Par David Brites.
Depuis un mois et demi, la France est frappée par la grave pandémie de coronavirus qui affecte la planète. Le premier décès dans l'Hexagone date du 14 février – un octogénaire, à Paris. Dans un tel contexte, marqué par la suspension des agendas politiques, le report du second tour de l'élection municipale, le confinement de millions de citoyens, on a pu observer des réactions de solidarité, des appels à l'union nationale, et des hommages rendus à juste titre à nos services de santé qui doivent gérer tant bien que mal cette crise sanitaire ; mais aussi, comme toujours en cas de crise, des comportements odieux, comme des bagarres dans des supérettes (pour des paquets de pâtes ou des rouleaux de papier-toilette...), ou des attitudes racistes vis-à-vis des communautés asiatiques immigrées en France. « Nous sommes en guerre », martelait le 16 mars dernier le président de la République. Certes, on mesure ce que l'on achète, on fait des stocks, on rétablit les frontières pour limiter les déplacements, on mobilise l'armée pour venir en soutien aux services hospitaliers, et sans en être encore à des mesures de rationnement à proprement parler, on rétablit des formes exceptionnelles de contrôle sur l'économie.
Sur notre continent où l'on s'est depuis longtemps habitué à un état de paix, ces mesures surprennent. Elles nous rappellent au bon souvenir d'une époque où l'État planifiait afin de pallier les pénuries et d'organiser les productions dans des perspectives de guerre ou de redressement industriel, comme ce fut notamment le cas après 1944. Des tabous sautent, et le boomerang de la réalité nous revient à la figure. De cette séquence dramatique, que tirer de meilleur pour en ressortir plus fort ?
Pour rappel, les coronavirus sont un groupe de virus enveloppés causant notamment des maladies chez les mammifères. Chez l'être humain, ils provoquent des infections des voies respiratoires généralement bénignes, mais des formes plus rares, comme le SRAS, le MERS, ou la maladie pandémique que nous appelons « COVID-19 » (causée par le coronavirus SARS-CoV-2), affectent aussi les systèmes gastro-intestinaux, cardiaques et nerveux, parfois mortellement, comme on a pu le constater ces dernières semaines. Le COVID-19 est apparu en Chine centrale, dans la province de Wuhan, officiellement en décembre 2019, et s'est ensuite répandu rapidement ; le premier cas identifié hors de Chine date du 13 janvier, et l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a déclaré la pandémie le 11 mars. À travers le monde, on compte déjà 50 000 morts et un million de cas confirmés. Les pays et zones les plus touchés sont la Chine (où le chiffre ne semble toutefois plus devoir progresser significativement), la Corée du Sud (qui a su juguler très tôt la progression de l'épidémie), l'Iran, les États-Unis, et certaines parties du continent européen, Espagne et Italie en tête. À ce stade, la Chine a connu plus de 3 300 décès, pour près de 82 000 cas officiellement déclarés. Le seuil de 500 000 cas confirmés vient d'être franchi pour l'ensemble de l'Europe. L'Italie, l'Espagne et les États-Unis, qui connaissent des hausses exponentielles, comptent respectivement plus de 13 900, 10 000 et 5 600 décès, pour plus de 110 000 cas confirmés en Italie et en Espagne, et près de 245 000 aux États-Unis. En France, près de 60 000 cas ont été confirmés, parmi lesquels plus de 4 500 morts, juste en milieu hospitalier (sans compter les personnes décédées en EHPAD ou à domicile). Actuellement, plus de 26 000 personnes sont hospitalisées dans l'Hexagone, 6 400 en réanimation.
Difficile de tirer de cette situation dramatique matière à positiver. Le confinement de millions d'individus, en Chine, en France, en Italie et en Espagne entre autres, et désormais en Inde également, la mort de milliers d'autres, le risque de tragédie sanitaire qui rappelle des épisodes historiques d'un autre temps, comme la Grippe espagnole de 1918 (qui avait fait entre 20 et 50 millions de morts à travers la planète) : nous voilà plongés en quelques jours dans une véritable dystopie. Toutefois, de graves crises, il peut ressortir le meilleur comme le pire – après la crise de 1929, n'avons-nous pas assisté tout à la fois à l'arrivée au pouvoir des militaires au Japon et du nazisme en Allemagne, au New Deal du président Roosevelt aux États-Unis, et à la victoire du Front populaire en France et en Espagne ? Il peut aussi ne pas ressortir grand-chose, comme ce fut le cas après la crise économique des subprimes, il y a plus de dix ans. « L'autorégulation pour régler tous les problèmes, c'est fini. Le laissez-faire, c'est fini. Le marché qui a toujours raison, c'est fini ! » Que reste-t-il de ces mots prononcés par Nicolas Sarkozy, alors président de la République, en 2008 ? Pas grand-chose. La régulation a été marginale, et de surcroît très laborieuse à l'échelle européenne – il a fallu attendre 2014 pour que soit adoptée l'union bancaire, un processus européen de surveillance et de gestion des faillites éventuelles des 130 plus grands établissements bancaires européens, un outil qui ne remet pas même vraiment en cause l'ordre financier établi (il vise à peine à prévenir de futurs krachs).
Tentons d'en tirer le meilleur. Ou à défaut, d'en tirer des leçons. Le 12 mars, dans un discours officiel, Emmanuel Macron ne déclarait-il pas qu'« il nous faudra, demain, tirer les leçons du moment que nous traversons » ? Profitons donc de l'état de confinement général dans lequel nous sommes pour justement nous poser et nous questionner.
Quand la machine ralentit, la planète respire un peu
Premier constat, de nature environnementale, lié au ralentissement de l'activité qui suit l'état d'urgence sanitaire, et à l'arrêt brutal de la production de pans entiers de nos économies. Le bilan carbone de notre production industrielle et de nos déplacements en transports polluants a drastiquement chuté, ce qui, en plus des impacts sur la couche d'ozone et sur la qualité de l'air, ne peut pas faire de mal à nos poumons. Ainsi, en Chine, le nombre de décès évités grâce à la diminution de la pollution atmosphérique, suite à la chute des activités et des déplacements pendulaires (domicile-travail), serait supérieur à celui des morts du coronavirus. Après la Chine, le nord de l'Italie a lui aussi connu une véritable « bouffée d'air pur », puisque les niveaux de pollution y ont nettement décru ces dernières semaines. Plus anecdotique mais non moins riche en enseignements : à Cagliari, en Sardaigne, ou à Trieste, sur le continent, l'effondrement des activités portuaires a permis un phénomène surprenant, à savoir le retour de dauphins sur la côte, « autorisés » à venir dans les ports du fait de l'absence de trafic. À Venise où les eaux ont retrouvé leur clarté, les poissons et les cygnes également sont de retour. Le 29 mars, c'est au Brésil, sur une plage du Nordeste désertée par les touristes, près de Recife, que près d'une centaine de tortues de mer dites à écailles (« en danger critique d'extinction », selon WWF) ont pu sortir de leurs œufs et rejoindre la mer – un phénomène habituellement observé par des centaines de badauds. Partout dans le monde, les illustrations de ce type se sont multipliées. Preuve que quand le pied est sur la pédale de frein, la planète souffle un peu, et la nature reprend ses droits.
En Île-de-France, selon un premier bilan publié le 25 mars par Airparif (organisme français agréé pour la surveillance de la qualité de l'air dans la région), les mesures de confinement ont certes entraîné une augmentation de la consommation de chauffage résidentiel, mais elles ont surtout permis une nette amélioration de la qualité de l'air, de l'ordre de 20 à 30%, consécutive à une baisse des émissions de plus de 60% pour les oxydes d'azote, liée à la forte diminution du trafic routier et aérien. Dans l'agglomération parisienne, les niveaux de mesure rejoignent ceux d'habitude enregistrés dans les parcs. Une situation qui n'était jamais survenue telle quelle, en 40 ans d'observations d'Airparif.
Plus globalement, le confinement nous offre l'occasion de reconsidérer notre rapport au temps. Bien sûr, tout le monde n'a pas pu se plier aux mesures de confinement, ou télétravailler, et l'asymétrie des situations est d'ailleurs bien souvent effrayante, nous y reviendrons. Mais pour beaucoup, pour celles et ceux qui sont en chômage technique ou partiel, qui sont contraints au confinement, ou qui peuvent télétravailler, c'est bel et bien l'occasion de lever le pied. Dans un monde où il nous est toujours demandé plus de performance, plus d'efficacité, plus de productivité, dans un monde où l'on s'est habitué à obtenir n'importe quel service ou bien de consommation sans délai, grâce à l'instantanéité des communications et à la révolution logistique de la livraison à domicile pour n'importe quoi (et en particulier l'alimentation), un tel ralentissement n'est pas anodin. Tout n'est pas bouleversé, certes. Certains travers sont même accentués par cette séquence pandémique. On surconsomme des produits numériques pour pallier l'ennui, les commandes en ligne explosent (mi-mars, Amazon annonçait des recrutements massifs face au bond des commandes). Et il en résulte que les personnes âgées peuvent se retrouver plus isolées encore... Mais de façon générale, le confinement nous offre un bien précieux, du temps. L'occasion de prendre du temps pour soi, du temps pour sa famille, du temps pour se poser. En outre, la consommation de nos outils numériques peut avoir du bon, quand elle se traduit par plus de savoir, plus de culture... À titre d'exemple, mi-mars, l'Opéra de Paris mettait ses spectacles en ligne gratuitement, et ce pour toute la durée du confinement.
Cette crise est l'occasion, pour beaucoup, de se retrouver en famille – et pas juste pour un temps consacré, comme lors de vacances scolaires. De se dédier à ce que l'on n'a pas forcément le temps de faire d'habitude – lire, peut-être ? Notre époque a érigé le travail comme un vecteur (voire le seul) d'émancipation, pour en fait mieux assujettir l'humain aux intérêts d'un capitalisme hyper-productiviste – quitte à l'épuiser physiquement et mentalement à la tâche. Depuis des décennies, c'est dans cet esprit-là que nos élites politiques, économiques et médiatiques brocardent le principe de réduction du temps de travail, soit dans les discours (les 35 heures seraient la cause de tous les maux en France, il faut « travailler plus pour gagner plus », etc.), soit dans la loi (avant d'être suspendue le 16 mars, la réforme des retraites était bien partie pour être adoptée, consacrant un recul de l'âge de départ via le mécanisme de l'« âge pivot »). Or dorénavant, la contrainte du confinement nous force à revoir un peu notre rapport au temps qui passe, le lien entre temps et bien-être, le sens que l'on donne à notre travail, et le luxe que suppose le simple fait de ne rien faire, d'avoir du temps à soi et pour ses proches. Sans compter qu'une plus forte mortalité liée au coronavirus pourrait pousser plus loin les choses, en questionnant l'utilité réelle des milliers d'heures passées à travailler.
L'impératif de repenser notre modèle économique et de relocaliser nos productions
Si les grandes entreprises comme les petits commerces et artisans désespèrent, à juste titre, des conséquences d'une crise dont la durée est encore inconnue, la situation n'en est pas moins l'occasion de questionner notre modèle économique. Dans certains secteurs, toute la stratégie de développement est en cause. Évidemment, l'industrie pharmaceutique est directement interpelée. La France importe ses médicaments principalement d'Asie. La matière première est produite en Chine, puis exportée en Inde ou ailleurs, où elle est transformée. Quant aux masques, ils sont massivement fabriqués en Chine. Cet état de dépendance rend notre pays extrêmement fragile, comme vient de l'illustrer la décision du gouvernement indien de stopper l'exportation de nombreux médicaments. Les ramifications internationales des circuits de production, de fabrication et de distribution du médicament sont extrêmement complexes. « Des producteurs de matières premières ou de médicaments génériques ont-ils été contactés ? Avez-vous commandé des matières premières en Chine ? Avez-vous recensé les moyens au niveau national pour voir quelle ligne de production de médicament pourrait être réquisitionnée ? » Autant de questions posées au gouvernement par l'Observatoire de la transparence et des politiques du médicament le 26 mars dernier, et restées sans réponse. Pour un secteur si particulier, le bon sens aurait dû dicter à l'État, depuis longtemps, non seulement de relocaliser la totalité de nos industries pharmaceutiques, mais également d'assurer un contrôle public et démocratique sur cette production. La logique marchande ne peut pas prévaloir sur l'intérêt général, d'autant moins quand c'est notre santé qui est en jeu.
Idem pour l'industrie agro-alimentaire. Il est d'ailleurs ironique que le COVID-19 soit probablement d'origine animale, presque comme une revanche de la faune à l'égard de l'espèce humaine, qui se nourrit de façon irréfléchie et destructrice sur le dos de la nature. Pour rappel, le coronaviridé actuel serait associé aux chauves-souris, et se serait transmis à l'être humain par un « hôte intermédiaire », le pangolin, l'animal le plus victime du braconnage, revendu pour sa viande et ses écailles. Or, ce n'est pas la première fois qu'un virus d'origine animale se transmet aux humains. Ce fut déjà le cas en Malaisie par exemple, avec le virus NIPAH, dont la transmission entre une chauve-souris et un cochon domestiqué a été rendue possible par la déforestation massive en Asie du Sud-Est, orchestrée pour permettre la culture d'huile de palme. De même, la grippe porcine (H1N1) se serait transmise via un élevage intensif au Mexique. La crise écologique, largement déterminée par notre consommation alimentaire, crée donc la crise sanitaire, par la dérégulation des interactions entre les humains, la faune et la flore, et l'environnement pathogène. Nous manipulons le vivant. Comment s'étonner qu'en conséquence, la nature connaisse un tel dérèglement ? Rappelons-nous de cette vidéo de l'association L214 qui avait circulé, en juin 2019, révélant les horreurs de la ferme de Sourches, premier centre privé européen de recherches en nutrition animale : des poulets trop gros pour marcher, des porcelets enfermés dans des cages trop petites, et surtout des vaches à l'estomac perforé, fermé par un hublot, afin que les éleveurs puissent introduire directement la nourriture pour tester différentes alimentations.
Dans le même registre, le génie génétique manipule de plus en plus le vivant. Plusieurs espèces de champignon sont ainsi trafiquées pour produire de l'insuline. Un gène extrait d'un poisson de l'Arctique a été inséré dans des pommes de terre afin de les rendre plus résistantes au gel. En Israël, des tomates ont été retouchées afin de se conserver plusieurs semaines de plus que des tomates normales. Et à l'origine du scandale sanitaire de la vache folle dans les années 1990, n'avions-nous pas constaté que l'industrie de l'élevage nourrissait le bétail de farines animales, c'est-à-dire de farines produites à partir des restes non-consommés d'animaux (cartilages, os, etc.) ? Autrement dit, situation totalement contre-nature, que les vaches que nous consommions mangeaient des matières d'origine animale ? Quand on sait que depuis le 1er juin 2013, l'Union européenne autorise les farines de porc et de volaille dans l'alimentation des poissons, on se rend compte que nos dirigeants ne retiennent aucunement les leçons des crises passées. En outre, derrière une telle décision, on retrouve l'idée que les animaux domestiqués sont des marchandises dont rien ne doit être perdu, dont l'exploitation doit être maximisée jusqu'à l'os, littéralement.
Agriculture et élevage intensifs, gaspillage alimentaire, surconsommation, déforestation, dégradation des sols, essor des pesticides, insecticides et OGM... Toutes ces pratiques se sont construites au détriment de l'environnement, et bien souvent aux dépens de l'humain ; la répartition de la production suffit à s'en convaincre, puisque dix pays concentrent 85% de la production agro-alimentaire mondiale, et 70% des employés. Une quinzaine d'entreprises d'agrobusiness et de la grande distribution dominent largement le secteur (Nestlé, Pepsico, Kellogg's, Danone, Carrefour, etc.). Le coronavirus survient dans un monde où des milliards de consommateurs sont convaincus qu'un supermarché vendant des poulets surgelés produits à la chaîne ou des légumes hors saison est synonyme de « progrès ». Cette pression sur la nature a eu pour conséquence logique de détraquer les écosystèmes et les espèces ; ce faisant, elle a favorisé la multiplication des virus mutagènes. Croire qu'il suffira d'éradiquer le COVID-19 pour tourner la page est une illusion. Déjà, dans la foulée de cette pandémie, a-t-on appris l'apparition d'une nouvelle épidémie de virus H5N1 (un sous-groupe de la grippe aviaire apparu en 2004) en Chine, obligeant les autorités à faire abattre des milliers de volailles. La question de la relocalisation de nos agricultures et de nos élevages, et de leur refondation, est centrale pour nos sociétés. Elle l'était déjà hier, et elle semble encore plus prégnante aujourd'hui.
Un autre secteur, sur lequel le ton tragique de nos analystes et experts économiques monte de plus en plus au fur et à mesure que les mauvaises nouvelles se succèdent, se retrouvera peut-être sérieusement questionné : le secteur automobile. La filière, déjà mal en point en France ces dernières années, connaît une chute de la consommation, liée à la fermeture temporaire des concessions automobiles et des usines, et au report d'achats des loueurs courte durée et des flottes d'entreprise. La dépendance de notre économie à l'égard de ce secteur n'est pas nouvelle. Dans l'après-guerre, nos villes, l'urbain comme le périurbain, nos villages, se sont reconstruits en s'adaptant à la voiture, en lui conférant une place centrale dans nos vies. Le porte-monnaie du citoyen lambda s'est mis au diapason du coût du carburant. Le mouvement des Gilets jaunes, né en 2018 suite à une hausse de la « taxe-carbone » sur les combustibles fossiles (finalement abandonnée), est venu nous rappeler que la voiture demeurait un élément central de la vie de millions de nos concitoyens. Or, comment ne pas constater à quel point nous sommes restés éloignés d'une réflexion sur le post-voiture, même après la mobilisation des Gilets jaunes qui a pourtant montré à quel point le mode de vie de certains territoires (le périurbain, en l'occurrence) ne permettait pas, en l'état, d'assumer pleinement une véritable transition écologique.
Qu'en sera-t-il après cette crise ? La réflexion sur les leçons à tirer de cette pandémie, en termes de baisse de la pollution notamment, doit être connectée à celle portant sur le modèle de développement qu'il nous faut bâtir pour ce XXIème siècle qui n'en finit pas de s'ouvrir dans une succession de crises économiques, écologiques, sanitaires, sociales. Penser un modèle réellement résilient, c'est aussi repenser nos villes et nos campagnes, repenser nos mobilités, repenser nos déplacements pendulaires. Et repenser une relocalisation de nos activités productives. Parce que toutes ces crises s'entrecroisent et s'alimentent, des modèles de société alternatifs devraient permettre de répondre à des enjeux multiples.
Repenser également le poids des puissances financières s'avère indispensable. Car comme lors de la crise financière de 2007-2008, on s'aperçoit de la volatilité des cours boursiers et de ses conséquences sur l'économie. À quand une véritable révolution dans ce domaine ? Dans un entretien à La Marseillaise publié le 20 mars, David Cayla, membre des Économistes atterrés, déplorait l'importance donnée à la bourse comme indicateur de bonne santé de l'économie, et proposait de la suspendre pendant la durée de la crise : « On est dans une série de mesures d'exception qui sont prises [...]. L'État [...] peut décider de fermer la bourse. Certes le système financier est européanisé et ce serait évidemment mieux si on fermait l'ensemble des bourses européennes. Mais on prend des mesures unilatérales en ce qui concerne les frontières [...]. Je ne vois pas pourquoi on ne prendrait pas de mesures unilatérales dans ce domaine. » D'autres pistes ont été proposées çà et là, plutôt des mesures d'urgence pour l'instant, comme le rétablissement, au moins provisoire, de l'Impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Le 31 mars, Gérald Darmanin ne lançait-il pas un appel à la solidarité nationale, à des dons de particuliers et d'entreprises, pour financer un fonds d'indemnisation pour les travailleurs indépendants affectés par la crise, pour « [contribuer] à l'effort de solidarité de la nation envers les plus touchés » ? Le ministre de l'Action et des Comptes publics semble avoir oublié qu'un tel outil de redistribution existe : il s'agit de l'impôt. Et c'est l'exécutif actuel qui, dès 2017, a remis en cause l'ISF, justement un impôt visant ceux qui ont le plus les capacités de participer à la solidarité nationale. Derrière ce choix (obscène) d'en appeler aux dons individuels, on retrouve une posture idéologique, profondément libérale : comme pour reconstruire Notre-Dame de Paris après son incendie en avril 2019, on ne compte pas sur l'outil contraignant qu'est l'impôt, mais sur la charité des uns et des autres, fluctuante en fonction des émotions du moment.
La semaine dernière, le gouvernement français a annoncé vouloir interdire le versement des dividendes aux actionnaires pour l'année 2020, à toutes les entreprises qui ont reçu une aide publique dans le cadre de cette crise ; cas contraire, elles se verront contraintes de rembourser l'argent qu'elles auront reçu – l'Allemagne a annoncé vouloir mettre en place une mesure similaire. L'État, capable d'adopter des contraintes en termes de versement des dividendes, ne serait-ce qu'à titre exceptionnel ? Un tabou de plus qui semble sauter. Reste à savoir ce qui restera au lendemain de cette crise. La véritable révolution serait de plafonner dans toutes les entreprises, qu'elles aient reçu ou non des deniers publics, le versement des dividendes. En effet, rappelons que les entreprises européennes ont déjà commencé, dans une année qui s'annonce record à cet égard, à distribuer à leurs actionnaires les quelques 359 milliards d'euros de dividendes correspondant aux gains de 2019 (12 milliards de plus que l'année précédente).
La Ciudad universitaria de Madrid, le 16 mars dernier. Ci-dessous, une file pour entrer dans un supermarché, toujours à Madrid, plaza de Tirso de Molina (Crédit photo © Paula Dubray)
Quand la hiérarchie des métiers est bouleversée : de l'importance des secteurs du lien et du soin
Nous l'avons dit, la situation a très vite révélé de lourdes fractures sociales. Fractures scolaires d'abord, puisque le principe de l'école à distance crée des asymétries considérables, entre ceux qui ont Internet et ceux qui ne l'ont pas, ou encore entre ceux que les parents peuvent aider au fil des leçons, et ceux qui sont seuls ou sans accompagnement suffisant. Selon le ministère de l'Éducation, entre 6 et 8% des élèves, faute d'ordinateur ou par manque d'encadrement, auraient déjà « décrochés », c'est-à-dire ne seraient plus du tout suivis ou en contact avec leurs professeurs. Plus que jamais, ces réalités, en dépit de la bonne volonté du corps enseignant et des initiatives originales visant à assurer la continuité de l'enseignement, illustrent les divergences sociales persistantes au sein du système scolaire.
Fractures professionnelles, ensuite. Dans certains cas où télétravailler est impossible, le confinement s'est traduit purement et simplement par un arrêt de l'activité, ce qui, évidemment, sanctionne sèchement celles et ceux qui ont une situation professionnelle précaire. Pris à la gorge, certains, au risque de s'exposer au virus, ont même préféré poursuivre leur activité, comme les livreurs des grandes enseignes de livraison. En effet, on sait que le statut d'indépendant est bien souvent fictif parmi les métiers nés des processus d'ubérisation. En France, en Allemagne, au Royaume-Uni, ou encore dans certains États nord-américains récemment, des décisions de justice ou administratives ont donné raison à des livreurs ou à des chauffeurs qui réclamaient la reconnaissance du lien de subordination existant entre eux et l'entreprise pour qui ils travaillaient, qu'il s'agisse de Take Eat Easy, d'Uber ou d'autres. Le modèle de développement de ces sociétés n'a toutefois pas vraiment été remis en cause. L'après-crise du COVID-19 doit être l'occasion de changer ces situations hypocrites, et cela passe nécessairement par une loi, et donc par une remise en cause des paradigmes qui guidaient Emmanuel Macron jusque récemment. « Allez expliquer à Stains, aux jeunes qui font chauffeur Uber de manière volontaire, qu'il vaut mieux aller tenir les murs ou dealer », déclarait le 2 novembre 2016 celui qui n'était à l'époque pas encore officiellement candidat à la présidentielle. Comme si la seule alternative pour les jeunes des quartiers populaires était entre la drogue et Uber. Comme si les grandes entreprises comme Deliveroo et Uber, qui ont appris à jouer avec la binarité des statuts de salarié et d'indépendant, n'avaient pas la marge financière pour offrir aux gens des revenus décents (au minimum, le SMIC horaire) et un statut convenable – rappelons que la capitalisation d'Uber tourne actuellement autour de 57 milliards de dollars.
D'autres métiers, précaires ou non, se sont vus contraints, bien qu'à un rythme souvent relativement réduit, de poursuivre le travail pour la simple raison que celui-ci est indispensable : ramassage des ordures, ingénierie du gaz et de l'électricité, nettoyage public, transports publics, caisses de supermarchés... Ironie du sort, ce sont les métiers manuels et socialement déconsidérés qui sont les plus en vue. Les « gens qui ne sont rien », comme le disait le chef de l'État en juin 2017, sont aujourd'hui devenus, dans sa bouche, des « héros » (« héros en blouse blanche », par exemple), des soldats sur le front de ce qu'il a qualifié à plusieurs reprises de « guerre face à un ennemi invisible ». Plus que jamais, les métiers du lien, du care, souvent très précaires en termes de statut, apparaissent primordiaux. Les « petites mains » sont sommées d'aller travailler malgré les risques. A contrario, le rôle des cadres, les fameux « premiers de cordée » si chers au cœur du président de la République, semble bien moins essentiel. On a donc une inversion des hiérarchies. De là à dire que cela perdurera au-delà de la crise, et se traduira par une revalorisation du statut de ces métiers, souvent très féminisés ?
Une réflexion portant sur les leçons à tirer de cette crise ne peut évidemment pas faire l'impasse d'une analyse spécifique de la situation de l'hôpital public – un lieu qui concentre justement un grand nombre de métiers du care. Partout, le niveau de mortalité est corrélé à la qualité des services de santé, et donc à leur état avant la crise. En Italie mais aussi en France, le nombre de décès s'explique en partie par la saturation des services de réanimation. Or, au cours des dernières décennies, les plans d'austérité se sont multipliés dans la plupart des pays de l'Union européenne, intimés de respecter le fameux plafond de déficit budgétaire équivalent à 3% du PIB, fixé par les traités communautaires – quitte à mettre en danger la vie des gens en laissant le secteur de la santé se dégrader. Le résultat est connu depuis longtemps : l'hôpital public a largement souffert de l'adoption d'une logique comptable. En France, en 2018, on comptait 100 000 lits supprimés depuis vingt ans, soit un cinquième des capacités de l'hôpital français – et ce, alors que pour de multiples raisons, le nombre de patients dans les Urgences a doublé sur la même période.
Dans de nombreux pays, les carences apparaissent au grand jour. Aux États-Unis, première puissance mondiale, on estime le million de lits disponibles insuffisant pour prendre en charge la hausse exponentielle des personnes affectées ; cela représente 2,8 lits pour 1 000 habitants, contre 12,3 en Corée du Sud, 4,3 pour la Chine, 3,2 pour l'Italie... Des chiffres qui peuvent expliquer, accessoirement, le faible taux de mortalité observé en Corée du Sud, en dépit du nombre important de cas confirmés dans ce pays d'Asie. Idem en Allemagne, où avec 25 000 lits de soins intensifs avec assistance respiratoire, les services de santé sont bien équipés – Berlin a d'ailleurs annoncé, le 18 mars, vouloir doubler ce nombre dans les hôpitaux –, en comparaison aux autres pays européens ; la France en a environ 7 000, et l'Italie autour de 5 000. Chez nos voisins transalpins, on a pu observer des cas de « rationnement de santé », un véritable cauchemar pour les soignants, contraints de décider quels patients traiter en priorité. Début mars, le gouvernement de Giuseppe Conte annonçait l'envoi de 20 000 renforts (médecins, infirmiers, etc.) dans les hôpitaux de la péninsule, augmentant de 50% le nombre de lits en soins intensifs et doublant le nombre de places dans les services de pneumologie et de maladies infectieuses. Fin mars, Cuba a même envoyé une cinquantaine de médecins en renfort dans le nord de l'Italie.
Or en France, la grève qui frappait l'hôpital depuis un an visait justement à alerter les pouvoirs publics de la situation particulièrement dégradée des services de santé. Le sous-effectif et le manque de matériels étaient structurels avant le COVID-19, la situation est donc devenue dramatique. Le SAMU et les services de réanimation, surtout dans les régions du nord et de l'est et en Île-de-France, sont saturés, et manquent parfois gravement de matériels, masques FFP2 et appareils respiratoires notamment. Au point que l'armée ait été mobilisée, par exemple pour le déploiement d'hôpitaux modulaires en Alsace et le transport de malades.
Ce que l'on peut retenir relève tout simplement du bon sens : une stratégie comptable qui incite les directions des hôpitaux à fermer des lits, à faire du chiffre, qui met le personnel sous pression, est mortifère. C'est pourtant cette logique qui s'est imposée dans l'hôpital public depuis les années 1980. En France, malgré les cris d'alerte du secteur de la santé, les annonces de plans de sauvetage d'Agnès Buzyn, à l'été et à l'automne 2019, ont jeté leurs bases sur la même logique, alors que l'exécutif aurait dû adapter les moyens dédiés aux besoins exprimés. De quoi et de combien nos services de santé ont-ils besoin pour fonctionner normalement ? Comment organiser la prise en charge pour permettre à l'hôpital public d'assurer ses missions dans une optique de soin optimale ? Notre pays, notre pays si riche, a les moyens d'une santé publique, gratuite, universelle. En outre, quand on fait constamment travailler les services d'Urgences en flux tendu, non seulement on contrevient à la nature même du métier de soignant, incitant de nombreuses personnes à le quitter, mais de surcroît, on met toute la nation dans une situation dramatique quand survient une crise d'ampleur. La preuve en direct.
De tout cela, la majorité macroniste a bien conscience, comme l'illustrent les craintes exprimées par le chef du gouvernement, par exemple le 24 mars dernier lors du « petit-déjeuner de la majorité » (en visioconférence), sur d'éventuelles enquêtes parlementaires et poursuites pénales, lancées à l'initiative de l'opposition et du corps soignant, qui accusent l'exécutif d'« impréparation » ou de « manque de réaction ». À cet égard, la conférence de presse donnée le 28 mars par Édouard Philippe et son ministre de la Santé Olivier Véran ressemblait étrangement à une séance (pour le moins obscène) de justification visant désespérément à démontrer la qualité de leur travail dans la gestion de crise.
Sur le plan social, parmi les grands oubliés des mesures de confinement figurent en bonne place les sans-abri, puisque les distributions alimentaires sont largement restreintes, et que la diminution du flux de personnes dans les rues entraîne inévitablement une diminution des actes de charité. Si une mesure du gouvernement est à saluer, à savoir le prolongement de deux mois de la « trêve hivernale » au bénéfice des gens en situation de mal logement, en revanche, la crise actuelle illustre la bêtise d'avoir laissé se développer depuis si longtemps la situation qui est la nôtre, caractérisée par la présence de milliers de personnes sans domicile fixe. Rappelons que notre pays comptait toujours près de 200 000 SDF en 2018, dont un quart de mineurs. Tout comme pour les Urgences hospitalières, jouer avec les lignes rouges est à la fois irresponsable, profondément inhumain, et en prime, ingérable en cas de crise grave. À quand une décision volontariste et courageuse pour assurer la sécurité des plus vulnérables ? Les exemples à l'étranger existent et devraient nous inspirer. Le 28 mars par exemple, les autorités portugaises ont annoncé la régularisation de tous les immigrés en attente de titre de séjour, une mesure exceptionnelle et temporaire visant à les protéger du COVID-19, pour leur faire bénéficier des mesures de protection dont bénéficient tous les nationaux.
« Beaucoup de choses que nous pensions impossibles adviennent » : quand les tabous sautent
Les mesures de confinement ont mis le pays à l'arrêt. Certains n'hésitent pas à parler d'effondrement, et la notion de collapsologie, théorisée en France en 2015 par Raphaël Stevens et Pablo Servigne, revient dans les bouches des uns et des autres. De même, les références à la littérature ou au cinéma et séries dystopiques font florès depuis quelques semaines. Tous les secteurs ne sont pas à l'arrêt, à l'image de l'agro-alimentaire qui profite en grande partie des achats de stocks de vivres dans les supermarchés. Mais quelque chose a évidemment changé. Emmanuel Macron lui-même déclarait, à la fin de son discours du 16 mars dernier : « Beaucoup de certitudes, des convictions seront balayées, seront remises en cause. Beaucoup de choses que nous pensions impossibles adviennent. »
Prenons le président au mot. La crise actuelle met en lumière, à qui ne les avait pas encore perçus, les dysfonctionnements de notre système économique. Des exemples grotesques tels que les avions continuant de voler à vide pour ne pas perdre leur place dans les aéroports (pour répondre à une législation européenne datant de 1993, qui réglemente les créneaux horaires des avions), illustrent l'absurdité de notre monde. Les pénuries et les hausses des prix des masques et gels hydro-alcooliques, qui menacent jusqu'au travail dans les hôpitaux, ont poussé le gouvernement, début mars, à annoncer un contrôle des prix des gels, car ceux-ci aurait doublé voire triplé dans certains commerces et plateformes en ligne. Voir un gouvernement libéral prendre une mesure aussi coercitive, voilà qui ressemble à une micro-révolution intellectuelle. « Ce que révèle cette pandémie, proclamait Emmanuel Macron le 12 mars, c'est qu'il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du Marché. » Quand on connaît le logiciel idéologique de la macronie, cette phrase se passe tout bonnement de commentaire. Elle a tout de même dû faire tiquer bien des gens, soignants et cheminots en tête.
La perspective de maintenir des services « en dehors des lois du Marché » devrait permettre de reconsidérer le discours ambiant auquel nous étions habitués à la tête de l'État sur l'usage de l'argent public et le respect de la réglementation européenne en termes de concurrence libre et non faussée. La protection sociale dans son ensemble n'est pas là par hasard, elle n'est pas un luxe : y compris en comptant les minima sociaux (ce « pognon de dingue », disait notre président en 2018), elle sert de filet de sécurité pour des millions de personnes – rappelons par exemple que de nombreux SDF touchent le RSA. Elle a même des effets contracycliques, permettant de limiter la dégradation des niveaux de vie en temps de crise. Cela vaut aussi pour le système de retraites, en débat depuis plusieurs mois en France. Cas illustratif : le système néerlandais de retraites, qui s'appuie largement sur des fonds de pension, est déstabilisé par la crise actuelle, avec une chute des taux d'intérêt liée à la pandémie ; le plus important d'entre eux, ABP, qui gère 459 milliards d'euros d'actifs pour des fonctionnaires et des retraités de la fonction publique, devra très certainement réduire les pensions en 2021 pour respecter les règles de solvabilité en vigueur. À contre-courant de la réforme de la retraite par points adoptée à l'Assemblée nationale le 29 février (par 49-3, donc sans vote sur le texte), une réflexion doit à présent être portée sur la nécessité de sauvegarder (et de renforcer) les filets de sécurité sociale mis en place dans l'après-guerre.
Les discours volontaristes des 12 et 16 mars viennent contredire des décennies de discours alarmistes sur la situation budgétaire de la France – en 2007, François Fillon, alors Premier ministre, n'évoquait-il pas un État « en situation de faillite » ? Alors que l'intelligentsia a érigé pendant des années la dette publique en épouvantail, voilà que le pouvoirs publics se révèlent capables de débourser des sommes pour le moins conséquentes. Décidément, l'Histoire se répète. Déjà après 2008, l'Union européenne avait su mettre les moyens pour sauver le système bancaire, dans le but d'éviter une répercussion sur l'économie réelle. Entre 2008 et 2017, l'UE a approuvé des aides au secteur financier pour un total de 1 459 milliards d'euros en capital. Idem aux États-Unis, où Barack Obama a fait adopter, dès son arrivée au pouvoir en 2009, un plan de relance de l'économie de 787 milliards de dollars pour sauver l'industrie américaine. À présent, Emmanuel Macron ne se montre pas moins volontariste : « S'agissant des entreprises, déclarait-il le 16 mars, nous mettons en place un dispositif exceptionnel de report de charges fiscales et sociales, de soutien au report d'échéances bancaires et de garanties de l'État à hauteur de 300 milliards d'euros pour tous les prêts bancaires contractés auprès des banques. [...] En outre, afin que personne ne soit laissé sans ressources, pour les salariés le dispositif de chômage partiel sera massivement élargi [...]. Pour les entrepreneurs, commerçants, artisans, un fonds de solidarité sera créé, abondé par l'État, et auquel le Premier ministre proposera aux Régions aussi de contribuer. » Le lendemain, mardi 17 mars, Édouard Philippe, en entretien sur France 2, a expliqué, autre « révolution », que le gouvernement n'excluait pas de recourir à des nationalisations si la situation l'exigeait, pour « sauver » des entreprises vitales en grande difficulté. En revanche, il a précisé qu'il n'y aurait pas d'interdiction administrative des licenciements : « [Ce] n'est jamais, je crois, une solution totalement satisfaisante. » La révolution a encore ses limites, apparemment.
En outre, et en dépit des discours bienveillants, il y a matière à se méfier des « leçons » que le gouvernement peut tirer de cette séquence. Par exemple, l'exécutif s'est donné la possibilité, dans la loi établissant l'état d'urgence sanitaire, votée le 20 mars par le Parlement, d'adopter par ordonnance une réforme importante du droit du travail, rognant sur plusieurs acquis sociaux, notamment le droit aux congés payés (réduction des congés acquis chaque mois, suppression du délai de prévenance) ou la durée hebdomadaire de travail – le tout sous la pression du patronat. Or, en dépit des demandes en ce sens de l'opposition, le texte adopté ne prévoit aucun caractère « provisoire » ou « exceptionnel », ni aucune date-butoir. Partout dans le monde, y compris en France, de plus en plus de voix alertent sur le risque que cette crise ne serve de prétexte à la mise en œuvre d'un nouvel ensemble de mesures libérales carabinées. C'est-à-dire une énième expression de la fameuse « stratégie du choc » (Shock Doctrine), théorisée par l'économiste Milton Friedman et l'École de Chicago il y a un demi-siècle, et décryptée par la journaliste Naomi Klein dans un essai publié en 2007. Une stratégie qui, comme au Royaume-Uni et aux États-Unis à partir des années 1980, ou encore au Chili après le putsch de 1973, et en Russie post-soviétique dans la décennie 1990, se traduirait par un programme drastique alliant privatisations, ouverture et dérégulation des marchés, et abaissement des droits du travail. À l'image de ce qui a été imposé dans des pays comme la Grèce, après la crise de 2008.
Autre point pour le moins douteux : la déclaration de Muriel Pénicaud le 19 mars, qui brocardait l'appel de la Confédération de l'Artisanat et des Petites Entreprises du Bâtiment à cesser le travail. « Cela, c'est du défaitisme », affirmait alors la ministre du Travail, avant de préciser en menus détails comment, selon elle, les salariés du BTP devaient faire pour poursuivre le travail en dépit des risques sanitaires. Outre qu'ils contredisent les appels à un confinement strict formulés par le chef de l'État et par l'ensemble du corps soignant, ces propos confortent l'idée que l'exposition à la maladie ne vaut pas pour tous, et qu'en quelque sorte, les cadres ont droit de télétravailler, tandis que les autres – ici les travailleurs du BTP, en l'occurrence – doivent continuer (au risque de leur vie) de faire tourner la machine économique. Idem pour Bruno Le Maire, qui, le lendemain, rappelait aux entreprises qu'elles pouvaient verser à ceux qui « ont eu le courage de se rendre sur leur lieu de travail » une prime défiscalisée. De l'autre côté des Alpes, le gouvernement de Giuseppe Conte décidait, le 22 mars, « de fermer toute activité de production sur l'ensemble du territoire qui n'est pas strictement nécessaire, cruciale, indispensable, pour [...] garantir des biens et des services essentiels ». En France, quoi qu'il en coûte, il faut continuer à assurer la croissance économique !
La globalisation est remise en cause, avec, en premier lieu, la place centrale de la Chine dans l'économie mondiale. L'interconnexion des échanges, et surtout des chaînes de production et de logistique est telle qu'une disruption de la production chinoise a aujourd'hui des répercussions bien au-delà de l'Extrême-Orient. On a déjà évoqué la production automobile, mais cela vaut pour bien d'autres produits et services : les vêtements, venus de Chine, du Bangladesh, du Cambodge, ou encore du Vietnam ; les jouets, les ustensiles de cuisine, les produits électroménagers, venus de Chine ; les produits alimentaires, venus d'Afrique, ou encore d'Amérique latine ; etc. La mise à l'arrêt de l'économie nord-américaine, notamment après le confinement de plusieurs États les 19 et 20 mars, dont la Californie et New York, aura également un impact lourd sur le reste du monde, illustrant là encore l'état d'interdépendance de nos économies. « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie, au fond, à d'autres, est une folie », disait encore le chef de l'État, le 12 mars. Dont acte ! Notre jeune président se rend-il compte qu'il fait là un plaidoyer pour des nationalisations, pour une relocalisation de notre production et pour du protectionnisme économique ?
La question de la relocalisation, de la réappropriation de « notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie », induit deux notions capitales. La première, c'est celle de résilience ; notre capacité de résistance et d'adaptation aux crises doit se penser à l'échelle locale (il est important de parler de résilience territoriale) et fait d'autant plus sens dans ces temps où on nous parle de collapse. La seconde est la durabilité : le monde tel que nous l'avons bâti depuis deux siècles de révolution industrielle et technologique n'est tout bonnement pas durable, c'est pourquoi il faut le refonder, en revenant au local et en valorisant la sobriété (dans tous les sens du terme). Repenser les circuits à un échelon local, c'est non seulement garantir des cycles plus respectueux des écosystèmes, mais aussi rendre les territoires plus autonomes, et donc moins fragiles en cas de crise globale. C'est aussi le meilleur moyen de relocaliser des emplois de qualité et de retisser du lien social.
En conclusion ? Plus de démocratie !
Depuis le début de la crise, la Commission européenne s'est avérée incapable de coordonner les membres de l'UE dans leurs réponses. Mi-mars, l'Union européenne décidait de fermer ses frontières extérieures, après qu'une dizaine de pays de l'espace Schengen aient imposé, auparavant, des fermetures partielles ou totales de leurs propres frontières. À titre provisoire, la Commission a annoncé assouplir la règle de contrôle des déficits publics, qui établit théoriquement le plafond de 3% du PIB pour chaque État. Même outre-Rhin, la sacro-sainte règle du zéro déficit que s'imposent les Allemands est remise en question, et le 23 mars, Berlin a annoncé vouloir emprunter sur les marchés la somme colossale de 156 milliards d'euros pour sauver son économie. Entretemps, le 16 mars, les vingt-sept ministres des Finances de l'UE ont promis de « faire tout le nécessaire » pour répondre aux difficultés économiques engendrées par l'épidémie, sans recourir toutefois, pour le moment, au fonds de sauvetage de la Zone euro, connu sous le nom de Mécanisme européen de stabilité (MES). Encore ce jeudi 2 avril, l'Union a proposé de garantir les plans nationaux de soutien à l'emploi dans les États membres, jusqu'à 100 milliards d'euros.
Globalement, c'est plutôt le manque de solidarité qui s'est observé en Europe, le cas le plus illustratif étant lorsque fin mars, le ministre des Finances néerlandais, Wopke Hoekstra, a critiqué, en pleine visioconférence avec ses homologues européens, l'Espagne et l'Italie pour n'avoir supposément pas bien géré leurs finances, ce qui expliquerait la situation dans laquelle ces deux pays se trouvent ; il est allé jusqu'à suggérer à la Commission européenne d'engager une mission d'investigation sur la gestion budgétaire des deux États – attitude qualifiée par le Premier ministre portugais Antonio Costa de « répugnante ». En outre, neuf pays, parmi lesquels l'Italie, l'Espagne et la France, ont proposé de lancer sur les marchés financiers des emprunts massifs garantis par tous les États de la Zone euro, les fameux eurobonds, ou euro-obligations. Une proposition rejetée le 26 mars par l'Allemagne et les Pays-Bas. Comme une répétition des clivages intra-européens déjà observés durant la crise financière et la crise des dettes souveraines, entre 2008 et 2015.
Nous ne pouvons conclure cet article sans évoquer aussi les leçons politiques à tirer de cette séquence. « Interroger les faiblesses de nos démocraties », disait Emmanuel Macron le 12 mars. Sans doute le chef de l'État induit-il par là qu'une bonne vieille dictature à la chinoise est plus « efficace », par exemple pour imposer des mesures de confinement, que nos démocraties occidentales. Rappelons accessoirement que, aussi « efficace » soit-il, le régime chinois est celui-là même dont l'opacité a permis l'expansion de la maladie dans la province de Wuhan, alors que les autorités cherchaient à en cacher l'ampleur... Ce que révèle cette crise en France, c'est surtout l'effet pervers de la concentration de pouvoir au sommet de l'État. Qu'il ait fallu attendre les discours ô combien solennels du président de la République, les 12 et 16 mars, pour avoir connaissance des mesures de confinement, alors que la pandémie continuait à se répandre, est symptomatique. Autre fait illustratif : le 19 mars, Emmanuel Macron, en visite à l'Institut Pasteur à Paris, annonçait une hausse de cinq milliards d'euros pour la recherche au cours des dix prochaines années. Et ce, alors que les experts se plaignent depuis longtemps de la réduction des crédits de recherche dans la science. La nature de notre régime politique permet une telle situation, à savoir que des choix d'investissements massifs dépendent du bon vouloir d'un seul individu – et donc de ses émotions du moment et de ses éventuelles prises de conscience tardives.
Enfin, pour rester sur le sujet de la démocratie, il s'agira de faire preuve de vigilance quant à la nature de la loi sur l'état d'urgence sanitaire, fraîchement votée, pour ce qu'elle induit sur le plan social, nous l'avons déjà souligné, mais aussi pour les pouvoirs démesurés qu'elle confère à la police et à l'administration. Les précédents sont là pour nous servir d'avertissement : sans avoir besoin de remonter aussi loin que les lois scélérates de 1898, qui ont finalement été normalisées pour s'étendre bien au-delà des seuls anarchistes initialement ciblés, rappelons que l'usage de l'état d'urgence, appliqué après les attentats de 2015, a largement dépassé le cadre de la lutte contre le terrorisme, visant rapidement des militants écologistes, puis des luttes sociales, par exemple les Gilets jaunes. En 2017, l'état d'urgence a été pour l'essentiel intégré au droit commun, pour une durée qui devait être de deux ans mais dont nous avons appris peu avant le confinement qu'elle allait probablement être prolongée. Gardons en mémoire que la démocratie n'est pas un élément statique, un état de fait ou une évidence. C'est un processus dynamique, à défendre et à faire vivre, y compris contre les risques de glissements silencieux nourris par le renforcement des outils répressifs dont dispose le pouvoir – un pouvoir dont l'usage de la violence paraît de moins en moins légitime avec le temps.
Pour reprendre la formule du député François Ruffin, « on arrête tout, on réfléchit, et c'est pas triste ». Cette citation est inspirée du sous-titre de la bande dessinée L'An 01, créée par le dessinateur Gébé dans les années 1970. Elle suppose, comme l'ambitionnait aussi cet article, de tirer les leçons de la crise actuelle, pour en tirer le meilleur. La modeste initiative que le député de la Somme a lancée ces dernières semaines, L'An 01 !, vise justement à alimenter la réflexion pour la suite. De façon positive, pour que ce ne soit pas triste, justement. « Le jour d'après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d'avant. [...] Nous aurons appris et je saurai aussi, avec vous, en tirer toutes les conséquences. » Ces propos, tirés du discours d'Emmanuel Macron le 16 mars, ne doivent pas tomber dans l'oreille de citoyennes et de citoyens sourds. Il s'agit de se souvenir, car dans deux ans, quand de nouveaux choix devront être faits, cette fois devant les urnes, personne ne viendra se souvenir à notre place des promesses non tenues et de la pusillanimité de notre classe politique face aux enjeux présents et futurs.