Par Jorge Brites.
Suite à la parution ce 18 septembre 2016 d’une enquête de l’Ifop, commanditée par l'Institut Montaigne et intitulée « Un islam français est possible », les réactions se sont (encore !) succédé pour dénoncer la supposée invasion de notre pays par un islam politique rigoriste, et pointer du doigt l’impossible intégration des musulmans à la République et à ses valeurs. Le chiffre le plus mis en avant étant celui-ci : 28% des personnes sondées, de religion ou « de culture » musulmane (ayant au moins un parent musulman), privilégieraient la loi coranique à celle de la République et seraient opposées au principe de laïcité.
Avec la surmédiatisation des faits divers autour du burkini et le risque d’attentats islamistes, un tel chiffre représente du pain béni pour bon nombre de politiciens et de chroniqueurs qui font de l’islamophobie leur fonds de commerce et qui brandissent à tout va le concept de laïcité – le contexte pré-électoral et la multiplication de documentaires TV supposés révéler la « face cachée » de l’islam en France ne faisant qu’ajouter à la paranoïa. Tâchons de mettre un peu les points sur les « i ».
Quelques mots d’abord sur l’étude en elle-même, car il est frappant à quel point des chiffres peuvent être abordés suivant un prisme de lecture différent. Il a été peu dit par exemple, que les résultats de l'enquête, réalisée auprès d'un échantillon de plus de 15.000 personnes, indiquaient que les musulmans ne représentent que 5,6% de la population métropolitaine. Soit environ 3.640.000 personnes. Lorsque jusqu'ici, les chiffres évoqués par la classe politique et les médias s'approchaient plutôt des six millions de personnes, soit environ 10%. Ce qui discrédite une partie de la paranoïa ambiante relative à la théorie du « grand remplacement ». En outre, s'il est vrai que 28% des sondés dits musulmans affirment privilégier la loi coranique à celle de la République et ne pas se reconnaître dans la laïcité (ce qui a été répété à tort et à travers, voire résumé abusivement par « un tiers des musulmans »), il faut souligner que 46% seraient sécularisés, et que plus des deux tiers acceptent le principe de laïcité et ne posent a priori pas de problème d'intégration en termes d'adhésion aux valeurs républicaines. Un tiers contre deux tiers : on serait plutôt tenté de dire que la présence de l'islam en France n'est pas incompatible avec la démocratie représentative, avec les libertés qui en découlent et avec la société française. Ils seraient également 84% à penser que la foi est une affaire privée, et 66% que la laïcité permet de pratiquer librement sa religion.
Pour ce qui est des 28% qui font tant polémique, il convient de prendre ce chiffre avec des pincettes, car le principe-même de l'étude et la méthodologie de l'enquête posent question. Les concepts de Charia, de laïcité, de liberté, ne sont pas nécessairement compris et perçus de la même manière par tout le monde. Or, il semble qu'aucune définition n'ait été précisée dans le sondage. De même, les questions posées sur le mode de vie sont sujettes à débat, car elles ciblent des aspects particuliers de la pratique religieuse. La journaliste Isabelle de Gaulmyn, rédactrice en chef adjointe au quotidien La Croix, le formulait très justement dans l'émission C dans l'air du 24 septembre dernier, sur France 5 : « Elle est intéressante cette enquête, mais quand même, ce sont les enquêteurs qui, finalement, ont choisi les marqueurs de l'islam. C'est-à-dire qu'ils auraient pu demander : "est-ce que vous faites l'aumône ?", "est-ce que vous vous occupez de vos parents, de vos grands-parents ?", "est-ce que vous croyez à la famille ?", "est-ce que les filles doivent être éduquées comme les garçons ?"... Non, on leur demande le voile, on demande la cantine, etc. Un peu comme si on faisait une enquête aujourd'hui sur les catholiques uniquement à travers le Mariage pour Tous. Vous auriez effectivement des chiffres un peu différents de la France, des autres Français ».
Au final, il semble qu'on soit encore loin, bien loin du scénario évoqué dans le roman d'anticipation de Michel Houellebecq, Soumission (2015), dans lequel le candidat d'un parti islamique remporte l'élection présidentielle de 2022 face à Marine Le Pen. Lorsque Rachid Nekkaz, l'homme d'affaires qui s'est notamment fait connaître depuis 2010 pour avoir payé les amendes des femmes verbalisées pour avoir porté le voile intégral, s'est présenté aux élections législatives de 2007 dans la septième circonscription de Seine-Saint-Denis, il n'en est sorti qu'avec... 156 voix, soit 0,56% des suffrages exprimés. Idem en 2008, où il n'a obtenu que 5,15% aux municipales à Orly, dans le Val-de-Marne. À l'élection législative partielle de la troisième circonscription de Lot-et-Garonne en juin 2013, il est arrivé dernier du premier tour, n'ayant obtenu aucune voix – attestant que même sa démarche en direction des femmes voilées n'a pas payé électoralement.
Compte tenu des prévisions pour les élections de 2017, on est en droit de s'inquiéter bien davantage des résultats à venir de partis comme le Front national ou Les Républicains, dont les discours et les promesses des candidats (à l'exception peut-être d'Alain Juppé ou de Bruno Lemaire) remettent clairement en cause notre cohésion nationale autour de questions identitaires manipulées. Quelles conclusions ressortiraient d'une étude sur les valeurs des électeurs d'extrême-droite, qui représentent pourtant un bon quart de l'électorat ? Ou même des électeurs de droite ? Seraient-elles compatibles avec les principes d'égalité entre citoyens, de liberté des individus et de solidarité nationale ? Bien malin celui qui pourra l'affirmer.
L’urgence : cesser les manipulations et les mensonges
Dans un pays qui a su débarrasser ses institutions de l’influence religieuse, il est important de rester vigilant et de maintenir la prééminence de la loi républicaine contre tous les groupes de pression. On sait par exemple que des mairies cèdent, probablement par tentation électoraliste, aux pressions de groupes confessionnels et contournent la loi de 1905 sur la laïcité. Le financement de lieux de culte musulman sous couvert de centres culturels n'en est qu'une illustration parmi d'autres. Le Tribunal administratif de Paris a par exemple dû annuler, en octobre 2015, une décision de la Mairie de Paris d'accorder un bail emphytéotique (c'est-à-dire d'une très longue durée) à la Société des Habous et des Lieux Saints de l'Islam (qui gère la Mosquée de Paris) dans le nouvel Institut des Cultures d'Islam (ICI). Le Tribunal, saisi par un contribuable parisien qui se sentait lésé dans l'usage fait de ses impôts locaux, a en effet estimé que le projet (d'un montant d'environ 14 millions d'euros) constituait « une subvention camouflée pour l'exercice d'un culte ».
Il est également essentiel de rester attentif au respect de nos libertés individuelles fondamentales et à l'égalité entre hommes et femmes, contre toutes les pratiques rétrogrades et conservatrices, qu’elles se fassent au nom de la religion ou pas d’ailleurs. On sait aussi que bon nombre des mariages dits mixtes (les unions entre Français et étrangers, soit près d'un tiers des mariages en France) cachent en fait une permanence de l'endogamie, puisqu'ils concernent une Française ou un Français originaire du Maghreb, de Turquie ou d'Afrique francophone avec un conjoint ou une conjointe venu du pays d’origine (du bled). Les Maghrébins seraient particulièrement concernés par ce phénomène. De même, on sait que des jeunes femmes subissent une pression familiale pour se marier. Une enquête qualitative du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Sylvain Brouard, Vinvent Tiberj, Français comme les autres ? Enquête sur les citoyens d’origine maghrébine, africaine et turque, Presses de Sciences-Po) soulignait, déjà en 2005, que les Français issus de l’immigration se montrent plus conservateurs en matière de mœurs, et que ce rigorisme, essentiellement porté par les jeunes hommes musulmans, explique que les familles musulmanes refusent souvent les mariages exogames pour leurs filles. C'est devant ce conservatisme et la pression des familles, notamment sur les jeunes filles, que l’État doit être là, pour protéger ses citoyens (et a fortiori ses citoyennes) et leur garantir les libertés dans la loi et dans les faits. Y compris la liberté de choisir leur conjoint et leur religion librement, sans contrainte.
Ces abus doivent donc être dénoncés et combattus, clairement. Mais ce que l’on observe aujourd’hui dans le discours ambiant va souvent bien plus loin et déforme les réalités pour pousser à la paranoïa. Les phénomènes sont amplifiés. La pratique de la prière dans la rue par des musulmans, si elle n'est pas acceptable puisqu'elle bloque l'accès à une voie publique, est abusivement et effrontément comparée à l’invasion allemande de 1940 (par Marine Lepen, dans un meeting le 10 décembre 2010). L'islam en France est comparé au contrôle de la bande de Gaza par le Hamas, en Palestine (par Éric Zemmour, le 7 septembre 2016 sur RTL). L'occupation d'une rue pour prier ou la délinquance dans un quartier de banlieue sont effectivement anormales, mais elles doivent être traitées de façon à la fois sérieuse et raisonnable, sans attiser les divisions et sans dramatiser. Pire encore, des erreurs grossières sont commises, attestant d’une méconnaissance totale du sujet. Le burkini est rattaché à l’État islamique et à la doctrine salafiste, alors qu'il est très probable que ni les djihadistes ni les salafistes n’accepteraient que leurs femmes le portent, voire même qu'elles aillent à la plage et s'y baignent. Le terme « salafiste » est utilisé à toutes les sauces, quand il existe des salafistes quiétistes, non-violents, qui sont parfois les plus redoutables adversaires des djihadistes, car, sans pouvoir être qualifiés d’« infidèles » compte tenu de leur mode de vie rigoriste, ils sont souvent les seuls à ne pas se contenter de les traiter de fous mais à leur opposer des arguments théologiques.
Que nous dit vraiment la loi de 1905 sur la laïcité ?
Politiciens et médias se plaisent à faire constamment référence à la loi de 1905 instaurant la laïcité. Celle-ci servirait de prétexte pour justifier l'interdiction du voile ou de tout autre signe religieux (islamique). Mais que nous dit-elle vraiment ?
Elle stipule dans son article 1 que « la République assure la liberté de conscience » et le « libre exercice des cultes » sous certaines restrictions, dans l'intérêt de l'ordre public. Surtout, son article 2 déclare que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». La République ne reconnaît aucun culte. Or, sans reconnaître aucun culte, comment l'État peut-il reconnaître le caractère religieux d'une tenue, d'une pratique, d'une communauté ? Théoriquement, il ne le peut pas, et ne le doit pas. Le débat s'est déjà posé en 1905, lorsque certains parlementaires anticléricaux, tels que le député Chabert, voulaient interdire la soutane et la cornette dans les rues, alors que d'autres prônaient une loi d'apaisement. Aristide Briand, alors rapporteur de la Loi de séparation des Églises et de l'État, affirmait notamment que les tailleurs et les religieux seraient assez malins pour inventer d'autres signes de reconnaissance vestimentaire. Et c'est ce point de vue qui l'a emporté. L'esprit même de la loi, au moment des débats de 1905, était donc contraire à cette identification des signes religieux dans l'espace public. Ce qui était cohérent avec l'idée d'un État qui ne reconnaît aucun culte lorsqu'il s'adresse à ses citoyens. La seule entité qui a le devoir de neutralité, de n'afficher aucune croyance ou incroyance, reste l'État lui-même, et à travers lui les services publics et ses agents.
Ce raisonnement vaut également pour la loi de 2004 interdisant dans les écoles tout signe religieux visible au nom de la laïcité. Elle apparaît en contradiction avec le principe de laïcité (même si sont théoriquement tolérés les « signes discrets »). D'aucuns diront qu'elle vient « compléter » la loi de 1905, en répondant à un vide laissé sur la question des signes religieux portés par les élèves, quels que soient ces signes. Mais prétendre que l'interdiction respecte l'esprit de la loi de 1905 est très discutable, si l'on en suit strictement les principes. Si l'État ne reconnaît aucun culte, alors il ne saurait juger du caractère religieux d'une jupe trop longue et d'un foulard. L'élève, l'usager n'est nullement soumis au même devoir de neutralité que l'État. De même, on entend régulièrement Nicolas Sarkozy se targuer d'avoir mis en place le Conseil français du culte musulman en 2003, et le débat sur la représentation des musulmans de France est régulièrement posé comme un enjeu de leur bonne intégration dans le pays. Pourtant, la loi de 1905 ne laisse pas du tout supposer que l'État doive se mêler de l'organisation d'une institution représentative de croyants. L'ancien ministre de l'Intérieur a très probablement outrepassé ses prérogatives.
La loi avait été faite, à l'époque, dans un esprit de compromis, pour que quelles que soient nos différences, elles ne puissent constituer un obstacle à la citoyenneté. Autant dire qu'on en est loin. Il n'existe pas de code vestimentaire défini par la loi en France, et encore moins sur les plages. Et c'est tant mieux. Le concept de laïcité, qui garantit la liberté d'opinion et l'égalité de traitement entre citoyens, au-delà de toute appartenance, devrait justement nous permettre de vivre ensemble de façon harmonieuse. L'enquête de l'Institut Montaigne, nous l'avons dit, indiquait que 28% des personnes musulmanes sondées (un chiffre qui mêle les nationaux et les étrangers résidant en France) contestent la laïcité et estiment qu'elle ne leur permet pas d'exprimer leur religion. Mais comment en être surpris, puisque le concept de laïcité est aujourd'hui tronqué par ceux qui s'en réclament, instrumentalisé, pour pratiquer une politique, au pire discriminatoire, au mieux stigmatisante et humiliante ? Comment s'étonner de la progression des marqueurs identitaires (port du voile, alimentation hallal, endogamie, etc.) quand le sentiment de faire l'objet d'une focalisation trouve appui sur des éléments bien réels du quotidien et sur un discours politique et un traitement médiatique obsessionnels ?
Pire encore, on reproche aux citoyens musulmans leur communautarisme, sans même réaliser que le simple fait de les désigner constamment comme « musulmans » (comme s'ils constituaient, justement, un bloc communautaire), de leur demander de se doter d'institutions représentatives uniques et de parler d'une seule voix pour dénoncer les attentats terroristes en tant que musulmans, de les pointer du doigts en raison de leurs tenues et de leur foi, etc., que tout cela contribue justement à les identifier comme communauté homogène, à développer un esprit d'appartenance, des solidarités et des frustrations collectives, et à donner du grain à moudre aux prêcheurs extrémistes contre la République. Que donnerait le même sondage, s'il était réalisé après six mois entiers sans que l'on entende les mots « islam », « musulman » ou « terrorisme » dans les médias ?
Non pas qu'il faille se contenter de dire que tout va bien dans le meilleur des mondes. Mais les grands principes républicains, s'ils sont détournés pour alimenter l'intolérance et faire croire que les adeptes d'une religion spécifique (bien qu'elle soit hétérogène et minoritaire) posent problème, paraîtront forcément tyranniques. Alors que leur objectif était justement, à l'origine, que chaque citoyen puisse trouver sa place, en liberté de conscience. La perspective des élections à venir ne laisse, malheureusement, pas du tout présager que nous revenions à l'esprit de compromis, de sérénité et de raison qui caractérisait la loi de 1905. En attendant, ce sont nos libertés qui en souffrent, et avec elles la cohésion nationale.