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Par David Brites.

Il est de bon ton d’entendre ou de lire dans nos médias que, suite à leurs succès électoraux en 2011 et 2012 dans les pays touchés par le Printemps arabe, les islamo-conservateurs se sont montrés incapables, chacun de leur côté, de diriger leur pays respectif et de répondre aux principales questions de gouvernance ou d’économie. Dernier exemple en date, le quotidien Le Monde, dans un article pourtant finement mené sur le Printemps arabe, dans son édition du 13 janvier dernier, nous expliquait que l'islam politique « s'est révélé incapable d'exercer le pouvoir ». Quelle est la part du vrai et du faux dans ce constat ?

Il est évident qu’une phrase ne saurait résumer le bilan des islamistes qui ont dirigé leur pays depuis plus de deux ans. À l’heure où ils sont affaiblis (remaniement du gouvernement marocain le 10 octobre), démissionnaires (en Tunisie depuis le 9 janvier) ou évincés (putsch du 3 juillet en Égypte), certains éléments de réflexion nous autorisent à tirer des conclusions de cette courte période, que d’aucuns ont surnommé l’« hiver islamiste », en écho au « printemps démocratique » qui l’avait précédé.

En Tunisie dès le 23 octobre 2011 avec Ennahda, puis au Maroc avec le Parti Justice et Développement (PJD) le 25 novembre suivant, et en Égypte avec le Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ), branche politique des Frères musulmans, en 2011-2012, les représentants de l'islam politique ont remporté les premières élections libres postérieures au Printemps arabe. Une victoire confortée en Égypte par l’accession de Mohamed Morsi à la présidence de la République en juillet 2012. Ce succès s’explique tant par leur activisme que par leur image de partis intègres et soucieux du maintien de l’ordre social. Ces partis dominés par des éminences grises (Mohamed Badie et Mohammed Khairat al-Chater en Égypte, Rached Ghannouchi en Tunisie), sans fonction politique officielle, doivent donc passer de la sphère militaire à celle du pouvoir, pour assumer des responsabilités politiques et démontrer leurs capacités à gouverner.

Seule la Libye connaît un scénario à contre-courant : en juillet 2012, le parti islamiste Justice et Construction (PJC) n’obtient que 10% des voix, loin derrière les 48% obtenus par l’Alliance des Forces Nationales. La victoire de celle-ci s’explique tant par le rôle déterminant de son dirigeant, Mahmoud Djibril, dans la conduite de la Révolution de 2011, que par la crainte suscitée par le prosélytisme des Frères musulmans au cours des semaines ayant précédé le scrutin. Les islamistes libyens, peu favorables au Premier ministre actuel Ali Zeidan, s’avèrent finalement aussi peu adeptes du compromis politique que n’a pu l’être, par exemple, l’opposition laïque en Égypte. Dans les pays arabes où la démocratie est en construction, l’irresponsabilité politique ne touche pas tout le monde, mais il est clair qu’elle transcende les clivages, voilà sans doute le premier enseignement de ces trois dernières années.

L'opposition libérale et laïque peine à incarner une véritable alternative aux islamo-conservateurs.

L'opposition libérale et laïque peine à incarner une véritable alternative aux islamo-conservateurs.

Un bilan économique aggravé par le contexte politique et social

Les islamistes, ou « islamistes modérés », ou « islamo-conservateurs », ont dû gérer la grave crise économique née ou accrue par les troubles révolutionnaires du Printemps arabe. À cela s’est ajouté l’héritage dramatique de plusieurs décennies de corruption, de clientélisme et de libéralisation incontrôlée. C’est aussi au regard de ces données qu’il faut faire leur bilan économique.

En Égypte, les troubles de la Révolution du 25 janvier, en entraînant une chute du tourisme et l’effondrement des investissements étrangers, ont accentué les difficultés d’une économie déjà mal en point, notamment dans les zones industrielles en déclin comme autour du canal de Suez. Entre 2010 et 2011, le taux de croissance du PIB chute de 5 à 1,6%. Le gouvernement dirigé depuis le 2 août 2012 par Hicham Qandil, personnalité indépendante proche des Frères, ne reste pas inactif et tente d’endiguer la dégradation des indicateurs macro-économiques. Le 25 décembre 2012, il interdit à tout voyageur d'apporter ou de faire sortir du pays plus de 10.000 dollars en devises étrangères, et, le 30 décembre suivant, 75 millions de dollars sont vendus par la Banque centrale aux établissements bancaires du pays dans le cadre d’un nouveau système d’enchères. Objectifs de ces deux démarches : protéger les réserves du pays en devises étrangères en forte baisse, limiter la pression sur la livre, et prévenir tout retrait d'argent massif de la part des épargnants. Mais, à partir de mars 2013, la livre égyptienne ne cessera de chuter face aux devises étrangères.

Le déficit budgétaire s'accroît rapidement, jusqu'à atteindre 12% du PIB en 2013. Dans l’attente d’un prêt de 4,8 milliards de dollars du FMI, le gouvernement prend des mesures de rigueur économique pour faire face au déséquilibre des comptes publics. Le 1er avril 2013, il relève de 60% le prix de la bonbonne de gaz butane à usage domestique, et de 100% celui de la bonbonne à destination des entreprises – c’est la première hausse significative du gaz depuis deux décennies. L'inflation cumule à 10%. En août et septembre 2012, le gouvernement Qandil a mis en place un programme destiné à améliorer la production et la valeur nutritionnelle de la farine de blé, dans un pays où le pain est l’aliment de base de millions de personnes – le slogan de la Révolution n’était-il pas « Pain, liberté, dignité » ? Si cette initiative permet momentanément de résoudre partiellement les problèmes d’approvisionnement, ceux-ci reviennent rapidement au-devant de l’actualité, courant 2013. Les pénuries et les blocages (blé, carburants) se multiplient, de même que les pannes de courant, quotidiennes dans certains quartiers du Caire. Le soutien financier du Qatar (achat d’obligations égyptiennes à hauteur de cinq milliards de dollars en 2012 et de trois milliards en avril 2013) et de la Libye (prêt sans intérêt de 1,5 milliard de dollars sur cinq ans) n’y fait rien : le 9 mai 2013, l’agence de notation Standard & Poor’s inscrit l’Égypte dans la catégorie spéculative. Par ailleurs, l’armée, détentrice de 25 à 30% du PIB égyptien, procède à des coupures d’approvisionnement en électricité et en essence afin d’attiser la colère de la rue – les pénuries d’essence s'arrêteront dès le lendemain du putsch.

S’ils tentent alors d'atténuer les efforts demandés à la population, par exemple en augmentant les droits de douanes sur les importations de denrées de luxe (crevettes, caviar, certains fruits, etc.), les Frères déçoivent leur électorat traditionnel : sous le (court) mandat présidentiel de Mohamed Morsi, aucune réforme sociale d’envergure, ni une loi sur le salaire minimum, ni la modernisation du système de santé publique, ni la mise en place d’une assurance-maladie universelle, n’est entreprise. La rigueur budgétaire aura été le principal marqueur du gouvernement dirigé par Hicham Qandil.

En Tunisie, le contexte postrévolutionnaire marqué par l'instabilité aggrave une situation économique déjà fragile. Le centre du pays, contrairement aux zones côtières, souffre depuis longtemps d’un manque criant d’investissements, et, depuis 2011, l’industrie du phosphate, traditionnelle pourvoyeuse d’emplois, s’est porté trop mal pour inverser la tendance. Pire encore : courant 2011, alors que les salaires stagnent ou se contractent, et que le chômage grimpe, avoisinant les 18%, l’inflation dépasse allégrement les 5%, ce qui tend à effriter considérablement le pouvoir d’achat et à impacter sur la consommation. L’évolution du PIB n’est guère réjouissante, avec notamment une année 2011 marquée par la récession. Même le déficit commercial se creuse. Le retour de la croissance demeure ensuite tributaire du phosphate, du tourisme – en 2012, il a rebondi de 30% mais demeurait 35% en deçà de son niveau de 2010 – ainsi que du secteur non-marchand, c’est-à-dire des hausses de salaires et des recrutements opérés dans l’administration publique. Et cela dans un contexte de fragilisation des indicateurs macro-économiques (endettement extérieur, solde courant, etc.), notamment des déficits budgétaires, passés de 1,5% du PIB en 2010 à 7% en 2013. La crise touche tous les secteurs, « à une telle échelle que le développement de l’économie parallèle menace la capacité du gouvernement à tenir ses engagements financiers, expliquait en février 2013 le blogueur Ali Guidara, dans Nawaat, un journal en ligne. Résultat : le pays voit s’effondrer la notation de sa dette souveraine et de son système bancaire. Cet état de fait se répercute sur les affaires et les investissements. » Le 18 avril 2013, le gouvernement tunisien parvient tout de même à annoncer une baisse drastique du prix de quelques produits de consommation courante. Mais globalement, l’exécutif se montre incapable de proposer une stratégie cohérente pour relancer l’économie.

Au Maroc, la dégradation du déficit budgétaire succède à une décennie « dorée » de croissance, et la hausse de la dette publique entraîne depuis 2011 une réduction des investissements publics, ainsi que des coupes sur des budgets de dépenses ordinaires ou de gestion. Des raisons structurelles expliquent cette situation, notamment les carences des services chargés de prélever les impôts. En outre, selon la Trésorerie Générale du Royaume, plus de 60% des recettes de la TVA proviennent des importations, ce qui signifie que la demande intérieure profite davantage aux fournisseurs du Maroc qu’à sa propre économie. La politique de rigueur budgétaire imposée par le PJD et ses alliés gouvernementaux, alors que le pays souffre depuis des décennies d’un manque criant d’emplois, explique les émeutes de janvier et février 2012 menées par des étudiants et des « diplômés-chômeurs », à Rabat et à Taza notamment. Confronté à un ralentissement de la croissance (moins de 3% en 2012) et à un creusement du déficit public, le gouvernement Benkirane mène depuis 2013 d’importantes réformes de rigueur budgétaire qui frappent le système de retraites, mais également la Caisse de compensation, qui subventionne des produits de grande consommation. La grogne sociale se traduit par des manifestations au cours de l’automne 2013.

Partout où ils ont été en responsabilité, les partis islamo-conservateurs ont donc été confrontés à des difficultés économiques majeures. Si le bilan est mitigé pour les gouvernements tunisien et marocain, où la gestion ne relève pas d’un désastre ou d’un amateurisme frappant, il est toutefois plus dramatique en Égypte, où l’État est, lors de l’éviction des Frères musulmans, au bord de l’asphyxie financière. Les tensions politiques et sociales et les manœuvres de l’armée y ont évidemment joué un rôle majeur.

Printemps arabe, hiver islamiste : les partis islamo-conservateurs ont-ils su gouverner ?

La transition politique menée à bien : un nouveau cadre constitutionnel mis en place

Après un « printemps » né de problèmes sociaux structurels, gérer la crise économique était l’une des principales missions des gouvernements chargés de la transition. Mener à bien l’élaboration d’une nouvelle Constitution qui soit le fruit d’un consensus national et qui prenne en compte les aspirations à la liberté et à la justice exprimées en 2011, en était une autre. Et tel était le défi des partis islamistes, qui n’avaient jusque-là jamais goûté à la démocratie, ni même au pouvoir. Il est clair que sur ce point, les avancées sont considérables. Dès le 29 juin 2012, à la veille de sa prise de fonction, Mohamed Morsi déclarait, sur la place Tahrir : « Ô grand peuple, je suis venu m’adresser à tous les enfants de ce grand peuple égyptien, parce que je crois profondément que c’est vous, la source du pouvoir, et que vous en êtes sa légitimité. Aucune légitimité ne peut supplanter la vôtre. » Si ces mots restaient à traduire en actes, ils semblaient indiquer qu'au moins sur le plan politique, le nouveau chef de l'État égyptien ne plaçait pas la légitimité de Dieu au-dessus de celle du peuple – un progrès gigantesque en soi.

La transition ne s’est pourtant pas faite sur un lit de roses. En Égypte comme en Tunisie, l’arrivée au pouvoir de partis islamo-conservateurs s’est traduite par une libération de la parole public, et notamment de prédicateurs religieux souvent moralistes, parfois haineux, toujours virulents. Ennahda et le Parti Liberté et Justice ont fait preuve l’un comme l’autre d’un laxisme coupable à l’égard de milices islamistes qui se sont octroyées le droit, en 2012 et en 2013, de combler le vide sécuritaire. Ainsi, les brigades du mouvement Hazmoune ou celles liées à la Jamaa Islamiya, en Égypte, trouvent leur équivalent tunisien dans les Ligues de Protection de la Révolution (LPR), des groupes armés menant une véritable « chasse aux sorcières » contre toute personne soupçonnée de complicité avec le régime déchu du président Ben Ali. De Tunis au Caire, ces milices se chargent, en toute illégalité, de réprimer les mouvements sociaux qui prolifèrent alors sous la houlette des syndicats. En Tunisie, les connivences entre les Ligues et Ennahda entraînent une vague de protestation impressionnante, suite au meurtre le 22 novembre 2012 de Chokri Belaïd, figure de l’opposition. Les gouvernements islamo-conservateurs prendront la mesure des risques pris par l'émergence d'un islamisme violent lorsque la présence d’Al-Qaïda sur le sol national sera avérée. Il faudra alors déployer l'armée, en Tunisie contre un maquis djihadiste proche de la frontière algérienne (mai 2012), et en Égypte contre des réseaux de contrebande tenus par des tribus liées à Al-Qaïda, dans le Sinaï (août 2012).

En Égypte, la rivalité entre les Frères musulmans et les institutions héritées de l’ancien régime, à savoir les corps militaire et judiciaire, empêche l’apaisement politique susceptible d’ancrer la confrérie islamique dans un jeu démocratique normalisé. De même, le dialogue avec les partis d’opposition, laïques ou libéraux, est très tôt rompu. Pourtant, le gouvernement s’attèle à assurer la transition politique. Le 12 août 2012, Mohamed Morsi retire au Conseil Suprême des Forces Armées ses prérogatives, et démet de ses fonctions le maréchal Mohamed Hussein Tantawi. Le 8 octobre, il gracie tous les prisonniers politiques incarcérés entre janvier 2011 et juin 2012. Mais certaines dérives témoignent d’une réelle difficulté à s’approprier la démocratie. Le 22 novembre, Mohamed Morsi tente d’ériger par décret l’incontestabilité de ses décisions devant le corps judiciaire, remettant en cause un fondement de l'État de droit – il devra y renoncer après deux semaines de manifestations. Le 30 novembre, l’assemblée constituante (dominée par les islamistes) approuve dans la précipitation un projet de Constitution, afin d’échapper à son invalidation par la Justice. Le conflit ouvert qui les opposent à la Cour constitutionnelle pousse les Frères musulmans à précipiter l'agenda de la transition, quitte à aboutir à un projet de Constitution qui n'est pas le résultat d'un consensus national.

Mais, si l’immaturité politique est là, elle n’empêche pas les dirigeants de la confrérie de faire de réelles concessions politiques. Et la Constitution approuvée par référendum en décembre 2012 laisse en effet une place moins grande à la religion que ce que la composition du Parlement aurait pu laisser penser, ce qui laisse présager que la pratique du pouvoir a transformé en profondeur les partis islamistes, qu’il s’agisse des Frères musulmans ou du parti Al-Nour, qui a participé aux travaux constitutionnels : la Loi fondamentale place la souveraineté dans le peuple (« source de tous les pouvoirs », article 5), le pouvoir politique reposant « sur les principes de la démocratie et de la consultation, de la citoyenneté […], du multipartisme, de l’alternance politique, de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs et du respect des droits humains et des libertés, conformément à la Constitution » (article 6). Le pas engagé est énorme. Bien entendu, tout n’est pas parfait, loin de là. En Égypte par exemple, expliquait en février 2013 la journaliste égyptienne Yasmine Fathy dans le site Ahram Online, « la Constitution égyptienne adoptée le 25 décembre [2012] impose de nouvelles limitations à la liberté des médias en Égypte, et nombre de ses dispositions inquiètent », comme la criminalisation de l’insulte au Prophète. « La nouvelle Constitution ne fait rien pour mettre un terme à l’emprisonnement de journalistes pour des délits de presse, déplorait le Comité de Protection des Journalistes, alors même que le Syndicat des journalistes égyptiens n’a cessé de demander à la commission constituante d’inclure une disposition sur ce sujet. » Chez les islamistes (comme dans d’autres courants politiques d'ailleurs), de nombreux aspects inhérents à la démocratie, y compris la liberté d’expression et de dérision, doivent encore être intégrés. Pour autant, c’est clair, même en Égypte, la démocratie a plus influencé les islamistes que ceux-ci ne l’ont transformée.

Les concessions politiques sont encore plus évidentes s’agissant d’Ennahda en Tunisie. Elles se succèdent tout au long de l’année 2012. Dès le 26 mars, le parti annonce renoncer à inscrire dans le corps constitutionnel le principe d’application stricte de la charia. En août, Ennahda accepte enfin la notion d’« égalité hommes-femmes », et le principe de la parité dans les instances élues sera même établi par la Constitution. En octobre, la criminalisation de l’« atteinte au sacré » est écartée, et Ennahda accepte d’appliquer des décrets sur la liberté de la presse. La nouvelle Constitution n’est certes pas exempt de critiques, notamment en ce qui concerne la peine de mort et l’indépendance de la Justice, mais elle garantit une laïcité de fait, et le caractère « civil » de l’État. Les libertés et droits fondamentaux sont garantis, « en concordance avec les spécificités culturelles du peuple tunisien ». Des élections générales auront lieu cet automne : le mandat confié par le peuple à l’Assemblée constituante est tenu. En Tunisie comme en Égypte, la transition a été rendue possible par les concessions des islamistes, et cela en dépit des positions parfois jusqu’au-boutistes de l’opposition laïque – il faut se rappeler comment l’opposition égyptienne, après avoir boycotté l’assemblée constituante pour le seul fait d’y être minoritaire, a appelé à voter non au référendum de décembre 2012 sur la Constitution, avant de rejeter la légitimité même de la consultation, une fois celle-ci perdue…

Surtout, au-delà des concessions politiques, l’acceptation du principe même d’une Constitution civile représente un bouleversement réel dans les milieux islamistes (y compris chez les salafistes égyptiens). En effet, à leurs yeux, l’ensemble du droit doit se baser sur la Loi coranique, et nulle légitimité – même celle issue des élus du peuple – ne saurait la dépasser. Cette concession, comme toutes les autres relatives à l’application de la charia, est d’autant plus importante qu’elle touche à l’éthique même des élus islamistes, à leurs croyances : en cédant sur de si nombreux points, les islamistes n’acceptent pas un simple compromis politicien, ce sacrifice affecte directement leur idéologie et leur conscience. Une véritable révolution dans la Révolution, même si en Tunisie, les salafistes sont restés à l’écart du processus électoral, faisant violemment entendre leur voix à l’automne 2011 (heurts dans des facultés pour dresser le drapeau noir salafiste et inciter les femmes à se voiler, attaques contre des sièges d’organes de presse, etc.) et en juin 2012 (émeutes urbaines à Tunis et en province).

En Égypte comme en Tunisie, les islamistes ont multiplié les concessions...

En Égypte comme en Tunisie, les islamistes ont multiplié les concessions...

Le défi des démocraties arabes : débattre de réelles alternatives économiques

Si les Frères musulmans ont parfois fait preuve d’amateurisme, force est de constater qu’ils ont su rédiger – certes dans une certaine précipitation – une Constitution qui, avec ses qualités et ses défauts, diffère en fait relativement peu de celle que l’armée vient de faire plébisciter. Le sens du compromis a certes pu leur faire défaut, mais tout comme il a clairement pu manquer aux partis d’opposition, laïques ou libéraux. En Égypte, la culture du débat et du compromis, nécessaire dans toute démocratie, reste clairement à construire, quel que soit le bord politique. Mohamed el-Baradei, Amr Moussa et leurs amis du Front de Salut National ne l’ont pas encore compris. En Tunisie également, le parti Ennahda a su, plus qu’ailleurs, faire preuve de responsabilité, en abdiquant de la plupart des articles constitutionnels qui lui tenaient à cœur. Et la démission récente du gouvernement, dans la perspective de nouvelles élections, traduit une réelle acceptation de l’idée d’alternance, et donc de l’idée même de démocratie. Le putsch de juillet 2013 nous enlève le plaisir de vérifier si, en Égypte, les Frères musulmans en auraient fait autant.

Pour ce qui est des questions économiques, ces trois dernières années apportent au moins un enseignement : les partis islamistes, s’ils portent un projet idéologique fort qui se cristallise sur les questions politiques et sociétales, n’ont en revanche développé aucune réflexion économique susceptible de les distinguer du reste de la classe politique. Sont-ils capitalistes, libéraux (à l’image de l’AKP en Turquie), socialistes, étatistes ? En dépit d’une action sociale qui a fait leur notoriété, en particulier en Égypte, et malgré une rhétorique très favorable à l’idée de justice sociale, force est de constater qu’aucune ligne économique ne conduit les discours de leurs dirigeants, même lorsque ceux-ci accèdent au pouvoir. Ils en sont donc réduits à appliquer des politiques de rigueur financière qui les rendent impopulaires et contrastent avec leur passé volontariste dans la sphère sociale.

Seul Mohamed Morsi a su esquisser les prémices d’un réel changement sur ce sujet. Le 30 avril 2013, le chef de l’État égyptien déclarait ainsi que le gouvernement n’allait plus privatiser les compagnies étatiques, rompant avec le programme de privatisations lancé dans les années 1990. Dans la foulée, il promettait également d’injecter des investissements et de porter une « nouvelle vision ». Les impératifs budgétaires et la crise du tourisme empêchèrent ce discours de trouver une traduction concrète. Mohamed Morsi renversé et son mouvement banni du jeu politique, il est désormais impossible de savoir si une réelle alternative économique était à l’œuvre. Le plus probable est que ces paroles du président déchu devaient rester des vœux pieux, car son mouvement n’a jamais tranché la question économique. En outre, la présence de de riches hommes d’affaires dans les rangs les plus élevés de la confrérie peut faire douter. Les Frères musulmans se sont surtout montrés partisans du juste milieu. Le texte de leur projet politique était tout aussi ambigu. D’un côté, expliquait en février 2013 Eric Trager dans un article du Foreign Policy, « le programme faisait une large place à des idées capitalistes, comme la fin des pratiques monopolistiques, la promotion des échanges extérieurs, la réduction du déficit public et la suppression de nombreuses réglementations administratives qui entravent l’émergence de nouvelles activités économiques. » Mais d’un autre côté, continue le journaliste américain, « il accorde aussi un rôle important à l’État dans la gestion de l’économie égyptienne, avec la réglementation des prix des denrées, une "stricte surveillance" des marchés et un "réexamen" des privatisations d’entreprises publiques. » S’ajoutent des mesures propres à ce mouvement islamique, à savoir « la fondation d’établissements financiers islamiques publics et l’utilisation de la zakat (aumône obligatoire) et du waaf (biens religieux) pour lutter contre la pauvreté. » Un programme qui joue la carte de l’ambiguïté, donc, mais surtout qui, comme en Tunisie et au Maroc, est resté totalement méconnu des citoyens et n’a absolument pas joué sur les clivages politiques postrévolutionnaires. Une réelle carence, d’autant plus étonnante que les Printemps arabes sont nés de la question sociale.

Et c'est bien là l'enjeu majeur de la transition en marche dans les pays arabes, celui qui déterminera si les nouveaux régimes sont capables de répondre aux attentes sociales de millions de personnes qui, qu'elles aient ou pas manifesté en 2011, sont soucieuses d'une amélioration de leurs conditions de vie, pour elles-mêmes et pour les prochaines générations. Cet enjeu central du champ économique, et son corollaire social, à savoir la répartition des richesses dans des sociétés marquées depuis longtemps par les inégalités et le clientélisme, nécessite que la démocratie vive, et avec elle le débat. Pour cela, l'ensemble des forces ayant accepté le principe de la contradiction doivent proposer une alternative économique et sociale crédible. En effet, au-delà de la dictature politique, les manifestations observées depuis décembre 2010 visent à dénoncer un système économique clanique, corrompu et sclérosé.

Or, un tel débat confrontant des visions économiques réellement différentes est quasi-inexistant à l'heure actuelle dans le monde arabe. Impossible de distinguer, sur ces thématiques, un vrai clivage droite-gauche. En témoigne le conglomérat absurde que constituent Nidaa Tounès en Tunisie (dont les différents courants internes ont avant tout en commun leur détestation d'Ennahda) et le Front de Salut National en Égypte, qui réunit libéraux, nationalistes, nasséristes, socialistes, conservateurs… dont les doctrines économiques sont théoriquement incompatibles. Les partis libéraux ou laïques s’opposent aux partis islamo-conservateurs sur des questions de société ou de gouvernance, mais offrent autant qu’eux un vide alarmant en termes de solutions économiques. En outre, même au-delà de la crise actuelle que ces pays traversent, et qui a vocation à s’estomper au fur et à mesure qu’est rétablie la stabilité politique, aucun projet, aucun discours sur la création et la répartition de la richesse ne se dessine. En juillet dernier, l'islamologue et professeur d'université suisse Tariq Ramadan expliquait ainsi très bien, sur la chaîne France 24, que les différents partis égyptiens devaient « cesser [...] la polarisation [entre islam politique et laïcité] » pour « poser les vrais questions : la stabilité économique, la politique éducative, la [place] des femmes, la politique culturelle, la politique régionale ».

Sur ces questions, tous les partis sont dans un attentisme qui fait le lit des élites capitalistes (étrangères ou nationales) déconnectées des masses. Partout, la démocratie ne se résume pas à des élections libres et transparentes, mais aussi et surtout à la richesse et à la qualité du débat politique. Les islamo-conservateurs ont accepté le principe de la contradiction et, parfois contraint (comme en Égypte où ils sont désormais victimes d'une répression sanglante), celui de l'alternance. À eux et à leurs adversaires d'écrire un nouveau chapitre.

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