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Par Jorge Brites.

Le 2 février 1943 marquait la fin de la bataille de Stalingrad, connue pour être la plus meurtrière de la Seconde Guerre mondiale. Démarrée le 17 juillet de l’année précédente, elle opposait les forces de l’URSS et celles du Troisième Reich et de ses alliés, et aurait coûté la vie, en plus de six mois, à plus de 800 000 Soviétiques, civils et combattants, et à près de 400 000 militaires allemands, roumains, italiens, hongrois et croates. De ce fait, ce tournant du front de l’Est et de la guerre reste dans les mémoires pour l’âpreté des combats urbains, n’épargnant ni civils ni militaires.

Ce 2 février 2023, 80 ans après la fin de cette séquence essentielle de la guerre, est l’occasion de rappeler le visage complètement à part que prit le conflit sur le front de l’Est – notamment en France, où l’on met évidemment plus l’accent sur les événements qui se sont déroulés à l’ouest : la drôle de guerre, la guerre-éclair, l’occupation, la bataille d’Angleterre,  la collaboration avec les Nazis et la résistance, le débarquement des Alliés, etc. L’est et le sud-est de l’Europe furent le théâtre principal des opérations du régime nazi par les quelques centaines de milliers de SS et par les quelques vingt millions d’Allemands qui, à un moment ou un autre de la guerre, firent incorporés dans l’armée (dont les trois quart des forces étaient tournées vers l’est). C’est à l’est que la majorité des soldats allemands se bâtirent sans interruption de 1941 à 1945. Et c’est le comportement des soldats de la Wehrmacht qui a pour l’essentiel joué sur celui de l’ensemble des parties prenantes du conflit et sur l’aspect de cette guerre à l’est.

Blitzkrieg lors de la campagne de Pologne en septembre 1939.

L’échec du Blitzkrieg et la « démodernisation » du front

Le front de l’Est est marqué rapidement par un échec de la guerre-éclair, le Blitzkrieg, qui avait pourtant permis une victoire facile sur les troupes françaises en 1940 en associant l’action de l’aviation et celles des blindés. La résistance soviétique devant Moscou et à Stalingrad, et surtout l’arrivée de l’hiver – l’offensive allemande ayant été retardée de plusieurs mois, Hitler ayant été appelé à la rescousse par son encombrant allié italien, le régime fasciste de Mussolini, qui risquait de perdre l’Albanie suite à son invasion ratée de la Grèce l’année précédente – ont momentanément freiné l’avancée des troupes de l’Axe.

Concentration de véhicules et de chars en Pologne, la veille de l'opération Barbarossa.

Concentration de véhicules et de chars en Pologne, la veille de l'opération Barbarossa.

En juin 1941, étaient engagées sur le front, du côté allemand près de 3 600 000 hommes et 3 648 chars (sur un total de 5 694, dont 444 de fabrication récente) ; et du côté soviétique environ 2 900 000 hommes soutenus par 15 000 chars sur un stock total de 24 000, soit davantage que l’ensemble des chars du reste du monde réuni. La majorité était certes dépassée, mais 1 861 d'entre eux restaient des modèles T-34 ou des chars lourds KV, supérieurs aux meilleurs engins produits en Allemagne. Les Allemands disposaient de 2 510 avions, moins qu’à l’ouest, contre jusqu’à 9 000 pour les Russes.

L’échec du Blitzkrieg s’est accompagné en quelques mois d’un profond processus, pour la Wehrmacht, de « démodernisation ». Ce néologisme désigne la dégradation matérielle du front et le retour à des formes de guerre traditionnelles après l’usage efficace et novateur des ressources limitées. Cette modernisation s’est déclinée dans les combats, à la fois en raison du climat (avec des tempêtes de neige, de grands froids pouvant aller jusqu’à -45°), d’une géographie difficile et marécageuse, ou encore d’un état déplorable des infrastructures. Les compte-rendu du front tout au long de l’année 1941 permettent de se faire une idée de la situation sur le terrain :

Les pluies récentes ont rendu les routes et le terrain […] tellement impraticables, que seuls les tracteurs, les Panjewagen [chariots tirés par des chevaux] et la cavalerie conservent encore une mobilité limitée […]. Je sais par expérience personnelle que sur les chemins on s’enfonce dans la terre jusqu’aux genoux, et qu’en marchant on a l’eau qui s’enfonce dans les bottes par le haut […]. Les abris et les cagnas sont pleins d’eau […]. Ils s’effondrent […]. Certains soldats n’ont eu que des aliments froids depuis plusieurs jours, parce que les cuisines roulantes et les Panjewagen ne passent pas et que les transports de vivres ne sont pas suffisants.

Déclaration du commandant du 2ème corps de la 16ème armée, 28 octobre 1941.

Les efforts de production de l’industrie militaire allemande, après l’hiver 1941-42, ne compenseront pas ce processus et ne se traduisit pas dans l’expérience du soldat moyen, en raison de l’immensité du territoire concerné. Le front s’élargit en effet de 1 200 à 2 200 km en quelques mois et les lignes d’approvisionnement s’allongèrent jusqu’à 15 000 km vers l’arrière, qui résulta sur une claires dispersion des chars. En outre, les routes étaient rares et souvent non goudronnées. 77 divisions d’infanterie allemandes, soit la moitié de l’armée engagée, firent leurs liaison et leur ravitaillement avec des chariots tirés par des chevaux. Conséquence : un approvisionnement en munitions, en vivres et en vêtements difficile à assurer.

Prise de Stalingrad par la 6ème armée allemande, en septembre 1942.

Les soldats se trouvèrent réduits à survivre dans un environnement primitif où chevaux et carrioles étaient indispensables. À partir de l’hiver 1941-42 surtout, les soldats allemands furent contraints de mener une guerre de tranchées rappelant à bien des égards celle sur le front de l’Ouest de la Grande guerre, tout en devant faire face à un ennemi qui ne cessait, lui, de se moderniser, puisqu’il bénéficiait de points d’approvisionnement à Mourmansk et en Sibérie, et malgré l’occupation du cœur industriel de la Russie. Le front en revint à des caractéristiques de guerre traditionnelle, avec barbelés, mitrailleuses, et non à la succession de marches rapides et de rencontres décisives que représentait le Blitzkrieg. La correspondance des soldats permet assez bien, rétrospectivement, de se faire une idée de ce qu’étaient devenues rapidement les conditions de (sur)vie sur le front :

On s’exprime de façon démesurée quand on dit : « un chien ne voudrait pas de cette vie-là plus longtemps », car il n’est guère d’animal qui vive dans des conditions plus basses et primitives que nous.

Lettre d’un soldat allemand sur le front de l’est, le 18 août 1941.

La « démodernisation » du front provoqua évidemment de lourdes pertes dans les unités allemandes : au bout d'une année de campagne de Russie, celles-ci atteignent 1 300 000 individus, sans compter les blessés, soit 40% des 3 200 000 soldats engagés initialement. En dépit d’efforts, il manqua toujours au moins 320 000 hommes sur le front de l’Est. En décembre 1943, deux millions d’éléments combattent encore du côté de l’Allemagne, soit une diminution de plus d’un million d’hommes, au point que le IIIème Reich finit par recruter des Hiwis (des volontaires recrutés parmi les populations des territoires occupés), des prisonniers de guerre et civils soviétiques qui finissent par être 320 000, auxquels s’ajoutent 150 000 personnes appartenant aux minorités de l’URSS, et 500 000 soldats d’unités non combattantes (comportant des jeunes de 16 ans, des femmes ou encore des étrangers). Pendant les six derniers mois de l’année 1944, les Allemands perdent en moyenne 200 000 soldats par mois à l’est, contre 8 000 à l’ouest.

Les documents de l’époque permettent également de se rendre compte du manque d’effectifs et des changements rapides qui s’opèrent sur le terrain, en raison des pertes humaines nombreuses :

Au cours des dernières semaines, sur 16 commandants 8 (tous commandants du Panze-Grenadier) ont changé ; en outre, le commandant de la division et le Premier officier des opérations sont nouveaux […]. Aucun des commandants n’a à l’heure actuelle d’expérience du feu et du commandement dans l’offensive, uniquement dans la défensive […]. Le corps des officiers disponible pour l’offensive et la défensive est numériquement insuffisant […]. Il y a un manque de 28% […] Les sous-officiers pour la plupart sont bons en tant que combattants à titre individuel, mais chez la plupart, en particulier les jeunes, les qualités de commandement ne sont pas encore très affirmées.

Analyse de l’état de la 18ème Panzerdivision, au début du mois d’avril 1942.

À la fin du mois de mars 1945, les pertes montent à 6 172 373 éléments, soit le double des effectifs mobilisés le 22 juin 1941. L’importance des pertes ayant contraint le régime nazi à enrôler sans cesse de nouvelles recrues, la colonne vertébrale traditionnelle de l’armée allemande, les « groupes primaires » d’hommes qui avaient jusque-là assuré sa cohésion, disparurent largement.

Les vecteurs de cohésion de la Wehrmacht : une discipline de fer qui faisait de l’ennemi un défouloir…

Afin d’empêcher la désintégration de l’armée dans son ensemble qui aurait pu résulter de la destruction des groupes primaires, la Wehrmacht introduisit une discipline qu’elle appliqua avec une extrême brutalité, qui fut justifié par des arguments militaires mais aussi idéologiques – un soldat manquant à son devoir n’assure pas la défense de la civilisation face aux hordes judéo-asiatiques.  Ce qui permit donc de maintenir une cohérence du front, c’est la discipline, plus que la solidarité dans des unités constamment modifiées : on compte ainsi entre 13 000 et 15 000 exécutions au sein de l’armée allemande, contre 48 durant toute la Grande guerre, ainsi que 45 000 procès en octobre 1944 et au final 428 000 condamnations à la prison ou aux travaux forcés de 1939 à 1945.

La conséquence de cette stratégie fut qu’en compensation de leur obéissance et en conclusion logique de la politisation de la discipline, les soldats furent autorisés à donner libre cours à leur colère et à leurs déceptions : les soldats et civils ennemis servirent donc d’exutoire. La brutalité des officiers était plus facile à supporter par les soldats s’ils avaient la possibilité de reproduire cette violence contre d’autres. La cohésion du front de l’Est fut donc maintenue par un mélange entre une discipline de fer au combat et une extrême tolérance à l’égard des actes de barbarie commis contre l’ennemi.

Il en résulta des performances exceptionnelles et une destruction d’une ampleur sans précédent. Sur le front, la population civile fut traitée avec une brutalité excessive : des milliers de villages furent pillés et incendiés, les habitants fusillés, pendus ou brûlés vifs. S’agissant des civils, les formations combattantes reçurent l’ordre de vivre sur le dos des populations sans se soucier des conséquences sur la population civile. Les morts de famine se comptèrent par millions. Une situation qui provoqua une résistance d’autant plus acharnée des Russes d’abord, puis des autres nationalités lorsqu’elles comprirent qu’elles ne tireraient rien de bon d’une victoire allemande. S’agissant des militaires, au cours de la campagne de Russie, les Allemands capturèrent plus de 5 700 000 soldats de l’Armée rouge, dont 3 300 000 (soit 57%) moururent. Dès le début de l’année 1942, deux millions de prisonniers de guerre soviétiques étaient morts, la plupart au cours du trajet à pied jusqu’aux camps de Pologne. En outre, aucune disposition n’avait été prise par la Wehrmacht pour accueillir une telle masse de prisonniers. 600 000 d’entre eux furent d’ailleurs fusillés sur le champ.

Centre-ville de Stalingrad après la victoire soviétique (1943).

Le conflit s’est caractérisé par une intériorisation idéologique par laquelle, pour le soldat, l’humanité se retrouvait séparée en deux groupes antagoniques : « nous » et « eux ». C’est cette séparation qui maintenait la cohésion, et non les groupes primaires, produits de liens sociaux qui auraient dû se construire avant et pendant la campagne.  La discipline a été d’une sévérité sans précédent, à l’exception toutefois de quelques pillages (y compris lorsqu’il y eût des interdits de la hiérarchie).  Néanmoins, lorsque la terreur inspirée par l’ennemi prenait le pas chez les soldats sur la crainte des représailles des supérieurs, la discipline ne suffisait pas à elle seule à empêcher la désintégration de l’armée. Il fallut aussi une vision commune de la guerre en cours, dans laquelle la défaite était assimilées à une véritable apocalypse : individuellement, la mort ; collectivement, la mort de la civilisation, contrairement à ce que signifierait une reddition sur le front de l’Ouest. Au cours des derniers mois de la guerre, des dizaines de milliers de soldats allemands tentèrent d’échapper aux combats livrés à l’est pour partir à l’ouest, alors que ceux qui restaient se battirent avec un acharnement souvent suicidaire.

Le front de l’Est fut perçu comme une croisade de l’Europe contre le bolchevisme, dans laquelle la Wehrmacht se posait en rempart de la civilisation. Lorsque le IIIème Reich connut des défaites, la propagande nazie fit tout pour convaincre les soldats allemands qu’ils défendaient l’humanité contre une invasion diabolique. Ce n’est pas, comme à l’ouest, l’esprit de revanche qui prévaut, mais bien l’idée d’une lutte pour la survie de la civilisation.

… et le poids de l’idéologie nazie sur le terrain

La présence de l’idéologie nazie a été facilitée, longtemps, par la situation d’isolement psychologique des soldats où s’entremêlaient la peur de l’ennemi, la menace des sanctions et le mépris ou la haine envers les vaincus. Mais ce processus était possible parce qu’une forte proportion des officiers et des soldats partageait déjà certains éléments clefs de la vision national-socialiste du monde – grâce au travail de propagande d’avant-guerre mené en Allemagne, qui avait bien ancré les préjugés envers les juifs, les slaves et le bolchevisme. Ce travail de propagande, on en trouve des traces multiples dans les documents de propagande à destination de l’armée allemande :

Ce que sont les bolcheviks, tout homme ayant un jour aperçu le visage d’un commissaire rouge le sait. Ici, les discussions théoriques ne sont plus nécessaires. Ce serait faire injure aux animaux que de dire que ces écorcheurs d’êtres humains, parmi lesquels on compte une forte proportion de juifs, ont des traits d’animaux. Ils sont l’incarnation du diable et d’une haine insensée contre tout ce qu’il y a de noble dans l’humanité. La figure de ces commissaires témoigne de la révolte des Untermenschen contre le sang noble. Les masses, qu’ils poussent à la mort en utilisant toutes les ressources de la terreur glacée et des discours stupides, auraient mis un terme à toute vie ayant un sens si leur invasion n’avait pas été contrecarrée au dernier moment.

Portrait des commissaires politiques soviétiques par les Mitteilungen für die Truppe, des documents de propagande à destination de l’armée allemande (parus jusqu’en 1944).

Partisans soviétiques pendus par les Allemands, janvier 1943.

Dès 1941, les prisonniers politiques et les militants communistes sont identifiés. Partout, les juifs sont particulièrement ciblés. Le front de l’Est est marqué par la construction des ghettos et le travail forcé. Dans les six premiers mois de la guerre, deux millions de captifs meurent de la faim et de marches à pied épuisantes. Le Reich est évidemment ravitaillé en priorité, et le régime ne souhaite pas de la présence ni de la participation des prisonniers de guerre soviétiques dans l’économie allemande. Au final, la guerre sur le front de l’Est acheva la nazification de l’armée allemande, dans la mesure où les soldats absorbèrent la vision du conflit que propageait le régime – une vision qui portait en elle la mort de masse. Cette conception était portée dès le démarrage de l’opération Barbarossa en 1941, comme nous l’explique l’historien Omer Bartov dans son ouvrage L’armée d’Hitler (1999), à travers ce qu’on a appelé les « ordres criminels » :

On appelle « ordres criminels » l’ensemble des ordres et décrets du printemps 1941, diffusées aux soldats avant le déclenchement de l’offensive du 22 juin 1941. Le premier (28 avril 1941) ordonnait aux officiers de la Wehrmacht de collaborer dans les domaines logistique et opérationnels avec les Einsatzgruppen, groupes d’intervention chargés d’éliminer les juifs derrière le front. Le « décret Barbarossa » (13 mai 1941) restreignait le champ d’application de la loi mariale en URSS : les crimes commis contre civils et prisonniers ennemis ne seraient poursuivis en cour martiale qu’en cas de rupture de la discipline militaire au combat.

Omer Bartov, L’armée d’Hitler, Hachette Littératures, Paris, 1999, page 108.

Au fil des combats, l’armée en revint au code moral le plus primitif de la guerre : les combattants avaient le droit de faire tout ce qui pouvait assurer leur survie et de détruire tout ce qui les menaçait. Cette logique de survie facilité l’intégration par la Wehrmacht des différentes composantes de l’idéologie nazie liés à l’idée de survie et de guerre totale : darwinisme social, nihilisme, expansionnisme, antibolchevisme et racisme. L'historien Omer Bartov ajoute d'ailleurs, à la suite du précédent extrait :

Le décret sur la « conduite des troupes en Russie » adressé aux unités au plus tard au début de l’invasion de l’URSS, ordonnait aux soldats d’agir brutalement contre les partisans, les saboteurs et les juifs. L’« ordre sur les commissaires » [8 juin 1941] exigeait l’exécution immédiate et sans jugement de tous les commissaires politiques de l’Armée rouge.

Omer Bartov, L’armée d’Hitler, Hachette Littératures, Paris, 1999, page 108.

La volonté de surmonter la « démodernisation » matérielle du front, la détresse des soldats, le caractère désespéré de la situation et la supériorité croissante de l’ennemi, transformèrent le combat en une chose allant de soi, pour la survie. La guerre sur le front de l’Est fut conçue comme une lutte à mort, exigeant un engagement spirituel sans limite, une obéissance absolue, la destruction totale de l’ennemi. Le front de l’Est fut une autre guerre parce que ce fut une guerre d’extermination, une entreprise d’asservissement et de pillage. L’aspect vraiment unique de cette guerre, c’est son caractère intrinsèquement criminel.

Tag(s) : #International, #Histoire
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