique du Congo, État créé par le fait même de la colonisation, est totalement liée aux matières premières qu'elle « exporte » (de gré ou de force). Pour rappel, suite au voyage du peu scrupuleux explorateur Henry Morton Stanley (établissement d'une série de comptoirs le long du fleuve Congo entre 1879 et 1884), le territoire congolais a été cédé au titre de propriété personnelle au roi belge Léopold II (qui régna sur la Belgique entre 1865 et 1909), ou plus précisément à son « Association internationale africaine », soi-disant philanthropique. Cession consacrée le 25 février 1885 par la signature de l'acte final de la Conférence de Berlin, qui organisa le partage du continent africain par les Européens. Longtemps une terre de capture et de départ des esclaves noirs lors de la traite à destination du continent américain et des Antilles, entre le XVIème et le XIXème siècle, c'est l'ivoire qui a ouvert le bal de l'exploitation et des exportations, dès les années 1880, avant d'être supplanté, début XXème, par le caoutchouc, nécessaire aux pneus des vélos et des premières voitures ; et par le cuivre, indispensable à la production de balles et de fusils (dans le contexte de la course aux armements qui devait conduire à la Grande Guerre). L'exportation d'uranium congolais devait suivre quelques années plus tard. Entretemps, en 1908, sous la pression internationale née du scandale du travail forcé, des violences, des tortures et des mutilations de masse infligés aux Congolais pour accélérer l'exportation de matières premières, le territoire devient officiellement une colonie belge, sortant ainsi du domaine personnel de Léopold II.

C'est entre autres parce qu'il prétendait remettre en cause les intérêts économiques occidentaux dans son pays que Patrice Lumumba, premier chef du gouvernement post-indépendance entre juin et septembre 1960, a été écarté du pouvoir par la force, dans le contexte de la sécession de la région du Katanga, riche en minerais et dont l'insurrection était alors largement manipulée par les Occidentaux, notamment les Belges et les Français. L'assassinat de Lumumba, le 17 janvier 1961, demeure un marqueur parmi les ratés des indépendances africaines. Et c'est là que Mobutu Sese Seko, chef d'état-major à l'origine de la chute de Lumumba, entre en scène. Après avoir repris le contrôle des territoires congolais en rébellion grâce au soutien décisif des États-Unis, y compris pour réprimer l'insurrection conduite par des proches de Lumumba, Antoine Gizenga et Pierre Mulele (ce dernier meurt torturé en octobre 1968), il devient officiellement président en 1965. Sous couvert d'un retour à l'authenticité africaine (zaïrianisation) essentiellement folklorique, il instaure une véritable dictature au service des intérêts occidentaux. Ses rares tentatives d'émancipation ont été gauchement menées et contre-productives, notamment lorsqu'il a proposé à la Société générale de Belgique la création d'une société mixte belgo-congolaise de gestion des mines, refusée par Bruxelles. Mobutu a alors claqué la porte des négociations et a nationalisé l'Union minière en 1967, rebaptisée Gécamines (Générale des carrières et des mines).

Victoire à la Pyrrhus, car le Congo restait dépendant de l'étranger pour exploiter et commercialiser les minerais. La Société générale, payée pour exploiter les mines, a continué d'accumuler d'énormes bénéfices, et pour rembourser la nationalisation, le pays a dû verser des sommes astronomiques à l'entreprise belge. En outre, la Gécamines a été instrumentalisée et vidée de sa vocation par les dirigeants congolais, Mobutu notamment s'en servant pour payer ses soutiens et maintenir son régime en vie. Comme le rappelle le journaliste belge Erik Bruyland, auteur de Cobalt Blues, dans un entretien d'octobre 2021 au journal Le Monde (dont nous nous sommes inspirés pour rédiger ce passage) : « L'argent entrait et disparaissait aussitôt, sans être réinvesti dans l'outil minier. Au point que, faute d'entretien, la plus grande mine souterraine du pays, celle de Kamoto, s'est effondrée en 1990. Cette catastrophe, qui a affecté 250 000 personnes et mis à l'arrêt la production de Gécamines, a accéléré les privatisations sauvages et le dépeçage du secteur minier. »

Mobutu reste chef de l'État jusqu'en mai 1997, date du coup d'État de Laurent-Désiré Kabila, qui prend alors le pouvoir avec le soutien des armées du Rwanda et de l'Ouganda. Le nouveau putschiste sera lui-même assassiné en janvier 2001, isolé après avoir rompu avec ses anciens alliés étrangers et avoir adopté une posture autocratique. Son fils Joseph Kabila, qui lui succède la même année, ne quittera la présidence qu'en 2019, après des élections générales organisées l'année précédente. Entretemps, c'est bien sous le règne de Kabila père, qui a bénéficié dans sa prise de pouvoir du soutien de certaines sociétés étrangères en contrepartie d'un pas-de-porte sur les mines, que des petites compagnies, sur fond de privatisations exigées par la Banque mondiale, ont pris le contrôle des mines les plus importantes du pays. « Dans ce far west congolais, précisait encore Erik Bruyland dans son entretien au Monde, Augustin Katumba Mwanke [un conseiller de Laurent-Désiré puis de son fils Joseph] a joué un rôle clef en introduisant auprès de Laurent-Désiré Kabila des personnages sulfureux comme Dan Gertler, un milliardaire israélien également impliqué dans les milieux diamantaires israéliens et anversois et accusé de corruption. »

Quant à Joseph Kabila, il a sans doute dû sa longévité à sa posture particulièrement conciliante avec les entreprises multinationales. Il a fait adopter une fiscalité très généreuse à leur égard, ainsi qu'un Code minier libéral, dicté par la Banque mondiale et entré en vigueur en 2002. En outre, depuis sa présidence, la Chine est devenue très présente dans le secteur minier avec la signature en 2008 d'une convention sino-congolaise qualifiée de « contrat du siècle » et qui prévoyait en contrepartie la construction d'infrastructures. En réalité, tout s'est déroulé en catimini autour de Katumba, déjà mentionné plus haut, et des proches de Joseph Kabila, dépourvus d'expertise minière. Récemment, une ONG congolaise a estimé, au terme d'une enquête, que le deal représentait « un préjudice sans précédent dans l'histoire du pays ».

Conciliant avec les puissances étrangères, Kabila fils l'a été aussi avec les groupes armés qui, depuis le conflit au Kivu (1998-2003) dont le nombre de morts reste inconnu – les estimations varient entre 183 000 et plusieurs millions –, financent leurs activités en exploitant les ressources locales, c'est-à-dire en contrôlant des carrières minières et en vendant à des intermédiaires (rwandais ou occidentaux notamment) les précieux minerais. Par exemple, alors que sous Mobutu, lorsque les mines du Katanga tournaient à plein régime, la production de cuivre atteignait au mieux 450 000 tonnes par an, elle a dépassé au milieu de la dernière décennie le million de tonnes... Inutile de préciser que, des profits des opérateurs miniers, rien n'est revenu aux provinces de l'Est de la RDC (ni aux populations), où l'exploitation a pourtant entraîné une déstructuration du tissu économique local et une explosion de la violence, qui n'a pas cessé depuis un quart de siècle.

Cette histoire n'est malheureusement pas terminée. Encore ces dernières années, le gouvernement congolais a affiché la folle ambition de faire de son pays un centre mondial pour l'exploitation du lithium, essentiel à la fabrication de batteries électriques – celles-ci, avant même les téléphones connectés, servent avant tout aux voitures électriques dont la production connait un boom. Le pays détiendrait les plus grandes réserves de lithium de roche dure inexploitées au monde. Fin 2021, seule une dizaine de kilomètres de son sous-sol avait été étudiée sur la centaine qui regorgerait de ce minerai. Mais alors, d'ores et déjà, une réserve de 132 millions de tonnes exploitables de manière rentable, avait été découverte à Manono, dans la province du Tanganyika – à ce jour le plus grand gisement révélé au monde. Ceci en fait le pays au plus important potentiel du continent africain ; demain peut-être, il passera même devant l'Australie, qui reste le premier producteur de lithium au monde. (Pour rappel, la RDC est déjà premier producteur mondial de cobalt, utilisé pour les batteries et les éoliennes, et le quatrième de cuivre, qui entre dans le montage des voitures électriques et des infrastructures de la plupart des énergies renouvelables.) C'est d'ailleurs une entreprise australienne, AVZ Minerals, qui a prévu de lancer en 2023 l'exploitation du gisement de Manono. Le groupe chinois Contemporary Amperex Technology Ltd (CATL), leader mondial de la fabrication de batteries, a également décidé de participer à son exploitation, via une coentreprise appelée Suzhou CATH Energy Technologies.

Cette réalité nous met devant les contradictions d'une fameuse « croissance verte » qui induirait qu'un maintien de notre confort de vie, y compris l'usage massif de téléphones portables avec un accès Internet illimité et celui de vélos, trottinettes et surtout voitures électriques, peut se faire sans dégradation de l'environnement, sans épuisement des ressources, sans asymétrie dans les relations commerciales à travers le monde. La demande mondiale de batteries électriques, par exemple, devrait être multipliée par quatorze d'ici à 2030 (en plus ou moins une décennie), selon Statista, faisant ainsi tripler les besoins en lithium.

À quand une prise de conscience réelle et un virage pour une plus grande sobriété énergétique ?

Bien sûr, le coltan n'est pas le seul minerai extrait pour nos outils numériques et électroniques, pas plus que la RDC n'est le seul pays à connaître ce degré d'exploitation – avec la bienveillance, rappelons-le, de la classe politique nationale, qui n'oublie pas de se réserver une part du gâteau au passage. Toutefois le cas de ce pays est emblématique à bien des égards du coût environnemental et humain de ce petit morceau de mondialisation que représente le cycle de production et de consommation d'un smartphone. Parmi les autres composantes de nos smartphones, on peut encore citer les aimants : il y en a dans le vibreur, le micro, le haut-parleur et la caméra. Ils sont faits à la base de néodyme, l'élément chimique le plus magnétique du monde. La plus grande mine (97% de la production mondiale en 2014) se trouve dans la province chinoise, frontalière de la Mongolie, de Baotou. Sur place, l'une des premières conséquences de cette extraction est la pollution par les bains d'acide, de métaux lourds et de soude. Comme le rappelait le reportage de Cash Investigation mentionné plus haut, « pour une tonne de néodyme produite, une tonne de déchets et 75 000 litres d'eau acide rejetés ». Un immense lac de déchets – s'étendant sur 11 km² – s'est même constitué, où sont déversés six cents mille tonnes de résidus chaque année. Évidemment, aucun des habitants du village voisin n'a été indemnisé par le propriétaire des mines de néodyme, Baogang Groupe. Ils ont dû soit fuir, soit se résoudre à vivre dans une zone aux sols et aux eaux fortement pollués et frappés de radioactivité.

Qu'on ne s'y trompe pas, l'exploitation de travailleurs (adultes ou mineurs), en Afrique ou en Asie, pour se permettre le luxe de pouvoir utiliser Internet en se déplaçant, 24h sur 24 et 7 jours sur 7, ne signifie pas que l'on paie les smartphones en dessous de leur prix réel... Pas plus d'ailleurs que la dégradation des écosystèmes qui accompagne l'extraction minière. Car en moyenne, les marques ne dépensent que 2,38 euros par téléphone en main d'œuvre (chinoise notamment), alors qu'en parallèle, elles se font une marge outre-passant généralement la barre des 300 euros par produit (sur 500 à 900 euros par téléphone, environ). Résultat, non seulement nos téléphones sont chers, mais l'argent va dans la poche des grands groupes qui en assurent la conception et la distribution. Pour rappel, il se vend 57 téléphones à la seconde dans le monde, 1,8 milliard par an (chiffres de 2015). Apple, Nokia, Samsung, LG, Sony, Huawei, HTC... Grâce au smartphone, Apple est devenue mieux côté que Coca-Cola, ou encore Google et IBM, avec 37 milliards d'euros de bénéfices en 2013. La branche mobile de Samsung pesait à l'époque 152 milliards d'euros par an de chiffre d'affaires.

Le smartphone fait en moyenne quatre fois le tour de la Terre avant de se retrouver dans les mains du consommateur. C'est un pur produit de la mondialisation néolibérale (le résultat d'une organisation dite en chaîne de valeur globale), et il en révèle les failles à toutes les étapes de sa « vie ». Pourtant, nous sommes bien loin de questionner notre usage des smartphones et plus généralement des nouvelles technologies (ordinateur, tablette, etc.) et d'Internet. À l'échelle individuelle, la prise de conscience est lente, et la réaction quasi-inexistante. Pour rappel, les Français gardent leur smartphone deux ans en moyenne avant d'en racheter un nouveau – le chiffre tombe à 18 mois pour les Parisiens. Bien sûr, le phénomène des téléphones et des ordinateurs reconditionnés offre déjà une piste de solution intéressante et en croissance, mais comme bien souvent, on voit bien que les gestes individuels ne suffiront pas. Problème, à l'échelle des décideurs politiques, ce n'est pas plus glorieux, à l'échelle française comme de l'Union européenne : aucune régulation du commerce international, qui rend possible la chaîne de valeur globale actuelle du smartphone, ni des firmes et de leurs stratégies du moins-disant écologique et social. Évidemment, aucune forme de protectionnisme permettant de taxer les produits « non éthiques » pour favoriser la relocalisation des chaînes de production dans les pays consommateurs n'est envisagée. Aucune forme de pression des pouvoirs publics sur les grands fabricants de smartphones pour proposer des téléphones moins obsolescents, par exemple avec moins d'applications, ce qui permettrait une plus grande durée de vie des appareils.

Aucune prise de conscience non plus de l'impact d'Internet sur le climat ou l'environnement. Le mythe selon lequel la dématérialisation permise par le Web ne polluerait pas a la vie dure. Pour rappel, en 2017, on estimait à 1,7 et 2 milliards le nombre d'ordinateurs fixes, portables ou tablettes, 4 à 5 milliards de smartphones, et 6 à 7 milliards d'objets connectés – des chiffres qui ont évidemment dû connaître un boom dans la foulée du Covid et du confinement, avec la pratique du télétravail et de la visioconférence par exemple. Soit plus d'appareils utilisant Internet que d'êtres humains dans le monde. À ces appareils, il faut ajouter 800 millions d'équipements réseaux, comme les routeurs et les box ADSL, pour les faire fonctionner, et environ 60 millions de serveurs hébergés dans les data centers. En prenant uniquement en compte la fabrication et l'utilisation des équipements, le secteur du numérique représente environ 4% des émissions de gaz à effet de serre (avec un taux de croissance de 8% par an), soit plus que les 2% du secteur aérien. Il représente aussi 3% de la consommation énergétique mondiale. Parmi nos usages quotidiens, on calcule qu'envoyer un mail court avec une pièce jointe de 1 mégaoctet (MO), équivaut à l'utilisation d'une ampoule de 60 watt pendant 25 minutes ; ou encore que visionner un film Haute Définition d'une heure sur le smartphone revient à laisser cette ampoule allumée pendant 250 heures. (L'ensemble de ce passage est tiré de la série documentaire Data Science vs Fake d'Arte.) C'est factuel, Internet et le matériel pour en rendre l'utilisation possible ont un impact considérable sur le climat et l'environnement.

Nous continuons pourtant notre course vers le bord de la falaise. Il faut dire qu'avec la numérisation croissante des activités, les enjeux de production sont nombreux et très stratégiques dans le contexte de concurrence économique internationale. À titre d'exemple, alors que l'économie mondiale connaît depuis plusieurs mois une pénurie de semi-conducteurs, la Commission européenne s'apprête à faire adopter cet été un plan visant à quadrupler la production européenne de puces électroniques d'ici 2030. Financé pour partie par des fonds européens, ce Chips Act établit « un nouveau cadre pour faciliter les aides d'États pour la production des semi-conducteurs », selon les mots du commissaire au Marché intérieur Thierry Breton, qui entend fait de l'UE le « leader sur les prochaines générations de puces de moins de cinq nanomètres, voire de moins de deux nanomètres ».

Pour rappel, en décembre 2020, les dirigeants de tous les pays de l'Union européenne, le Parlement européen et la Commission européenne ont approuvé un Plan de relance pour aider à réparer les dommages économiques et sociaux causés par la pandémie de Covid-19. D'un montant impressionnant de 750 milliards d'euros (qui vient s'ajouter au budget à long terme de l'UE), il cible notamment les États les plus touchés par la crise sanitaire, et se base sur deux grands piliers sectoriels : la transition écologique, et la transition numérique. Après l'ensemble des éléments que nous venons de présenter dans cet article, on peut tout de même s'interroger sur la cohérence d'ériger ces deux thématiques en piliers des politiques communautaires appuyées par un tel fonds d'investissements publics. Ce choix illustre l'absence d'esprit critique, de recul vis-à-vis des outils numériques. En France, les processus de dématérialisation des services publics amorcés depuis une décennie, accélérée sous la présidence d'Emmanuel Macron, vont exactement dans le même sens. L'idée qui sous-tend cette posture est que le numérique est synonyme de « dégraissement » des administrations, d'efficacité, de progrès et de modernité, voire qu'il contribue à la lutte contre le changement climatique (en réduisant les déplacements domicile-travail avec le télétravail, par exemple).

La promesse d'un monde où notre confort matériel et technologique, et le rapport vicié au temps qu'il suppose forcément (Comment repenser notre rapport au temps ?), ne sont jamais que des illusions. Entre le sacrifice de vies humaines qui nous sont invisibilisés (car situées à des milliers de kilomètres), la tension sur les ressources que la demande croissante de métaux et de métaux rares induit inévitablement, et l'impact en termes d'émissions de gaz à effet de serre, il est évident que ce modèle n'est pas durable. Le numérique devrait être un outil de résilience pour l'humanité – et il est présenté comme tel par nos décideurs politiques. La réalité est autre : il précipite l'effondrement. À tout ce qui a déjà été dit sur les métaux et métaux rares, s'ajoutent des matières premières non-minières que nous n'avons pas encore évoqué dans cet article, mais qui deviennent de plus en plus précieuses à mesure que la prédation capitaliste et extractiviste s'est étendue partout dans le monde : l'eau, la forêt équatoriale et son bois, les terres arables, sans même évoquer la biodiversité.

Nous n'avons pas traité non plus du pouvoir des grandes entreprises du numérique (les GAFAM), leur influence sur nos vies, sur notre consommation, sur notre vie publique et démocratique. Ni même des usages que nous faisons des outils numériques, et notamment du phénomène d'addiction croissante observé dans nos sociétés vis-à-vis du smartphone et des tablettes. Usages sur lesquels nous avions déjà produit une réflexion dans cet article de 2020 : Des smartphones aux réseaux sociaux, les nouvelles technologies prennent-elles le pas sur nos vies ? Pouvons-nous encore nous libérer de notre téléphone connecté et remettre en cause nos habitudes de consommation, notre confort matériel ? Cet article n'apporte pas des réponses toutes faites à un problème complexe, mais vise à informer et à alerter. Il est légitime et même sain de s'interroger, de s'éveiller et de prendre conscience de nos impacts sur le monde. Un support en ligne comme L'allumeur de réverbères ne serait d'ailleurs pas crédible s'il ne se posait pas ces questions.

Tag(s) : #Société
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