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Par Jorge Brites.

Le 20 novembre dernier, Journée de la conscience noire au Brésil, étaient réunies à Paris quatre figures centrales du féminisme intersectionnel et décolonial, au Centre International de Culture Populaire, dans le 11ème arrondissement : deux Brésiliennes, la philosophe Djamila Ribeiro et l'urbaniste Joice Berth ; et deux Françaises, la politologue et auteure Françoise Vergès et l'auteure et metteuse en scène Gerty Dambury, originaire de la Guadeloupe. Au programme : féminisme, intersectionnalité, questionnements sur l'action militante, néocolonialisme et décolonialisme.

La rencontre a eu lieu sur initiative conjointe de l'association Autres Brésil, qui organise chaque année le festival « Brésil en Mouvements », et des éditions Anacaona. Cette dernière se distingue de beaucoup d'autres maisons d'édition, puisqu'elle traduit et publie, en français, des ouvrages d'auteurs brésiliens dont l'une des particularités est d'être issus des minorités ou de groupes marginalisés : habitants des favelas ou des régions du Nordeste brésilien, femmes, communautés autochtones, afro-descendants, etc. Résultat : elle propose aux lecteurs francophones une littérature qui jusque-là était inaccessible aux non-lusophones, et qui exprime mieux que toute autre les réalités du « pays du bois rouge ». Les maîtres-mots des éditions Anacaona : diversité, pluralisme, engagement !

L’aventure des éditions Anacaona commence en 2009, à l’initiative de Paula Anacaona, traductrice de formation, auteure et férue de littérature brésilienne. Rencontrée le 31 octobre dernier à Paris, elle nous raconte : « Je voyais qu’il y avait peu de livres brésiliens qui étaient traduits. […] C’est vraiment né d’une passion pour la littérature brésilienne. À chaque fois que j’allais au Brésil, je revenais la valise pleine de livres, mais les gens ne pouvaient pas les lire. Donc c’est vraiment né de cette envie de partager : moi, je parle portugais, mais la plupart des gens ne le parlent pas, donc je vais leur transmettre cette passion-là. C’est vraiment ça le coup de cœur de départ. C’est une littérature que j’adore, et l’envie de la faire partager ».

Un défi d’autant plus grand que la promotion des autrices et des auteurs est rendue compliquée par la distance et par la langue. Pour autant, la montée des questionnements identitaires et la maturité de la pensée féministe intersectionnelle en France y rendent cette littérature brésilienne pertinente et ouvrent beaucoup d’opportunités – à la fois dans l’Hexagone et dans les départements d’outre-mer. Paula Anacaona nous mentionne même un club de lecture, Book & Brunch, qui s’intéresse aux ouvrages de la diaspora afro ou du continent africain, et qui s’est déjà penché sur l’un des ouvrages traduits par sa maison d’édition, Insoumises de Conceição Evaristo.

Quatre collections, pour couvrir une multitude de thèmes et de genres littéraires

La maison d’édition a développé à ce jour quatre collections. La première, Urbana, écrire est une arme, compte des romans ou des bande-dessinées engagés pour des histoires urbaines et modernes, avec des auteurs issus de minorités. Avec trois regards possibles : celui des bandits de la favela, avec des ouvrages comme le Manuel pratique de la haine, de Ferrèz ; celui de ses travailleurs, avec le livre Je suis toujours favela par exemple, qui rassemble des nouvelles et des articles ; et celui de ses policiers, avec des livres comme Troupes d’élite 2 – l’ennemi intérieur, roman qui dénonce la corruption de la police brésilienne.

Quelques ouvrages de la collection Terra.

Depuis 2013, Anacaona propose la collection Terra, une terre et ses racines, qui aborde le Nordeste et l’héritage afro-brésilien – notamment la mémoire de l’esclavage. On y trouve des ouvrages divers, tels que L’enfant de la plantation de José Lins do Rego ou La terre de la grande soif de Rachel de Queiroz. Les illustrations semblent inspirées de la littérature de cordel, un mode d'auto-édition de poésie et de contes populaires sous forme de fascicules (folhetos), apparu au Brésil depuis le XIXème sur fond de traditions narratives orales. Ces ouvrages nous racontent les péripéties des habitants de cette région aux confluences des identités portugaise, africaines et amérindiennes, frappée par des sécheresses régulières, de la pauvreté et par un banditisme semi-héroïque. D’autres livres, tels que L’histoire de Poncia ou Insoumises de Conceição Evaristo, ou encore Dandara et les esclaves libres de Jarid Arraes, nous entraînent davantage dans l’héritage de l’esclavage et de l’identité noire au Brésil. Le regard des colonisés, les populations autochtones du Brésil, n’est pas en reste, avec l’ouvrage 1492, Anacaona l’insurgée des Caraïbes.

Quelques ouvrages de la collection Época.

Depuis 2015, la maison d’édition propose la collection Época, la diversité des voix contemporaines brésiliennes, tournée vers une production littéraire d’avant-garde. On y trouve des œuvres naturalistes telles que Du bétail et des hommes ou Charbon Animal d’Ana Paula Maia, tout comme des essais afro-féministes qui soulignent avec beaucoup de pédagogie et de bon sens le caractère intersectionnel des discriminations qui frappent les minorités, parmi lesquelles les femmes noires. Dans ce registre qui connaît un essor important, la collection propose plusieurs autrices et auteurs de renom et d’une grande qualité d’analyse. On peut citer notamment Djamila Ribeiro, avec les Chroniques sur le féminisme noir ou encore La place de la parole noire ; ainsi que Joice Berth et son essai Empowerment et féminisme noir. Prochainement, en mai 2020, un nouvel ouvrage est d'ores et déjà programmé : L'appropriation culturelle, dans lequel Rodney William, anthropologue et babalorixá (chef de terreiro de candomblé, culte syncrétiste afro-brésilien), replace ce concept de l'appropriation dans une optique historique et culturelle. Pour cela, il part du processus d'acculturation et de déshumanisation des peuples mis en esclavage pour le mettre en lien avec les pratiques du marché capitaliste, qui contribuent encore et toujours à vider des symboles et des pratiques culturelles de leur contenu.

Enfin, la collection Anacaona Junior, une fenêtre sur le monde a été lancée depuis 2016, et propose une littérature adaptée aux plus jeunes, dans l’optique de les ouvrir à la diversité, de leur donner l’envie de lire et d’apprendre.

Une littérature porteuse d’un engagement politique ou social

Initialement axées sur la littérature produite par les minorités, raciales ou socio-économiques, les éditions Anacaona valorisent, auprès du public francophone, des causes politiques ou sociales au service desquelles les écrivains mettent leur talent. Paula Anacaona décrypte cette dimension centrale de la maison d'édition : « Au début, je n’avais pas forcément un focus féministe, mais j’avais quand même ce focus sur les favelas. On va dire que l’auteur-phare de ce courant-là, c’est Ferréz, avec le Manuel pratique de la haine, le premier livre que nous avons publié. Maintenant, on a élargi au focus féministe et au focus afro-brésilien. Il y a un fil directeur entre ces trois focus, qui est la marginalité, ou la discrimination. Et surtout l’engagement. Tous les livres ont un engagement social, et je ne me vois pas publier un livre qui n’en aurait pas ».

Quelques ouvrages de la collection Junior.

Un engagement que l’on trouve jusque dans la collection Junior, laquelle fait découvrir aux plus jeunes un monde empreint d’une diversité qui correspond davantage à la réalité et qui éduque ainsi à la tolérance : Les livres de Sayuri, l’histoire d’une petite fille japonaise installée au Brésil et qui veut apprendre à lire et à écrire malgré le racisme dont elle est victime durant la Seconde Guerre mondiale ; Le libraire de la favela, celle d’un enfant des favelas qui se prend de passion pour la lecture et qui veut échapper au destin que sa condition sociale a tracé pour lui ; ou encore Tonton couture, l’histoire d’un enfant dont l’oncle lutte contre le chômage. Et très bientôt, Gaia changera le monde, de Paula Anacaona elle-même, qui relate le récit de Gaia, petite fille noire, écologiste et qui veut sauver la planète.

Les bouleversements qu'a connu le paysage politique brésilien ces dernières années, depuis la chute de la présidente Dilma Rousseff en 2016 jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro en janvier 2019, en passant par l'incarcération de l’ancien chef de l’État Lula da Silva en 2018, ont laissé place à un contexte particulièrement tendu sur les plans social et sécuritaire – comme l'a montré en mars 2018 l'assassinat de la députée carioca (et militante afroféministe et LGBTQ) Marielle Franco, le départ en janvier 2019 du député Jean Wyllys, exilé en Europe sous la pression de menaces de mort, ou encore la multiplication des violations des droits des communautés autochtones en Amazonie. À tout cela s’ajoute une montée en puissance des mouvements féministes intersectionnels (Ana Carolina Lourenço, sociologue : au Brésil, « les femmes noires peuvent décider du futur de la démocratie »).

Quelques ouvrages de la collection Urbana.

Dans ce climat délétère, où l’on assiste à une forte polarisation politique, des efforts comme ceux des éditions Anacaona pour donner un débouché auprès du public francophone aux auteurs issus des minorités, prennent évidemment une connotation particulière – même loin du Brésil. Ces minorités, les communautés autochtones, les militants LGBTQ, les Noirs, les habitants du Nordeste paupérisé ou des favelas délaissées, s’organisent en effet contre l’action gouvernementale et contre la montée d’une pensée raciste et homophobe désormais décomplexée. À ce propos, Paula Anacaona précise : « C’est vrai que [les auteurs] me disent tous que le fait d’être publiés en France, c’est très important pour eux, pour la communauté qu’ils représentent, puisque celle-ci est souvent assez réduite au silence. Au moins eux, ils arrivent à faire passer le message jusqu’en France, et c’est quand même important. Et puis il y a le prestige d’avoir été publié en France. Je pense que beaucoup de gens sont fiers que quelqu’un de telle favela en parle en France, pour faire connaître les conditions de vie. […] Toutes les minorités, pendant dix ans [de gouvernement du Parti des Travailleurs], ont réussi à se faire une place. Pendant toutes ces années, on a publié ces gens alors qu’ils étaient en train de grandir au Brésil. Et c’est vrai que l’élection de Bolsonaro, ça a mis tout de suite un coup d’arrêt à leur croissance, le fait qu’il coupe les subventions dans les universités, etc. C’est vrai que la maison d’édition Anacaona a été le reflet d’une époque au Brésil où tout semblait possible pour ces minorités. […] Lula puis Dilma, c’était le plein boom de tous ces gens des périphéries qui réussissaient à aller à l’université ».

Et d’ajouter, optimiste : « Mais je crois que maintenant, même si ces minorités-là redeviennent menacées, même si on coupe leurs subventions, elles ont quand même goûté à un certain confort matériel, à une certaine politisation, et ça, on ne l’enlèvera pas. Les femmes noires se sont vraiment politisées. Elles ont sûrement toujours écrit, mais au moins maintenant, elles sont publiées. Je sens depuis quelques années qu’il y a une vraie effervescence à ce niveau-là ».

*  *  *

Pour aller plus loin, retrouvez les éditions Anacaona sur la toile.

  • Sur leur site Internet :
  • Sur la page facebook « Anacaona Editions » :
Tag(s) : #Société
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