Par Jorge Brites.
« Que s’est-il passé au fond depuis le mois d’octobre dernier dans notre pays ? Un mouvement inédit, le mouvement des Gilets jaunes, qui a dit sa colère, son inquiétude. Qui a dit aussi son impatience que les choses changent plus vite, plus radicalement, et que le peuple français puisse avoir sa part de progrès, dans un monde incertain ». C’est en ces mots que le président de la République démarrait le 25 avril dernier sa conclusion du fameux « Grand débat national », organisé du 15 janvier au 15 mars 2019 en réponse aux protestations des Gilets jaunes. Pour n’importe qui ayant suivi un tant soit peu le mouvement, cette déclaration avait d’emblée de quoi surprendre. Les marches de Gilets jaunes (à Paris ou en province) et l'occupation des ronds-points ayant vu s'exprimer systématiquement un ras-le-bol devant la casse des services publics, devant les privatisations en série et la politique fiscale du gouvernement, on s’étonne en effet d’entendre Monsieur Macron nous parler de « l’impatience que les choses changent plus vite, plus radicalement ». Une interprétation toute personnelle des évènements, qui doit bien arranger l’exécutif en le confortant dans son idéologie et dans l’orientation politique qu’il a donnée au pays depuis deux ans.
Mais que demandent les Gilets jaunes ? Le mouvement avait initialement démarré en réaction à l’augmentation de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), aussi appelée « taxe carbone », et des revendications variées ont ensuite été formulées. Parmi elles, quelques demandes fortes reviennent systématiquement et peuvent donc être dégagées. Des demandes claires exprimées sur les réseaux sociaux comme dans la rue, et dont la prise en compte aurait pu éviter au pays le simulacre de « Grand débat » organisé par le pouvoir – qui nous aura tout de même coûté la bagatelle de 12 millions d’euros.
Quelques mots tout d’abord sur le Grand débat organisé à l’initiative du président de la République. Selon le gouvernement, il y aurait eu près de deux millions de contributions individuelles sur la plateforme en ligne, venant de 506 333 contributeurs individuels, de 10 134 réunions d’initiatives locales référencées sur la plateforme, regroupant une estimation d’environ 500 000 participants et 1 424 personnes tirées au sort et regroupées lors des 21 conférences citoyennes organisées un peu partout en France. En y ajoutant les contributeurs de cahiers citoyens, de stands mobiles ou ceux qui ont écrit des courriers à la mission du Grand débat, l’exécutif estime à environ 1,5 million de personnes la participation au Grand débat.
Il est un peu étrange de constater, après une aussi « massive » consultation, que l’une des annonces du président de la République est de faire « travailler davantage » les Français par l’allongement de la durée de cotisation. À croire qu’il n’a rien entendu depuis des mois, rien compris des revendications des Gilets jaunes, de la fonction publique ou des personnels hospitaliers et aides-soignants, ni des vagues de suicides constatés dans plusieurs corps de métiers, en tête desquels la police et les agriculteurs. Également étrange qu’aucune annonce n’ait été faite pour rééquilibrer l’effort de contribution des citoyens à la solidarité nationale, par l’impôt, aux dépens des plus fortunés ; ou encore pour réduire (à défaut d’abolir carrément) les privilèges des élus de la République, qui participent évidemment d’une déconnexion de la classe politique. Et bien sûr, aucune annonce forte concernant un accès de nos concitoyens à la prise de décision politique. Tout au plus ont été annoncés le tirage au sort de 150 citoyens pour participer au Conseil économique, social et environnemental (CESE), une assemblée purement consultative, et une simplification du « Référendum d’Initiative Partagée » (RIP), inscrit dans la Constitution depuis une réforme de 2008 et qui n’a absolument aucun intérêt dans le cadre institutionnel actuel, où le scrutin majoritaire à deux tours et l’agenda électoral font de l’Assemblée nationale une chambre d’enregistrement au pas de l’exécutif. Et où, par conséquent, la procédure a très peu de chance d’aboutir à l’organisation d’un référendum.
Une demande de justice fiscale…
La première demande des Gilets jaunes, systématiquement évoquée, est celle d’une véritable justice fiscale, avec notamment un effort plus équilibré devant l’impôt en fonction des moyens de chacun, un rétablissement de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF) et une lutte plus efficace contre la fraude fiscale. Cette revendication s’est nourrie d’un sentiment d’exaspération et d’accablement, sous le poids des impôts et taxes en tout genre, des classes moyennes inférieures. Celles-ci, résidentes de villes moyennes ou du monde périurbain et rural, ne correspondent pas nécessairement à la catégorie la plus pauvre de la population, mais se trouvent particulièrement exposées à la précarité car elles vivent dans des bassins d’emplois fragiles et souvent désindustrialisés (ou en passe de l'être).
Cette demande de justice fiscale s’est nourrie également d’un sentiment de désengagement des élites parisiennes vis-à-vis de la France des territoires. Trois symptômes caractérisent ce désengagement : la suppression de nombreux services publics (financés par l’impôt) en milieu rural ou semi-rural au cours des dernières années ; l’évasion et l'optimisation fiscales des plus grandes entreprises et des plus grosses fortunes ; et la récente réforme de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF). Ces trois éléments renforcent l’idée, omniprésente chez les Gilets jaunes, qu’une catégorie de la population (les « perdants » de la mondialisation) contribue à l’impôt de façon disproportionnée, tandis que celles et ceux qui ont le plus multiplient les stratégies pour y échapper (tout en accumulant toujours plus de richesses). Cela, dans un contexte de dégradation ou de suppression des services publics (Gilets jaunes : jacquerie de beaufs « réfractaires au changement » ou révolte de la « France périphérique » ?).
Il nous faut insister ici sur l’incompréhension qu’a suscitée chez beaucoup de gens la réforme, depuis le 1er janvier 2018, de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune, remplacé par l’Impôt sur la Fortune Immobilière (IFI). Cet impôt progressif par tranches était assis sur la partie supérieure du patrimoine, au-delà d’un seuil défini (1,3 million d’euros au moment de sa suppression). En 2013, 312 046 foyers français avaient payé l’ISF, pour des recettes s’établissant à 4,39 milliards d’euros pour l’État (soit une moyenne d’environ 14 000 euros par foyer redevable). Il était depuis longtemps critiqué par les partis de droite et du centre, notamment parce que la possession d’un patrimoine fortement valorisé n’implique pas nécessairement des revenus élevés permettant de le payer. Mais le gouvernement aurait pu se contenter de modifier les règles en fonction des revenus (soit de ceux provenant du patrimoine concerné, soit du total des revenus ; ou encore en excluant la résidence principale du calcul de l’ISF).
On a entendu toutes sortes de choses sur cet impôt. D’aucuns affirment que le manque à gagner (près de cinq milliards d’euros en 2017) ne justifiait pas la pression fiscale faite aux grandes fortunes, et que cela les dissuaderait d’investir dans l’économie – voire les pousserait à l'exil. Un raisonnement un peu simpliste, quand on pense que bien des fermetures de services publics ont eu lieu pour économiser des sommes bien inférieures. Négliger une rentrée annuelle de cinq milliards d’euros, alors que médias et politiciens tannent régulièrement les citoyens sur la dette et la rigueur budgétaire, c’est adopter une lecture stratosphérique et déconnectée de la réalité – la même lecture qui fait qu’un député de la République peut recruter sa femme comme assistante, et s’étonner qu’on se scandalise de la perte de quelques centaines de milliers d’euros qui en résulte. Quant à l’efficacité ou à l’utilité de cet impôt, elle dépend surtout de l’usage qui est fait des fonds publics derrière. Rappelons seulement qu’entre 2013 et 2016, les taux de l'ISF allaient de 0,5% à 1,5%... Pas de quoi, donc, ruiner la plupart des personnes concernées. Les foyers connaissant une réelle pression sur leurs revenus en raison de l’ISF constituaient a priori plutôt l’exception que la norme a priori.
En outre, quoiqu’on en pense, il représentait cet impôt spécifique aux grandes fortunes, et donc symboliquement une correction d’un déséquilibre social de fond. On peut chercher dans les détails ses imperfections, mais on ne peut contester la nécessité d’un levier de compensation devant l’accumulation sans fin de patrimoine par certaines fortunes – que les dons offerts suite à l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris ont mis récemment en exergue (L’élan de solidarité autour de Notre-Dame de Paris, ou le miroir de nos contradictions).
Le 7 juillet 2018, le magasine économique Challenges révélait qu’en une année, le patrimoine de l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault, s’était apprécié de 56% et culminait à plus de 73 milliards d’euros – les familles Wertheimer ou Bettencourt-Meyers accumulant quant à elles 40 milliards chacune. Devant de tels montants, devant le train de vie qu'induisent de telles fortunes, comment ne pas comprendre que des citoyens demandent un effort fiscal plus équilibré, et touchant spécifiquement les grandes fortunes ? D'autant que ces dernières multiplient les tentatives d'y échapper. Selon le syndicat de Bercy Solidaires Finances Publiques, le montant de la fraude fiscale s’élèverait chaque année à 100 milliards d’euros – un chiffre colossal qui correspond à quelques milliards près au montant du déficit public prévu en 2019 (107 milliards d’euros selon l'Ifrap). Même si la méthode de calcul est parfois remise en cause, on peut facilement estimer à quelques dizaines de milliards d’euros le manque à gagner de l’État en matière de rentrées fiscales, que davantage de moyens donnés à Bercy (et une volonté sincère) permettraient de mieux identifier sur le dos du blanchiment de capitaux, de l’évasion fiscale ou encore de la fraude.
Même lors du Grand débat national, cette demande d’une lutte plus efficace contre la fraude fiscale est revenue de nombreuses fois. Mais aucune mesure n’a été annoncée dans ce domaine par Emmanuel Macron. Des recommandations très concrètes ont pourtant été formulées depuis des années, et adressées aux gouvernements successifs. On peut notamment citer la plateforme « Paradis fiscaux et judiciaires », qui réunit depuis 2005 dix-neuf organisations de la société civile française engagées dans la lutte contre les paradis fiscaux, parmi lesquelles des syndicats, des ONG de développement, des associations de lutte contre la corruption, des associations confessionnelles et des organisations environnementales. Cette plateforme a décliné seize propositions, autour de cinq thématiques, toutes détaillées et disponibles en ligne (http://www.stopparadisfiscaux.fr/) : obliger les multinationales à rendre des comptes, mettre fin aux sociétés écrans et aux prête-noms, créer un organisme fiscal intergouvernemental sous l’égide des Nations Unies, imposer un véritable échange automatique d’informations entre les autorités fiscales de tous les pays, dresser une liste des paradis fiscaux et judiciaires selon de nouveaux critères et prendre des sanctions à leur égard, protéger les lanceurs d’alerte, etc. Mais ce cocktail de propositions demanderait une volonté politique qui semble totalement absente aujourd’hui, et le courage de s'opposer à des intérêts financiers en connivence avec le pouvoir.
… au service d’une justice sociale
Cette demande de justice fiscale répond à un triple objectif cohérent de la part du mouvement des Gilets jaunes : celui d’alléger la pression fiscale frappant les classes moyennes en voie de paupérisation ; celui de remettre le principe de justice au cœur des mécanismes de solidarité nationale (que chacun contribue justement, à mesure de ses moyens) ; et enfin celui de financer les services publics là où ils ont reculé depuis des années (des salles de classe, de centres de santé, des transports publics, des services décentralisés de l'État, etc.) pour réinstaurer une justice sociale. Rappelons que, d’après un rapport du syndicat Force Ouvrière (FO) publié le 1er octobre 2014, entre 2004 et 2014 (et alors que le pays gagnait 4,2 millions d’habitants), le nombre de bureaux de poste dans l’Hexagone a été divisé par deux, 30 000 emplois de fonctionnaires de l’État ont été supprimés ainsi qu’une cinquantaine de commissariats. « L’institution judiciaire est en voie de clochardisation », déplorait en avril 2016 le garde des Sceaux de l’époque, Jean-Jacques Urvoas, rejoint dans ce constat en octobre 2018 par la magistrate Eva Joly. En mars 2017, Jean-Luc Mélenchon employait également ce terme de « clochardisation » pour qualifier la dégradation des moyens dans la police. Les services de gendarmerie voient quant à eux leurs moyens continuellement décliner, de même que les services de santé. Le nombre de maternités est passé de 1 370 en 1975 à 535 en 2010, et continue de baisser alors que la fécondité des Françaises augmente. Or, la fermeture de services publics engage évidemment, pour un territoire, un cercle vicieux d’exode et de perte d’attractivité économique et sociale.
Des services publics de qualité et accessibles à tous sur le territoire constituent la mise en pratique des principes qui fondent notre République : Liberté, Égalité et Fraternité. Rompre avec cette culture du service public, comme on le fait lentement mais sûrement depuis trois décennies dans les territoires périphériques, c’est mettre en péril la cohésion de la nation, et conforter l'idée d'une mondialisation qui laisserait certains au bord du chemin.
Redonner du pouvoir d’achat pour permettre de vivre dignement des fruits de son travail
Outre le sentiment d’injustice perçu par les Gilets jaunes, la hausse de la taxe sur le gasoil a pu provoquer un mouvement aussi spontané parce que la protestation était portée par bon nombre de gens qui ont vu leur pouvoir d’achat largement rogné ces dernières années et se retrouvent de plus en plus exposés à une précarisation – alors même que la plupart travaillent. Les témoignages entendus dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans la rue sont sans ambages : bon nombre de Gilets jaunes doivent compter leurs sous à la fin du mois et doivent concentrer leurs dépenses sur le minimum vital (se loger, se nourrir, se soigner, se déplacer pour aller travailler). Les mesures écologistes ou pseudo-écologistes des gouvernements successifs, telles que la hausse de la taxe sur le gasoil ou les aides à l’achat de véhicules neufs, ne s’adressent pas à cette France périphérique qui n’a pas les moyens d'y contribuer ou d'en profiter, mais à une élite urbaine qui utilise de toute façon peu la voiture et qui bénéficie de réseaux efficaces de transport.
La crainte du déclassement exprimée par les Gilets jaunes est confortée par le constat d’une hausse globale du coût de la vie, notamment depuis l’entrée en vigueur de la monnaie unique en Europe, ce qui a donné l’impression d’une Union européenne qui ne protège pas (France en 2005, Royaume-Uni en 2016 : quelles leçons tirer du vote des catégories populaires sur l’Union européenne ?). Rappelons tout de même que la France comptait en 2016 un taux de pauvreté de 14,2%, c’est-à-dire plus de 8,8 millions de pauvres (vivant avec moins de 60% du niveau de vie médian), soit une hausse de 820 000 personnes en dix ans (selon l’INSEE). Et si le taux et le nombre de pauvres stagnent depuis 2012, c’est de façon trompeuse : cette stagnation résulte en partie de l’extension de la crise aux classes moyennes ; comme le taux de pauvreté se calcule en fonction du niveau de vie médian, il va de soi que si celui-ci diminue, le seuil de pauvreté se retrouve plus bas également. Or, le niveau de vie médian en 2016 était au niveau de 2011.
L’idée que les élus bénéficient d’un train de vie privilégié n’est pas une vue de l’esprit. Le revenu mensuel de base d'un député élu est de 5 623,23 euros bruts. Un montant bien au-dessus de la moyenne en France, puisque celle-ci se situait à 2 277 euros nets en 2015 (selon l’INSEE), avec des variations allant de 4 141 euros mensuels nets pour les cadres et chefs d’entreprises salariés à 1 637 euros pour les employés. En plus de ces revenus, les députés ont droit à 5 373 euros mensuels d’avance de frais de mandat. S’y ajoute une enveloppe de 18 950 euros par an pour les taxis, le téléphone et le courrier ; une somme de 15 500 euros au début du mandat (13 000 euros en cas de réélection) pour s’équiper en matériel informatique ; ainsi que la prise en charge des déplacements entre Paris et leur circonscription en train ou en avion (en première classe, évidemment). La rémunération d’un ministre en France s’élève quant à elle à 9 940 euros bruts par mois, et celle d’un secrétaire d’État à 9 443 euros bruts. Tant qu’ils sont en poste, les ministres ont droit à un logement de fonction dans le parc de l’État, ou au sein du parc privé si le logement proposé initialement n’est pas adapté à la famille du ministre. D’après un décret (qui n'est pourtant jamais paru au Journal officiel), les anciens Premiers ministres peuvent demander un agent pour leur secrétariat particulier, un véhicule de fonction et un conducteur. En fonction des risques qu’ils encourent, certains anciens ministres peuvent également bénéficier d’une protection policière.
On aurait pu tout aussi bien s'étendre longuement sur le cas du président de la République (et de son épouse, sans aucun mandat !), sur celui du président de l'Assemblée nationale ou du président du Sénat, qui sont particulièrement emblématiques par les revenus et avantages en nature dont ils bénéficient, y compris des années après avoir quitté leur fonction. On pourra rétorquer que la suppression de tous ces privilèges représente une bagatelle dans le budget de la nation. Ce qui n’est pas tout à fait exact. Jusqu’à présent par exemple, les anciens parlementaires pouvaient bénéficier d’avantages lorsqu’ils prenaient le train ou l’avion – ceux qui avaient siégé plus de 18 ans avaient même droit à la gratuité à vie sur le réseau ferré. Or, cet avantage a pris fin le 1er octobre 2017, ce qui génère une économie annuelle estimée à 800 000 euros ! De même, lorsqu’un ancien député mourait, son conjoint pouvait auparavant toucher jusqu’à 18 255 euros en frais funéraires. Cette somme a été réduite aux frais réels et plafonnée à 2 350 euros en mars 2018. Selon les questeurs de l’Assemblée nationale, si cette règle avait été appliquée en 2017, une économie de 382 000 euros aurait été réalisée. Autre exemple : le régime spécial de retraite, dont ne bénéficient plus les députés depuis le 1er janvier 2018, générant une économie estimée à… dix millions d’euros par an à terme !
Pour des gens contraints de compter leurs dépenses mensuelles à l’euro près et obligés de payer leur transport tous les jours pour aller au travail, et à qui l’on supprime des services publics de proximité en leur rebattant les oreilles avec la dette et la rigueur budgétaire, il va de soi que de telles sommes n’apparaissent pas du tout comme négligeables. Surtout, elles proviennent d’avantages qui participent, symboliquement et empiriquement, à creuser l’écart entre les citoyens et une classe d’élus et de politiciens, dont le salaire élevé suffirait largement à payer leurs déplacements et à vivre confortablement. Si l’on ajoute l’absentéisme récurrent des parlementaires, il est évident que leur condition privilégiée contribue à une montée des ressentiments populaires à l’égard de la classe politique.
Si elle n’a pas été tellement évoquée sur les ronds-points, une demande opportune aurait également pu se joindre à celles exprimées, à savoir obliger les élus et haut-fonctionnaires à fréquenter les hôpitaux publics en cas de problème de santé, et à inscrire leurs enfants dans des établissements scolaires publics – à la fois dans le même esprit de voir notre classe politique adopter un niveau de vie (plus) proche de celui de la majorité ; et pour les obliger à constater, comme usagers, de la qualité des services publics (pour qu'ils aient également intérêt à les améliorer).
Redonner aux citoyens le pouvoir de décision
Un dernier champ de revendications, sans doute le plus important, s’est installé très tôt : la réforme de notre système démocratique, pour donner accès aux citoyens au pouvoir de décision politique. Plusieurs demandes se sont exprimées autour de ce sujet (la reconnaissance du vote blanc, une assemblée nationale élue à la proportionnelle et comprenant des citoyens tirés au sort, etc.), mais une d’entre elles est revenue systématiquement et avec plus de force : la mise en place du Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC). Inspiré du modèle suisse, il s’agirait de permettre à des citoyens ayant réuni un certain nombre de signatures de soumettre une question à référendum. Plus précis encore, certains vont jusqu’à réclamer la mise en place du « RIC CARL », c’est-à-dire du Référendum d’Initiative Citoyenne « Constituant, Abrogatoire, Révocatoire et Législatif ». Comprendre : qui permettrait de modifier la Constitution (ou de proposer sa réécriture complète), de réclamer la suppression d’une loi, de révoquer un responsable politique ou de proposer des lois. Le référendum pourrait être déclenché par un pourcentage ou un nombre minimum de citoyens, qui soumettraient ainsi la proposition au vote de tous (Le Référendum d’Initiative Citoyenne, ou comment les Gilets jaunes demandent à démocratiser notre « démocratie » ?).
Pourquoi le principe du Référendum d’Initiative Citoyenne constitue sans doute la revendication la plus importante du mouvement ? Parce que d’aucuns considèrent que son adoption permettrait de faire passer, ultérieurement, la plupart des autres demandes. Surtout, elle vise à permettre au citoyen lambda de se réapproprier le débat politique, plutôt que d’en faire le monopole d’une classe dirigeante plus ou moins hermétique aux doléances citoyennes dès lors que l'on est plus en campagne électorale.
Il va de soi que cette demande de participation des habitants à la vie de la Cité est le fruit d’une frustration démocratique, qui résulte d’un échec du système représentatif. Rappelons que malgré un certain renouvellement aux législatives de 2017 et l’entrée de nombreuses femmes et de quelques jeunes, l’Assemblée nationale ne compte encore qu’un seul ouvrier, un seul étudiant et 21 employés, sur un total de 577 députés, contre 180 cadres (31%), 103 professions libérales (18%) et 130 fonctionnaires (22,5%). Ajoutée au train de vie des élus évoqué plus haut et au scrutin majoritaire à deux tours (qui fait que même la représentation partisane est biaisée), cette photographie de l’Assemblée donne à redire sur le système représentatif. C’est en fait la contradiction historique entre « représentation » et « démocratie » qui revient au grand jour (Sommes-nous en démocratie ? (1/3) La mascarade du système représentatif).
Une remise en cause du gouvernement pour sa gestion du mouvement
Si la plupart des revendications étaient de nature structurelle, la répression policière (et judiciaire) des manifestations a rendu indispensable, au regard des Gilets jaunes, un certain nombre de mesures touchant directement l'exécutif en place. Si certains évoquent la dissolution de l’Assemblée nationale ou la démission du président de la République, c’est surtout celle du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner qui s’impose (parce que c'est aussi celle qui a le plus de chances d'arriver).
Car la gestion des manifestations par les forces de l’ordre a de quoi en choquer plus d’un : stratégies de provocation et d'encerclement employées dès le début des marches ; usage abusif des gaz lacrymogènes, des canons à eau et des balles de défense (les fameux LBD, pourtant vendues comme « matériel de guerre ») ; manifestants humiliés et blessés, éborgnés ou aux mains arrachées ; services hospitaliers sommés de « ficher » les Gilets jaunes venus se soigner aux urgences… Les photos et vidéos révélant un usage disproportionné de la force par les CRS et la police ont circulé par centaines sur les réseaux sociaux depuis le mois de novembre. Elles choquent d’autant plus que les médias mainstream (BFM-TV en tête) ne les diffusent que rarement et semblent de connivence avec le pouvoir pour tenter de décrédibiliser le mouvement à la moindre occasion, préférant passer les scènes ponctuelles de saccage de magasins ou de restaurants de luxe. L'épisode de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière n'a été que le plus emblématique d'une tentative permanente de manipulation de l'opinion publique. Au final, toute la séquence des Gilets jaunes a révélé, de la part du gouvernement, un manque de considération frappant – au point que les fameux « Black Blocs » venus en découdre avec les forces de l’ordre ont pu être ovationnés dans les cortèges de Gilets jaunes, au prétexte suivant : « Pas de casseurs, pas de 20h ».
La sécession des élites rend improbable une oreille attentive du pouvoir
Pour n’importe qui prenant le temps de s’interroger sur les motivations et sur les revendications des Gilets jaunes, il était relativement facile de dégager les quelques demandes fortes exprimées sur Internet, dans la rue et sur les ronds-points. On peut reconnaître qu’elles ont au moins le mérite d’être assez cohérentes – même si d’aucuns d'assez mauvaise foi ont affirmé, Emmanuel Macron en tête, que le mouvement était contradictoire en demandant tout à la fois moins d’impôts et plus de services publics. Toutes ces demandes sont raisonnables, et répondent à l’aspiration légitime des citoyens de vivre dans des conditions dignes, dans une société juste et réellement démocratique. La demande du RIC devrait même nous réjouir puisqu’elle révèle un désir des citoyens de s’investir davantage dans la vie de la Cité, et qu’elle pourrait stimuler le débat démocratique et la participation des habitants – dans un contexte de défiance vis-à-vis des institutions et de montée des théories conspirationnistes. Et logiquement, celles et ceux qui craignent une prise de pouvoir du peuple devraient remettre en question leur confiance dans la démocratie, ou la définition qu'ils en ont (Sommes-nous en démocratie ? (3/3) La nécessité de mécanismes participatifs contraignants). Si elle avait abouti, la mise en place du RIC aurait donné aux Gilets jaunes une assise historique aussi forte que Mai 68 en son temps, en créant les conditions d’une nouvelle culture politique et d’une démocratie rénovée et renouvelée en France.
En ne s'appropriant aucune des principales revendications des Gilets jaunes, les conclusions du Grand débat national brillent surtout par l’absence de réponse à la hauteur du malaise social et démocratique. Elles donnent l’impression d’un système bloqué et sclérosé, dans lequel les élites ont fait « sécession » vis-à-vis de la société. Et elles poussent les Gilets jaunes à des demandes de plus en plus radicales : la démission du président de la République, la sortie de l’Union européenne, ou encore un processus constituant visant à rénover entièrement le régime politique.