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Par Jorge Brites.

Plage en marge de Nouakchott, capitale de la Mauritanie.

Plage en marge de Nouakchott, capitale de la Mauritanie.

À bien des égards, la Mauritanie demeure relativement absente du fil d'informations et d'actualités internationales, et ce malgré l'importance de la région du Sahel dans la gestion de nombreux enjeux stratégiques, pour l'Afrique comme pour l'Europe d'ailleurs. Enjeux sécuritaires, mais aussi défis écologiques et économiques : les sujets ne manquent pas, et pourtant la Mauritanie, entourée de pays plus connus du grand public européen (Maroc, Sénégal, Mali...), apparaît toujours comme une sorte de parenthèse qui échapperait aux dynamiques régionales et internationales, une société statique, figée, tel un désert dont les dunes de sables évolueraient au gré du vent mais sans jamais bouleverser fondamentalement le paysage. On se doute bien, pourtant, que les réalités d’une société sont forcément plus complexes – et cette complexité, qui rend parfois moins visibles les changements, ne doit pas nourrir nos préjugés, mais bien au contraire alimenter notre intérêt.

En juin 2019, a eu lieu dans le pays un évènement qui, vu de l’extérieur, pouvait paraître un pas important dans la construction d’un État de droit et d’un régime multipartite : M. Mohamed Ould Ghazouani était élu à la présidence de la République, succédant à M. Mohamed Ould Abdel Aziz. Pour la première fois depuis l’indépendance en 1960, un chef d’État succédait à un autre dans le cadre de l'ordre institutionnel établi, sans putsch. M. Ould Abdel Aziz en avait fomenté un en 2008, avec l’aide, déjà, de M. Ghazouani, avant de se faire élire officiellement un an plus tard. Il avait été réélu en 2014 avec 82% des voix pour un second mandat, comme le lui permettait la Constitution. Pourtant, sous l’apparence d’une passation tranquille du pouvoir en 2019, c’est la continuité d’un système tribal et d’un régime militaire qui s’est imposée : un Maure issu d’une « grande tente » (maraboutique) a pris la place d’un Maure issu d’une « grande tente » (guerrière), un ancien général en a remplacé un autre, après avoir été son ministre de la Défense.

Le score obtenu dès le premier tour par M. Ghazouani, 52% des suffrages exprimés face à cinq adversaires, avait certes des allures plus démocratiques que ceux de son prédécesseur, mais en l’absence d’autorité de contrôle indépendante ou fiable, et compte tenu de l’impopularité du régime, nul doute que des élections transparentes auraient donné d’autres résultats. Sa victoire a d’ailleurs été immédiatement contestée, forçant l’armée à boucler plusieurs quartiers de la capitale et à couper la connexion Internet durant plus d’une semaine. Dans l’opposition politique, M. Biram Dah Abeid notamment, militant anti-esclavagiste notoire arrivé en deuxième position avec 18,6% des voix, suscitait un certain espoir parmi les électeurs haratines (descendants d’esclaves arabisés, communauté à laquelle il appartient) et négro-mauritaniens (issus des communautés peule, wolof ou soninké). Ancien chef du gouvernement de 1992 à 1996, puis pendant une période de transition prédémocratique entre 2005 et 2007, Sidi Mohamed Ould Boubakar, candidat indépendant ayant reçu le soutien d'une vingtaine de formations, dont les islamistes du parti Tawassoul, arrivait quant à lui juste derrière, avec 17,9% des voix.

Au village de Thialgou, près de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna.

Au village de Thialgou, près de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna.

Portait officiel du président El-Ghazouani (2019).
Des espoirs rapidement déçus : nouveau visage, même système

Pourtant, force est de constater que l’arrivée à la tête du pays de ce nouveau président, personnage longtemps resté discret, réputé plus cultivé que son prédécesseur, a fait naître de fortes attentes. D’aucuns ont cru que les choses pourraient changer en remplaçant simplement une tête par une autre – sans bousculer le système social, sans toucher aux règles du jeu. Quelques prises de décision ont nourri ces espoirs : la mise à l’écart de l’ancien président Aziz lorsqu’il tenta un retour par la petite porte dans le parti qu'il avait fondé suite à son putsch de 2008, l’Union pour la République (UPR) ; la mise en place, approuvée à l’unanimité par le Parlement mauritanien, d’une commission d’enquête parlementaire chargée d’éplucher divers dossiers de la présidence précédente suspectés d’irrégularités (passation de marchés de gré à gré, vente du patrimoine de l’État à prix bradé, etc.) ; l’abandon des poursuites à l’égard d’opposants (notamment l’homme d’affaires Mohamed Ould Bouamatou, rentré au pays le 10 mars dernier après dix ans d’exil durant lesquels il a fait l’objet d’un mandat d’arrêt par la Justice mauritanienne qui l’accusait d’évasion fiscale) ; ou encore la fermeture de plusieurs pharmacies et la chasse aux faux médicaments. Autant de signes ou d’initiatives qui ont pu laisser penser que l’époque du laisser-faire et de la gabegie était révolue.

Mais près d’une année après le début du mandat du nouveau président, c’est une douche froide. Pour celles et ceux qui espéraient des gestes visant à détendre les relations intercommunautaires, dans un pays fortement marqué par le racisme et la mémoire des nettoyages ethniques des années 1989-1991, à peu près aucun changement n’est à l’œuvre. Le mieux qui ait été annoncé a été l'annonce, en mars 2020, de la modification des articles 30 et 31 de la loi 112-61 sur la nationalité mauritanienne, censée permettre aux Mauritaniens disposant d’une double nationalité de la conserver – à confirmer par le vote de l'Assemblée nationale, et surtout dans la pratique, comme bon nombre de choses inscrites dans la loi en Mauritanie. S'ajoute l’annonce d’un changement éventuel du nom de l’aéroport international Nouakchott-Oumtounsy – une référence à la bataille d’Oum Tounsi, livrée le 18 août 1932, une escarmouche entre un groupe nomade du Trarza allié à la puissance coloniale française et des membres de la tribu des Oulad Delim, venus du Río de Oro – au profit du nom du premier président de la République postindépendance, Moktar Ould Daddah. Le nom de l’aéroport, attribué en 2016, faisait référence exclusivement à la résistance maure à l’entreprise coloniale française, en écho au discours récurrent en Mauritanie suivant lequel seuls les Maures ont résisté activement à l’occupant, contrairement aux communautés noires. Pour rappel, un an après l’inauguration de l’aéroport Nouakchott-Oumtounsy, un référendum avait validé l’adoption d’un nouvel hymne national (intégralement en langue arabe) et une modification du drapeau pour lui rajouter deux bandes rouges, en référence aux martyrs de la résistance à la colonisation française.

Nouveau drapeau mauritanien, adopté en 2017.

En dehors de ces deux initiatives, aucune réforme, aucune mesure, aucun geste n’a été initié pour changer, ou tout au moins questionner le système social et les inégalités qu’il produit. Ni pour lutter contre la persistance de pratiques d’esclavage, notamment au sein des communautés maures, soninkés et peules. Ni pour revenir sur l’accaparement des richesses par quelques familles de notables, rendu possible par un système de castes toujours en place. Ni pour questionner la mémoire récente des décennies 1980 et 1990 et les discriminations persistantes à l’égard des citoyennes et citoyens noirs (notamment pour l’accès à la citoyenneté et aux droits). Ni pour bâtir un récit national véritablement inclusif, une lecture partagée de l’histoire du pays, condition indispensable à la construction d’une nation multiethnique apaisée. Ni même pour reconsidérer la place et le statut des langues nationales. Au contraire, un geste politique fort a été envoyé, qui laisse plutôt penser que l’arabisation rampante de l’administration et des institutions (contestée par les communautés négro-mauritaniennes) n’est pas près de s’arrêter, en défaveur du français : au mois de février 2020, le Parlement mauritanien a décidé que les débats ne seraient plus traduits en langue française aux députés, mais uniquement dans les quatre langues nationales (l'arabe, le peul, le wolof et le soninké) – une décision qui n'était toutefois toujours pas appliquée, quelques mois après. Bien que la mesure se défende (dans un pays où le français n’a aucun statut officiel), nul ne doute qu’elle s’inscrit dans la continuité d’une politique linguistique tendant à marginaliser les communautés non-arabophones, puisque dans l’administration et l’éducation nationale, seule la langue française est utilisée en parallèle à l’arabe. Surtout, elle s'appuie sur une justification technique, et ne s'inscrit nullement dans une stratégie ou une réflexion plus large de valorisation des langues nationales (qui ne soient pas l'arabe, et qui sont aujourd'hui absentes des programmes scolaires et de l'administration).

Sur le plan des libertés individuelles, on notera que le régime n'a pas vraiment desserré le contrôle policier qui constituait la norme sous l'ancien président, souvent pour faire taire toute opposition au système social, sous couvert de respect de la religion et de défense des valeurs morales comme l'avait notamment illustré la condamnation du blogueur Ould Mkheitir, arrêté en 2014 pour la publication en ligne d'un article considéré comme blasphématoire à l'égard du Prophète Mahomet (Mauritanie : quelles leçons retenir de l’affaire Ould M’Kheitir ?). Au mois de février dernier, au moins quatorze personnes, parmi lesquelles des activistes et militants des droits humains, ont été arrêtées, probablement pour avoir exprimé des opinions favorables à la laïcité. Parmi eux, on trouve Mekfoula Mint Brahim, militante pro-démocratie. Les interpellations auraient ciblé des membres de Mauritanie laïque, qui revendique un régime laïque, et de l’Alliance pour la refondation de l’État mauritanien.

Quoique l’on pense du principe d’appliquer un régime laïque dans un pays comme la Mauritanie, en raison de sa culture et de sa pratique religieuse, il est assez aisé de comprendre les risques que représente une manipulation par la sphère politique (au service duquel travaillent les appareils policier et judiciaire) des questions religieuses et morales. Notamment lorsqu’elle permet la mise sous silence de dizaines de militants et d’opposants – à cet égard, la condamnation à mort pour apostasie du blogueur Ould Mkheitir sonnait déjà, en 2014, comme un avertissement à tous les autres activistes.

Troupeau de bétail dans la Région (Wilaya) du Trarza.

Troupeau de bétail dans la Région (Wilaya) du Trarza.

La perspective de l’exploitation du gaz : entre catastrophe écologique et consolidation d’un système féodal

Sur le plan politique, peu de surprises également. La composition du nouveau gouvernement a globalement déçu – en particulier en termes de représentation des communautés noires. Et la nomination le 6 août dernier d’un nouveau Premier ministre, M. Mohamed Ould Bilal, un Haratine, en remplacement de M. Ismaïl Ould Bedda Ould Cheikh Sidiya, un Maure blanc, n’y change pas grand-chose – d'autant qu'il s'agit d'un habitué de l'appareil d’État, un gestionnaire qui devrait peu se démarquer par son sens de l'innovation. Surtout, on n'observe aucun bouleversement dans la gestion des affaires, ce qui, alors que le pays s’apprête à recevoir une masse d’argent providentielle grâce à l’exploitation de gisements de gaz découverts il y a quelques années (exploitation qui ne démarrera qu'après 2022, avec du retard en raison de la crise du coronavirus cette année), soulève bien des questions. On estime qu’elle devrait provoquer un doublement immédiat du Produit Intérieur Brut (PIB), dans un pays où le taux de pauvreté, selon la Banque mondiale, s’élève à plus de 30%. Or, l’Histoire tend plutôt à démontrer que l’apparition d’une telle rente en hydrocarbures n’a pas tendance à favoriser les réformes économiques et sociales. Bien au contraire, en offrant une manne facile au régime, elle le renforce et met entre ses mains une arme financière terrible, peu propice aux changements. Comme en Angola, au Nigeria ou en Algérie depuis plusieurs décennies, le scénario qui se dessine en Mauritanie n’a pas de quoi faire rêver : dégradation de l’environnement, enrichissement de l’élite en place (qui développe un train de vie et des goûts de plus en plus luxueux), corruption généralisée, accentuation des inégalités sociales (et donc de la fracture entre groupes sociaux et entre communautés), renforcement des forces policières et armées pour garantir la sécurité des sociétés étrangères venues exploiter les ressources (mais qui servira aussi, nul n’en doute, à mieux écraser les voix dissidentes et l’opposition politique), etc. Avec, dans la foulée, quelques chantiers spectaculaires, des centres commerciaux, une immense mosquée, un complexe hôtelier, une autoroute ou un nouvel aéroport, le tout pour donner l’illusion que le pays avance dans la voie du « développement » et du « progrès », qu’il se modernise. Pendant ce temps, on peut s'attendre à une explosion des phénomènes inhérents à ce type de croissance effrénée, qui, à Nouakchott, ira de pair avec un étalement urbain incontrôlé : paupérisation des masses, hausse de la mendicité et de la prostitution, règne de l'argent-roi et de l’appât du gain, etc.

Ce scénario, de bonne foi, est sans doute le plus probable. Il ne constitue pas une vague prévision de comptoir, mais s’appuie sur l’observation empirique de la plupart des sociétés postcoloniales qui ont vu, dans un contexte de régime autoritaire et de fortes inégalités sociales, affluer une source de revenus faciles pour l’État. Il sera évidemment favorisé autant que faire se peut par les acteurs étrangers. Car dans l’exploitation du gaz, mais aussi du pétrole, du fer et de l’or, toutes les compagnies majeures sont déjà présentes : Total (France), BP (Royaume-Uni), Kosmos Energy (États-Unis), Kinross Gold (Canada), Woodside (Australie), etc. Et l’empreinte écologique de leurs activités extractives constitue d'ores et déjà une menace pour des espaces naturels et de biodiversité tels que le Parc national du Banc d’Arguin ou celui du Diawling. Quand ils ne provoquent pas carrément des désastres sanitaires et environnementaux autour des sites d’exploitation. C'est le cas par exemple du secteur de l’orpaillage où l’on observe un usage incontrôlé du mercure, provoquant l’empoisonnement progressif et inaltérable des travailleurs, et évidemment des sols et des nappes d’eau. Et on imagine facilement tous les risques de conflits qui pourraient naître d’une mise sous tension de l’accès à l'eau potable, dans des zone désertiques ou semi-désertiques situées au milieu d’une région déjà assez instable, à savoir le Sahel (« S’il y a des arbres, Dieu vous enverra la pluie » : les enjeux écologiques dans le Sahel, à travers l’exemple de la Mauritanie).

Les exemples ne manquent pas, pour illustrer la conception purement coloniale et capitaliste entretenue par l’élite politique au pouvoir, prête à brader les ressources naturelles de la nation pour quelques rentrées d’argent dans les caisses de l’État (ou dans leurs poches) – au prix d’une dégradation irréparable de l’environnement et du déclin des villages alentours. On peut citer, parmi tant d’autres, le cas du permis d’exploitation du sable noir sur le littoral dans la zone Legweïchichi (Tiguint), accordé à la société chinoise SGS depuis le mois d’octobre 2016, et dont les conséquences écologiques et sociales s’étaleront sur des décennies, voire des siècles. Il n’est pas abusif d’affirmer que l’exécutif mauritanien, sous ce président comme sous son prédécesseur, a adopté une conception « coloniale » du développement national : comme au temps de la colonisation, une approche extractiviste et capitaliste des ressources locales justifie leur exploitation par des sociétés étrangères, provoquant des catastrophes sanitaires et environnementales ainsi que des bouleversements démographiques et des déplacements de population à l’échelle nationale (des villages se vident de leurs habitants, partis peupler les bidonvilles de la misère autour de la capitale). La terre et la nature sont perçues comme des biens à exploiter, non comme un patrimoine commun indispensable à l’humanité, qu’il faudrait par conséquent préserver et protéger. Le train de vie des « centres » se fait aux dépens des marges, ce qui est aussi caractéristique d’une logique coloniale et capitaliste : le centre-ville de Nouakchott aux dépens des banlieues paupérisées ; la capitale aux dépens des régions éloignées et riches en minerais ou autres ressources ; etc. L’enrichissement d’un noyau de classe moyenne, non par le mérite mais par le clientélisme, se fait au prix de l’exploitation de masses de travailleuses et de travailleurs à Nouakchott, et au prix de modes de vie autochtones (dans des régions riches en ressources naturelles). Et cette approche-là n’a nullement été questionnée sous le nouveau président M. Mohamed Ould Ghazouani, bien au contraire, puisque les infrastructures de transport de matières premières ont été plutôt renforcées – à l’image du port de Ndiago, construit tout près du Parc national du Diawling dans l’unique but d’exporter du gaz naturel, et dont le chantier n'a même pas été arrêté lors de la crise de COVID-19.

Dans le désert de l'Adrar.

Il convient sans doute de souligner le poids du lourd héritage des onze années de règne du président M. Ould Abdel Aziz suite à son coup d’État de 2008. Qu’il s’agisse des indicateurs politiques, économiques ou sociaux, force est de constater que la situation s’est plutôt aggravée, parfois à des niveaux catastrophiques. Les libertés publiques, et notamment la liberté d’expression, ont régressé. L’État est plus dépendant que jamais de la rente minière. L’économie, en mal de dynamisme, est incapable d’offrir des opportunités d’emplois de qualité aux nouvelles générations, pour la plupart mal formées et peu qualifiées. L’école publique s’effondre et accentue les inégalités d’une génération à l’autre. Les communautés noires se plaignent de racisme institutionnel et pointent du doigt un inégal accès aux droits, à la terre et aux richesses, dans un contexte d'arabisation à marche forcée et d'absence de travail mémoriel lié aux évènements de 1989. La criminalisation de l’esclavage en 2007, puis de nouveau en 2015, peine à être appliquée et fait toujours l’objet d’un certain tabou au sein des élites locales (quelle que soit la communauté). La corruption est présente à tous les échelons de l’administration. Le statut social des femmes et la lutte contre les violences dont elles sont victimes n’ont fait aucun progrès (La question du viol en Mauritanie : le tabou peut-il sauter ?). La liste n'est pas exhaustive et vise à peine à brasser un ensemble de sujets sur lesquels aucun changement majeur n'a été observé sous le président Aziz (Dix ans après son putsch, dans quel état le président Aziz laisse-t-il la Mauritanie ? (1/2) Chronique d'une démocratie piétinée et d'une nation fragmentée).

L'actualité vient nous rappeler de quel régime de corruption le système actuel est l'héritier : au mois de juillet dernier, en Mauritanie, une commission d’enquête parlementaire mise en place en janvier 2020 a remis un rapport édifiant sur le système de corruption, de trafics d’influence et de conflits d’intérêts qui a prévalu durant toute la décennie 2009-2019, durant les deux mandats de l’ancien président Mohamed Ould Abdel Aziz. Le texte évoque en particulier des cas de complicité entre l’État et des entreprises appartenant à des membres de sa famille ou à des proches, telles que la société SMIS SARL, qui a permis l’acquisition par ces mêmes entreprises de patrimoines domaniaux à Nouakchott. Outre des terrains de l’école de police et de l’office du complexe olympique, seraient par exemple concernées des écoles primaires qui auraient fait l’objet de ventes aux enchères (qui se seraient déroulées à l’hôtel Mauricenter entre le 15 octobre 2015 et le 14 juillet 2017). Après analyse de toutes ces ventes, la commission précise que les dispositions avaient été les mêmes pour la grande majorité des terrains avec le même homme d’affaires qui n’est autre que le neveu de l’ancien président. Toute cette séquence, à commencer par la mise en place de la commission d'enquête parlementaire, apparaît évidemment comme une initiative louable, en rupture avec son prédécesseur, et pourrait même donner des allures d’opération « mains propres ». Du moins, tout cela pourrait apparaitre aussi simple, à condition d’avoir une mémoire à court terme : il faudrait, pour s’en satisfaire, oublier que la majorité parlementaire au pouvoir reste la même sous la nouvelle présidence, de même que le parti présidentiel, soit autant de députés qui ont soutenu pendant plus de dix ans un chef de l’État que tout le monde savait corrompu. L’ancien et le nouveau président, M. Ould Abdel Aziz et M. Ould Ghazouani, ont mené leurs coups d’État ensemble (celui de 2005 comme celui de 2008), et leur proximité de longue date laisse peu de doutes au fait que ce dernier était au courant de l’ampleur des trafics d’influence en cours depuis 2008. Or, les démarches politiques et médiatiques de marginalisation de M. Ould Abdel Aziz n’ont cessé depuis son départ de la présidence, pour éviter son éventuel retour sur la scène.

Il convient donc de questionner l’objectif politique de la séquence parlementaire en cours contre l’ancien président et ses proches. Jusqu’où ira-t-elle pour constituer une vraie rupture ? Se transformera-t-elle en séquence judiciaire (ce qui serait logique) ? Ciblera-t-elle tous les tenants du régime qui ont mis en œuvre et cautionné ce système de corruption depuis le coup d’État de 2008, sans distinction, y compris M. Mohamed Ould Ghazouani et ses proches ? Les propositions de la commission seront-elles retenues, ou resteront-elles lettre morte ? La commission avait par exemple proposé la confiscation des terrains vendus aux enchères entre 2010 et 2019. Mais, bien que les députés aient approuvé le 30 juillet 2020 le renvoi des dossiers contenus dans le rapport final au ministère de la Justice, pour transfert aux autorités judiciaires compétentes, il n’en est toujours rien plusieurs semaines après. Seul signal encourageant : le 12 août dernier, six anciens ministres de l’ère Aziz ont été placés sous contrôle judiciaire (parmi lesquels M. Yahya Ould Hademine, Premier ministre de 2014 à 2018). Mais difficile d’isoler cette séquence de la stratégie d’isolement et de pressions dont l’ancien président et ses proches font l’objet depuis une année, pour les écarter durablement du pouvoir. D’autant plus que le même jour, le 12 août, on constatait la fermeture arbitraire, à Nouakchott, du siège du Parti unioniste démocratique et socialiste, un parti fantoche que M. Ould Abdel Aziz voulait s’approprier pour revenir sur la scène politique. Au final, le plus probable est que tout cela ne se règle dans quelques négociations de palais – peut-être au prix de quelques confiscations et de quelques têtes, qui seront condamnées mais ne dureront pas derrière les barreaux.

C’est le poids de ces deux mandats catastrophiques qui explique, à l'aube de celui du nouveau chef de l’État M. Ghazouani en 2019, qu'il y ait eu tant d’attentes, voire parfois un peu d’enthousiasme en dépit de la contestation qu'a suscitée son élection dès le premier tour. Cet enthousiasme, on l’a notamment senti lorsque bon nombre d’internautes se sont félicités sur la toile de son intervention au Forum international de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, le 18 novembre 2019. D’une durée d’à peine plus de 16 minutes et au contenu très convenu, ce discours ne compte aucune annonce particulière, ne délivre pas une vision révolutionnaire ou particulièrement novatrice des questions de sécurité dans la région du Sahel. Il ressemblerait même plutôt à un exposé universitaire sur le G5 Sahel. Mais voilà : il est prononcé en français, dans un langage correct et clair, avec un début, un développement et une fin – ce qu’on voyait peu du temps de son prédécesseur. Ce dernier avait tant habitué les Mauritaniens à la médiocrité que même un président ordinaire paraît incroyable… faisant naître un trop-plein d’espoir. Avec les risques que cela implique de déception à l’arrivée, car derrière une nouvelle tête, c’est bien le même système politique et social qui est en place.

Révélateur de l'absence de changements fondamentaux en ce début de mandat : l’Indice sur l'État de Droit (IED) du WJP 2020 pointait, en mars 2020, une tendance négative soutenue en faveur de l’État de droit en Mauritanie. Pour rappel, le World Justice Project (WJP) est une ONG internationale dont l’IED (qui couvre maintenant 128 pays et juridictions, et s’appuie sur plus de 130 000 sondages auprès de ménages et plus de 4 000 sondages auprès de juristes et d’experts) constitue la principale source de données originales et indépendantes sur l’État de droit. Il mesure le rendement de chaque pays en la matière à travers huit facteurs : contraintes aux pouvoirs du gouvernement, absence de corruption, gouvernement ouvert, droits fondamentaux, ordre et sécurité, application des règlements, justice civile et justice pénale. Or, d’après cet indice, la Mauritanie était classée 123ème sur 128 pays concernés par le rapport en 2020, avec un score de 0,36/1, se positionnant parmi les dix derniers États du classement, aux côtés du Cameroun et de la République démocratique du Congo. Et comme pour confirmer cette mauvaise évolution dans le classement mondial, les députés mauritaniens réunis au sein de la commission Justice, Intérieur et Défense décidaient la suspension, le 12 juillet 2020, d'une procédure relative au vote d'une loi visant la mise en place d'une Haute Cour de Justice (HCJ) – qui constitue pourtant potentiellement une avancée intéressante vers un état de droit consolidé. L’Assemblée nationale a finalement adopté cette proposition de loi en plénière, le 27 juillet 2020 ; reste à voir ce que sera la marge de manœuvre politique de cette Haute Cour de Justice dans la pratique – sachant qu’il semble que des flous demeurent sur sa date de formation et son fonctionnement, sur ses missions et son degré d’indépendance à l’égard de tout agenda politique.

Autre actualité illustrative : la gestion de la récente crise du virus COVID-19, qui s’est répandu sur tous les continents du globe, et qui n’a évidemment pas épargné la Mauritanie. Dès le mois de mars 2020, le pouvoir a ordonné la fermeture des villes de Nouakchott et de Kaédi, un couvre-feu de 18h à 6h, ainsi que l’interdiction des rassemblements (y compris les prières collectives) dans ces mêmes villes. Au début du mois d’avril, au moment où il était question de distanciation sociale et de confinement pour prévenir la propagation de ce virus aux conséquences potentiellement catastrophiques, on voyait circuler, à Nouakchott, des fourgonnettes jaunes chargées de distribuer du pain et des sachets de sucre dans certains quartiers périphériques. Sur ces véhicules, inscrit en arabe et en français : « Merci Ghazouani, le concret ». Non seulement l’indécence de ce message avait de quoi laisser perplexe, mais encore le mode opératoire s’est révélé clairement risqué, puisque ces distributions entraînaient des bousculades et des rassemblements propices à la propagation du virus. Les conditions humiliantes de cette opération de communication, initiative de M. Yahya Bocar Ba (ancien ministre et directeur de la Société d’Exploitation de Manantali et de Fellou au sein de l’Organisation pour la Mise en Valeur du fleuve Sénégal, l’OMVS), illustrent le manque de considération réellement porté aux populations par une classe politique toujours prompte à récupérer les évènements (y compris les plus tragiques) pour lécher les bottes du chef.

Barrage de Foum Gleita, dans la Région (Wilaya) du Gorgol.

Barrage de Foum Gleita, dans la Région (Wilaya) du Gorgol.

Deux grands enjeux se posent pour les prochaines années : celui de la cohésion sociale et nationale, qui recouvre un nombre immense de sujets et de dossiers (la lutte contre les inégalités économiques, la question de la mémoire, l’égalité des droits, la place des langues nationales, la représentation politique, le statut et la place des femmes, etc.) ; et celui de la diversification de l’économie, dans un sens qui permette tout à la fois au pays de respecter l’environnement et la biodiversité, de former ses jeunes, de leur fournir des emplois viables, et à l’État de s’extirper de la dépendance aux rentes extractives. On comprend bien que derrière le premier enjeu, c’est le défi de la stabilité sociale et politique qui est posé ; et derrière le second, le défi de la souveraineté vis-à-vis de puissances étrangères qui lorgnent sur les ressources naturelles de la Mauritanie, et d'élites nationales qui font progressivement « sécession » du reste de la société. Or, sur aucun de ces deux grands enjeux pour l'avenir du pays, on n'observe un réel changement de paradigmes, et ce ne saurait être le cas avec le même régime militaire et tribal en place. Ce ne saurait être le cas, sachant que même si M. Mohamed Ould Ghazouani avait eu quelques divergences de vues ou d'opinions avec son prédécesseur, force est de constater qu'elles n'étaient pas assez grandes pour qu'il ne quitte son entourage, ne provoque un nouveau coup d’État ou, tout simplement, ne rejoigne ou ne crée un mouvement d'opposition. Sa présence à ses côtés durant les deux dernières décennies cautionne deux mandats présidentiels catastrophiques à tous les niveaux, et donne droit à beaucoup de pessimisme pour l'avenir.

Le contexte s’alimente par ailleurs d’un élément nouveau et potentiellement facteur de bouleversements sociaux, à savoir l’émergence depuis quelques années d’une identité haratine (de plus en plus affirmée chez les descendants d’esclaves maures). Une émergence probablement favorisée par un recul des pratiques d’esclavage. Elle s’accompagne de laborieuses prises de conscience, parmi les organisations politiques d’opposition, de l’intérêt d’une jonction des luttes ou des revendications.

Reste toutefois à voir si elles ont elles-mêmes un intérêt sincère à changer les choses. Au final, la page des années Aziz est tournée, mais le chapitre suivant semble encore loin.

Vue sur le gratte-ciel construit par la SNIM, à Nouakchott, initialement destiné à accueillir le nouveau siège de la compagnie nationale minière.

Vue sur le gratte-ciel construit par la SNIM, à Nouakchott, initialement destiné à accueillir le nouveau siège de la compagnie nationale minière.

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