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Par David Brites.

Avec la crise du coronavirus s’est ouverte, depuis mars 2020, une crise économique, plus forte encore que la crise de 2007-2008 qui avait pourtant déjà secoué les économies occidentales. Tout comme il y a douze ans, lorsque Américains et Européens avaient mobilisé des centaines de milliards d’euros pour « sauver les banques » et éviter un effondrement de l’économie, les dirigeants des pays industrialisés ont, dès l’annonce des mesures de confinement, annoncé l'injection de sommes considérables pour anticiper la faillite en série des entreprises affectées par l’arrêt soudain de l'activité. Sauf que cet argent ne tombe pas du ciel, et impose aux États d'augmenter leur dette publique. Comme on pouvait s’y attendre, et comme on avait pu l’observer en Europe il y a un peu plus de dix ans, lors de dernière crise, les cris d’orfraie se multiplient pour dénoncer l’explosion de la dette et prévenir que, quoi qu’il arrive, il faudra bien imposer des mesures d’austérité pour pouvoir la payer. Quelle part de réalité, quelle part de fantasme dans cette antienne ?

En mars dernier, le ministre des Finances néerlandais Wopke Hoekstra s’est illustré d’une bien malheureuse manière en critiquant, en pleine visioconférence avec ses homologues européens, l’Espagne et l’Italie pour n’avoir supposément pas bien géré leurs comptes publics, ce qui expliquerait que ces deux pays se soient trouvés dans une situation si dramatique lors de la crise du COVID-19. Il est allé jusqu’à suggérer à la Commission européenne d’engager une mission d’investigation sur la gestion budgétaire des deux États – une attitude qualifiée par le Premier ministre portugais António Costa de « répugnante », quelques jours plus tard.

Globalement, si l’UE s’est momentanément efforcée de relâcher sa vigilance vis-à-vis des critères de Maastricht (notamment la maîtrise du déficit budgétaire sous la barre de 3% et de la dette publique sous celle de 60% du PIB), c’est plutôt le manque de solidarité, de concertation et de coordination qui s’est observé en Europe, lors de la crise du coronavirus. Par exemple, neuf pays, parmi lesquels l’Italie, l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, Malte et la France, ont proposé de lancer sur les marchés financiers des emprunts massifs garantis par tous les États de la Zone euro, les fameux eurobonds, ou euro-obligations. Une proposition rejetée le 26 mars par les Pays-Bas et l’Allemagne. De même, dans la nuit du 7 au 8 avril, les négociations entre partenaires européens se trouvaient dans l’impasse, notamment du fait des positions inconciliables des Néerlandais d'une part et des Italiens d'autre part. Comme une répétition des clivages intra-européens déjà observés durant la crise financière et la crise des dettes souveraines, à partir de 2008. Le 8 avril, Wopke Hoekstra aurait même à nouveau déclaré à ses homologues : « Je ne peux pas expliquer à mon opinion publique que les Pays-Bas vont payer pour ceux qui n’ont pas été vertueux. » Le 9 avril, finalement, les ministres européens s’accordaient sur un plan de relance basé sur trois axes principaux : jusqu’à 240 milliards d’euros d’emprunts du fonds de secours de la Zone euro, un fonds de garantie de 200 milliards pour les entreprises, et jusqu’à 100 milliards pour appuyer le chômage partiel. Le projet d’eurobonds était une nouvelle fois abandonné.

Après cela, le plan proposé en mai par Emmanuel Macron et Angela Merkel, renforcé dans la foulée par la Commission européenne, fut dans un premier temps rejeté par l'Autriche, la Suède, le Danemark, la Finlande et surtout les Pays-Bas (pour les mêmes raisons liées à la la gestion budgétaire des pays méridionaux), avant d'être validé, au terme de quatre jours de sommet européen, le 21 juillet, par l'ensemble des États membres. L'accord repose finalement sur un plan de 750 milliards sur trois ans, empruntés sur les marchés au nom de la Commission européenne, et transférés aux États, régions et secteurs affectés par la pandémie. Plus précisément, 360 milliards seront prêtés aux États membres qui le souhaitent, et 390 milliards seront transférés d'ici à 2023, sous forme de subventions qui, elles, seront remboursées, en partie par les États, en partie par de nouvelles ressources à caractère fédéral (la plupart restant à définir). Emmanuel Macron tweetait à l'issue du sommet : « Jour historique pour l'Europe ! » Un mot que reprenait largement la presse française. Il y aurait d'ores et déjà beaucoup à dire sur la nature même de ce plan, dont les contreparties sont des « réformes structurelles » des économies bénéficiaires (comprendre : des plans d'austérité).

Il y aurait donc le « Club Med », les pays paresseux et mauvais gestionnaires, au Sud : Grèce, Italie, Espagne… Et les pays « sérieux », au Nord : Pays-Bas, Allemagne, Autriche, Finlande… Les médias reprenaient même cette dichotomie en qualifiant régulièrement ces derniers de « pays frugaux ». Pourtant, si les Pays-Bas sont souvent présentés comme un pays vertueux sur le plan financier, il y aurait beaucoup à dire sur cette idée reçue. En creusant un minimum la question de la dette, on constate d'emblée que les Néerlandais s'avèrent le peuple le plus endetté de la Zone euro, si l’on considère à la fois les dettes publique et privée, c’est-à-dire des collectivités publiques, de l’État, des ménages et des entreprises. Vue ainsi, la dette en pourcentage des Pays-Bas est équivalente à celle de la Grèce, et bien supérieure à celle de l’Espagne ou de l’Italie. Elle tient en particulier à la dette colossale des ménages, équivalente à 239% du revenu annuel de ces mêmes ménages (en 2018), contre 121% pour la France, 107% pour l’Espagne, 106% pour la Grèce et 87% pour l’Italie. Or, ce que nous dit l’Histoire, c’est que les crises financières prennent leur origine bien plus souvent dans les dettes privées que dans la dette des États.

En outre, le modèle économique néerlandais, rendu très vulnérable par l’influence considérable qu’y prennent les fonds de pension (la volatilité des cours boursiers annonce d’ailleurs des baisses importantes de pouvoir d’achat pour les retraités néerlandais dans un futur proche, avec de probables coupes sèches dans le versement des pensions), doit pour partie sa richesse à son statut de paradis fiscal. Ainsi, rappelaient en avril dernier les économistes Isabelle Salle et Dany Lang sur le site du FigaroVox, « les avoirs des 15 000 entreprises […] qui ne disposent que d’une adresse aux Pays-Bas sans n’y avoir aucune activité ni emploi, atteignent 4 500 milliards d’euros, ce qui représente 4,5 fois le PIB [du] pays ». Ils précisent : « Un nombre inconnu – car confidentiel – d’entreprises multinationales bénéficie d’accords fiscaux favorables dont les termes, tout aussi confidentiels, sont négociés directement avec les autorités néerlandaises. » Avec leur stratégie de paradis fiscal, les Pays-Bas, tout comme leur voisin luxembourgeois et quelques autres États de l'UE, retirent ainsi des recettes fiscales substantielles à leurs partenaires européens.

Il est plus que cocasse qu’il soit reproché à l’Espagne et à l’Italie la situation de leurs comptes publics, comme si elle constituait la raison pour laquelle leurs systèmes de santé ont rencontré tant de difficultés à endiguer le coronavirus. Rappelons que les gouvernements en place dans ces deux pays ne sont pas véritablement comptables de l’intégralité du bilan budgétaire de ces derniers années, puisque l’Italien Giuseppe Conte et l’Espagnol Pedro Sánchez, l’un comme l’autre, ne sont Premiers ministres que depuis juin 2018, et que leur équipe gouvernementale respective (coalition Mouvement 5 Étoiles-Parti démocrate à Rome, alliance Parti socialiste-Podemos à Madrid) n’est entrée en fonction que très récemment, en septembre 2019 pour le premier, en janvier 2020 pour le second. En outre, ce sont justement les politiques d’austérité, imposées au nom du retour à l’équilibre budgétaire, qui ont, là comme dans d’autres pays (Portugal, Grèce, Chypre…), fragilisé les systèmes hospitaliers et rendu ces pays si vulnérables à d’éventuelles pandémies. Il est donc ironique de voir désormais les pays « riches » du Nord leur reprocher leur mauvaise gestion budgétaire. En Espagne comme en Italie ou en France, des mesures de confinement aussi drastiques, celles qui sont justement à l’origine des difficultés économiques actuelles, auraient-elles été nécessaires si les services de soin avaient été en capacité d’endiguer la propagation du virus et d’accueillir les malades, et si les autorités avaient été en capacité de mettre en place de façon systématique des tests et d’imposer le port du masque dans les espaces publics ?

Les médias ont pris l'habitude de présenter les débats sur les dettes publiques et sur le budget européen sur la base d'une dichotomie entre pays dits frugaux et pays dépensiers. Une vision qui relève plus du fantasme et des stéréotypes liés à notre regard sur les sociétés protestantes du Nord de l'Europe (et à celui teinté de racisme vis-à-vis des « Latins » du Sud) que de la réalité, et qui mériterait un vrai travail de déconstruction intellectuelle.

Les médias ont pris l'habitude de présenter les débats sur les dettes publiques et sur le budget européen sur la base d'une dichotomie entre pays dits frugaux et pays dépensiers. Une vision qui relève plus du fantasme et des stéréotypes liés à notre regard sur les sociétés protestantes du Nord de l'Europe (et à celui teinté de racisme vis-à-vis des « Latins » du Sud) que de la réalité, et qui mériterait un vrai travail de déconstruction intellectuelle.

Une remise en perspective des chiffres de la dette

Passons à présent en France. En avril, le gouvernement français présentait un plan de 110 milliards d’euros pour amortir le choc économique. Le budget consacré au chômage partiel était rehaussé à 24 milliards d’euros, le fonds de solidarité dédié aux très petites entreprises et aux indépendants fixé à 7 milliards d’euros, et des sommes de 1 000 à 2 500 euros proposées aux entreprises affectées par la crise ou menacées de faillite. Quelques 20 milliards d’euros étaient également mobilisés pour les grandes entreprises les plus impactées – la faiblesse des contreparties sociales et environnementales était d’ailleurs pointée du doigt par les ONG et l'opposition de gauche. Le 14 juillet encore, en entretien exclusif sur TF1 et France 2, le chef de l'État confirmait pour la rentrée un plan de « relance industrielle, écologique, locale, culturelle et éducative » d'« au moins 100 milliards d'euros », venant s'ajouter aux plus de 460 milliards de dépenses publiques et de garanties d'État engagées au cours des quatre mois précédents ; après en avoir esquissé les grandes lignes, le 25 août lors d'un conseil de défense, et à nouveau le 26 août à l'université d'été du Medef, le nouveau chef du gouvernement Jean Castex a largement détaillé le contenu de ce plan, le 3 septembre dernier. Le Premier ministre précisait alors qu'« au moins un quart » des 100 milliards de relance promis le 14 juillet bénéficierait aux PME et aux TPE, et que seraient baissés à partir du 1er janvier 2021 les dits impôts de production, à hauteur de 10 milliards d'euros par an. Entretemps, le 30 juillet, le même Jean Castex annonçait le déblocage d'une enveloppe de 600 millions d'euros à destination des régions afin de préserver leurs capacités d'investissement, sachant que ces dernières, parce qu'elles sont dotées d'importantes compétences en matière d'emploi, de formation, de transport ou encore d'économie, ont vocation à être des relais précieux dans la mise en œuvre du plan de relance.

Très tôt, depuis le début de la crise du COVID-19, les prévisions macro-économiques ont été alarmistes : une contraction de 8% de l'économie, réévaluée par la suite, en juin, à 11% du PIB ; le déficit budgétaire équivalent à 9% du PIB, la dette publique à 115% ; et une inversion à la hausse du chômage (400 000 emplois auraient été détruits dès le premier mois de confinement, et 900 000 pourraient l'être au total d'ici la fin de l'année). Lentement mais sûrement, des voix se sont élevées pour alerter sur l’explosion de la dette. Et il faudra s’y attendre, à mesure que le pays sortira du contexte exceptionnel du confinement, à mesure que les impératifs sanitaires dus à l’épidémie s’éloigneront dans le temps, déliant les langues des adeptes de l'austérité, les appels à des mesures drastiques de rigueur budgétaire se multiplieront. Pour nous convaincre de cela, les chiffres du déficit et de la dette seront martelés, martelés, martelés, évidemment sans aucune remise en perspective de la part des médias conventionnels.

Et pourtant, un peu de recul et un minimum d'analyse seraient bienvenus. Déconstruisons un peu le chiffre de 115% de la dette publique : répéter ce chiffre, sans plus d’explication, c’est faire comme si la dette de l’État valait pour une seule année – 2020, en l’occurrence. Alors que la durée de vie moyenne d’un titre de dette de l’État français est de sept ou huit ans. Ce qui suppose que la dette devrait être rapportée à un temps plus long, et non à une année donnée, 2020 par exemple. Le raisonnement étant le même que pour la dette d'un ménage : lorsqu'un particulier contracte un emprunt sur 25 ans pour acheter un appartement, rapporter le montant de son crédit en pourcentage d'une seule année de ses revenus n'a à peu près aucun sens. En outre, rappeler la durée moyenne d’un titre de dette publique, permet aussi de balayer cette vieille rengaine libérale qui veut que « la dette, ce sont nos enfants qui vont la payer ». La façon même de présenter les chiffres du déficit et de la dette n’est évidemment pas neutre, elle est au contraire très politique.

D’autres chiffres doivent également être relativisés. Le déficit de la Sécurité sociale devrait atteindre un niveau historique de 52,2 milliards d’euros à l’issue de la crise. Certes, mais il est bon de rappeler qu’il était proche de 30 milliards il y a dix ans, et les gouvernements successifs ont pourtant su le résorber, le ramenant à 4 milliards en 2019. Ce qui signifie qu'une quinzaine d'années devrait permettre de le réduire, sans pour autant qu’il soit nécessaire de s’affoler. De même, le déficit de l’assurance-chômage devrait dépasser les 50 milliards, mais il était déjà de 37 milliards l’année dernière (donc la hausse n’est pas de 50 milliards mais d’environ 10 à 15 milliards). Oui, la dette publique devrait passer de 2 385 à 2 740 milliards, soit de 100 à 115% du PIB. De telles hausses ne sont évidemment pas encourageantes pour l'économie, mais quand on rappelle que le Japon, seconde puissance mondiale, cumule une dette équivalente à 250% de son PIB, on est en droit de relativiser un peu notre malheur.

Sans compter que les indignations et les cris d'orfraie varient en fonction de l'objet des dépenses, bien plus qu'en fonction de leurs impacts, et surtout de leurs impacts sociaux. Les déductions de charges patronales qui se sont substituées au CICE ont encore coûté 20 milliards en 2018, et 40 milliards d’euros en 2019, sans que personne ne s’en alarme. Encore le 17 avril, nous l’avons dit, le gouvernement a fait voter un soutien de 20 milliards d’euros aux grandes entreprises impactées par la crise, comme Air France, Renault, ou encore le parapétrolier Vallourec. Sans même parler de la disparition de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF), remplacé le 1er janvier 2018 par l’Impôt sur la Fortune Immobilière (IFI), ce qui représente chaque année un manque à gagner de 3 à 5 milliards pour l’État. Bref, de l’argent, il y en a. L’exécutif, appuyé en cela par les prescripteurs d’opinion dans les médias, s’alarme régulièrement des dépenses supposées excessives (« un pognon de dingue », disait Emmanuel Macron en juin 2018), mais on redistribue sans broncher de l’argent aux entreprises, sans contrepartie sociale (sur les dividendes) ou environnementale (sur la réduction de l’empreinte carbone).

Les exemples existent dans l’Histoire, de résorption de la dette qui se soit faite sans passer par des politiques d’austérité. Au sortir des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, le Royaume-Uni présentait en 1815 une dette équivalente à plus ou moins 100% de son PIB ; or, Londres a fait le choix de ne pas rembourser le principal, se contentant d’acquitter chaque année les intérêts sans accumuler de nouveaux déficits, de telle sorte qu’en 1914, à la veille de la Grande Guerre, la dette publique nominale, restée stable autour de 1 milliard de livres sterling pendant un siècle, ne traduisait plus qu’un endettement inférieur à 50% du PIB. Cette stratégie n’est pas très éloignée de celle proposée actuellement par le leader de La France Insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, qui en appelle à un rachat des titres de dette de l’État français par la Banque centrale européenne (BCE), suivie d’une mise en sommeil de son remboursement – ce qu’il appelle la « dette perpétuelle », une idée qu'il a défendue à la tribune de l'Assemblée nationale le 4 juin dernier. Sans en aller jusque-là, les banques centrales nationales pourraient au moins reprendre la main et prêter aux États pour éviter l'explosion des taux d'intérêts et alléger le poids du remboursement de la dette supporté par le contribuable. Au Royaume-Uni, la Banque centrale a annoncé, le 9 avril 2020, qu'elle financerait directement certaines dépenses de l'État, permettant au gouvernement britannique de limiter le recours au marché obligataire pour financer les mesures extraordinaires de soutien à l'économie prises dans le contexte de la pandémie. Une disposition utilisée pendant la crise financière de 2008, qui avait vu le niveau de ce découvert s'envoler brièvement à près de 20 milliards de livres.

En France dans les années d’après-guerre, la dette a été noyée dans l’inflation (celle-ci était supérieure à 50% entre 1945 et 1948), tombant à 30% du revenu national en 1950 ; le Royaume-Uni, avec une dette supérieure à 200% du PIB en 1950, passera également par cette étape dans les années 1970 (avec près de 15% d’inflation par an), pour que la dette retombe à un niveau de l’ordre de 50% du PIB. Quant à la République fédérale d’Allemagne, après la Guerre 39-45, elle parvient à réduire sa dette par l’inflation, mais aussi parce que les Occidentaux décident en février 1953, dans le contexte de la Guerre froide, de l’annuler à hauteur de 60%. La dette n’est pas le souci central, d'autant moins dans le contexte actuel, où les taux d'intérêts proposés aux États sont quasi-nuls (entre 0 et 0,5%) ; le problème est qui la détient, et comment on choisit d’y répondre.

Le débat relancé ce printemps autour des eurobonds, nous l’avons dit, rappelle le climat acerbe qui a dominé, pendant plusieurs années, les réunions du Conseil de l’UE et les sommets de chefs d’État et de gouvernement européens lors de la crise des dettes souveraines, approximativement entre 2009 et 2015. Or, en la matière, n’est pas toujours « dans les clous » celui que l’on croit. Outre l’enjeu du remboursement de la dette, se pose également la question de sa légitimité. Pour rappel, en mars 2015, Zoé Konstantopoulou, à l’époque présidente du Parlement grec lors du premier gouvernement dirigé par Aléxis Tsípras, lançait à Athènes une commission d’audit qui, composée d’experts et de représentants de la société civile et des mouvements sociaux, visait à « analyser l’origine et l’historique de la dette grecque », en déterminant notamment si une partie était liée à la corruption, à des taux d’intérêt excessifs, ou à des prises de décision contraires à l’intérêt général. Un an plus tard, le 1er mars 2016, une rencontre intitulée « Restructuration de la dette – Rencontre de la démocratie » s’est tenue à Bruxelles, en présence de nombreux membres de cette commission. Il faut savoir que tous les pays européens soumis à des memoranda (plans d’austérité) avaient théoriquement l’obligation de faire un audit de leur dette public (Règlement 472/2013 relatif au renforcement de la surveillance économique et budgétaire des États, imposé par l’UE il y a sept ans). Mme Konstantopoulou a alors déploré que, soumis aux pressions des créanciers européens et internationaux, le gouvernement Tsípras adoptât désormais une posture négative vis-à-vis du travail d’audit accompli, constatant que « le rapport de la Commission pour la vérité sur la dette grecque a effrayé les créanciers ».

Rappelons que la Grèce reste pour l’instant le seul pays de l’UE à avoir initié un tel audit, et curieusement, les institutions européennes n’évoquent jamais cette obligation. « Une partie de [la] dette est illégitime, ou illégale, expliquait dès juin 2015 Zoé Konstantopoulou. En ce qui concerne les cas de corruption, certaines affaires sont déjà connues et impliquent les précédents gouvernements grecs. Mais souvent, elles concernent aussi des entreprises allemandes » comme Siemens, accusé d’avoir versé des pots-de-vin à plusieurs partis politiques.

Faut-il sauter sur sa chaise comme un cabri en disant : « La dette, la dette, la dette » ?

Pourquoi sauter comme un cabri en disant : « La dette, la dette, la dette » ?

Ramener systématiquement le débat public à la question de la dette n’est pas dû au hasard. Le procédé a été esquissé il y a un demi-siècle par Milton Friedman, un économiste de l’École de Chicago, maître à penser de la révolution conservatrice de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis dans les années 1980. On l’a vu à l’œuvre en Grèce après la crise de 2008, mais aussi au Chili après le putsch de 1973, ou encore dans l’ancien espace soviétique dans la décennie 1990 : derrière ce qu’on appelle la Stratégie du Choc (Shock Doctrine), théorisée par la journaliste Naomi Klein dans un essai publié en 2007, on a l’idée que des évènements graves, des désastres, conduisent à des chocs psychologiques tels, qu’ils permettent l’adhésion de la population à des réformes économiques carabinées, par exemple la privatisation des services de l’eau et de l’énergie.

Face aux défis du redressement de l’économie post-coronavirus, en France, les propositions libérales se multiplient, décomplexées : à droite, on propose déjà de revenir à 37 heures de travail par semaine ; les droits sociaux liés aux congés et au temps de travail ont été rognés pendant la période du confinement, par la loi du 20 mars adoptée sous pression du patronat ; des sociétés évoquent des baisses de salaire… Les leçons à tirer de la crise sont pour les uns un plaidoyer en faveur d’une réelle transition écologique, pour les autres une invitation à adopter un vaste cocktail de mesures ultra-libérales de dérégulation des droits du travail et d’austérité budgétaire (Des chauves-souris et des hommes : quelles leçons tirer de la crise du COVID-19 ?). Les annonces du gouvernement dirigé par Jean Castex, entré en fonction le 3 juillet dernier, sont à cet égard symptomatiques. Ainsi, dans son discours de politique générale devant le Sénat, le 16 juillet, le nouveau Premier ministre déclarait : « Il nous faudra aussi profiter de la crise [...] pour pérenniser les dispositifs de dérogation et de simplification administratives qui ont été adoptés par ordonnance à la faveur de la crise sanitaire. La crise économique [va] justifier que nous allions encore plus loin, encore plus fort dans les démarches de simplification, qu'il s'agisse du droit, de la commande publique, des autorisations et de tous les dispositifs qui [...] retardent et contrarient sans cesse la réalisation d'investissements indispensables. » Ce qui semble confirmer les craintes des milieux syndicaux et de l'opposition de gauche qui ont alerté dès le vote de la loi sur l'urgence sanitaire, en mars, sur les risques que certaines mesures adoptées, régressives en termes de droits du travail, ne prennent finalement un caractère durable en étant intégrées au droit commun, au nom de l'impératif de redressement économique (« Il n'y a pas de volonté d'assurer la protection des salariés » : les entraves à l'inspection du travail, ou comment l'accès aux droits est menacé). Enfin, nous l'avons évoqué, cet été, le nouvel exécutif a confirmé une baisse des impôts dits de production, à hauteur de 20 milliards d'euros pour les entreprises – 10 milliards en 2021 et autant en 2022. Au nom de la nécessité de réindustrialiser le pays. Or, non seulement il y aurait beaucoup à dire sur l'idée que la relocalisation de nos activités productives puisse se faire sur la seule base de baisses de charges, mais, de surcroît, il n'y a pas à douter que, comme toujours, une baisse des charges aux entreprises se traduira (à nouveau) par une fragilisation des compte sociaux, et ce, à la veille d'une réforme annoncée du système de sécurité sociale. Un choix qui n'est pas anodin.

Dès les annonces de soutien aux entreprises et aux salariés, pendant le confinement, on avait pu constater les contradictions évidentes exprimées au sein même du gouvernement. Sur la nécessité de modérer l’arrêt de la machine économique tout d’abord, par exemple entre les discours du chef de l’État et de son ministre de la Santé, Olivier Véran, appelant à un confinement strict, et ceux de Muriel Pénicaud, alors ministre du Travail, et Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, incitant quant à eux les travailleurs à poursuivre leurs activités. Et sur la question de la dette, bien sûr. « Il n’y a pas de plafond [à la dette] », déclarait Gérald Darmanin, alors ministre des Comptes publics, suite à l’adoption d’un projet de budget rectificatif pour 2020, incluant le plan d’action de 110 milliards d’euros mentionné plus haut. Il précisait tout de même : « Nous sommes dans le montant de déficit et de dette jamais atteint depuis la Seconde Guerre mondiale. » De même, le 10 avril sur Europe 1, si Bruno Le Maire justifiait les sommes mobilisées par l’État, déclarant : « Entre des milliers de faillites et la dette, nous avons choisi la dette », il rappelait en même temps qu’« à la sortie de cette crise [du COVID-19], il faudra faire des efforts », ajoutant : « Le redressement sera long. Et il passera par le désendettement du pays. [...] Le premier effort, ce sera de se remettre au travail. » Annonçant le rythme des réformes à venir, il précisait encore : « Cet endettement doit être provisoire, et nous devons le plus rapidement possible, dès que l'économie pourra redémarrer, réduire cette dette. » Le 19 avril encore, c'était François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, qui déclarait, cité par Le Figaro : « La France va sortir de ce choc avec une dette publique accrue d'au moins 15 points de PIB, à 115%. Dans la durée, il faudra rembourser cet argent. Il faudra viser une gestion efficace, d'autant plus que les Français ne souhaitent pas payer plus d'impôts. » Gestion plus efficace, autrement dit : une réduction des dépenses publiques. Encore le 2 juin, Gérald Darmanin en rajoutait une couche, s'alarmant à nouveau de la hausse révisée du déficit de la sécurité sociale.

Personne ne dit qu’aucun effort ne doit être fait pour réduire la dépense publique. Bien sûr, certains secteurs pourraient améliorer les procédures administratives ou réduire la masse salariale, par exemple dans le personnel administratif de certaines collectivités territoriales. Mais ce type d’approche ponctuelle ne peut en aucun cas devenir un dogme, ni être érigé en pilier du fonctionnement des services publics. On a bien vu ce qu’a donné un fonctionnement à flux tendu dans des secteurs aussi vitaux que l'hôpital. Surtout, si personne ne prétend maintenir la dette à des niveaux stratosphériques, la vraie question est la suivante : doit-on hypothéquer l’avenir des prochaines générations du seul fait que la dette aura été élevée au rang de priorité absolue ? Et ce, à une époque où les enjeux environnementaux et climatiques supposent au contraire des investissements significatifs dans la relocalisation de la production, dans la transition énergétique et pour la construction d’un modèle économique plus sobre et résilient. Certes, on ne désire pas léguer une dette abyssale aux générations futures. Mais souhaite-t-on davantage leur laisser un système de santé qui les laissera mourir par dizaines ou centaines de milliers à la première pandémie venue ? Souhaite-t-on davantage leur laisser des services publics au rabais, incapables de compenser les inégalités sociales ? Ou des écosystèmes appauvris, et un réseau de solidarité inexistant ? Contracter de la dette publique pour faire des investissements pertinents, c'est offrir un monde meilleur à des générations qui arriveront peut-être trop tard pour sauver les écosystèmes et prévenir les changements climatiques, ou pour donner à la vie humaine (et à la vie tout court) la valeur qu'elle mérite.

Au contraire, on voit pour l’instant la timidité des mesures annoncées sur le plan social, alors que le débat autour de la qualité de nos services publics devrait déjà être dépassé ; c’est pourtant un préalable évident à la réflexion sur la construction d’un modèle durable. En effet, comment peut-on penser l’« après », si les personnels des services de base les plus indispensables en sont encore réduits à quémander des conditions dignes de travail ? Ainsi l’a-t-on observé dans le secteur de la santé, puisque l’exécutif a traîné des pieds pour concéder des hausses de salaire pour le personnel soignant, même après la crise du COVID-19 : n'étaient initialement annoncées que des primes, et finalement, au lieu des 300 euros réclamés immédiatement, les infirmières et infirmiers ont été augmentés de 90 euros ce mois-ci, et le seront à nouveau de 90 euros en mars 2021. En outre, dans le secteur de la santé, tout le monde n'a pas connu de revalorisation salariale ni même de prime. Seuls les personnels ayant travaillé dans les services directement concernés par le COVID-19 ont perçu la « prime COVID ». Et les autres salariés travaillant en hôpital (électriciens, agents de service, etc.) n'ont pas bénéficié d'une hausse substantielle de salaire.

Nous sommes à la croisée des chemins. C’est probablement de notre capacité d’interprétation critique, à l’égard de l’information transmise (et martelée) par le pouvoir et les médias, que dépendront beaucoup des orientations du gouvernement. Et c’est sans doute de cette même capacité d’analyse critique que découleront nos choix électoraux, en 2022 et au-delà. Souvenons-nous donc de nous méfier des informations qui nous sont transmises, afin de nous assurer que l’« après-coronavirus » ne se traduise pas simplement par une réduction de nos droits et par la remise en cause de plus d’un siècle et demi de lutte politique et sociale.

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