Par Jorge Brites.
L'Europe revient décidément de façon régulière sur le devant de la scène médiatique pour y dégrader encore un peu plus son image et sa popularité. Le 9 décembre dernier encore, l'accord arraché à Bruxelles, après plus de huit heures de discussions entre les 28 membres sur la question des travailleurs détachés, avait été l'occasion de mettre en avant les dérives d'un Marché Unique très déséquilibré. Un marché où des employeurs mal intentionnés contournent la législation et font venir à l'Ouest des travailleurs issus d'Europe de l'Est et du Sud, payés selon les lois du pays d'origine. En soi, que des abus existent et demandent à être corrigés avec le temps, rien de très étonnant lorsque l'on mesure la complexité que représentait la construction d'un même espace de circulation et de droits entre autant d’États jusque-là souverains et séparés par des frontières. Le contraire eût été étonnant, et les erreurs et abus ne doivent pas, à eux seuls, discréditer l'ensemble du projet.
En revanche, cet accord reste une coquille vide dans la mesure où il ne remet pas en cause le principe sur lequel s'est basée la construction européenne depuis les années 1980 et l’Acte unique (1986), à savoir : une zone aux frontières ouvertes à la concurrence libre et non faussée entre pays aux niveaux de vie pourtant extrêmement disparates et sans aucun objectif commun d'harmonisation sociale. L'Union européenne apparaît comme le champ de mise en œuvre de la théorie économique libérale néoclassique, où même les êtres humains voient leur force de travail mise en concurrence, le plus souvent pour des salaires dérisoires et en faveur du moins-disant en termes de droits sociaux. Parallèlement, les acteurs institutionnels nationaux et européens semblent complètement dépassés par le désintérêt croissant des citoyens vis-à-vis de l’Europe, qu’ils attribuent davantage à un manque de pédagogie, à des incompréhensions, qu’à un réel ras-le-bol qui trouverait sa source dans des difficultés quotidiennes bien réelles. Comment expliquer cette impasse, et comment en sortir ?
Il est assez saisissant de constater le désamour qui a gagné ces dernières années la plupart des peuples de notre continent à l’égard de la construction européenne. Promouvoir la paix par la construction d’un vaste espace sans frontières intérieures, dans lequel tous les citoyens égaux en droits et en dignité circuleraient librement et iraient ainsi à la rencontre de l’« autre » ; une paix favorisée par la coopération politique et le développement du commerce entre les nations ; voilà qui laisse pourtant rêveur ! D’autant plus lorsqu’on imagine un tel projet sur une terre marquée par le nationalisme, les guerres, la barbarie et la haine durant des décennies, voire des siècles. D’autant plus si l’on conçoit la cohérence culturelle d’un tel projet, au regard des courants commerciaux, artistiques et de pensée qui ont traversé le continent sans considération de frontières depuis l’Antiquité. D’autant plus, surtout, une fois que l’on a pris acte de la forte interdépendance, à tous les niveaux, qui lient les différentes sociétés européennes depuis des siècles, et sa conséquence : l’Europe constitue une communauté de destin portée par un certain nombre de valeurs et d’intérêts communs. En d’autres termes, nous devrions avoir tout à gagner à construire l’Europe ensemble, espace « de paix perpétuelle » évoqué dès le XVIIIème siècle par le philosophe allemand Emmanuel Kant, qui appelait de ses vœux à un « fédéralisme cosmopolite ».
Une construction européenne pourtant pleine de promesses et haute en couleurs
Comment expliquer le rejet d'un tel projet, enfin concrétisé par les « Pères fondateurs » à la suite de la Seconde guerre mondiale ? Et surtout, comment expliquer la progression rapide de ce rejet depuis une dizaine, voire une vingtaine ou une trentaine d’années ? L’Eurobaromètre, un ensemble d’études d’opinion réalisées tous les ans depuis 1974 auprès de plusieurs milliers de personnes au sein de la Communauté européenne, constitue sûrement l’instrument le plus pertinent de mesure de cette évolution. En mars-avril 1986 – année de l’Acte Unique européen, qui prévoyait notamment la finalisation du Marché Unique –, une majorité de répondants issus de l’Europe à 15 voyaient l’appartenance à la Communauté comme une « bonne chose » (à l’exception du Royaume-Uni, avec une majorité relative de 37%, contre 29% d’avis contraire et 28% d’indécis).
Il faut dire qu’au cours des années 1980 et 1990, la Communauté peut encore se targuer de succès importants et pleins de promesses pour l’avenir : aucune guerre entre États membres depuis 1945 ; une Politique Agricole Commune (PAC) qui a fait parvenir les Européens à l’autosuffisance alimentaire ; des régions périphériques et pauvres que les Fonds structurels permettent de développer avec un certain succès, au moins en apparence (comme au Portugal, en Grèce, en Espagne, et surtout en Irlande et en Finlande) ; la libre-circulation des personnes et des biens et la disparition des frontières intérieures avec l’espace Schengen ; le programme Erasmus qui favorise, à travers le continent, l’échange de dizaines de milliers d’étudiants en quelques années ; etc. Les progrès de l’Europe de la Défense avec le sommet franco-britannique de Saint-Malo en 1998, suivis de l’entrée en vigueur de l’euro, monnaie unique, le 1er janvier 2002, de l’adhésion de huit pays issus de l’ancien bloc soviétique et de la perspective d’une « Constitution » pour l’Europe en 2004, marquent également des pas de géant. Rappelons que la Seconde guerre mondiale s'est alors achevée il y a juste un demi-siècle, que le rideau de fer est tombé quinze ans plus tôt et que la menace soviétique n’est plus là pour expliquer les avancées. En outre, la démocratie à l’échelle communautaire a aussi progressé étape par étape, attestant une capacité remarquable des États-nations à faire des concessions au nom d’un partage de la souveraineté et d’intérêts communs : le Parlement européen, créé en 1979, a ainsi systématiquement gagné en compétences à chaque nouveau traité, avec un élargissement de son pouvoir de codécision (partagé avec le Conseil des ministres de l’UE).
C’est pourtant depuis le début des années 2000 que le resserrement des tendances dans l’opinion est à relever : à l’automne 2013, 31% des répondants à l’Eurobaromètre avaient une image positive de l’Union, contre 28% négative et 32% neutre. En 2006, la vision positive concernait pourtant encore 50% des gens, contre 15% d’avis contraire (et 32% de neutres). Tout aussi alarmants sont les résultats de l’Eurobaromètre de l’automne 2012, lorsque l’on réalise l’impact de l’UE dans notre vie de tous les jours : 64% des Européens y jugeaient que « leur voix ne compte pas dans l’Union européenne » (tandis que 50% estimaient qu’elle compte dans leur propre pays). Surtout, le sentiment d’une mauvaise prise en compte des intérêts nationaux domine au sein de l’opinion européenne (52% contre 41%).
Les acteurs institutionnels nationaux et européens semblent dépassés par le désintérêt croissant des citoyens vis-à-vis de l’Europe.
La persistance d’un chômage structurel élevé depuis près de trente ans, le recul du pouvoir d’achat et la désindustrialisation de l’Europe de l’Ouest et du Sud semblent expliquer cette méfiance croissante à l’égard de l’Union européenne. S’ajoute le sentiment croissant que bon nombre d’élites politiques ont perdu depuis longtemps le sens des réalités et se trouvent déconnectées des préoccupations quotidiennes de la majorité de la population. Ce sentiment est confirmé lorsque ces mêmes élites soutiennent comme une évidence un projet européen dont les impacts positifs n’ont rien d’évident pour des publics de plus en plus vulnérables et de plus en plus nombreux : les habitants des zones rurales où la politique de libre-échange mondialisé favorise les gros exploitants aux dépens des petits producteurs paysans, pourtant essentiels au maintien du lien social et à l’aménagement du territoire ; les travailleurs ouvriers mis en concurrence pour des salaires ridicules ; les chômeurs, personnes âgées et mères seules dont les aides sociales et indemnités sont progressivement réduites au nom d’une politique de rigueur fortement soutenue par la Commission européenne ; etc.
L’Europe dans la démocratie : entre désintérêt et rejet
Cette impopularité et ce désamour vis-à-vis de la construction européenne, un autre indicateur de long terme, plus tangible que les sondages, nous les révèle depuis plusieurs années. Il s’agit des élections européennes, à la fois pour ses résultats et pour la faible mobilisation qu’elles suscitent. Depuis 1979, et alors même que le Parlement européen a constamment vu son rôle renforcé au sein du processus décisionnel de l’Union, l’abstention a augmenté de façon continue, pour atteindre environ 57% dans l’ensemble de l’Europe à 27 en 2009 (contre 50,5% en 1999, et 41,6% en 1989).
Plus étonnant, cette abstention bat des records au sein des nouveaux États membres d’Europe de l’Est, alors que leurs adhésions en 2004 et 2007 ont souvent été fêtées en grande pompe et à l’issue de référendums largement remportés. Aux élections de 2009, moins d’une personne sur trois est allée voter en Pologne, en Slovénie et en Roumanie ; en République tchèque, c’est une sur quatre, et à peine une sur cinq en Slovaquie. Plus récemment, la Croatie, dernier pays ayant adhéré à l’Union le 1er juillet 2013, votait également pour ses représentants au Parlement européen… ne mobilisant que 20,74% des électeurs. Voilà qui laisse songeur sur les perspectives d’une société civile européenne qui constituerait un lieu de débats transcendant les frontières. D’autant plus que les partis anti-européens semblent avoir le vent en poupe. En France, le Front national de Marine Le Pen partirait même en tête des intentions de vote selon un sondage Ifop datant du mois d'octobre 2013, avec 24%, contre 22% estimés pour l’UMP et 19% au Parti socialiste. Le retour au franc et à une politique monétaire nationale, l’opposition aux élargissements et à l’espace Schengen, la critique de la concurrence libre et non faussée, ou encore le rejet du Pacte de stabilité et des politiques de rigueur, sont autant de sujets au cœur des clivages politiques sur l'Europe.
Mais si les élections européennes illustrent de façon remarquable le désintérêt croissant des citoyens à l’égard d’une Union européenne dont ils saisissent assez mal le fonctionnement, ce sont toutefois les référendums portant sur les questions européennes qui cristallisent, le plus souvent, le mécontentement ou les craintes des électeurs. En 1992 puis en 2000 au Danemark, en Norvège en 1973 et en 1993, en Suisse en 1992 puis en 2001, en 2003 en Suède, en France et aux Pays-Bas en 2005, ou encore en Irlande en 2001 et en 2007, qu’il s’agisse d’adopter l’euro, de réformer les traités, d’intégrer l’Espace Économique Européen (EEE) ou la Communauté, les oppositions à une progression du projet européen tel qu’élaboré depuis l’Acte Unique se sont faites entendre à maintes reprises. Certes, de nombreux autres référendums ont eu une issue positive, mais la tendance vire plutôt au rouge. Quel serait, aujourd’hui, au plus vif de la crise économique, le résultat d’un tel vote dans un pays comme l’Espagne, qui avait pourtant approuvé le Traité constitutionnel à hauteur de 77% des voix (42% de participation) en 2005 ? Bien malin celui ou celle capable de l'affirmer.
Europe élitiste, voire anti-démocratique... une image pas si erronée ?
Les opposants à la construction européenne s'appuient sur des thématiques très concrètes du quotidien : la hausse des prix, le chômage, la présence d’étrangers sur le territoire, la fermeture d’usines, etc. La monnaie unique, notamment, en prend régulièrement pour son grade. Elle est accusée, entre autres, de servir avant tout les intérêts de l’Allemagne où siège d’ailleurs la Banque Centrale Européenne. Avant sa mise en circulation, les arguments en faveur de l’euro ne manquaient pourtant pas : facilités pour qui voyage dans l’Union européenne et n’aurait plus à changer de monnaie, zone monétaire plus solide face aux crises internationales, symbole de l’union des peuples dans leur diversité, etc.
Aujourd’hui, qui défend encore le billet bleu sur la base de ces arguments ? Un billet bleu plus systématiquement associé à la hausse du coût de la vie qu'à son caractère fédérateur symbolique. La critique d’un système global qui permet les délocalisations et l’accroissement des inégalités est d’autant plus justifiée que l’Union européenne négocie d’une seule voix, via la Commission européenne, ses accords commerciaux avec l’extérieur. À raison, la construction européenne est donc associée au processus de mondialisation des échanges et à ses nombreuses conséquences désastreuses à tout point de vue : délocalisations d’usines et plans de licenciement, pression concurrentielle des masses de travailleurs pauvres en Europe de l'Est et dans les pays en développement, etc. Sans parler de la réglementation européenne sur la qualité des produits, qui a aussi souvent été décriée et vue comme néfaste, voire complètement ridicule et détachée des réalités – des exemples comme la taille réglementée de la tomate ou la courbure du concombre ayant déjà suffisamment défrayé la chronique. L'erreur étant de croire que toutes ces orientations économiques seraient imposées par Bruxelles, quand en fait chaque directive, chaque règlement européen est préalablement négocié par tous les États membres (au sein du Conseil des ministres de l'UE), voire souvent, en plus, par l'ensemble des partis politiques réunis au Parlement européen.
Or, loin de comprendre les appréhensions de millions de concitoyens, les élites politiques et médiatiques pro-européennes voient, dans le rejet de la Communauté telle qu'elle se construit, un retour strict à un nationalisme fermé, une sorte de marche arrière qui n’irait pas dans le « sens de l’Histoire ». C’est précisément cette lecture qui a permis, en 2007, l'adoption par voie parlementaire, contre toute logique démocratique sincère, du Traité de Lisbonne reprenant la réforme des institutions inscrite dans le Traité constitutionnel. Un Traité constitutionnel pourtant rejeté par les électeurs français et néerlandais deux ans auparavant à une large majorité (54,67% en France le 29 mai 2005, et 61,6% aux Pays-Bas le 1er juin suivant). Les résultats référendaires négatifs ont en effet été trop souvent interprétés avec une certaine condescendance : en bref, les électeurs avaient mal répondu à la question, ils ont saisi l’occasion du vote pour sanctionner des politiques nationales et non pour se prononcer sur le traité. Comme toujours, la conclusion est que pour convaincre sur l’Europe, ce n’est surtout pas l’Europe qu’il faudrait changer, mais les gens à qui il faudrait mieux expliquer les choses telles qu’elles sont, puisqu'ils n’ont manifestement pas compris et qu’il leur faut de la pédagogie.
L’adoption du Traité de Lisbonne apparaît comme un symbole édifiant d’une construction européenne qui avance sans ses citoyens. Le message qui leur est envoyé est exécrable. Pourtant, la faible participation aux élections européennes, les percées électorales des forces politiques anti-UE et les résultats négatifs des référendums sur l'Europe devraient alerter les institutions communautaires. En outre, le Traité de Lisbonne a revu à la baisse la plupart des références au fédéralisme (les symboles de l’Union, le titre de Ministre des Affaires Étrangères, etc.), traduisant une interprétation simpliste et sûrement erronée des oppositions à la Constitution européenne : le « non » aux référendums révélerait une demande de moins d’Europe, quand en réalité, de nombreux militants, notamment à gauche, exprimaient une demande de plus d’Europe. Plus de moyens pour l’Europe, plus d’Europe politique, plus d’Europe de la Défense hors du cadre transatlantique, et surtout, surtout, davantage d’Europe sociale capable de protéger ses citoyens de la précarité à laquelle les expose la concurrence mondialisée. L’Eurobaromètre de novembre 2012 indiquait d'ailleurs que si le rôle protecteur de l’UE était majoritairement perçu par les personnes interrogées au sein des nouveaux États membres ayant adhéré en 2004 et 2007 (pour 46% d’entre eux, contre 38%) et des pays non-membres de la zone euro (44% contre 39%), il était en revanche majoritairement dénié par les personnes interrogées au sein des pays de l’Europe à 15 (45% contre 41%) et des pays de la zone euro (46% contre 41%). Derrière les craintes et le désamour, c’est bien l’idée que l’Union européenne ne protège pas assez ses habitants qui est mise en exergue.
L'Europe au nom de la paix et des valeurs ne suffit plus !
S’appuyer sur les valeurs de paix et de dialogue entre les peuples ne suffit pas en soi, d’autant plus que des générations d’Européens n’ont pas connu la guerre et que combattre les nationalismes semble un combat d’arrière-garde qui cache les vrais problèmes. En 1969, Amílcar Cabral, leader de l’indépendance de la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert, faisait la déclaration suivante au cours d’un séminaire à Conakry : « Nous devons toujours nous rappeler que les gens ne se battent pas pour des idéaux ou pour ce qui ne les intéresse pas directement. Les gens se battent pour des choses pratiques : pour la paix, pour vivre mieux en paix, et pour l’avenir de leurs enfants. La liberté, la fraternité et l’égalité restent des mots vides […] s’ils ne signifient pas une réelle amélioration de leurs conditions de vie ».
Il en est de même pour la construction européenne : on a cru que son soutien serait indéfectible parce que son bien-fondé apparaîtrait toujours comme une évidence. Ce faisant, ceux qui soutiennent contre vents et marées les institutions européennes et voient toute critique contre les orientations de la Communauté comme un « retour en arrière », décrédibilisent de façon profonde et durable le projet européen. Le général de Gaulle allait dans le même sens en déclarant, dans cet entretien télévisé resté célèbre et datant du 14 décembre 1965 : « il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant "l'Europe !", "l'Europe !", "l'Europe !" mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien ». Le souci de préserver les identités nationales, les craintes en matière sociale, l'idée que nos enfants vivront moins bien et que la construction européenne n'a pas de sens si elle ne leur garantit pas un avenir, sont bien des sentiments partagés par des millions de citoyens. Certains se basent sur des peurs infondées, d'autres sur des difficultés quotidiennes bien réelles, mais dans tous les cas ils doivent être entendus, respectés, et ils expriment des attentes qui ne doivent pas être occultées. Tout projet de société n'a de sens que s'il contribue de façon efficace à l'épanouissement individuel, collectif, et au bonheur des habitants. Or, la plupart des gens aspirent à des choses simples : vivre en paix et dans la tranquillité, avoir les moyens de vivre convenablement pour eux et leur famille, pouvoir s'exprimer et s'informer librement, accéder aux loisirs et à la culture, etc. Toute orientation politique, économique et sociale qui n'irait pas dans ce sens est donc probablement, à long terme, destructrice pour la société car ne contribuant pas au bonheur des gens. Les colons américains avaient parfaitement compris ce concept en proclamant, dans la Déclaration d'indépendance des États-Unis d'Amérique (4 juillet 1776), parmi les droits naturels inaliénables : la vie, la liberté et la recherche du bonheur.
Le risque aujourd'hui est bien de voir l’idée d’une civilisation basée sur des valeurs, une histoire et des intérêts communs progressivement éclipsée par l'échec du projet politique et les mécontentements qu'il provoque ; en somme, son incapacité à respecter l'aspiration au bonheur de ses citoyens. Surtout, l’idéal européen est mis à mal et décrédibilisé par des institutions et des individus qui s'en proclament pour mieux mettre en place un autre projet quant à lui clairement orienté idéologiquement, vers le libéralisme économique. Or, cette idéologie apparaît à bien des égards comme contradictoire avec les valeurs dites « communes » : le respect de la personne humaine, la recherche du compromis et de la paix. Car personne ne laissera croire à un ouvrier français que d’accepter la concurrence d’une entreprise bulgare payant ses salariés 160 euros par mois, participe à la paix d'une quelconque façon ou respecte la dignité des travailleurs. Et malheureusement, à l’image d’une Union soviétique qui se proclamait du communisme et qui a ainsi décrédibilisé les mouvements d’extrême-gauche pour des décennies, voire des siècles, l’Union européenne représente sûrement, en s’enfonçant dans son impopularité sans en comprendre les causes, la pire ennemie du projet européen initial. De même, à l’image des partis communistes du monde entier qui soutenaient l’URSS dans toutes ses actions, sans même s’interroger sur leur compatibilité avec les idées marxistes (telle que l'invasion de l’Afghanistan en 1979 qui relevait davantage de l’impérialisme russe que de l’internationalisme révolutionnaire), certains partisans de la construction européenne défendent systématiquement la légitimité des institutions communautaires à coup de grands principes et non sur la base de résultats concrets. Ils gagneraient pourtant à développer leur esprit critique quant à l’organisation actuelle de l’Union européenne, à ses choix politiques et à la teneur de sa stratégie économique. Surtout, ils gagneraient à accepter le principe du débat de façon plus ouverte et à ne pas regarder leurs contradicteurs, soit comme d’affreux nationalistes, soit comme des utopistes ignorant tout de la réalité des rapports de force partisans dans l’Union.
Le projet européen sera-t-il sacrifié sur l'autel de la concurrence libre et non faussée ?
L’Europe des principes ne suffira pas. La construction européenne doit trouver sa justification dans ses résultats. Elle doit faire la démonstration des intérêts concrets qu’elle représente pour ses citoyens. Certes, elle a permis la levée des frontières, la possibilité d’aller travailler ou étudier dans un autre pays de la Communauté, ou encore la production de normes environnementales et phytosanitaires ambitieuses. Mais qui en profite, ou qui a conscience d'en profiter ? Les classes plutôt diplômées, ceux qui ont les moyens de voyager, les étudiants, etc. Des catégories plutôt urbaines et à l’abri du chômage et des risques liés à la précarité. Selon un sondage CSA/Terrafemina réalisé en France les 3 et 4 septembre 2013, 49% des personnes interrogées déclaraient penser que l’Union européenne a un impact plutôt négatif sur leur situation personnelle, contre seulement 13% plutôt positif (24% pas d’impact, 14% sans opinion). La même enquête indique que 58% des répondants y voient un impact négatif pour la France, contre 19% positif (9% pas d’impact, 14% sans opinion). Parmi eux, les ouvriers et les 35-64 ans sont les plus pessimistes sur l’apport de l’UE – soit les catégories les plus exposées à la concurrence européenne et internationale –, tandis que les plus jeunes et les cadres le sont un peu moins nettement. La classe politique et les milieux médiatiques et artistiques se trouvent naturellement plutôt en faveur du projet européen tel qu’il se construit – l’organisation de la campagne référendaire en 2005 l’avait assez bien illustré –, par conviction sans doute, mais probablement aussi parce que leur propre secteur ne se trouve pas menacé par la concurrence libre et non faussée instaurée par le Marché Unique et par la politique commerciale européenne. Le 14 décembre dernier, le député-maire d’Yerres et président du parti Debout la République, Nicolas Dupont-Aignan, était invité sur le plateau de l’émission On n’est pas couché sur France 2, et lançait assez justement aux chroniqueurs présents : « Le jour où un animateur de télévision ou un présentateur de journal télévisé sera remplacé par un Roumain qui sera payé dix fois moins, les médias commenceront à parler du drame du chômage. […] À ce moment-là, le petit milieu commencera à s’inquiéter ». De manière assez révélatrice, la France s'est d'ailleurs battue pour exempter la sphère culturelle de l'accord commercial entre l'UE et les États-Unis prévoyant l'instauration d'une zone de libre-échange. Les autres secteurs de l'économie peuvent, eux, être soumis à la concurrence américaine, no problem!
Comment, du coup, ne pas s’étonner des réactions eurosceptiques quand, au nom de l’idéal européen supposément porté par l’Union européenne, on permet la mise en concurrence d’entreprises aux conditions si inégales ? Comment la concurrence saurait-elle être libre et non faussée, si aucun processus d’harmonisation sociale par le haut n'est engagé, ni même envisagé ? Entre un salaire minimum n’atteignant pas 160 € bruts en Bulgarie, et proche de 1.900 € au Luxembourg, soit un écart de 1 à 12, qui peut croire que la partie est équilibrée ? Le salaire minimum mensuel ne dépasse les 1.000 euros que dans six pays de l’Union, et seuls 21 des 28 États membres disposent d’ailleurs d’un salaire minimum légal. Ainsi, en Autriche, à Chypre, au Danemark, en Finlande, en Italie et en Suède, il n’existe pas de Smic valable pour tous les salariés. En Allemagne, il doit faire son apparition au 1er janvier 2015, et devrait s’établir à 8,50 euros de l’heure. Dans un pays comme le Portugal, un Smicard ne touche pas encore 500 euros nets mensuels, alors que son pays est membre de la Communauté depuis bientôt 30 ans. Comment considérer l’Union européenne comme un espace de respect de la dignité humaine, quand son projet autorise une entreprise sous-payant ses employés à évincer les autres du marché ? Comment considérer l’Union européenne comme un espace de paix et de solidarité, alors qu’elle instaure un système de concurrence qui pousse les salariés à toujours plus de sacrifices s’ils veulent maintenir leurs emplois ? Des sacrifices qu’on demanderait, en théorie, dans un contexte de guerre : travailler plus sans être payer davantage, augmenter la productivité, prendre sur son temps familial et sur sa santé, etc. L’Europe, à travers l'Union européenne, n’est certes plus le symbole d’une guerre militaire entre nations, mais celui d’une guerre économique entre États aux intérêts divergents – alors qu'elle devait leur permettre de consolider, ensemble, leur place dans le contexte de mondialisation des échanges et de montée en puissance des marchés émergents.
Nombreux sont les exemples qui incitent à avoir cette lecture. On peut citer celui, récent, de l’entreprise PSA Peugeot-Citroën, qui a dû supprimer 8.000 emplois en 2012 et doit fermer une usine à Aulnay-sous-Bois cette année. Ses difficultés économiques ont été maintes fois pointées du doigt comme le résultat d’une mauvaise stratégie du groupe, qui avait fait le choix de ne pas délocaliser en Roumanie, contrairement à son concurrent Renault. D’une telle situation, il faudrait donc en retenir qu’une entreprise qui, demain, va prospérer sur le marché européen et mondialisé est nécessairement l’entreprise recourant au travail le plus mal rémunéré et garantissant le moins de droits sociaux aux salariés. Autres exemples : en juin 2012, le Parisien révélait qu’une douzaine de salariés de la société de marketing sensoriel Mood Media, à Feucherolles (Yvelines), avaient été licenciés après avoir refusé d’être transférés en Roumanie avec un nouveau contrat de travail prévoyant un salaire de 632 € par mois, sans couverture sociale. Plus récemment, en 2013, le groupe américain Newell Rubbermaid, qui fabrique entre autres les stylos Parker, Reynolds et Waterman, a annoncé un plan de licenciement prévoyant la délocalisation du service clients en Pologne, entraînant une perte d'emploi pour 6 personnes sur le site de Malissard, dans la Drôme, 72 salariés sur le site de Saint-Herblain en Loire-Atlantique, et 20 employés sur celui de Boulogne-Billancourt en région parisienne. Or, pour couronner le tout, les salariés du site drômois se sont vus priés par leur direction, en octobre dernier, de former les travailleurs polonais qui prendront bientôt leur place.
Ces exemples peuvent sembler anecdotiques, mais indubitablement, le message envoyé aux citoyens par un tel système ne peut être qu’extrêmement négatif. D'abord, parce qu'il expose des milliers de personnes, et leurs familles avec, à la précarité, voire à la misère, sans empêcher que certains ne s'enrichissent de façon indécente et disproportionnée. Ensuite parce qu'il se situe aux antipodes du principe de respect de la personne humaine dont se réclame l’Union. Et cette lecture du système se trouve évidemment renforcée par la présence avérée de plus en plus importante, à l'Ouest, de travailleurs détachés venus d’Europe de l’Est et du Sud, qui permet à bon nombre d’entreprises de bénéficier d’une main d’œuvre bon marché tout en payant des charges sociales dérisoires.
Partout, les partisans pragmatiques et sincères de l’Europe doivent repenser une construction politique qui s’attache directement à répondre aux préoccupations citoyennes. Parmi elles, la protection des travailleurs constitue un impératif urgent, surtout en période de chômage de masse et de forte précarité sociale. La préservation des identités nationales en est une autre, car l’Europe ne saura créer l’adhésion de ses habitants sur le dos de nations qui, pour bon nombre de gens, représentent des concepts bien réels de par la langue, les traditions, l'histoire et les mythes, les valeurs et les modes de vie. Pour en revenir aux sources, et parce que c'est au bout des vieilles cordes que l'on tisse les nouvelles, rappelons, pour conclure, ces mots de Robert Schuman prononcés en 1956 : « L’Europe n’est pas une chose simple, parce qu’elle n’est pas une vue de l’esprit que chacun peut construire à sa façon ; elle est une entreprise réaliste qui exige, en dehors de toute technicité éprouvée, la confiance que la nation a en elle-même et la confiance qu’elle place dans la bonne foi de ses partenaires ».
Mes chers collègues, il m'est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans notre gestion économique. Mais je ne suis pas résigné, je vous l'avoue, à en faire juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d'être le nôtre. Le projet de marché commun tel qu'il nous est présenté est basé sur le libéralisme classique du XIXème siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. Les initiatives sociales sont-elles encore possibles ? La tendance à l'uniformisation n'implique-t-elle pas que les pays les plus avancés vont se voir interdire, au moins momentanément, de nouveaux progrès sociaux ? Tout relèvement de salaire ou octroi de nouveaux avantages sociaux n'est-il pas dès lors, et pour longtemps, exclu pour les ouvriers français ? L'abdication d'une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d'une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale.