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Par David Brites.

Transmis pour avis au Conseil d’État sous le nom de « projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs », le projet de loi porté par Myriam El Khomri, ministre du Travail, a été dévoilé dans la presse le 17 février dernier, et doit être adopté en Conseil des ministres le 23 mars prochain. Des négociations ont lieu avec les « partenaires sociaux », mais elles sont sans grand intérêt, chaque partie campant sur ses positions. Certains syndicats, CFDT et CFTC en tête, ont demandé des améliorations, et sont finalement les seuls satisfaits. D’autres, FO, CGT et Solidaires, mais aussi l’UNEF, principal syndicat étudiant, exigent un retrait pur et simple du texte. Le MEDEF, syndicat patronal, dénonce quant à lui les quelques concessions du gouvernement.

À moins que les manifestations et les grèves soient massives le 31 mars, jour de mobilisation, et qu’elles enclenchent un mouvement durable, il est peu probable que le gouvernement revienne sur ce projet de loi. Pourtant, celui-ci incarne, dans la continuité de la Loi Macron promulguée en août 2015, un changement de paradigme déterminant pour la gauche française.

Bien sûr, cela fait bien longtemps que le Parti socialiste a remis en cause son approche « socialiste » des questions économiques et sociales, se contentant d’ajustements à la marge du système. Le tournant de 1983 annonçait déjà la préférence pour la construction européenne, quoi qu’il en coûte, aux dépens des intérêts économiques nationaux. Après les critères de rigueur budgétaire (ou « critères de Maastricht ») adoptés sous la présidence Mitterrand et sur l'initiative de Jacques Delors, après la libéralisation du système financier imposée par le gouvernement Bérégovoy, et après les privatisations partielles des années Jospin, le 18 juin 2014 s’ouvrait le lancement des négociations de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis, avec l’aval des Vingt-Huit, dont la France. Toutefois, quelques réformes nous rappelaient encore, occasionnellement, qu’il existait des différences entre la gauche et la droite : le Revenu Minimum d’Insertion, la Couverture Maladie Universelle, ou encore, sous la « Gauche plurielle », la semaine de 35 heures.

Le changement de paradigme que mettent en exergue les Lois Macron en 2015 et El Khomri cette année touche directement à la conception que chacun se fait de la vie en entreprise : rapports de force en son sein, place du salarié, etc. Manuel Valls entend rétablir de la « liberté » pour les entrepreneurs, ce qui passe par un supposé « allègement » du Code du Travail au profit de la négociation au sein des entreprises. Cette logique, très claire, n’est pas celle de la gauche traditionnelle. Pour les théoriciens libéraux, le contrat de travail est passé sur la base d’un échange, d’une négociation : le salarié offre un service, donne de son temps ou de sa force physique, le tout en échange d’un salaire. Les deux parties négocient donc d’égal à égal un salaire et des conditions de travail. Pour la gauche, ce dialogue ne peut pas être équitable, et cela vaut encore plus en période de chômage de masse. Mais pour Hollande, Valls et Macron, ce rapport de force n’existe pas, semble-t-il.

La Loi El Khomri : dans la continuité d’un quinquennat en rupture avec la gauche

Tout n’est pas à jeter dans la loi El Khomri, qui a déjà subi quelques modifications depuis le début des négociations avec les « partenaires sociaux ». Sans nous prononcer sur le « compte personnel d’activité », qui semble pour l’instant un outil assez mal identifié et dont il faudra voir, sur le long terme, s’il s’avère réellement pertinent, mentionnons au moins le « droit à la déconnexion » : à partir du 1er janvier 2018, le salarié aura un « droit à la déconnexion dans l’utilisation des outils numériques » pour s’assurer du « respect du temps de repos et de congés », théoriquement sans que son employeur puisse le lui reprocher. Une mesure qui semble adapter le monde du travail au boom de l’Internet, notamment en milieu professionnel. Toutefois, même là, les modalités doivent être définies par un accord collectif ou, à défaut, par l’employeur, qui doit les communiquer aux salariés.

Le projet de loi touche à beaucoup de choses : au Code du travail, aux conditions de licenciement et au temps de travail, entre autres. L’idée n’étant pas ici de faire une liste exhaustive des mesures adoptées, mais de prendre de la hauteur de vue sur ce que nous dit ce texte sur le gouvernement, et sur le modèle de société que l’on veut nous « vendre ». Et ne nous y trompons pas, les concessions faites récemment par le gouvernement aux « syndicats réformistes » (une expression à la mode) sont le résultat de la pusillanimité de François Hollande face au risque de grogne sociale, bien plus que celui d'une réelle prise de conscience du chef de l'État des impacts potentiels de la réforme. Le résultat est décevant à tous égards, puisque ni le grand patronat, qui se considère lésé, ni la majorité des « partenaires sociaux », n'accepte la dernière version du texte.

Les débats se sont cristallisés un temps sur la question du licenciement. Le projet de loi précise la définition du licenciement économique de manière très stricte à l’échelle de l’entreprise, alors que le juge avait jusqu’ici une certaine latitude pour l’apprécier. Le fait de porter le débat sur le terrain de l’entreprise, et non pas du groupe d'entreprises dans son ensemble, peut notamment permettre à cette dernière de se « réorganiser » suite à une baisse du chiffre d’affaires. Traduction : alors que les difficultés économiques étaient jusque-là laissées à l’appréciation du juge, la réforme rajoute des critères pour justifier ce motif, notamment « par une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires ». Sur RTL, Manuel Valls affirmait ainsi le 23 février : « Au fond, ce que nous voulons démontrer, et c’est pour cela que ça va dans le bon sens pour créer de l’emploi, c’est que le chef d’entreprise ne doit plus avoir peur d’embaucher parce qu’il aurait éventuellement peur demain de licencier. Et c’est [face à] cette absence de confiance, ou cette crainte, tout simplement, des chefs d’entreprise, [que] nous mettons cette souplesse. » Conséquence de la manifestation du 9 mars, qui a rassemblé dans toute la France entre 224.000 et 500.000 personnes, cette petite concession de Manuel Valls : le juge pourra vérifier que les multinationales n’organisent pas artificiellement leurs difficultés économiques sur le territoire français pour licencier. Mais l'extension des critères pouvant justifier un licenciement économique reste de mise.

Réforme du Code du travail : quel modèle nous propose-t-on ?

Sur le fond du propos du Premier ministre, on trouve surtout un raisonnement incomplet. Évidemment, la question de la flexibilité du contrat de travail peut jouer, mais en aucun cas ce n’est le seul frein à l’embauche. Pour certains employeurs, ce n'en est même pas un. Rappelons que pour chacune des dernières baisses significatives de chômage en France, entre 1987 et 1991, entre 1997 et 2001, ou entre 2005 et 2007, ramené à chaque fois à moins de 7,5%, il n’y a pas eu besoin d’une réforme du contrat de travail. Au moins quatre autres paramètres freinent l’embauche. 1) Le poids des charges qui pèsent sur la petite ou moyenne entreprise limite sa marge de manœuvre budgétaire pour pouvoir embaucher, d’autant plus quand chaque embauche représente de lourdes charges supplémentaires. 2) Argument largement utilisé par les opposants au projet de loi, d’aucuns ne manquent pas de rappeler qu’une entreprise recrute quand son carnet de commande le lui permet ; or, les politiques de rigueur auraient pesé sur la demande et donc, indirectement, sur le carnet de commande des entreprises. 3) Motif rappelé par des proches d’Arnaud Montebourg, la réticence des banques à prêter aux PME ralentirait l’activité économique et impacterait donc l’embauche. 4) Et enfin, un élément qu’il est tout bonnement impossible d’évaluer : la confiance. Le niveau de confiance, le climat ambiant joue évidemment sur l’activité de manière comptable, sur l’embauche, sur les initiatives entrepreneuriales, et cela, quand on cite des exemples comme la baisse récente du chômage en Italie, on l’oublie un peu vite. En France, c’est clair, la confiance n’est pas là.

La Loi El Khomri, plus encore dans sa version première, n’est jamais que le point d’aboutissement d’une série de réformes portées par la présidence Hollande, depuis 2012. Pertinentes ou non, les annonces en faveur du patronat, et notamment du grand patronat, se sont succédées depuis quatre ans : la compensation de la hausse de cotisation de retraite, l’amélioration du statut fiscal et social des jeunes entreprises innovantes, la redistribution de milliards dans le cadre du Crédit d’impôt compétitivité-emploi (CICE), la promesse d’un interlocuteur unique et d'une aide de 25.000 euros pour l'implantation en France des start-up étrangères, la simplification du régime de TVA applicable aux entreprises importatrices, ou encore l’abolition de la Contribution Sociale de Solidarité des Sociétés (C3S) au profit des entreprises touchant un chiffre d'affaires de plus de 750.000 euros. Avec la Loi Macron, une nouvelle série : l’assouplissement du travail le dimanche et la nuit, la facilitation des prêts entre entreprises, et une modification des règles de licenciement collectif. À présent, les mesures relatives au temps de travail quotidien et hebdomadaire sont emblématiques du changement de paradigme adopté par le Parti socialiste vis-à-vis des entreprises… et des salariés.

Pour rappel, la durée hebdomadaire de travail est actuellement de 35 heures en France, le maximum étant fixé à 48 heures sur une même semaine. Elle peut passer à 60 heures maximum par dérogation, selon des conditions « déterminées par décret en Conseil d’État », mais un tel extrême est limité à des « circonstances exceptionnelles », et pour l’essentiel, la règle est de ne pas dépasser 48 heures, sur une période de douze semaines. C’est l’un des points les plus critiqués du projet : cette période serait étendue à seize semaines. Il assouplit également le passage de cette durée hebdomadaire maximale par un accord d’entreprise ou de branche. Or, sans le Code du travail comme paravent, les employés pourraient se voir imposer une telle hausse.

Une autre mesure importante concerne les heures supplémentaires. Celles-ci, au-delà des 35 heures, ouvrent actuellement droit à « une majoration salariale ou, le cas échéant, à un repos compensateur équivalent ». Cette majoration est par défaut de 25% du salaire pour les huit premières heures, 50% ensuite. Un accord de branche (ou, plus rarement, d’entreprise), peut revoir cette majoration avec un plancher de 10% minimum, mais cela reste exceptionnel. Le projet de loi prévoit que les accords d’entreprise priment sur les accords de branche, autrement dit : l’accord d’entreprise, où les salariés sont a priori plus vulnérables, aura la priorité sur l’accord de branche, généralement plus avantageux. Il existe donc un risque réel de nivellement par le bas, avec une majoration de 10% seulement des huit premières heures supplémentaires. Emmanuel Macron souhaitait même supprimer cette majoration de 10%, en vain, car, comme l'a souligné le Premier ministre lui-même il y a deux mois, cela aurait signifié, dans les faits, « la fin de la durée légale » de travail. Enfin, dernière mesure dans la Loi El Khomri, le décompte des heures supplémentaires, et donc leur paiement (ou leur compensation en congés), pourra intervenir jusqu'à trois ans, et non chaque semaine ou au bout d’un an maximum comme c’était le cas jusqu’à présent.

Siège de la CGT, à Montreuil, en Seine-Saint-Denis.

Les concessions faites par François Hollande et Manuel Valls lundi dernier (14 mars) ne reviennent pas fondamentalement sur ces mesures, même si, concernant la négociation directe et individuelle avec les salariés sur la modulation du temps de travail (instauration du forfait-jour, fractionnement du repos quotidien, astreinte, travail à temps partiel), il faut désormais un accord collectif, et donc négocier avec des représentants des salariés – contrainte à laquelle les employeurs pourront déroger, mais pour une durée limitée à deux mois. La philosophie globale du texte, et en particulier l'idée même de « flexibiliser » et de « libérer » les contraintes liées au temps de travail, nous en dit beaucoup sur la vision qu’ont nos dirigeants du travail, de la place du travail dans la vie, et du rapport entre temps libre et temps travaillé.

Dix-huit ans après l’adoption de la première loi relative à la semaine de 35 heures (c’était en 1998, et la seconde fut adoptée en 2000), Manuel Valls, et avec lui François Hollande, Emmanuel Macron et Myriam El Khomri, semblent considérer que la gauche « moderne » se doit de revenir sur l’idée que la réduction du temps de travail, non seulement est la garantie d’une amélioration des conditions de vie, mais aussi est le symbole d’un progrès social. Le tout au nom de la compétitivité de nos entreprises, et de la liberté des entrepreneurs (et des salariés, soi-disant). Rappelons que c’est François Hollande lui-même qui, à son arrivée à l’Élysée, avait fait annuler la défiscalisation des heures supplémentaires, votée en août 2007 sous Nicolas Sarkozy. À présent, c’est ce même François Hollande qui pousse à l’adoption de mesures qui rendent encore plus inéquitables les conditions dans lesquelles se décident et s’organisent les heures supplémentaires. Comprenne qui pourra.

Pourquoi travaillons-nous ?

Alors que la question du temps de travail avait été la mesure économique la plus clivante adoptée par le gouvernement Jospin, l’adoption de la semaine de 35 heures n’était pas exempt de critiques. Son application dans certains secteurs, et en particulier en milieu hospitalier, avait été décriée. Toutefois, les critiques à l’endroit de cette réforme ont souvent été disproportionnées, alors même que la droite a toujours été réticente à toute réduction du temps de travail, et que, rappelons-le, les Français travaillent en moyenne à peu près autant que les citoyens des autres pays de l’OCDE, et à peine moins que les Allemands, pour ce qui concerne les emplois à temps plein – mais sachant que les Allemands occupent en moyenne plus d’emplois à temps partiel que les Français, cette comparaison est tronquée.

Pour le gouvernement, il doit être réaliste de flexibiliser le travail dans toutes ses dimensions, de l’embauche au licenciement, en passant par le temps de travail quotidien ou hebdomadaire et par les modalités de congés ou d’astreinte. La proposition évoquée par Myriam El Khomri de revenir sur le droit à un repos intégral d’un minimum de onze heures consécutives (fractionnement du repos quotidien), qui ne devrait finalement pas figurer dans la loi (sauf accord collectif avec les représentants des salariés), est emblématique de cette idée qui veut que le salarié soit malléable à merci. L’exigence de compétitivité que suppose la concurrence permanente imposée de fait par la mondialisation s’ajoute à la réalité du chômage de masse : soyons réalistes, et acceptons de travailler dans des conditions de plus en plus rudes. Mais dans cette logique, pour pouvoir concurrencer les Chinois et les Indiens, il faudra s’en doute finir par adopter les mêmes règles de travail qu’eux.

Évidemment, les personnes qui ont le « courage » de nous imposer de telles mesures (par souci de réalisme…) sont garantis de ne jamais devoir accepter un travail dans ces conditions, mal payé et avec des horaires extensibles. Et leurs enfants non plus, probablement. Mais passons, ce n’est là qu’un détail. Les contraintes de notre modèle économique, ouvert à la concurrence mondiale, nous obligent à choisir entre un chômage de masse, comme nous en connaissons actuellement, et une armée de travailleurs précaires, comme en proposent les modèles allemand et britannique, cités en exemple par tous les partisans de la Loi El Khomri. Et ce n’est certainement pas la gauche au pouvoir qui est susceptible d’imaginer d’autres solutions pour les générations présentes et futures. Mais au final, pourquoi travaillons-nous ? Pour permettre aux statistiques macro-économiques de revenir dans le vert ? Aux chiffres du chômage de baisser, et à celui de la croissance d’augmenter ? Le tout artificiellement, sans se demander ce que l’on met derrière le mot « chômage », et encore moins derrière celui de « croissance » ? On nous excusera de ne pas se résoudre à cette alternative désespérante.

Place de la Bastille, le 6 mai 2012. L'élection du candidat socialiste, mais aussi l'éviction de Nicolas Sarkozy, ont suscité un rassemblement de liesse au soir du second tour. Depuis, les électeurs de gauche ont connu de fortes désillusions.

Place de la Bastille, le 6 mai 2012. L'élection du candidat socialiste, mais aussi l'éviction de Nicolas Sarkozy, ont suscité un rassemblement de liesse au soir du second tour. Depuis, les électeurs de gauche ont connu de fortes désillusions.

Depuis le début du mois de février 2015, la municipalité suédoise de Göteborg – la deuxième de Suède par sa population et son poids économique et industriel, et le premier port de Scandinavie – teste la semaine de 30 heures, en faisant travailler une partie de son personnel. Dans plusieurs établissements publics de la Ville, la journée de six heures (au lieu de huit précédemment) vise ainsi à améliorer à la fois la productivité et la qualité de vie au travail des agents. Cette mesure-test a entraîné une réorganisation partielle des employés municipaux, comme dans le secteur des soins aux personnes âgées ; là, la productivité et le bien-être des salariés des deux équipes en place, l’une travaillant six heures par jour, l’autre huit (à salaire équivalent), seront comparés in fine pour établir un bilan quantitatif et qualitatif du système de la semaine de 30 heures. Le personnel concerné salue la réforme et loue son impact sur leur qualité de vie et de travail. En outre, le passage aux 30 heures hebdomadaires a eu un impact positif sur l'emploi : depuis février 2015, quatorze postes ont été créés pour compenser la réduction du temps de travail. La direction de l'établissement dit avoir observé « une amélioration des services » et du « bien-être » des salariés, selon des propos rapportés par le Nouvel Obs, en octobre. Mais l’initiative devrait tourner court, le Parti Libéral – qui a pris la municipalité au Parti de Gauche cet automne – étant très opposé à la réduction du temps de travail, et dénonçant le coût supposé de l’expérimentation : 850.000 euros par an.

Pourtant, de nombreuses sociétés suédoises ont déjà adopté ce nouveau rythme de travail. À la clef : moins de stress, des embauches, et une plus grande attractivité. En effet, tout n’est pas question d’argent, et les répercussions sur la productivité des salariés, sur le pouvoir d’achat des personnes recrutées, ou encore sur le climat ambiant ne sont tout bonnement pas quantifiables. Exemple le plus connu à Göteborg : une usine d’assemblage Toyota a adopté les journées de six heures pour ses mécaniciens et ses employés de bureau depuis 14 ans, sans jamais revenir sur le principe. Le site fonctionne douze heures par jour non-stop, et les équipes se succèdent chaque jour à midi. En contrepartie : des pauses plus courtes, et une productivité meilleure. Entre 2002 et 2015, les profits du site ont été en hausse de 25%, malgré des salaires supérieurs à la moyenne du secteur automobile.

Quand on nous parle du modèle suédois, on évite toujours de mentionner ce type d’expériences. On ne nous présente que la flexibilité inhérente à la fameuse « flexisécurité », dans ce pays qui présente des niveaux de bonheur et de bien-être, mais aussi de productivité et de compétitivité, parmi les plus élevés au monde. Car la conception du bien-être au travail et le rôle du travail dans la vie de chacune et de chacun est beaucoup plus sein dans les pays scandinaves qu’en France, en Allemagne, en Espagne, en Italie ou encore au Royaume-Uni. Chacun doit pouvoir s’épanouir dans son travail, ou, à défaut d’avoir un travail épanouissant, doit au moins être en mesure de s’épanouir dans son temps libre. Pour cela, encore faut-il en avoir. Nous travaillons pour être heureux, pas pour faire baisser, souvent artificiellement, le chiffre du chômage, et encore moins pour faire augmenter celui de la croissance du PIB, qui demeure un indicateur hautement contestable, mais jamais remis en cause sérieusement.

Certes, le monde a changé, et change encore. Cet argument sert aux partisans de la Loi El Khomri qui, de droite comme de gauche, en appellent au réalisme pour défendre une réforme « moderne ». Ainsi, Nathalie Kosciusko-Morizet, découvrant la réalité du monde du travail, déclarait sur France Inter, le 10 mars dernier : « Je pense que le salariat est en train de s’effriter. Et qu’à l’avenir, il y aura deux piliers dans le monde du travail. Il y aura encore le salarié, sous différents contrats. Et puis il y aura l’indépendance. Le travail indépendant, qui est en train d’émerger. » Et la dixième candidate déclarée à la future primaire « de la droite et du centre » d’ajouter : « Je pense que le combat de la protection sociale [va se baser demain] sur le statut du travail indépendant. […] Il y a des combats à mener pour la jeunesse. Mais les combats, ce n’est pas de se battre pour que les paramètres du CDI ne changent pas. De toute façon, la jeunesse n’aura pas accès au CDI. » Oui, Madame Kosciusko-Morizet, le monde a changé. Ne nous demandons pas si ces changements sont réversibles ou non, s’ils sont bons ou mauvais, contentons-nous de suivre l’histoire comme un amas d’évolutions auxquelles il faut s’adapter, sans se poser la question du rôle du politique sur le cours des évènements. Ce n’est pas le politique qui influe sur l’économie, c’est l’évolution de l’économie qui dicte au politique ce qu’il doit faire, c’est-à-dire s’adapter à la marge, au nom des libertés individuelles comme de la « modernité ». Voilà le monde merveilleux des start-ups et du travailleur indépendant dont vous fantasmez pour demain. Seul bon point de son propos : Mme Kosciusko-Morizet semble s'être aperçue des lacunes du statut de travailleur indépendant, et notamment des auto-entrepreneurs et créateurs de start-ups, mais, compte tenu de son logiciel de pensée économique (franchement libéral), peu probable qu'elle nous propose, dans un avenir proche, de renforcer leurs droits sociaux et leur sécurité professionnelle.

Le centre-gauche et le centre-droit en sont réduits à cette résignation face aux processus économiques et sociaux contemporains. Valls, Macron et compères adhèrent de façon pleine et entière au modèle de libre-échange mondialisé actuel, qui suppose une masse de travailleurs paupérisés, aux horaires et aux tâches ultra-extensibles. Nous promettre un avenir collectif dominé par des emplois précaires et un émiettement constant des forces du travail, qui sous-entend aussi l’incapacité croissante des salariés à se mobiliser pour faire valoir leurs revendications ou pour défendre leurs droits, voilà ce que fait la classe politique en prônant les facilitations de licenciement, la flexibilisation du temps de travail et un « allègement » du Code du travail.

Selon l’Institute for Information Technology de l’Université Rice, au Texas, plus de la moitié de la population mondiale pourrait à terme voir son emploi menacé par la robotisation et les avancées de l’intelligence artificielle. L’informatisation menace surtout les emplois routiniers, dont les tâches prévisibles sont facilement automatisables, pour les emplois de bureau comme pour le travail manuel. En France, une étude menée par le cabinet Roland Berger en 2014 considérait même que le remplacement du travail humain par des machines concernera 42% des métiers et trois millions d’emplois en 2025. Chômage de masse, tel serait le résultat du progrès technologique. Toute logique s’est inversée, dans ce monde devenu fou. Le développement des technologies ne représente plus un progrès, mais une menace. En est-on revenu au même stade qu’en 1883, lorsqu’en pleine Révolution industrielle, l’économiste français Paul Lafargue dénonçait déjà, dans son ouvrage Le Droit à la paresse, les conséquences néfastes de la robotisation dans les usines ? Celle-ci aurait dû, défendait-il, permettre une réduction drastique du temps de travail quotidien des ouvriers, et donc favoriser la qualité de travail, l’efficacité et l’enthousiasme des travailleurs, sans compter l’amélioration de leur qualité de vie. Mais voilà, comme la question du temps de travail, la « modernité » technologique n’est pas abordée pour ce qu’elle peut nous apporter, mais pour l’efficacité économique qu’elle induit, quoi qu’il en coûte socialement. Un siècle et demi plus tard, nous en sommes encore là. Et l'être humain se retrouve considéré comme les machines : un moyen de production, sans âme et sans besoin d’épanouissement, une simple variable d’ajustement.

Il serait peut-être temps de repenser notre modèle dans sa globalité, en élaborant un projet de société viable, qui soit porteur d’espérances et non de résignation. Alors que tous les sondages donnent le Front national au second tour de la présidentielle, que le gouvernement, la droite et le centre applaudissent l’esprit des lois Macron & El Khomri, et que la gauche radicale, à l'image des « frondeurs » socialistes, demeure incapable de s’organiser pour proposer un candidat unique et un programme commun de progrès social, on ne peut que constater que nous sommes encore loin, bien loin de repenser la transformation économique, écologique et sociale de notre société.

*   *   *

Dans le passage suivant, issu de l’émission Ce soir (ou jamais !) du 17 avril 2015, sur France 2, Frédéric Lordon, économiste et sociologue, décrit l'échec de notre classe politique face aux forces capitalistes globalisées, et la soumission de notre gouvernement devant le chantage à la délocalisation et à l'exil fiscal, formulé par le grand capital. En dépit du fameux « mon véritable adversaire, c'est le monde de la finance » de François Hollande en 2012, cette situation, explique Lordon, participe largement au rapport de force favorable aux « puissances privées du capital ».

La reddition sans condition des puissances publiques aux puissances privées du capital. La réalité de l’attractivité du territoire, ou de sa maxime, c’est : « Nous ferons tout comme il vous plaira ». […] C’est un message qui est aussi bien à l’attention du dehors comme du dedans. Du dehors, pour les faire venir, et du dedans, pour les empêcher de partir. Et la parole magique par laquelle le capital [soumet] les gouvernements, est : « Sinon, je m’en vais ». « Baissez les impôts, sinon je m’en vais. » « Annulez les 35 heures, sinon je m’en vais. » [...] Etc. Et ce chantage est efficace, car il a les moyens objectifs de ses pressions, tels qu’ils sont déposés dans la configuration des structures du capitalisme. L’attractivité du territoire, dans ces conditions, ça n’est pas autre chose que se rouler par terre aux pieds du capital. Et c’est toute l’histoire de la politique économique de François Hollande : se rouler par terre aux pieds du capital.

Évidemment, se rouler par terre aux pieds d’un grand dominateur, [cela] se termine mal en général. Et c’est toute l’histoire du Pacte de Responsabilité. Il fallait avoir une âme d’enfant, ou bien la débilité mentale chevillée au corps, pour imaginer dans ces conditions que le capital allait rendre la moindre contrepartie. Il ne bougera pas le petit doigt tant qu’il aura le sentiment qu’il peut encore conquérir davantage. Et ce sentiment, il l’aura nécessairement. Il l’aura, pour deux raisons : il l’aura d’abord parce que sa liste de Noël est interminable, et il l’aura parce qu’il a bien conscience qu’il a en face de lui un gouvernement totalement affalé. […] Il faut [entendre] ce rapport de chantage, qui est la réalité du rapport qui s’établit entre le corps social et le capital. Et c’est aussi ce qui doit nous mener à une reconstruction [de la] gauche.

Émission Ce soir (ou jamais !) du 17 avril 2015, sur France 2.

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