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Par David Brites.

C'était il y a un peu plus d'un an, au cours de l'automne 2016, la région de Wallonie ralentissait le processus de ratification de traité de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada, le CETA. Depuis, le traité est sur les rails, et en passe d'être définitivement adopté au cours des prochains mois une perspective confortée par l'élection en France d'un président, Emmanuel Macron, ouvertement favorable au principe de libre-échange. Pourtant, les députés wallons réclamaient, chose somme toute raisonnable, davantage de garanties sur la portée du texte, dont ils craignaient les conséquences sur le secteur de l'agriculture et les normes sociales et environnementales. Mais la marche dans le « sens de l'Histoire » (marqué par une ouverture des frontières, une libéralisation des économies, etc.) est implacable, semble-t-il. Et nos sociétés poursuivent leur petit bonhomme de chemin dans leurs pratiques de consommation, de production, de distribution. Comme si tout cela était tenable sur le long terme, sans prise de recul raisonnable au plus haut niveau de décision.

Dans la foulée de cette séquence marquée par l'intervention dans l'arène politique et médiatique du ministre-président wallon Paul Magnette, qui dirige un territoire qui sait bien quelles peuvent être les conséquences de la mondialisation sur le plan économique et social, aucune réflexion n'a été engagée à l'échelle européenne sur la pertinence de nouveaux traités de libre-échange bilatéraux du type TAFTA ou CETA, ni même sur celle de l'ouverture des frontières commerciales en général. Lors de son discours du 1er décembre 2016 où il annonçait renoncer à briguer un second mandat, le président François Hollande déclarait lui-même, en direct : « Je vous le dis nettement, franchement, le plus grand danger, c'est le protectionnisme, c'est l'enfermement. Et ce serait d'abord un désastre pour les travailleurs français. » Pourquoi brandir le protectionnisme comme un épouvantail ? Alors que le libre-échange est une des causes du démantèlement de nos industries au cours des dernières décennies, ce chef de l'État qui s'est révélé incapable de tenir ses promesses en termes de création d'emplois, vient nous dire que la remise en cause de la globalisation et du commerce mondialisé, c'est mal...

Cet article ne reviendra pas sur la critique du cadre global, les auteurs de ce blog ont déjà eu l'occasion, suite à la catastrophe du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 (Quand la pelote de laine bangladaise s'enflamme), puis à la veille de la dernière campagne présidentielle (Présidentielle de 2017 : aura-t-on enfin droit à un débat sur le protectionnisme économique ?), de jeter les bases d'une critique contre le système actuel de libre-échange, qui va à l'encontre du bon sens, de la justice sociale et de la logique de développement durable. Lors d'autres articles comme en juin 2013 (Zone de libre-échange UE-États-Unis : la gauche l'a fait !), étaient même directement visés les traités de libre-échange bilatéraux tels que le TAFTA (UE-États-Unis) et le CETA (UE-Canada).

Notre classe politique est globalement inactive, alors que notre système prouve tous les jours ses limites, et que les questions environnementales et sanitaires dominent toujours plus le débat public. Libre-échange, transport de masse des marchandises et des personnes, désindustrialisation, chômage en Europe, exploitation des masses en Asie et en Afrique, dégradation voire destruction des écosystèmes quel que soit l'endroit sur la planète, explosion des maladies liées à la pollution, multiplication des catastrophes naturelles et dérèglement des saisons... Tous ces sujets sont évidemment liés. Et les seuls (La France Insoumise, le Front National, une partie des Verts-Europe Écologie, le Parti communiste français, Debout La France, etc.) qui évoquent cette question du protectionnisme sont renvoyés à la radicalité de leurs programmes, quel que soit le logiciel de pensée (nationaliste, écologiste...) qui se trouve derrière. En cela, le monde médiatique joue largement le jeu du système. Il discrédite volontairement l'ensemble des pensées alternatives, sous couvert de réalisme et de progrès. Or, quand on voit la marche du monde, peut-on sincèrement penser que ceux qui cautionnent son évolution actuelle s'inscrivent dans le réel ?

Des conteneurs dans le paysage d'un port ouest-africain (ici à Bissau, en Guinée-Bissau).

Des conteneurs dans le paysage d'un port ouest-africain (ici à Bissau, en Guinée-Bissau).

Devant la pusillanimité du monde politique, que faire ? D'abord, il s'agit de lire, de se documenter, de se renseigner un peu. Comme nous l'avions déjà traité en juin dernier (La société de consommation en Europe : chronique d'une construction socio-culturelle sans issue durable), notre modèle de société est issu d'une construction fort bien pensée, et la question de l'ouverture des frontières commerciales, ancienne mais affichée comme un objectif en soi depuis la Seconde Guerre mondiale, ne fait pas exception. Déconstruire les idées reçues est donc important. Le libre-échange se traduit factuellement par un accroissement du chômage dans nos pays, au profit d'autres offrant une main d'œuvre à moindre coût, par une hausse des émissions carbone globales, puisqu'à la production il convient d'ajouter la pollution issue du transport, et par l'exploitation de masses réduites à la misère dans des régions du monde où les moyens pourraient pourtant être mobilisés pour améliorer réellement la vie des gens.

Il faut ensuite s'engager vers des achats plus durables. Et cette démarche exige 1) de s'informer et 2) de lutter contre la facilité des achats de masse, notamment de l'achat des produits importés. Très concrètement, cela se traduit sur notre consommation quotidienne, mais pas seulement. Également sur l'achat quasi-compulsif de produits numériques ou de communication qui représentent un coût considérable pour l'environnement (smartphones, I-Phone, etc.), ou sur des produits dont on connaît l'impact désastreux pour les écosystèmes (le Nutella et certains gâteaux qui comportent des quantités dramatiques d'huile de palme, pour ne citer qu'un exemple). Les pistes d'achats alternatifs ne sont pas nombreuses mais elles existent et elles se multiplient. Chercher ou créer des îlots d'innovation, pour reprendre le mot de la philosophe Cynthia Fleury sur lequel les auteurs de ce blog avaient largement épilogué en avril 2016 (« Îlots d'innovation » : quand le citoyen a un temps d'avance sur la classe politique), est une piste incontournable pour repenser notre modèle. Sur la question du libre-échange, évidemment, la lutte est plus complexe. Car le citoyen lambda pourra toujours boycotter (si tant est qu'il en ait les moyens) les marques qui importent des produits depuis les antipodes, il apaisera sa conscience, mais cela ne remettra pas en cause le système dans sa globalité. Les accords commerciaux dépendent des élites politiques et économiques (ce sont parfois les mêmes) qui, au Nord comme au Sud, négocient les ouvertures commerciales sur le dos de leurs concitoyens.

Et des lanceurs d'alerte sont aussi là pour venir nous rappeler cette réalité. Le 28 novembre dernier, l'émission Cash Investigation (France 2) présentait un reportage nourri sur les conditions de culture et de vente du coton ouzbek, qui sert ensuite à la production de nos tee-shirts, par exemple au Bangladesh. À la journaliste de France 2 qui lui rappelait la réalité de l'exploitation massive des travailleurs orchestrée par l'État ouzbek sur les champs de coton, Maria Arena, élue qui a fait voter il y a un an au Parlement européen une normalisation du commerce du coton avec l'Ouzbékistan, répondait ceci : « Oui, bien entendu, et il faut changer. Mais ce qui m'intéresse, c'est qu'avant, on avait des enfants sur les champs. Aujourd'hui, le cas des enfants sur les champs est extrêmement contenu. » Alors que des ONG ont justement pointé du doigt (et l'en ont informée) l'augmentation du travail des enfants dans le secteur du coton ouzbek ces dernières années, l'eurodéputée socialiste belge persiste et signe, lors de cet interview, en promettant de revenir sur l'accord si les choses ne s'améliorent pas en Ouzbékistan... Sauf qu'une fois l'accord entré en vigueur, difficile de revenir dessus si facilement. Surtout, a-t-elle seulement les moyens de vérifier réellement les conditions de travail dans un pays que l'on peut largement qualifier de dictature, qui contrôle précautionneusement toutes les visites de terrain du Bureau International du Travail, et qui interdit dans les faits celles des ONG ?

Quand bien même le principe d'importer des produits ayant parcouru des milliers et des milliers de kilomètres serait pertinent sur le plan théorique, la transparence de la production, de la transformation et de la distribution, la traçabilité (réelle) des produits, et le respect des droits des travailleurs (sans parler du respect de l'environnement, qui va en fait souvent de pair avec la santé des travailleurs), devraient s'avérer une préalable à tout accord commercial. C'est grâce à des élus aussi irresponsables que l'on parvient à perpétuer un système complètement fou où nos tee-shirts ou nos fruits et légumes soi-disant à bas prix sont produits sur la misère du monde, pour le profit des grands groupes internationaux, et de quelques cliques locales qui tiennent les mannes du pouvoir politique et économique. Plus de quatre ans après l'effondrement du Rana Plaza dans une banlieue de Dacca (1.127 morts), qui n'est jamais que la partie émergée de l'iceberg, on en est toujours là dans le commerce du textile, qui n'est lui-même qu'un des nombreux exemples, avec l'industrie agro-alimentaire, des secteurs concernés par les effets pervers voire destructeurs des échanges mondialisés. Pour rappel, nous importons chaque année 200.000 tonnes de lait venus de Nouvelle-Zélande, alors que la filière laitière est en grave crise en Europe et que les drames, les suicides se multiplient ces dernières années chez les agriculteurs... Qu'attend notre classe politique pour se saisir de ces sujets et imposer une préférence communautaire voire des circuits courts, et en finir avec ce système devenu fou ? Consommer local, favoriser la production propre et la distribution courte, tout cela se développe à l'échelle du citoyen mais ne touchera les masses qu'avec un éveil des politiques dans leur ensemble, à Paris comme à Bruxelles.

Il s'agit donc aussi de repenser notre vote (on en revient encore au suffrage universel !). Car si des pays aussi peu démocratiques que le Bangladesh, l'Éthiopie ou l'Ouzbékistan ne sont pas prêts de remettre en cause les bases de l'industrie textile, ou d'autres comme le Gabon, le Mozambique ou l'Indonésie leurs exportations agricoles, il faut bien savoir user, ici, de notre bulletin de vote pour sanctionner les partis politiques qui poursuivent leur sprint vers le mur de la mondialisation. Sur le thème du protectionnisme, notre vote est incontournable pour la simple raison que les décisions se font à l'échelle nationale, voire internationale, pas vraiment à l'échelle du citoyen (dont l'impact ne peut être que limité, à moins d'attendre un boycott de masse qui n'arrivera jamais). Les orientations de notre politique commerciale restent et resteront (à l'exception d'un pays comme la Suisse où ces questions ont déjà été tranchées par référendum d'initiative populaire) aux mains du politique.

Nous soulignions déjà en octobre dernier la nécessité de changer de modèle de société (Changement de paradigmes : à quand un nouveau modèle de société ?). Le politique a un rôle : un bulletin déposé dans l'urne a des conséquences concrètes sur les politiques publiques comme sur la vie de millions de nos concitoyens. Toutefois, et en attendant de voir notre classe politique prendre la mesure des décisions à prendre, il faut bien se résoudre à faire le pari des insularités évoquées par Cynthia Fleury, et faire un travail de prise de conscience auprès des uns et des autres qui ne seraient pas avertis sur tel ou tel sujet. La posture des abstentionnistes je-m'en-foutistes et des électeurs qui se désintéressent de la chose publique sitôt leur bulletin glissé dans l'urne pose question sur notre capacité collective à transformer notre mécontentement en quelque chose de constructif, en force de proposition, sur le plan politique ou social. Sans doute les processus d'addiction et d'endormissement intellectuel (liés à la télévision, à l'usage massif des réseaux sociaux, aux actes d'achats compulsifs qui donnent une illusion de satisfaction momentanée, etc.) y sont pour quelque chose. Mais en attendant, notre modèle économique perpétue une situation où un pays aussi riche que la France compte encore, en 2017, 8,5 millions de pauvres, dont 2,4 millions d'enfants, ainsi que 4 millions de mal-logés et plusieurs centaines de milliers de sans domicile fixe.

L'auteur grec antique Thucydide disait assez justement, déjà au Vème siècle avant J.-C. : « Un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile. » Il est temps de donner un sens au dernier venu de notre devise nationale, le mot Fraternité (apparu pendant la Révolution, définitivement transposé en 1848), en faisant des choix au quotidien, mais aussi en prenant des décisions de vote, qui se fassent en cohérence avec un esprit de solidarité vis-à-vis de nos concitoyens.

Tag(s) : #Société
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