Par David Brites.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que parmi les thèmes ayant dominé la campagne des élections européennes, en mai dernier, l'immigration a pris une place non négligeable. Le 4 avril 2019, lors du premier de la longue série de débats organisés tout au long du printemps, réunissant sur France 2 les principales têtes de liste, ce fut même le premier sujet abordé, pendant une heure (sur trois heures d'émission). À cette occasion comme à chaque fois, le thème fut abordé de façon binaire, les médias posant comme alternative soit l'accueil, soit le rejet des immigrés ; soit l'érection d'un mur en guise de frontière, soit le fait de faire de l'Europe une « passoire ». Les personnalités politiques se réapproprient cette vision sans nuance, jouant sur un clivage stérile et absurde. En outre, les questions migratoires sont constamment abordées de façon déconnectée des autres sujets, à l'exception notable de l'identité, de l'intégration et de la laïcité... Pourtant, elles sont en fait très liées à la politique énergétique, à la transition écologique, à la diplomatie, à l'aide publique au développement, ou encore aux politiques de services publiques (santé, éducation, logement...), qui déterminent notre capacité d'accueil.
La perspective d'une multiplication des crises, politiques, économiques, sociales, environnementales, ne permet pas d'être optimiste sur une réduction des départs contraints. À l'heure des grands mouvements de migration, il nous faut penser la question migratoire en lien avec d'autres sujets, en la décloisonnant. De même qu'il ne fait pas sens de penser les questions économiques et écologiques de façon déconnectée (trop de nos politiciens le font encore), penser la thématique migratoire sans se pencher sur les causes de l'émigration, notamment les relations déséquilibrées liant Nord et Sud, est absurde.
« Nous n'irions pas au bout de nos devoirs, si nous nous contentions de gémir. Il faut aller à la racine des problèmes et les régler [...]. À nous de dire que l'émigration est toujours un exil forcé. Une souffrance. [...] Il faut aller à la cause des maux, et les éradiquer. On ne doit plus accepter les traités inégaux qui déversent sur les peuples des marchandises acquises à mille prix, dans le travail surexploité, et jetées en sorte qu'elles tuent toute activité économique que ces gens auraient voulu avoir chez eux. Il faut en finir avec le lâche abandon qui remet aux peuples du Sud d'avoir à gérer le changement climatique – dorénavant commencé – et qui les laisse à gérer le 60% des mouvements de populations que le désert, l'extrême-chaleur, la sécheresse créent parmi eux. Et comme par un effet de domino, succombant sur le poids de ces marchandises d'une part, de la rareté des récoltes de l'autre, [ces populations] partent de la campagne vers les villes, où sont déjà des masses innombrables qui à leur tour se mettent en mouvement, bousculent les frontières, détruisant sans le vouloir toute organisation. Et il est temps par-dessus tout de mettre un terme aux guerres qui ravagent ces pays. [Des guerres] qui n'ont jamais cessé d'être autre chose qu'une dispute pour accaparer les matières premières. »
Ces propos sont tirés d'un discours de Jean-Luc Mélenchon, prononcé le 9 avril 2017 à Marseille, en pleine campagne présidentielle. À cette occasion, tout comme lors de ses autres meetings et débats du premier tour, celui qui devait totaliser 19,58% des suffrages évoquait l'émigration du Sud comme une contrainte, une souffrance, pour les malheureux qui sont partis comme pour leurs familles. Il est alors le seul à avoir pointer du doigt la question des facteurs à l'origine des phénomènes de migration actuellement à l'œuvre – cela lui a même parfois été reproché, comme s'il s'agissait d'une posture purement opportuniste pour esquiver la question de l'accueil. Les autres forces politiques ont abordé le sujet, comme toujours sans faire le lien avec les causes de départ. Ainsi, les candidats de droite (François Fillon, Marine Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan) proposaient une très forte reduction de l'immigration, en en décryptant que la dimension sécuritaire ; et à l'extrême-gauche, on maintenait l'éternelle volonté d'ouvrir les frontières humaines, sans aucune forme de contrôle. Quant à Emmanuel Macron, sa rhétorique du « en même temps », qui masquait mal un manque de vision sur ce sujet, laissait augurer, à défaut d'autre chose, une forme de continuité avec les politiques migratoires de Sarkozy et de Hollande : c'est-à-dire une politique boiteuse, brouillonne et à laquelle le citoyen lambda ne comprend pas grand-chose.
Le 16 septembre dernier, Emmanuel Macron s'exprimait devant ses députés et les membres de son gouvernement sur le thème de l'immigration.
De la difficulté de penser la question migratoire en lien avec les autres politiques
La collapsologie nous force à prendre du recul sur la question de l'immigration. En effet, les risques de crises multiformes ou d'effondrement de certaines sociétés ou de systèmes politiques, menacés par la surexploitation des ressources, par les changements climatiques, situations parfois aggravées par une croissance démographique incontrôlée, ne peuvent pas être pris en compte, par chaque pays, de façon isolée. Dans un monde de plus en plus ouvert, aux sociétés de plus en plus interconnectées, les victimes de scénarios catastrophes ne se contenteront pas de « disparaître » : les populations vont se déplacer de plus en plus – elles le font déjà. Pour la survie. L'interconnexion commerciale permet certes d'importer en grande quantité des stocks de biens alimentaires de telle sorte que l'on peut pallier certaines pénuries, mais la multiplication des crises ne permet pas d'être optimiste sur le degré de résilience des sociétés les plus vulnérables. Encore dans un rapport publié le 6 août dernier, l'institut World Resources tirait la sonnette d'alarme pour 17 pays représentant près d'un quart de la population mondiale, à savoir l'Inde et plusieurs États principalement situés au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, qui seraient en situation de pénurie hydrique grave, proche du « jour zéro » lors duquel plus aucune eau ne sortira du robinet ; et 27 autres pays, dont des nations européennes (Belgique, Espagne, Portugal, Italie...), présentent une « pénurie hydrique élevée ». Un exemple parmi d'autres de désastre humanitaire potentiel. Comme nous le voyions en février dernier (Relations Nord-Sud : quand la collapsologie bouleverse une lecture dépassée), les zones mises sous tension voient (et verront) le plus de départs, en direction des villes (où se concentrent les services de base et les denrées alimentaires importées), et plus généralement vers les zones de concentration de richesses, y compris dans les pays du Sud.
Récemment, les États-Unis ont soumis leur voisin mexicain à une pression importante pour l'obliger à revoir sa politique migratoire, considérée trop « généreuse » et laxiste depuis l'arrivée au pouvoir de Andrés Manuel López Obrador, en 2018. En juin dernier, le Mexique s'est engagé – par le déploiement de 6 000 soldats à sa frontière avec le Guatemala et par le renforcement de son programme d'accueil des demandeurs d'asile pendant l'examen de leur dossier par Washington – à contenir le flux des migrants sans papiers souhaitant gagner les États-Unis, condition posée par Donald Trump pour suspendre l'application de taxes de 5% sur les exportations mexicaines. De même, le 25 juillet, les États-Unis et le Guatemala signaient un accord controversé sur le droit d'asile, octroyant à ce petit pays pauvre d'Amérique centrale le statut de « pays tiers sûr », qui se traduit par l'accueil sur le sol guatémaltèque des demandeurs d'asile souhaitant se réfugier aux États-Unis. Pour rappel, le statut international de « pays tiers sûr », créé lors de la Convention sur les réfugiés de 1951 à Genève, mais dont la légalité et la faisabilité restent incertaines, prévoit que les demandeurs d'asile traversant un pays intermédiaire devront réaliser leurs démarches dans ce dernier et non plus dans le pays de destination.
L'administration du président guatémaltèque Jimmy Morales a précisé que l'accord avec Washington s'appliquerait aux Honduriens et aux Salvadoriens, qui composent, avec les Guatémaltèques, la plupart des migrants en route vers les États-Unis ; mais la vétusté et l'insuffisance des centres de l'Institut guatémaltèque de la migration – qui n'a accueilli en 2018 que 232 réfugiés, un chiffre qui pourrait à présent être multiplié par 700 ! – laissent perplexe sur la capacité d'accueil du pays, qui présente en outre des niveaux de misère (avec 60% de la population sous le seuil de pauvreté) et de corruption spectaculaires, ainsi qu'une violence endémique. Là encore, le président américain avait joué sur la crainte de sanctions économiques drastiques, en l'occurrence en menaçant de limiter les entrées guatémaltèques sur le sol américain et de taxer les produits guatémaltèques et les envois de fonds des émigrés aux États-Unis à leurs familles restées au pays ; un million d'emplois étaient donc en jeu, avait argumenté le gouvernement du Guatemala. Tout récemment, les 20 et 26 septembre dernier, les États-Unis ont signé des accords similaires avec le Salvador et le Honduras, à chaque fois dans des contextes semblables de pression diplomatique et de chantage commercial.
En dépit des habituelles remontrances formulées à l'égard de Donald Trump sur le continent européen, nous n'agissons pas différemment sur ce sujet. En effet, les Européens se satisfont depuis longtemps de la délégation du contrôle des flux migratoires à des pays autoritaires se situant aux marges géographiques de l'espace Schengen, faisant ainsi peu de cas des violations des droits humains qui y sont constatées. Comme nous n'avons pas nous-mêmes les mains sales, nous avons la conscience tranquille. La création du centre de rétention de Nouadhibou, l'accord de rapatriement des immigrés illégaux signé en 2003 entre la Mauritanie et l'Espagne et l'accord « de régulation et de gestion des flux migratoires » d'août 2007, signés là-aussi entre Nouakchott et Madrid, constituent un premier exemple de ce type de démarche, alors qu'à partir de 2007-2008, le déploiement de la Guardia Civil espagnole, qui a formé de nombreux gardes-frontières mauritaniens, a permis de faire chuter drastiquement le nombre de départs en pirogue depuis le Sénégal et la Mauritanie. Autre cas notoire, en novembre 2010, Mouammar Khadafi avait marchandé son rôle de garde-frontières de l'Union européenne contre un chèque de 5 milliards d'euros. Depuis mars 2016, l'UE, dans la foulée de Berlin, s'en remet à la Turquie, troquant l'accueil des Syriens et des Irakiens contre trois « cadeaux » : 6 milliards d'euros d'aide, un accord sur les visas pour les Turcs souhaitant se rendre dans l'Union, et une relance des négociations d'adhésion d'Ankara. En février 2017, le gouvernement italien concluait quant à lui avec les garde-côtes libyens un accord permettant à l'Italie de renvoyer des réfugiés dans ce pays où les ONG font pourtant état de tortures et d'exactions.
Le Niger est lui-aussi au cœur des stratégies d'anti-terrorisme et de contrôle des flux migratoires. Pas moins de 13 000 policiers, gardes-frontières et gardes nationaux y ont été formés par une mission de l'UE, Eucap Sahel Niger, depuis 2012 ; dans le centre du pays, à Agadez, carrefour routier à l'entrée du désert, l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) ont implanté, respectivement, un centre d'accueil des migrants expulsés d'Algérie et de Libye en 2016, et un camp pour des Soudanais demandeurs d'asile ayant été maltraités en Libye. La loi du 26 mai 2015 relative au trafic illicite de migrants, votée à Niamey sous pression européenne (et même en partie rédigée par des fonctionnaires français), et qui met à mal les trafics de migrants dans le nord du Niger, est un écho de l'agenda 2015 de l'UE en matière de migration et du sommet de La Valette la même année. Rappelons que dans la capitale maltaise, les Vingt-huit ont confirmé vouloir externaliser leur lutte contre l'immigration, en échange de sommes colossales (deux milliards d'euros) ; d'où la création du Fonds fiduciaire d'urgence (FFU), au titre duquel l'État nigérien, dirigé depuis 2011 par Mahamadou Issoufou, a reçu 266,2 millions d'euros en trois ans.
Au plus fort des arrivées de migrants, l'Allemagne et l'Autriche, dès septembre 2015, puis la Norvège, la Suède et le Danemark, tous membres de l'espace Schengen, ont provisoirement rétabli les contrôles à leurs frontières ; dans la même période, la Hongrie dressait même des clôtures. De fait, le renforcement des contrôles par les Turcs et le renvoi rapide de « tous les migrants n'ayant pas besoin d'une protection internationale », prévus dans l'accord UE-Turquie, ont été efficaces, en termes de réduction des arrivées dans les Balkans. Plus de trois années se sont écoulées depuis l'accord. La Méditerranée demeure la première porte d'entrée vers l'Europe, mais plus dans les mêmes proportions. En 2015, plus de 860 000 personnes sont arrivées en Grèce par cette route migratoire. Entre le 1er janvier et le 1er mai 2019, le chiffre s'élève à 11 000 seulement. Les arrivées en Italie ont quant à elles chuté de 85% en trois ans. Mais tout cela à quel prix ? Qui peut penser que ce type de compromis, basé sur la délégation du « sale travail » en contradiction avec les valeurs que nous prétendons défendre, puisse constituer, à présent et dans l'avenir, un modèle viable et souhaitable ? Dans de telles conditions, quel monde les Européens entendent-ils bâtir, quelles relations tisse-t-on avec nos voisins ? Et cette fuite en avant sur la question du contrôle des frontières est doublée de l'absence de remise en cause des politiques d'aide publique au développement à destination des pays du Sud, notamment africains (Face au fiasco de l'aide publique au développement, à quand sa déprogrammation ?). L'aide au développement, teintée de paternalisme néocolonial, nous donne bonne conscience alors qu'elle constitue en réalité une monnaie d'échange, notamment contre des accords commerciaux déséquilibrés. Définitivement, tout est à revoir dans la relation entre les pays d'arrivées et les pays de départs.
Cette situation est d'autant moins viable que le risque existe aussi d'un effondrement des pays « transitoires » auxquels nous déléguons la gestion migratoire. La Libye en est, depuis 2011, le meilleur exemple, mais la crise qui se prolonge au Mali depuis 2012-2013 prouve que l'effondrement de l'État est un phénomène qui peut également se répéter au Sahel. En effet, les tensions interethniques (entre Touaregs et Sud-Maliens, ou encore entre Peuls d'une part, Bambaras et Dogons d'autre part), la montée du radicalisme religieux, et les enjeux politiques et militaires couplés à l'explosion démographique et aux tensions sur les ressources, en font une poudrière. Et pour l'instant, seul le maintien de régimes autoritaires et répressifs permet de ne pas faire sauter ces barils de poudre. L'ensemble des dangers observés au Niger (présence de Boko Haram au sud-est, milices maliennes au nord-ouest, groupes armés toubous au nord, taux de natalité supérieur à 7 enfants par femme, changement climatique, pauvreté chronique...) est symptomatique.
Et le Sahel n'est pas la seule zone à risque. Si une répétition du scénario libyen semble peu probable dans un État comme le Maroc, en Turquie en revanche, la polarisation de la société entre pro et anti-AKP, les dérives autoritaires d'un régime de plus en plus répressif et qui favorise la montée d'un islam rigoriste, la présence sur le territoire national de près de trois millions de réfugiés syriens, et les problèmes sécuritaires liés par exemple à la question kurde ou à la proximité du conflit syrien, sont autant d'éléments qui constituent un cocktail explosif. Personne ne souhaite un effondrement de l'État turc, mais ce n'est pas un scénario à exclure, et qui peut prendre des formes très différentes (coup d'État comme celui « manqué » de 2016, crise à la vénézuélienne, etc.). Or, que fait-on le jour où le régime d'Ankara s'effondre ? Nous avons l'illusion de croire que notre « prospérité » jette ses bases sur la surexploitation des pays du Sud autant que sur la délégation du « sale travail » de garde-frontières à quelques-uns de nos voisins, alors qu'à terme, cette même prospérité est directement menacée par les échos d'éventuelles crises qui se multiplieraient dans le Tiers Monde, et qui demeurent pour l'instant « contenues ». L'un de ces échos sera l'accélération et l'augmentation des flux migratoires. Or, des arrivées massives et incontrôlées mettent à mal l'idée même d'immigration, car le principe peut être loué en soi, mais est désormais dévoyé, connoté négativement, dans un contexte de paupérisation et d'exploitation des masses et de dégradation générale des ressources et des milieux, qui force les gens à quitter leur pays.
Dans ce passage extrait du livre Effondrement – Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, paru en 2005, le géographe et biologiste américain Jared Diamond explique : « Du fait même que nous suivons de plus en plus [une] voie non durable, les problèmes mondiaux d'environnement seront bel et bien résolus, d'une manière ou d'une autre, du vivant de nos enfants. La seule question est de savoir si la solution ne sera pas trop désagréable, parce que nous l'aurons choisie par la guerre, le génocide, la famine, les épidémies et l'effondrement des sociétés. Autant de phénomènes endémiques au cours de l'histoire de l'humanité, mais dont la fréquence augmente avec la dégradation de l'environnement, la pression démographique, ainsi que la pauvreté et l'instabilité politique qui en résultent. » Il précise, lucide : « Une issue apparemment moins radicale que l'effondrement serait la diffusion de situation comme celles du Rwanda et d'Haïti dans bien d'autres pays en voie de développement. Comment imaginer que les habitants du Premier Monde conserveraient leur confort, sous la menace du terrorisme, des guerres et des maladies, et alors que croîtraient les mouvements migratoires à partir du Tiers-Monde en voie d'effondrement ? » Interrogée sur la chaîne Internet Thinkerview en février 2016, la journaliste Natacha Polony se disait convaincue que « les politiques ne réfléchissent pas [à cela] », ajoutant : « Il n'y a pas de réflexion politique sur ce qu'impliquent des déplacements de populations, qui ont été en grande partie causé par des décisions occidentales absolument délirantes. » Elle précisait par ailleurs : « Nous sommes en train, quand même, de payer la guerre d'Irak, la guerre de Libye, qui ont déstabilisé totalement des pays, dans une irresponsabilité totale. Aujourd'hui, cette souffrance provoquée va déstabiliser – mécaniquement – les sociétés européennes, et tout cela n'est absolument pas anticipé. » Et ce, dans un contexte d'« éclatement total des nations » en Europe, de « [montée de] la violence », de « radicalisation de toute part », où se manifeste « de moins en moins d'empathie ».
La politique migratoire, nous l'avons dit, ne doit pas être définie seule, mais en cohérence avec nos politiques d'aide au développement, énergétique, diplomatique, voire écologique. Rappelons que l'émigration représente pour beaucoup de peuples une véritable soupape, qui permet d'éviter dans les pays de départ des situations de tension sociale et assure, par les transferts de fonds, une forme de perfusion pour les sociétés qui en bénéficient. Que serait-il advenu de pays comme le Portugal, la Turquie, l'Espagne ou l'Italie, si leurs millions d'émigrés n'avaient pas pu quitter le pays, au XXème siècle ? Cela vaut aussi pour les pays d'Afrique et du Moyen-Orient aujourd'hui. Restreindre les flux d'immigration n'est une proposition réaliste que si elle induit par ailleurs que l'Occident mette un terme à ses politiques de pillage qui frappent depuis longtemps les pays de départ – politiques de pillage qui passent par l'exploitation des ressources locales par nos entreprises, par la mise en place de relations commerciales déséquilibrées, et par le soutien multiforme à des élites politiques et économiques et à des régimes corrompus qui nous sont totalement assujettis. Remettre en cause notre relation avec les pays du Sud pour leur permettre de s'émanciper de notre tutelle et d'offrir des perspectives à des populations en souffrance suppose, soulignons-le, de remettre également en cause notre mode de vie et notre « prospérité », qui jettent en grande partie leurs bases sur l'exploitation de ces mêmes pays.
D'où le lien avec une réflexion sur la durabilité de notre système économique et social, et donc sur l'écologie. Cesser de faire vivre notre « prospérité » sur le dos d'autres peuples, cela signifie repenser notre mode de consommation et relocaliser nos activités productives comme l'agriculture, l'élevage et certaines industries délocalisées dans des pays à bas coût – des mesures de protectionnisme commercial peuvent être un outil parmi d'autres pour y parvenir. Cela signifie aussi revenir sur des éléments de confort qui pérennisent les situations de sous-développement dans le Sud. Par exemple, il faut s'habituer à ne plus voir dans nos supermarchés des tablettes de chocolat, du sucre et du café en abondance car les pays exportateurs de cacao, de sucre et de café doivent, pour sortir du système commercial actuel totalement déséquilibré, développer l'agriculture vivrière et non plus seulement soutenir leurs exportations de matières premières ou de cultures intensives à destination des pays du Nord. Il faut évoquer des questions aussi diverses et capitales que la sobriété énergétique, la sobriété numérique, ou encore les modes de déplacement, puisque de fait, notre consommation actuelle d'électricité, de carburant, ou encore de nouvelles technologies (smarphones, ordinateurs, tablettes...) jette ses bases sur l'exploitation – dans des conditions indignes – de matières minières ou d'hydrocarbures comme l'uranium, le gaz, le pétrole et les terres rares. Les exemples sont encore nombreux et pourraient faire l'objet à eux seuls d'un article à part entière.
La pression migratoire est déjà importante. Elle n'a rien d'insupportable à l'échelle communautaire – l'Union comprenant (depuis 2013) environ 512 millions d'habitants, l'arrivée de près d'un million de personnes en 2015 représentait donc moins de 0,2% de la population totale. Pour autant il faut souligner que les arrivants ne sont pas du tout « répartis » à proportion du poids démographique de chaque pays, certains États – ceux du groupe de Visegrád en tête : Hongrie, Pologne, Slovaquie, Tchéquie – ayant refusé de prendre leur part dans l'accueil. Quelques chiffres méritent d'être rappelés, pour prendre la mesure de l'immigration tout en démystifiant un peu le fantasme du « Grand remplacement », mais aussi pour entendre certains dysfonctionnements dans le système d'accueil établi par les règlements de Dublin. Entre 2014 et 2018, les Vingt-huit ont enregistré plus de 4,5 millions de demandes d'asile, dont plus du quart pour la seule Allemagne. Un chiffre difficile à établir car ce sont les demandes qui sont comptabilisées, non les personnes – or, il existe un nombre non-négligeable de doublons. En outre, les États membres ont également rejeté, dans la même période, 1,5 million de demandes d'asile, et beaucoup de personnes ayant essuyé un refus se trouveraient à présent dans un flou causé par les carences de Dublin, tentant leur chance d'obtenir l'asile dans d'autres pays afin de ne pas être expulsées. Sur la même période toujours, 2,1 millions de décisions positives de protection ont été prises. En mai 2019, plus de 878 000 procédures étaient en cours d'examen, près de 380 000 dans la seule Allemagne.
Enfin, en France, selon les chiffres officiels du ministère de l'Intérieur, nous avons délivré 250 550 titres de séjour en 2018, répartis ainsi : 89 185 au nom du regroupement familial, 82 580 étudiants, 35 645 d'essence humanitaire, 32 815 titres de séjour économiques, et 15 325 divers autres. Enfin, les estimations concernant l'immigration clandestine sont très variables. L'une des plus récentes comptabiliserait des arrivées à hauteur de 90 000 irréguliers supplémentaires chaque année, pour un « stock » d'environ 800 000 personnes, juste sur le territoire national (1,2% de la population).
Affiches électorales lors des élections européennes de mai 2019, aux Lilas, en Seine-Saint-Denis. Les enjeux migratoires ont évidemment constitué l'un des thèmes centraux de la campagne.
Faire la part entre la « capacité d'accueil » et les principes de solidarité et d'humanité
Repenser entièrement notre politique migratoire, c'est à la fois la rendre plus humaine, sécuriser les canaux d'immigration pour éviter les drames que nous connaissons depuis plusieurs années en Méditerranée, accélérer les procédures administratives, mais aussi prendre en compte, sans tabou, les réticences croissantes de plus en plus de Français quant à l'arrivée de nouveaux migrants. Cela signifie, par exemple, une fois que les dossiers sont traités par les services d'accueil, de traduire les (diverses) décisions administratives dans les faits (expulsions sous conditions, aide au relogement, aide à la reconversion professionnelle ou intégration au marché du travail, cours de soutien en langue française, etc.), et non de maintenir les individus et les familles dans un vide juridique qui se traduit par des situations de grande vulnérabilité. Rappelons cette réalité qui a été souvent évoquée ces derniers mois : moins de 10% des déboutés du droit d'asile sont actuellement reconduits dans leur pays, ce qui à la fois décrédibilise le statut de réfugié, mais de surcroît laisse des milliers de personnes dans une situation que personne ne souhaiterait pour soi-même. En outre, précisons-le aussi, il est irresponsable de faire venir à un rythme soutenu des immigrés sur le territoire 1) si on ne s'assure pas qu'ils s'installent dans des conditions dignes et matériellement acceptables ; 2) si les populations qui les reçoivent sont hostiles à leur arrivée. Le principe du vivre-ensemble reste une fiction si l'accueil n'est pas pensé convenablement, et avec des moyens à la mesure des ambitions. Or, de surcroît dans un contexte de rigueur budgétaire, de contraction de la dépense publique, on voit bien que les moyens, justement, manquent de façon évidente.
Laisser peser des tabous sur les enjeux migratoires n'aidera pas à sortir des défis actuels et futurs. Le débat ne peut se limiter à un dialogue entre l'extrême-droite et la droite, ni avec les excroissances libérales du centre-gauche comme La République en Marche. On voit bien à quel point des termes aussi simples que « quotas », « expulsions », ou même juste « frontières » sont devenus tabous, notamment à gauche. Pourtant, le traitement du sujet souffre des simplifications, et de l'instrumentalisation de ces questions. Il convient d'introduire un peu de subtilité dans ce débat, qui est tout sauf simple. Par exemple, toutes les formes de migration ne relèvent pas des mêmes dynamiques, et on mélange beaucoup trop souvent les différentes générations d'immigrés, alors que les Portugais arrivés dans les années 1960-1970, les Maghrébins installés depuis les années 1970-1980, les Subsahariens installés depuis les années 1980-1990, sont bien souvent naturalisés français, et leurs enfants ont grandi en France et sont allés à l'école de la République ; leur situation n'a tout bonnement rien à voir avec la question de l'accueil des populations syriennes, érythréennes, caucasiennes ou afghanes arrivées depuis une quinzaine d'années, ni même avec la hausse depuis un ou deux ans des arrivées de Géorgiens, d'Albanais, de Sénégalais, de Guinéens et d'Ivoiriens.
Entre les étudiants, les demandeurs d'asile, les bénéficiaires du regroupement familial, les clandestins, ou encore les migrants économiques légaux, sans parler des cas de « mariages mixtes » débouchant sur l'installation du conjoint étranger (qui concerneraient environ 13% des mariages civils célébrés chaque année en France), les politiques ne peuvent être les mêmes. Il y a matière à moduler en fonction des besoins et des capacités d'absorption de notre marché de l'emploi, de notre parc de logement, de nos systèmes d'éducation et de santé, mais aussi du degré d'humanité et de solidarité à donner à notre politique d'accueil, plus encore quand les arrivants sont, comme c'était le cas de beaucoup d'entre ceux venus en Europe en 2015-2016, issus de pays en guerre, de camps de réfugiés ou de dictatures sanglantes. On peut aussi repenser les différents canaux migratoires en fonction des impératifs du moment. Cesser également d'opposer systématiquement les réfugiés et les migrants économiques (comme si l'un était louable, et l'autre inacceptable), même si les flux ne sont évidemment pas de même nature sur le plan juridique. Car il apparaît, par exemple, que des entreprises en manque de main d'œuvre, dans l'hôtellerie, la restauration, la grande distribution ou encore le bâtiment, recrutent de plus en plus de personnes ayant un statut de réfugié (des Syriens ou des Érythréens, par exemple), les demandeurs d'asile constituant un vivier de compétences intéressant – sans oublier l'enjeu de l'intégration de ces populations. Sans pour autant négliger les risques de pression à la baisse sur les salaires que cela peut induire, quand des recruteurs cherchent à profiter de la situation de vulnérabilité de certains migrants, il s'agit globalement de valoriser ces cas d'intégration économique réussie.
Enfin, la politique migratoire doit être repensée en lien avec nos voisins européens, dont malheureusement les dirigeants semblent partager la pusillanimité de la classe politique française (Accueil des réfugiés syriens : la France montre-t-elle le bon exemple ?), se montrant incapables de mettre en œuvre les accords de répartition des migrants (Drames de l'immigration en Méditerranée : comment en sortir ?), quand ils ne cherchent pas tout simplement, à l'image du groupe de Visegrád, à instrumentaliser la question pour des motifs nationalistes ou électoralistes.
L’incapacité d’une certaine gauche à aborder de façon sereine la question de l’immigration, dès lors que l’on ne prône pas l’ouverture totale et sans contrainte des frontières, pose sérieusement question, sur deux plans. En termes de débat démocratique tout d’abord – puisqu’elle rend tabou la formulation de n’importe quel critère d’entrée sur le territoire, voire de régularisation ou de naturalisation des individus. Elle sclérose donc le débat, empêchant une remise en cause constructive et réaliste de la politique migratoire actuelle, pourtant plus qu’insatisfaisante. Deuxièmement, cette posture ne laisse, en face, la parole qu’à des droites dont les représentants ne craignent pas, eux, de se faire cataloguer de xénophobes.
En outre, la question migratoire sert trop souvent la bonne conscience d'une gauche déconnectée, qui y trouve une caution humaniste alors que son mode de vie (voire ses choix électoraux) contredit les valeurs défendues. Frédéric Lordon, directeur de recherche au CNRS et membre du collectif Les Économistes Atterrés, décrivait très bien cela, dans un entretien intitulé « Dire ensemble la condition des classes populaires et des migrants », publié en novembre 2018 sur le site de la revue Ballast. Il y expliquait que ceux qu'ils qualifient de chaisières – un terme qui désigne ici les tenants d'une gauche intellectuelle moraliste qui multiplie les appels et les tribunes sur les migrants – « n'ont pas d'autre horizon politique que la posture morale, et s'y entendent à prospérer sur les "causes", petits accumulateurs opportunistes de capital symbolique à pas cher, occupés surtout de leur image à leurs propres yeux ou à ceux de leurs micro-milieux, à l'intersection de la bourgeoisie culturelle et de la bourgeoisie socialiste en déshérence, prête à faire main basse sur tout pour faire oublier la liste interminable de ses démissions ». Posture d'autant plus hypocrite que dans leur mode de vie, nombreux sont celles et ceux qui ne mettent pas en pratique les principes qu'ils défendent avec tant de véhémence. Le géographe Christophe Guilluy l'illustrait fort bien dans son essai Fractures françaises, publié en 2010 : en milieu urbain, les classes aisées, des cadres surtout, ont adopté des stratégies d'évitement des populations pauvres, souvent issues de l'immigration. Dans une même ville ou dans un même quartier, on va par exemple distinguer le parc de logement privé, parfois résultat de la gentrification, qui attire les nouvelles classes supérieures « intellectuelles » urbaines, du logement social où la présence d'immigrés (ou d'enfants d'immigrés) est importante. Les enfants n'iront pas dans les mêmes écoles, ou pas dans les mêmes classes. Les lieux de loisirs ne sont pas les mêmes, et parfois même les modes de transport diffèrent. En bref : la promotion de la mobilité sociale et de la mixité, très présente dans les discours, est mise à mal dans les faits.
L'hystérie sur ce sujet est à la mesure de l'impuissance du politique, mais on en est à se demander si ce n'est pas justement cette impuissance, et la « distance » de la figure du migrant, qui plait aux « chaisières ». Ainsi Lordon l'explique-t-il, toujours dans son entretien de novembre 2018 : « Le migrant, c'est la figure de l'altérité la plus lointaine, par conséquent, c'est un cas passionnel pur. Je veux dire : l'éloignement est tel qu'à part la compassion due à la victime absolue, aucun autre affect n'environne la figure du migrant. Après tout, il y a d'autres hécatombes silencieuses, mais aucune n'a ces propriétés. [...] Pourquoi, à peu de choses près, n'a-t-on jamais vu de vedettes ou de personnalités des arts prendre des positions publiques pour d'autres causes que la paix/la guerre, la faim, la Terre, les maladies, bref pour des choses de préférence situées au loin, sans conséquence sur le front politique intérieur ? » Il constate « l'impossibilité, autour de la question des migrants, de quoi que ce soit qui ne soit pas de l'ordre de l'unanimité morale », précisant : « La compassion pure appelle l'unanimité pure. Or les "questions" divisent. [...] L'affect pur de la compassion [...] opère la réduction morale de la politique, la dépolitisation entendue comme refus d'assumer l'essence conflictuelle de la politique. »
« Pour cette bourgeoisie pharisienne qui ne connaît que les causes humanitaires, écrit-il enfin, le moins que l'on puisse dire, c'est que la figure du prolo n'est pas passionnellement pure : on en a croisé, on n'aime pas trop leurs manières, on les soupçonne de voter pour le FN, etc., beaucoup d'affects contraires qui viennent mitiger celui de la compassion. » On ne peut s'empêcher de mettre ce constat en parallèle avec le traitement du mouvement des Gilets jaunes par les médias mainstream et les électeurs macronistes (y compris ceux qui autrefois ont voté à gauche). Les classes moyennes inférieures et populaires sont continuellement culpabilisées car elles ne se joignent pas au chœur humaniste sur la question de l'accueil. L'injonction morale est l'outil des prescripteurs d'opinion pour lutter contre le racisme – une stratégie réussie... Quand s'interrogera-t-on sur les orientations politiques et économiques qui entraînent le déclin de notre industrie et accroissent depuis plus de trente ans les communautarismes d'une part, les rancœurs identitaires et les fantasmes xénophobes d'autre part ? Et quand s'interrogera-t-on sur les éléments structurants de nos modes de vie qui, directement ou indirectement, créent et favorisent les conditions qui, dans les pays de départ, poussent les gens à l'exil ?
Dans la manifestation du 1er mai, jour de la Fête du Travail, à Paris. Ici, des militants pour l'ouverture des frontières et l'accueil des migrants et des réfugiés.
Le principe d'ouverture pleine et entière des frontières, sans aucun contrôle, ne semble pas réaliste. Pour autant, la nécessité de sauver des vies s'intègre aussi dans la notion de réalisme : établir des critères d'entrée sur le territoire n'empêche pas d'assumer une politique d’accueil humaine pour celles et ceux qui, parfois au péril de leur vie, ont parcouru des milliers de kilomètres pour venir chercher des perspectives d’avenir, ou simplement pour la survie. Chercher à prévenir les flux futurs, ou gérer les flux actuels, n’est pas antinomique avec une politique d’accueil humaine, au contraire. Il s’agirait d’ailleurs d’organiser les flux d’immigration de telle sorte que les malheureux qui traversent la Méditerranée aient des voies alternatives, sécurisées, légales, pour pouvoir venir. Venir, repartir, revenir. La mobilité, si elle ne peut être totale, ne doit pas être vue comme une menace. Les gens repartent souvent plus facilement s’ils ont l’assurance de pouvoir revenir à nouveau, s’ils le souhaitent. En outre, il est normal, et c’est à notre honneur, qu’à travers des dispositifs comme l’Aide Médicale d’État (AME), les étrangers (y compris ceux en situation irrégulière) puissent se soigner – pour des raisons d’humanité et de principe d’abord, mais aussi parce que nous n’avons objectivement aucun intérêt à compter sur notre sol des gens malades (qu’ils soient étrangers ou pas).
Et il en est de même sur d'autres aspects. Oui, la décision de la Cour de cassation relaxant partiellement Cédric Herrou, qui avait porté assistance en 2016 à plusieurs dizaines de Soudanais et d'Érythréens (dont des mineurs) qui tentaient de passer la frontière franco-italienne, est juste – elle se basait sur un principe de droit français établi par le Conseil constitutionnel le 6 juillet 2018, le « principe de fraternité », qui a depuis permis d'autres relaxes du même type. Il est une chose qu’un État établisse qui peut entrer ou non sur son territoire, mais le principe de réalité (et d’humanité, encore une fois) nous oblige, à titre individuel, à venir en aide à des gens en situation de vulnérabilité ou de survie ; et c’est tout à l’honneur des gens qui le font, bien évidemment. En bref, il faut savoir distinguer les impératifs des politiques gouvernementales (à ce propos, notre politique d’immigration aurait bien besoin d’être revisitée) de l’échelle individuelle, à laquelle s’expriment des formes diverses de solidarité (qui sont à saluer). Soulignons-le, déterminer le nombre de personnes qui sont autorisées à entrer sur notre territoire, c'est une chose, laisser les gens mourir en mer au nom du réalisme et de la capacité (restreinte) d'accueil, c'est autre chose. La situation des quelques bateaux (et de leurs quelques dizaines ou quelques centaines de passagers clandestins) qui sont contraints de voguer de port en port jusqu'à ce que les États européens se décident à se les « répartir », est tout simplement une honte pour notre continent, qui aurait largement les capacités humaines, matérielles, financières de les accueillir et de traiter administrativement leur cas.
Un débat sclérosé et instrumentalisé, qui mériterait de prendre un peu de hauteur
Nous l'avons dit, traiter la question de l’immigration en la distinguant de l’analyse et du traitement des causes (et des conditions de la mobilité), c’est-à-dire parler d’immigration sans évoquer notre relation aux territoires de départ, est aussi absurde que vouloir dissocier des thèmes aussi intrinsèquement liés que l'écologie et l'économie. Et le débat binaire opposant les partisans du No border, d'une ouverture des frontières, correspondant trop souvent aux « chaisières » pointées du doigt par Lordon, à ceux favorables à une fermeture complète des frontières, comme si cela était une option envisageable (matériellement ou philosophiquement), est profondément stérile. Les médias réduisent la classe politique à cette logique absurde, et beaucoup trop de politiques s'y laissent enfermer avec satisfaction, par intérêt ou par paresse intellectuelle. En octobre dernier, sur le site collaboratif La rotative, le journaliste Olivier Cyran ne disait-il pas : « Avec les frontières, [...] il faut choisir : soit on est contre, soit on est pour, il n'y a pas de juste milieu » ? Le niveau zéro de la réflexion.
Il est devenu presque impossible de débattre de la question migratoire de façon sereine. Et pour cause, elle est analysée isolément, sur un ton soit crispé, soit angélique. Si vous êtes pour l'accueil, vous êtes utopiste, et si vous êtes contre l'accueil, vous êtes xénophobe... Et on s'arrête là. Les médias participent allègrement à cette dichotomie absurde, en présentant souvent le clivage de façon binaire, avec des titres réducteurs tels que « Frontière : pour ou contre ? », « Europe : ouverte ou fermée ? » ou « Europe passoire ou Europe forteresse ». En l'aborbant sous le prisme de la théorie du Grand remplacement, l'extrême-droite y voit un enjeu identitaire d'ordre existentiel, ce qui laisse peu de place à la modération (France : l'identité nationale en question(s)). La droite a pris la fâcheuse habitude de l'instrumentaliser, cristallisant l'attention sur des symboles sans intérêt (Identité française : peut-on dépasser le mythe surannée d'une « France éternelle » ?), sans pour autant changer fondamentalement les politiques menées par la gauche gouvernementale. Cette dernière esquive régulièrement le sujet, tout en poursuivant grosso modo la politique mise en place par la droite en termes d'accueil. La gauche radicale, enfin, classe dans la case « xénophobe d'extrême-droite » toute personne ne se déclarant pas favorable à l'ouverture pleine et entière des frontières. Et on continue de déconnecter cette thématique des autres qui y sont liées, notamment notre politique étrangère vis-à-vis de l'Afrique et du Moyen-Orient, et la question du changement climatique et de la gestion des ressources.
Quelques éléments de base doivent être intégrés pour penser toutes ces questions : la promesse d'« immigration zéro » est une vue de l'esprit, ni possible ni souhaitable ; la disparition totale des frontières et de tout contrôle, a minima aux marges de l'Europe, l'est tout autant, et n'est pas du goût d'une grande majorité de la population, en plus d'être une menace pour le fonctionnement même de la plupart de nos services publics (écoles, hôpitaux, etc.) ; le nombre d'arrivées ne relève nullement de la submersion, mais la multiplication des crises dans les pays de départ pourrait rendre l'accueil de plus en plus laborieux, ce qui doit nous obliger à revisiter notre lecture des relations Nord-Sud pour anticiper l'effondrement des sociétés les plus vulnérables ; et la remise en cause de notre mode de vie, l'éventuelle contraction de nos économies, et une valorisation des notions de sobriété et de frugalité, doivent se faire de manière maîtrisée, par solidarité avec les pays du Sud mais aussi pour notre propre survie, pour rendre nos territoires plus résilients. De toute évidence, nous sommes très loin de nous être appropriés ces postulats, et c'est sans doute le propre des civilisations en pleine croissance et prospérité de ne pas entrevoir les prémices de l'effondrement (L'Union européenne est-elle le cadre pertinent pour repenser notre modèle de société et assurer notre prospérité ?). « Un politicien pense à la prochaine élection, alors que l'homme d'État pense à la prochaine génération », disait en 1870 le théologien et auteur américain James Freeman. Il semblerait que nous manquions actuellement, cruellement, d'homme (et de femme) d'État.
* * *
Dans son projet baptisé « The Vulnérabilité Series », Abdalla Al Omari, réfugié syrien, a imaginé les dirigeants des grandes puissances mondiales dans la peau de déplacés. Basé aujourd’hui à Bruxelles, l’artiste souhaite nous rappeler que nous sommes tous des êtres humains vulnérables. Ici, la figure de Donald Trump.
Le passage qui suit est issu de Celles qui attendent (2010), écrit par Fatou Diome. Dans cet extrait, l'auteure franco-sénégalaise revient tout d'abord sur l'histoire de Coumba, jeune femme (et jeune mère) qui attend depuis déjà plusieurs années son mari, Issa, parti en Europe tenter sa chance. Elle décrit le sort de toute une génération qui, à l'image d'Issa et de Coumba, originaires d'une île au large du Sénégal, ont grandi balancés entre des métiers ancestraux qui se perdent ou sont méprisés, et un système éducatif bancal et sans perspective.
[Coumba] avait étudié jusqu’au lycée, Issa aussi. Ils étaient de ces enfants laissés en rade par l’école, après avoir échoué au bac. […] Ils étaient de ces enfants détournés de la vie paysanne et trop mal outillés pour escompter un destin de bureaucrate. Ne voyant aucun chemin susceptible de les mener vers un avenir rassurant, les garçons se jettent dans l’Atlantique, se ruent vers l’Europe […]. Les filles, quant à elles, s’accrochent à ces forcenés de l’exil qui les entraînent dans une dérive où l’utopie sert de socle aux sentiments. La scolarité éveille les filles et nourrit chez elles d’autres aspirations. Horripilées par la désastreuse condition de leur mère, sans pouvoir compter sur elles-mêmes, elles imaginent leur salut auprès de quelqu’un qui ose l’aventure [...].
Dans cet autre extrait, Fatou Diome revient sur les causes du déclin de la pêche sur la petit île où se déroule le roman, en partant du cas d'Abdou, un commerçant qui tient une petite épicerie. Elle rappelle en préalable qu'Abdou, « fils de pêcheur » dont « la mer a été [la] seule école », « nourri de céréales et de poissons frais », avait remplacé son père à la tête de « la flotte familiale », détaillant : « On dit qu'aux pauvres il reste les cadeaux de la nature. Or l'Atlantique était si généreux que les insulaires se sentaient bénis des dieux. [...] Même lorsque la prise était maigre, ils gardaient le bonheur paisible de ceux qui savent leur famille bien nourrie. »
Cette sérénité s’était troublée, puis avait fini par voler en éclats, quand les chalutiers occidentaux se mirent à piller les ressources halieutiques locales. Les sardines que les enfants grillaient en chantant se retrouvèrent dans des boîtes de conserve vendues dans les supermarchés des pays riches. Abdou, le capitaine, avait pressenti le problème : ses prises se réduisaient, ses finances s’effondraient. Sur toute la côte sénégalaise, les pêcheurs rentraient avec des pirogues de moins en moins remplies. Les daurades et les espadons, qu’attendaient leurs épouses, étaient ratissés par les bateaux européens pour des papilles plus nanties. Et pendant que les populations du Nord se gavaient, la disette s’installait au Sud.