Par Jorge Brites.
Les taux d’abstention aux élections européennes ont été particulièrement élevés ces dernières années – le pic ayant été atteint en 2009 et en 2014, avec des taux avoisinant les 57%. En 2019, la participation a été d'à peine 50,6% à l'échelle européenne, 50,1% en France. Si l'on y ajoute la montée des partis eurosceptiques, cette situation relance le débat récurrent sur le manque de légitimité démocratique de la construction européenne. Une vraie question de fond se pose : est-ce que l’Europe a vocation à devenir l’échelon principal de la vie politique sur notre continent, ce qui impliquerait une plus grande politisation de son fonctionnement (du moins si l'on s'accorde à dire que le clivage est nécessaire par principe à une démocratie), l’émergence d’une vraie opinion politique européenne, ou d’un « peuple européen » ? Une idée que la faible participation aux scrutins successifs ne vient pas particulièrement accréditer.
L’Europe a cela d’original et de complexe qu’elle peine à trouver sa légitimité dans le processus de représentation politique classique (électif) sur une base territoriale. Au contraire – et c’est bien sur cela qu’elle est la plus attaquée –, elle fonctionne sur le modèle d’une gouvernance où interagissent des acteurs divers, publics et privés, de tous les échelons (local, régional, national, européen ou extra-européen). Cette participation d’acteurs privés soulève justement un nombre important de critiques, qui la considèrent comme un danger pour la démocratie. C’est particulièrement vrai en France, où la notion de lobby est très négativement connotée, associée au copinage et au marchandage des intérêts, contrairement aux milieux anglo-saxons où les lobbyistes exercent cette activité conformément aux règles courantes observées dans les sphères décisionnelles.
En ce 9 mai supposé célébré l’anniversaire du discours de Robert Schuman et la Journée de l’Europe, nous avons donc choisi de nous pencher sur le rôle des groupes d’intérêts – ou lobbies – comme acteurs politiques dans une Union européenne en mal de légitimité démocratique. Les lobbies sont-ils une menace pour la démocratie européenne, puisqu’ils ne seraient porteurs que d’intérêts particuliers ou minoritaires, ou sont-ils au contraire une clé de la démocratisation du processus décisionnel de l’Union, à travers leur participation dans la délibération et dans le policy-making communautaire ?
Nul ne peut ignorer la présence des groupes d’intérêts auprès de l’Union européenne : leur diversité, leur adaptation permanente au cadre européen, etc. Ce qui pose toutes sortes de questions sur les rapports qu’ils entretiennent entre eux, la circulation de l’information, leur légitimité démocratique ou encore leur contrôle politique dans le processus décisionnel de l’Union européenne, d'autant qu'ils sont loin d’être perçus comme des acteurs participant de bonne foi au processus de la construction européenne. Pourtant, de façon assez surprenante, les débats sur le déficit démocratique de l’Union européenne restent souvent cantonnés à la question de la représentation et du modèle parlementaire. S’il est vrai que la théorie politique classique identifie l’élection comme la principale source de légitimité démocratique, voire parfois comme la seule, la construction européenne a vu se développer diverses formes d’expression des acteurs de la vie économique et sociale – dans laquelle l’Union agit au regard de ses compétences politiques. Des acteurs qui ne sont pourtant pas prévus par les traités.
L’Union européenne, un cadre politique atypique favorable à la « démocratie associative »
Ce sont les années 1970 et l’introduction de la notion d’« espace public » par Jürgen Habermas, théoricien contemporain allemand de philosophie et des sciences sociales, qui vont créer une dynamique de plus en plus grande en faveur de l’implication des groupes d’intérêts dans les processus décisionnels communautaires. S’il nous faut relativiser l’expression de cet espace public (par l’élitisme des représentants et la dimension technocratique des institutions en place, notamment), on peut noter tout de même que l’implication du Parlement européen à partir des années 1980 au processus décisionnel a offert aux groupes d’intérêts un nouvel espace de pression plus accessible que le Conseil des ministres de l’Union européenne. Précédemment, notamment entre la crise de la Chaise vide en 1965 et l’entrée en vigueur de l’Acte Unique de 1986 qui rompait avec le vote à l’unanimité, les Commissions européennes successives ont-elles-mêmes fait le travail de se créer leurs réseaux et soutiens parmi les acteurs privés, à défaut d’avoir toujours le soutien des États membres.
L’idée d’impliquer des groupes d’intérêts (même nommés autrement) n’est pas nouvelle, ni particulièrement liée au système politique communautaire, comme le montre la conception pluraliste du pouvoir – développée dès le début du XXème siècle – des théoriciens américains des sciences politiques tels que Robert Dahl (1915-2014) ou David Truman (1913-2003). Ceux-ci se référaient largement aux travaux d’Arthur Bentley (1870-1957) qui avançait une certaine conception des démocraties modernes, où le nombre de participants à la vie politique serait plus important qu’attendu, et où ils se réuniraient spontanément en groupes sociaux affrontant leurs intérêts individuels par égoïsme. Dans une sorte de concurrence entre groupes sociaux, tout « monopole » d’un groupe serait durablement impossible car contraire aux intérêts de tous les autres. Il y aurait donc une « main invisible du pluralisme » qui permettrait que tous les groupes se contrôlent et se neutralisent mutuellement, marquant un glissement de la représentation politique traditionnelle vers une représentation de type sociologique – glissement d’autant plus grand lorsque les bases institutionnelles du système politique perdent leur légitimité. Ce qui n’est pas loin d’être le cas des institutions de l’Union européenne telles que nous les connaissons, qui chercheraient dès lors à légitimer leur action par l’expertise, l’avis et la compétence des acteurs qui seront eux-mêmes visés par la législation communautaire.
Ce glissement vers la représentation sociologique n’est toutefois pas applicable de façon brute à l’Union, car la conception « pluraliste » du pouvoir envisage uniquement les groupes d’intérêts économiques et sociaux. Or, la diversité multiple des groupes d’intérêts prouve en soi que le groupe de pression n’est pas une donnée naturelle. Certains groupes présentent les intérêts exclusifs de leurs membres, telles que les fédérations agricoles ou industrielles par exemple ; alors que d’autres se font les porte-parole de l’intérêt général, intéressant la société dans sa globalité, comme la défense des consommateurs, de l’environnement, des droits humains, etc. Or, les consommateurs, les écologistes, les êtres humains, etc., ne constituent pas un grand groupe social politiquement constitué et homogène. Ils portent des intérêts particuliers. On trouve même, dans l’Union européenne, des groupes d’intérêts composés de ressortissants non-communautaires – même des États comme le Japon, les États-Unis ou le Canada disposent de nombreux bureaux d’information à Bruxelles.
La construction européenne s’inscrit dans une dynamique large de généralisation des processus de « gouvernance à niveaux multiples » : le libre-échange international, le Marché Unique, les processus de décentralisation, déconcentration ou régionalisation impliquent un système politique multiscalaire organisé de plus en plus en réseaux où chaque acteur doit compter sur les autres pour agir. Plus l’Union européenne procède à l’approfondissement de ses politiques, et plus la logique communautaire implique la confrontation de divers intérêts (ce qui force à une recherche permanente du compromis), et issus d’intervenants multiples. La complexité et la mutation des modes de prise de décision communautaire, la multiplication des instances, organes consultatifs, acteurs, commissions, groupes de travail, la technicité des dossiers, sont autant d’éléments qui favorisent la présence de groupes d’intérêts. D'où une forme de « démocratie associative » permise par le cadre politique européen. La Commission européenne et le Parlement européen sont aujourd’hui très ouverts aux consultations avec l’extérieur en vue du renforcement du dialogue démocratique : l’objectif étant d’être en phase avec la société civile – dont la définition reste floue (Sommes-nous en démocratie ? (2/2) La foire aux corps intermédiaires). Cette dynamique est évidemment soutenue par la juridicisation du rapport politique qui contraint les responsables à la concertation, aux pratiques consensuelles, bref à un système politique fonctionnel – et non plus tant représentatif – qui tend à organiser le rapport social sans autorité hiérarchique stricte mais dans le cadre d’une gouvernance construite.
À l’inverse de la perception souvent péjorative dont ils souffrent, les groupes d’intérêts peuvent être considérés aussi comme des représentants d’une société civile européenne variée, comme des points de relais de la société, indispensables à l’avancement, à la concrétisation et à un meilleur traitement des dossiers européens. Autrement dit, ils participent et s’impliquent dans la vie de la Polis, la Cité. On peut d’ailleurs questionner la crise de légitimité des institutions européennes (et nationales dans de nombreux pays où l’abstention et le vote antisystème battent des records) à l’aune d’une autre remise en cause, plus large : celle des modes de régulation hiérarchiques entre élus et électeurs, l’émergence des individus en tant qu’acteurs sociaux (et non plus en tant qu’acteurs civiques uniquement), impliqués dans les mouvements sociaux ou les groupes d’intérêts économiques. Cette conception semble déjà plus complète que celle du « pluralisme », car il ne s’agit plus là de représentations sociologiques – et tous les groupes d’intérêts ne font pas du lobbying en fonction d’intérêts sociologiques, comme le montre le cas des ONG de développement. Il s’agit plutôt de représenter les intérêts des mouvements sociaux, ce qui permet d’englober plus largement – la protection des consommateurs pouvant par exemple être considérée comme un mouvement social, mais ne correspondant pas à une identification sociologique particulière.
La « démocratie associative » : efficacité versus légitimité ?
Cette notion d’« espace public » développée par Habermas – une notion théorique – implique l’association des citoyens. Or, comme tout système cherchant une légitimité auprès des citoyens, l’Union européenne est confronté au défi de concilier l’efficacité de son action et une forme de légitimité par la participation des citoyens au processus de policy-making. D’aucuns opposent participation des citoyens au processus et efficacité du système. Pourtant, les deux ne devraient pas s’opposer systématiquement : la concertation, en donnant l'occasion aux instances délibératives et exécutives de l’Union de prendre en compte des avis et expertises diversifiées, leur permet d’être davantage aux prises avec les enjeux concrets des citoyens dans des domaines précis. Des intérêts primordiaux peuvent être portés par les groupes d’intérêts privés lorsqu’ils ont été négligés par la Commission européenne ou par le Parlement. C’est vrai pour la législation dans le domaine économique comme dans le social, l’aide au développement ou humanitaire, l'écologie, etc. L’avis de professionnels sur des sujets pointus peut constituer un atout en termes de légitimité – puisqu’il indique la réceptivité des institutions européennes quant aux préoccupations des citoyens à qui elles prétendent imposer telle ou telle législation – mais aussi en termes d’efficacité lorsque la pertinence ou le bien-fondé d’une mesure est souligné (ou pas).
Par ailleurs, l’obligation pour une Communauté européenne fonctionnelle dans un système consensuel de gouvernance, de réunir l’unanimité (ou au moins des appuis à différents échelons et dans différentes institutions), constitue une rupture avec le système de démocratie majoritaire classique caractérisé par la recherche de majorités politiques – on voit bien d’ailleurs que la majorité parlementaire PPE-PSE, élargie depuis 2019 aux libéraux démocrates centristes (ADLE), est transpartisane sur de nombreux sujets. Or, non seulement la réunion de consensus sur la majorité des directives et règlements européens peut être un plus au moment de leur mise en application, puisqu’ils ont été globalement acceptés par tous, mais surtout, il faut noter qu’un tel système de gouvernance fait de l’Union européenne un nouveau type de pouvoir, que l’on pourrait caractériser de « déterritorialisé », ou « délocalisé ». Or, les intérêts territoriaux et politiques des groupes d’intérêts publics et privés, ou des opinions minoritaires lorsqu’il s’agit d’une décision prise à la majorité, doivent être pris en considération dans le policy-making. À ce titre, on peut aussi constater que les associations, qui sont des groupements autonomes, peuvent renforcer la souveraineté populaire en renforçant la conscience civique et la participation citoyenne.
L’asymétrie des forces de lobbying en présence
Un premier problème se pose donc dans la neutralité de ces « experts compétents ». L’expertise devrait théoriquement se distinguer de la représentation des intérêts. Or, dans l’Union européenne, on voit bien que dans le cas des groupes d’intérêts, ce n’est pas le cas. Au point que les relations entre les acteurs administratifs et les groupes d’intérêts ressemblent plus à une représentation basée sur une expertise jugée efficace, que sur un « pluralisme ». À titre d’exemple, un rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne publié en mai 2009, sur la base d'une étude réalisée dans plusieurs pays en voie de développement (le Bangladesh, le Pérou, l’Afrique du Sud et l’Éthiopie), indiquait que l’essentiel de l’aide au développement de l’UE tendrait à contourner systématiquement les acteurs locaux pour la gestion directe des projets, au profit d’une sorte de « caste » d’organisations non-gouvernementales d’« élite », qui ont les moyens de leur représentation à Bruxelles, leur siège en Europe, et qui s’approprieraient ainsi la plupart des fonds (Face au fiasco de l’aide publique au développement, à quand sa déprogrammation ?).
Les questions environnementales et sanitaires, sur lesquelles l’Union européenne intervient régulièrement, sont évidemment emblématiques du poids des lobbies dans les décisions prises. Ces dernières années, le cas de directives et règlements relatifs à l’usage de produits nocifs comme le glyphosate ou les perturbateurs endocriniens est très illustratif à cet égard. Rappelons notamment qu’en 2014, était révélée la puissance des lobbies industriels présents à Bruxelles auprès de la Commission, plus précisément auprès de la Direction Générale (DG) Environnement, de la DG Santé et Consommateur, et de la DG Entreprises ; dans le même temps, étaient également mises en lumière les méthodes des lobbies pour limiter les interdictions et les seuils imposés par la Commission concernant l’usage de substances chimiques considérées comme perturbateurs endocriniens. La difficulté à évaluer les risques sert évidemment les industries concernées, qui obtiennent souvent le soutien de certains pays qui considèrent que la primauté doit être donnée au commerce et à l’industrie, Royaume-Uni et Allemagne en tête, au contraire des pays scandinaves et de la France. Ce rapport de force n’a évidemment pas été sans conséquence : alors que Bruxelles lançait le 29 septembre 2014 une consultation publique sur ces substances chimiques, la Commission a considérablement tardé à apporter une définition réglementaire aux dits perturbateurs endocriniens, en lançant préalablement une évaluation d’impact économique sur les effets d’une réglementation dans ce domaine sur l’activité de certaines entreprises européennes.
Le 4 juillet 2017, finalement, le texte adopté au niveau européen sur ce sujet fut considéré comme laxiste et inefficace par la communauté scientifique, vis-à-vis de ces substances chimiques omniprésentes dans l’environnement humain ; au point que le Parlement européen l’a refusé dans un premier temps, forçant la Commission à revoir sa copie. Globalement, la Commission s’est révélée plutôt favorable aux lobbies des industriels sur ce dossier. En face, des ONG européennes, comme Health and Environment Alliance (une réunion d’associations et de syndicats de soignants et de mutuelles), et des associations nationales, comme Générations Futures, dépourvues de gros moyens, mais mobilisées pour mener des études à leur échelle afin de faire valoir les droits (sanitaires et environnementaux) des citoyens.
Autre exemple emblématique, le Parlement européen a « normalisé » en 2016 la commercialisation du coton avec l’Ouzbékistan, jusque-là soumise à des contraintes du fait des conditions de travail des ouvriers agricoles ouzbeks. Or, l’exploitation massive de travailleurs réduits à la misère, dans ce pays comme dans d’autres, est avérée, des ONG pointant régulièrement du doigt cette situation (avec une hausse du travail des enfants ces dernières années dans le secteur du coton) – la nature autoritaire de l’État ouzbek aurait d’emblée dû laisser un peu méfiant… Interrogée par des journalistes de France 2 en 2017 sur cette question-là, Maria Arena, députée socialiste belge qui a fait voter au Parlement européen les conditions commerciales actuellement en vigueur avec ce pays d'Asie centrale, s’est montrée bien évasive et incapable de défendre correctement cette décision. Devant l’opacité dans les processus de traçabilité des produits consommés en Europe (les vêtements, dans le cas du coton), on est en droit de s’interroger sur la probité de nos élus (et sur la pertinence de leurs choix), et donc sur les moyens de pression mis en œuvre par les différents acteurs privés qui ont intérêt à telle ou telle décision prise. Là encore, la dissymétrie est abyssale entre les entreprises qui vivent in fine de l’exploitation de matières premières comme le coton et les ONG qui dénoncent auprès des eurodéputés et des commissaires européens les conditions de travail dans les pays d’exportation.
Se pose le problème de la dissymétrie des groupes d’intérêts. Les organisations privées, d’intérêts économiques, ont ainsi généralement à leur disposition des ressources plus importantes que celles de citoyens. La question se pose d’autant plus que les groupes d’intérêts définissent et évaluent eux-mêmes leur légitimité – une légitimité qui reposerait alors surtout sur les moyens dont ils disposent, des moyens financiers, et donc en ressources humaines et en capacités de réseautage au sein des institutions. Les organisations professionnelles (d’employeurs ou de salariés) constituent d’ailleurs l’immense majorité des groupes d’intérêts comptabilisés à Bruxelles, devant les associations civiques. De ce point de vue, la « démocratie associative » connaît de vraies limites qu’il convient d’encadrer.
Réponses apportées et perspectives : quel degré de contrôle ?
En 1992, la Commission européenne a publié pour la première fois une communication sur « un dialogue ouvert et structuré » avec les groupes d’intérêts. Pour pallier la dissymétrie des moyens de pression entre eux, elle a cherché à renforcer les capacités des citoyens individuels en cofinançant un certain nombre de fédérations européennes. On peut citer l’exemple de Coordination-Sud, une plateforme d’ONG basée à Bruxelles, qui constitue un groupe d’intérêts largement financé par la Commission. Mais de fait, seules 18% des associations européennes appartiennent à la catégorie des intérêts civiques (santé, environnement, consommation, droits humains, etc.). Pour plusieurs raisons : trop grande diversité des fédérations nationales militant pour des intérêts publics ; indifférence de l’intérêt général (plus diffus) par rapport aux intérêts privés (plus directs) ; différence de moyens ; etc.
La Commission européenne privilégie l’autorégulation des groupes d’intérêts, en les invitant à adopter volontairement des codes de conduite. Si cette politique présente l’avantage de minimiser les coûts de gestion du système par la Commission européenne, il faut reconnaître toutes les limites d’un code de conduite, de surcroît volontaire, sans valeur contraignante ni sanction. De fait, seule une petite minorité des groupes d’intérêts se sont inscrits sur la liste de la Commission, non obligatoire.
Au niveau structurel, plusieurs mécanismes de contrôle se sont mis en place, comme l’Office de lutte antifraude (OLAF), le médiateur européen, ou les comités d’experts relevant de registres de l’audit ou du droit pénal. Autant d’éléments visant à instaurer un cadre le plus transparent possible. Au niveau institutionnel, les relations entre la Commission européenne et les groupes d’intérêts sont théoriquement contrôlées par le Parlement européen, par la Cour des comptes et les comités d’experts indépendants. Le Parlement a lui-aussi de nombreux contacts avec les groupes d’intérêts, ce qui a conduit à adopter un code de conduite à leur égard – notamment une inscription obligatoire sur la liste, rendue publique.
Les lobbyistes sont généralement conscients que leur activité auprès des institutions ne doit pas apparaître comme un fait unilatéral. Et que le dialogue avec les fonctionnaires ou les députés européens doit être réciproque. C’est d’ailleurs pourquoi, le plus souvent, on constate qu’ils cherchent à mettre en avant l’intérêt général dans leur argumentation.
L’expertise qui cache l’orientation politique
La construction européenne repose depuis l’origine sur une double légitimité : celle que lui confèrent collectivement les souverainetés des États qui y participent et la font vivre, mais aussi celle qu’elle tire du projet politique dont elle est le vecteur. C’est dans cette seconde source de légitimité que les groupes d’intérêts ont une participation à apporter, en tant qu’acteurs quotidiens du Marché Unique, ou en tant que porteurs d’une cause d’intérêt général potentiellement impactée par les directives ou règlements européens. Des progrès ont sans doute été faits en matière de contrôle ; la Commission a notamment collaboré avec le Parlement européen pour fusionner les registres de lobbyistes des deux institutions. Cette fusion est louable, puisqu’en regroupant les informations sur les lobbyistes en une source unique, disponible sur Internet, elle permet au moins théoriquement d’accroître la transparence des activités d’influence autour des institutions européennes. Elle était d’autant plus nécessaire que le registre de la Commission fonctionnait sur une base volontaire, contrairement à celui du parlement. Les enjeux des règles établies sont importants, dans la perspective de légitimation recherchée – en vain jusque maintenant – par l’Union européenne.
Sur la question de la légitimité, il convient de rappeler les positions prises par la Commission européenne dans son Livre blanc sur la gouvernance, publié en 2001 afin de renforcer celle des processus de consultation et de participation des citoyens et des experts : selon la Commission, c’est la rationalisation du processus de lobbying en Europe qui doit être réalisée, afin de rendre les consultations à la fois plus efficaces et plus stables et encadrées. À travers ce Livre blanc, en fait, il faut souligner une sorte de technicisation assumée par les responsables européens. Autrement dit, l’idée que l’on ne gouverne pas l’Europe comme l’on gouvernerait un État – et pourtant, l'UE s'occupe bien de prérogatives ordinairement dévolue aux États, ce qui supposerait une prise de décision actée par le vote du corps des citoyens, à la majorité simple (comme c'est le cas dans les systèmes européens nationaux, lors des élections ou de la tenue de référendums).
La logique d’action imposée tant par la triangulation institutionnelle que par l’absence d’intégration territoriale induit une véritable sectorisation des problèmes. En l’absence d’un processus intégrateur conforme au paradigme étatique national, l’action politique européenne apparaît comme une confrontation permanente d’intérêts. Il ne s’agit pas de gouverner mais d’harmoniser des démarches sectorielles en évitant de provoquer des ruptures. Si régime politique européen il y a, c’est le régime de la négociation. Posés en termes européens, les réponses aux problèmes ne peuvent être considérées comme destinées à satisfaire tel ou tel électorat – ce qui serait impensable dans une Europe à 500 millions d’habitants et à vingt-sept nationalités. Une vraie politisation du Parlement européen, avec une Commission européenne désignée par ce même Parlement, les rendrait probablement plus directement responsables devant les électeurs. Aujourd’hui, on en est encore bien loin !