Par Jorge Brites.
Voilà plusieurs années que l’on s’interroge, en France et en Europe, sur l’état de notre démocratie et de notre système politique. Les nombreuses affaires de corruption mises en lumière depuis les années 1980 ; la montée de l’extrême-droite ; et surtout, la montée de l’abstention et l'image délétère de la classe politique, sont autant d'éléments qui font dire aux uns et aux autres que notre système est en crise et doit être rénové. Rares sont toutefois celles et ceux qui s’interrogent sur le concept même de « démocratie », et sur la voie pertinente pour y parvenir. Le terme est utilisé à tout bout de champ, de par le monde, pour désigner des systèmes représentatifs divers et des pratiques très différentes. Quelques éléments de réflexion sur le sujet.
À l’occasion des élections municipales de mars dernier, Dominique Moisi, politologue français et conseiller spécial de l’Institut Français des Relations Internationales, déclarait sur Euronews : « Il y a un perdant, c’est la démocratie. Près de 40% des citoyens français ne sont pas allés voter ». Avec 14 municipalités remportées (dont 11 pour le Front national), l'extrême-droite réalisait le meilleur score de toute son histoire dans une élection locale, suscitant des commentaires analogues sur la « démocratie en crise ». Depuis environ deux siècles, le système représentatif s’est imposé comme le modèle politique permettant une mise en œuvre de la démocratie à l’échelle des nations, et il semble aujourd’hui acquis pour l’immense majorité des citoyens que nulle alternative crédible ne saurait le remplacer. L’historien et sociologue français Rosanvallon parle même, dans son ouvrage Le peuple introuvable, histoire de la représentation démocratique en France (1998), d’« horizon évident du bien politique ». À bien des égards pourtant, ce qu’on appelle « démocratie » semble toujours inachevé, y compris en Europe et aux États-Unis. L’attestent le désintéressement des citoyens, qui bien souvent s’abstiennent ou ne s’inscrivent plus sur les listes électorales, l’écart grandissant entre les représentés et les représentants, qui confisquent le pouvoir, ou encore la perte de crédibilité des élites et des partis traditionnels, d’où un report croissant du vote vers les extrêmes. On peut affirmer sans prendre de gros risques que de manière générale, le sentiment qui domine dans notre société où le peuple a pourtant théoriquement le pouvoir, c’est bien la déception.
Pour comprendre cette déception, ce malaise démocratique, il faut en chercher les causes dès l’origine de la théorie du système représentatif : dès le départ, s’est manifestée une tension entre la théorie de la démocratie et sa mise en application. L'expression « démocratie représentative », apparue pour la première fois sous la plume de Hamilton en 1777, évoque déjà une notion différente du système de démocratie directe. Elle ne renvoie pas, à l'origine, à la démocratie comme on l'imagine bien souvent, mais à un système politique intermédiaire associant pouvoir populaire et valeurs aristocratiques (on parle encore aujourd'hui et à juste titre de « barons locaux », de « fiefs électoraux », etc.), ainsi qu'à une division du pouvoir qui fait de la politique une sphère spécialisée gérée par des experts (avec une classe politique en charge de diriger le pays). Rappelons cette définition fort juste du mot « élite » donnée par l’économiste français Georges Elgozy, dans son Contradictionnaire, ou l’Esprit des mots (1967) : « succédané de l’aristocratie en régime démocratique ».
La confusion recherchée entre « démocratie » et « représentation du peuple »
Nous pouvons donc commencer par lever cette ambigüité volontairement maintenue depuis près de deux siècles : non, nous ne sommes pas en démocratie. Le peuple n’a pas de pouvoir en lui-même entre deux scrutins. En France, il existe le référendum comme mode de consultation possible du peuple entre les élections, mais seul le pouvoir élu en a l’initiative et décide de l’objet de la consultation et de la formulation de la question. Sans compter que ses résultats ont déjà pu être bradés dans le passé. L’exemple du traité de Lisbonne restant à ce jour le plus flagrant : un texte refusé par plus de 54% des électeurs peut être validé moins de deux ans plus tard par voie parlementaire, sous une forme édulcorée. Le référendum joue ainsi son rôle : celui de créer l’illusion d’une démocratie. Or, si l’on accepte que sur les dossiers importants, le peuple ne doit surtout pas être appelé à se prononcer directement et simplement, car le souhait de la majorité ne conviendrait pas aux dirigeants, alors, dans les faits, on admet bien ne pas être en démocratie.
Un vrai système démocratique a existé en Europe. On peut considérer que ce fût le cas à Athènes, dans la Grèce antique (du moins pour les citoyens de sexe masculin, puisque les femmes, les métèques ou encore les esclaves en étaient exclus). Jusqu'au Vème siècle avant J.-C., la sphère politique y restait le monopole des nobles, et l’appauvrissement des paysans ne cessait d’augmenter, remettant en cause le calme et l'unité de la cité et suscitant des revendications des commerçants et artisans qui souhaitaient participer aux processus décisionnels. La réforme du système s’étala sur plus de 100 ans avec quatre bâtisseurs : Dracon (VIIème av. J.-C.), Solon (640-558 av. J.-C.), Pisistrate (600-527) et Clisthène (570-508). Le principe de ce nouveau régime repose sur la participation du peuple aux décisions : la cité organisait autour de trente fois par ans des assemblées ouvertes et pouvant contenir jusqu’à 6.000 citoyens. On y débattait collectivement pour ratifier les lois, voter le budget, décider de la paix et de la guerre. Dans l’hémicycle, tout citoyen athénien avait la parole. Une indemnité journalière était donnée aux plus pauvres pour compenser les jours de travail perdus. Chacun devait ainsi pouvoir participer avec une importance égale, quel que soit son niveau social. La politique devenait l'affaire de tous les citoyens, et les Athéniens se construisaient ainsi une conscience politique et un activisme civique fort.
Nous ne sommes pas, au regard de la théorie politique, dans une démocratie, puisque la démocratie constitue un régime dans lequel, tour à tour, les gouvernants sont gouvernés, et les gouvernés gouvernants, et où tous les citoyens participent à la vie politique. Or, le régime représentatif en est loin : il instaure bel et bien une caste sociale en soi, en charge des affaires politiques. Notre système dit de démocratie représentative, rappelons-le, a été inventé à la fin du XVIIIème siècle aux États-Unis et en France pour constituer, justement, à la fois une alternative à la démocratie et à la monarchie. Il s’agit d’un régime qui n’a de « démocratiques » que certains aspects, mais qui ne correspond pas véritablement à l’idéal démocratique originel.
Jusqu’au XVIIIème siècle, les options politiques étaient les suivantes : soit un système ouvertement aristocratique, telle que la monarchie de droit divin, soit la démocratie, c’est-à-dire le peuple qui décide dans son entier, comme à Athènes dans l’Antiquité ou dans les cités italiennes de la Renaissance. Les débuts de la Révolution française sont encore caractérisés par cette conception. L’abbé Sieyès (1748-1836) va, par sa contribution, participer à changer la donne. Homme d’Église, essayiste et député du Tiers État aux États généraux en 1789, il opposa lui-même le concept de « gouvernement représentatif » à celui de « gouvernement démocratique », qu’il rejetait clairement. Dans son discours du 7 septembre 1789, il avance que « les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas dans la démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants ». Alors que Jean-Jacques Rousseau fustigeait le système représentatif britannique et se prononçait pour une démocratie directe, Sieyès choisit de défendre le système représentatif. Dans l'un, le peuple décide des lois qui lui sont appliquées et les délégués qu'il élit lui sont soumis par des mandats impératifs. Dans l'autre (le nôtre), le peuple élit des représentants munis d'un mandat représentatif qui, eux, ne sont pas simplement des porte-parole mais décident des lois qui s'appliquent. Le peuple n’est pas associé à la prise de pouvoir ; il est soumis à l’offre politique. Ce qui, dans des pays comme les nôtres de plusieurs millions d’habitants, ne peut qu’amener à une « élitisation » de la vie politique. Élitisation accentuée par la mise en place de grandes écoles (tels que Sciences Po ou l’École Nationale d'Administration), et par la professionnalisation de la vie politique qui va à l'encontre du principe démocratique reconnaissant à chaque citoyen l'égale aptitude à émettre un jugement politique.
Rousseau estimait ainsi que la représentation est par essence oligarchique et crée une séparation entre ceux qui gouvernent et le reste de la population. Dans son Contrat social ou Principes du droit politique (1762), il écrira très justement : « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde ».
Nous acceptons aujourd’hui comme une évidence le modèle de représentation en vigueur. C'est pourtant sa substance même qui pose question : les représentants n'y sont pas les délégués d’un groupe ou d’une opinion mais les représentants de la volonté générale – volonté insaisissable en réalité ! Dans le processus représentatif, réalité et fiction cohabitent, puisque le peuple en tant que société avec toute sa complexité réelle contredit l'unité abstraite du peuple-nation. Le problème de la représentation réside donc dans le travail d’incarnation que doit réaliser le processus électoral. Or, la lutte pour le suffrage universel (masculin), jusqu’en 1848 puis jusqu’au Second empire, a monopolisé l’essentiel du combat politique pour le progrès démocratique, qui était donc orienté sur les électeurs, non sur les élus censés les représenter.
C'est face à ces contradictions entre théorie et réalité que d’autres pistes ont été évoquées au cours des débats sur le système représentatif, au XIXème siècle. Avec la Révolution industrielle et l’émergence de la classe ouvrière, la notion de « peuple », qui se veut universelle parce qu’englobant tout à la fois les ouvriers et les bourgeois, était en déclin. Dès 1832 se pose le débat sur la représentation politique des prolétaires, la société étant divisée en deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat, selon les Saint-simoniens. C’est seulement à partir des années 1860 que l’idée de représentation sociale trouve un réel écho, alors que le régime bonapartiste relâche son étau sur l’opposition. Libéraux et républicains, qui s’allient lors des élections de 1863, cherchent un mode de désignation des candidats. L’idée d’un comité électoral représentatif de l’opinion s’impose, mais aucun ouvrier n’étant choisi, les premiers ouvriers se présentent. Leurs candidatures sont marginalisées, mais cette situation a provoqué une rupture entre républicains (qui avaient pourtant introduit la question ouvrière en 1848) et prolétariat, et la fin de l’universalisme révolutionnaire.
C’est dans ce contexte qu’est rédigé le Manifeste des soixante (puisque signé par soixante ouvriers) plaidant pour la représentation ouvrière. Ce Manifeste, l’un des textes fondateurs du mouvement ouvrier français, suggère tout d’abord qu’après la conquête du suffrage universel, les ouvriers doivent s’émanciper socialement pour assurer leur émancipation politique, puisque leur représentation n’est ni garantie ni effective. L’échec des candidats ouvriers conserve présente cette question de la représentation directe du prolétariat dans les congrès ouvriers jusque dans le courant du XXème siècle. L’accent n’est désormais plus mis sur la distinction d’hommes plus capables que d’autres, mais sur l’incarnation de la composante la plus banale du peuple, le mouvement ouvrier naissant d’un culte de la modestie individuelle. En 1852, à l’occasion des élections présidentielles (qui n’ont jamais eu lieu du fait du coup d’État), l’idée de voter pour un ouvrier inconnu émerge. Il s'agit de voter, non au regard des capacités d’un candidat, mais pour ce qu’il signifie par sa condition sociale.
Les soixante voulaient, par leur appel, mettre fin au monopole de la compétence des notables républicains. Pour cela, ils soulignaient les progrès de l’instruction dans les milieux ouvriers et insistaient sur la dimension sociale de l’univers politique. Ils reprochaient aux bourgeois de ne pas connaître les ouvriers, et donc de ne pas être compétents sur la question du travail, légitimant une représentation séparée. On trouve donc dans le Manifeste à la fois une critique de la vision traditionnelle élitiste de la représentation, et la remise en cause de l’idée de compétence politique. Plus largement, ce débat sur la représentation ouvrière a dévoilé la complexité de la question de la représentation. L’élection doit-elle produire des identités ou légitimer un pouvoir ? Il s’agit là aussi d’une opposition entre approches sociologique et philosophique.
Parallèlement, l’idée de mettre en place un parlement à l’image de la société a fait florès au XIXème siècle. Mais dans des sociétés d’individus, l’unité de représentation n’est pas simple à identifier. Il faut que des catégories soient distinguables par tous. Alors qu'à partir des années 1880, le suffrage universel est entré dans les mœurs, s’ouvre une nouvelle réflexion pour le progrès de la démocratie représentative : comment donner corps à une société dont la diversité est si évidente ? Durkheim, père de la sociologie française, a posé le constat que l’homme n’a rien de semblable avec l’entité abstraite qu’en font les principes révolutionnaires. On est plus, comme dans le Manifeste des soixante, dans une revendication d’intégration d’une partie de la population, mais dans l’idée que le progrès de la représentation des intérêts est indissociable de l’avènement des sciences sociales.
En Belgique où le processus de révision constitutionnelle qui s’y déroule de 1890 à 1893 stimule les imaginations, les socialistes souhaitent donner toute sa dimension sociologique à la représentation, tandis qu'à droite, les libéraux avancent que le suffrage universel implique de contrôler la masse du peuple, et proposent pour cela que la représentation des intérêts remplace celle des individus. Un consensus sur un système de représentation professionnel est trouvé en 1892-1893 : ce sera le système de vote plural, réforme in fine modeste, mais qui lance le débat sur une transformation possible du suffrage ailleurs en Europe. En France surtout, l’idée d’une assemblée à composante professionnelle fait son chemin (projet de loi de l’abbé Lemire en 1894), et même l’idée d’une troisième assemblée chargée de représenter le travail émerge de façon précise et formelle. On voit là l’évolution considérable que connaît la culture politique depuis les années 1870. On comprend bien que la difficulté réside dans la définition de catégories pertinentes à représenter. Proudhon lui-même s’est contenté d’une référence aux groupes naturels existant ; mais définir un groupe naturel est très complexe. En 1848, Pierre Leroux propose à l’Assemblée constituante que le corps législatif soit formé de savants, d’artistes et d’industriels élus par le peuple sur des listes organisées de manière catégorielle. Plus tard, les Saint-simoniens du début du XXème s’inscrivent sur la même ligne, en définissant a priori les professions utiles au fonctionnement de la société. Mais cette approche prend plus en compte la rationalité du gouvernement que la structure même de la société.
À l’aube du XXème, aucune solution ne fait l’unanimité. Dans les années 1890, alors qu’il y a un relatif consensus sur les objectifs, chaque auteur propose sa classification particulière. Charles Benoist tente de dépasser les clivages en prenant celle utilisée par la statistique générale pour les recensements de population. Mais les sept professions retenues (agriculture, industrie, commerce, transports, administration publique, professions libérales, rentiers) constituent-elles une classification plus valable que les autres, quand on note qu’elle laisse de côté les « professions inconnues » et la population non classée ? Les catégories statistiques gardent un caractère très conventionnel, d’où des difficultés pour saisir la substance d’une société réelle dans sa diversité.
Au Congrès de l’Institut international de la Statistique de 1895, des mathématiciens proposent d'organiser le gouvernement sur la base d'une enquête représentative. Pour répondre au problème du dénombrement représentatif nécessaire pour présenter une miniature de la société entière, le savant norvégien Kiaer développe les premières formes de quotas. Mais des problèmes techniques surgissent encore, comme la difficulté de pénétrer une réalité urbaine en évolution constante. On sait par ailleurs qu’en sociologie les catégories sont construites et non naturelles ; or, en politique, c’est bien des catégories naturelles qui sont recherchées. Ainsi, la démocratie sociale de Benoist et Proudhon, en cherchant à enrichir sociologiquement la démocratie, la désubstantialise.
La nécessité de toujours rechercher les clés d’un système plus abouti en termes démocratique
Il n’est pas question ici de cracher dans la soupe des acquis de notre système politique, en termes de droits et de libertés. Mais il est essentiel de ne pas s’arrêter à l'usage abusif du terme « démocratie », quand la réalité est différente. Incontestablement, bon nombre de citoyens sont à la fois déçus et méfiants vis-à-vis de la classe politique, suspectée à plus d’un titre de ne pas défendre l’intérêt général. En effet, difficile de croire que derrière des politiques telle que la rigueur budgétaire qui expose des millions de personnes à la précarité, ou encore la concurrence libre et non-faussée (y compris dans des secteurs économiques où son application fait des désastres), se cache la préoccupation sincère d’améliorer la vie des gens et de contribuer au bonheur et à l’épanouissement de chacun. L’exposé de pistes de réflexion qui ont pu naître et se construire depuis le XVIIIème siècle n’a pas pour objectif de présenter des solutions alternatives toutes faites aux systèmes politiques actuellement en vigueur dans le monde occidental, mais simplement de rappeler que nos systèmes ne doivent pas être pris comme des évidences en soi, et qu'ils doivent être considérés avec les enjeux politiques et économiques qu'impliquait leur conception.
Au mieux, les quelques revendications que l'on entend ici et là aujourd'hui portent sur les modes de scrutin pour demander une plus grande dose de proportionnelle dans les élections, ou sur la tenue de référendums plus réguliers – les démarches de démocratie participative (consultations de quartier, etc.) restant très marginales et constituant trop souvent une simple caution « démocratique » pour les élus. Or, le concept de démocratie implique la notion de participation aux processus décisionnels. Nous verrons dans les prochains volets de cette série qu’une forme de participation existe de façon relativement marginale, chez nous, à travers ce que le sociologue français Rosanvallon appelle la « démocratie d’équilibre », et que d’autres systèmes alternatifs existent et sont d’ores et déjà appliqués ailleurs avec plus ou moins de succès.
Pour accéder à la deuxième et à la troisième parties de cet article : Sommes-nous en démocratie ? (2/3) La foire aux corps intermédiaires ; Sommes-nous en démocratie (3/3) La nécessité de mécanismes participatifs contraignants
Si le texte parlait d'abord du cas des gouvernements postcoloniaux en Afrique, la réflexion de l'auteur peut être facilement étendue à tout régime se revendiquant de la démocratie et soutenant la souveraineté du peuple.
Nous avons maintes fois signalé le rôle très souvent néfaste du leader. C'est que le parti dans certaines régions est organisé comme un gang dont le personnage le plus dur assumerait la direction. On parle volontiers de l'ascendance de ce leader, de sa force et on n'hésite pas, sur un ton complice et légèrement admiratif, à dire qu'il fait trembler ses proches collaborateurs. Pour éviter ces multiples écueils il faut se battre avec ténacité pour que jamais le parti ne devienne un instrument docile entre les mains d'un leader. Leader, du verbe anglais qui signifie conduire. Le conducteur de peuple ça n'existe plus maintenant. Les peuples ne sont plus des troupeaux et n'ont pas besoin d'être conduits. Si le leader me conduit je veux qu'il sache qu'en même temps je le conduis. La nation ne doit pas être une affaire dirigée par un manitou. Aussi comprend-on cette panique qui s'empare des sphères dirigeantes chaque fois qu'un de ces leaders tombe malade. C'est que la question qui les obsède est celle de la succession. Que deviendra le pays si le leader disparaît ? Les sphères dirigeantes qui ont abdiqué devant le leader, irresponsables, inconscientes, préoccupées essentiellement de la bonne vie qu'elles mènent, des cocktails organisés, des voyages payés et de la rentabilité des combines, découvrent de temps à autre le vide spirituel au cœur de la nation.
Un pays qui veut réellement répondre aux questions que lui pose l'histoire, qui veut développer ses villes et le cerveau de ses habitants doit posséder un parti véridique. Le parti n'est pas un instrument entre les mains du gouvernement. Bien au contraire, le parti est un instrument entre les mains du peuple. C'est lui qui arrête la politique que le gouvernement applique. Le parti n'est pas, ne doit jamais être le seul bureau politique où se retrouvent bien à leur aise tous les membres du gouvernement et les grands dignitaires du régime. Le bureau politique, trop souvent hélas, constitue tout le parti et ses membres résident en permanence dans la capitale. Dans un pays sous-développé les membres dirigeants du parti doivent fuir la capitale comme la peste. Ils doivent résider, à l'exception de quelques-uns, dans les régions rurales. On doit éviter de tout centraliser dans la grande ville. Aucune excuse d'ordre administratif ne peut légitimer cette effervescence d'une capitale déjà surpeuplée et surdéveloppée par rapport aux neuf dixièmes du territoire. Le parti doit être décentralisé à l'extrême. C'est le seul moyen d'activer les régions mortes, les régions qui ne sont pas encore éveillées à la vie.
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Pour parvenir à cette conception du parti, il faut avant tout se débarrasser de l'idée très occidentale, très bourgeoise donc très méprisante que les masses sont incapables de se diriger. L'expérience prouve, en fait, que les masses comprennent parfaitement les problèmes les plus compliqués. [...] Un homme isolé peut se montrer rebelle à la compréhension d'un problème mais le groupe, le village comprend avec une rapidité déconcertante. Il est vrai que si l'on prend la précaution d'utiliser un langage compréhensible par les seuls licenciés en droit ou en sciences économiques, la preuve sera aisément faite que les masses doivent être dirigées. Mais si l'on parle le langage concret, si l'on est pas obsédé par la volonté perverse de brouiller les cartes, de se débarrasser du peuple, alors on s'aperçoit que les masses saisissent toutes les nuances, toutes les astuces. Le recours à un langage technique signifie que l'on est décidé à considérer les masses comme des profanes. Ce langage dissimule mal le désir des conférenciers de tromper le peuple, de le laisser en dehors. L'entreprise d'obscurcissement du langage est un masque derrière lequel se profile une plus vaste entreprise de dépouillement. On veut à la fois enlever au peuple et ses biens et sa souveraineté. On peut tout expliquer au peuple à condition toutefois qu'on veuille vraiment qu'il comprenne. Et, si l'on pense qu'on n'a pas besoin de lui, qu'au contraire il risque de gêner la bonne marche des multiples sociétés privées et à responsabilité limitée, dont le but est de rendre le peuple plus misérable encore, alors la question est tranchée.
Si l'on pense que l'on peut parfaitement diriger un pays sans que le peuple y mette le nez, si l'on pense que le peuple par sa seule présence trouble le jeu, soit qu'il le retarde, soit que par sa naturelle inconscience il le sabote, alors aucune hésitation n'est permise : il faut écarter le peuple. Or, il se trouve que le peuple, quand on l'invite à la direction du pays, ne retarde pas mais accélère le mouvement.
[...]
Plus le peuple comprend, plus il devient vigilant, plus il devient conscient qu'en définitive tout dépend de lui et que son salut réside dans sa cohésion, dans la connaissance de ses intérêts et de l'identification de ses ennemis. Le peuple comprend que la richesse n'est pas le fruit du travail mais le résultat d'un vol organisé et protégé. Les riches cessent d'être des hommes respectables, ils ne sont plus que des bêtes carnassières, des chacals et des corbeaux qui se vautrent dans le sang du peuple.