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Par David Brites.

Regard sur les débats qui foisonnent actuellement en France sur l'identité française, avec une attention particulière sur la défense de la « France éternelle » que certains entendent porter.

La primaire « de la droite et du centre » bat son plein, et dans quelques jours, le 13 octobre, aura lieu le premier débat télévisé opposant les sept candidats. Sur le plan des idées économiques, leurs différences sont ténues, et ne justifient pas forcément le nombre de participants à ce scrutin. En effet, des recoupages partisans (par exemple avec une candidature commune entre Jean-Frédéric Poisson, Jean-François Copé et Nicolas Sarkozy, ou entre Nathalie Kosciusko-Morizet, Bruno Le Maire et Alain Juppé) auraient pu se faire, évitant ainsi des candidatures inutiles celles de Poisson et de Copé étant les plus évidentes à cet égard. Sans parler d'un François Fillon, Premier ministre de 2007 à 2012, qui se présente contre Nicolas Sarkozy, chef de l'État dans la même période, et avec qui il avait rédigé le programme électoral en 2007. Pour revenir sur ce sujet : La « primaire de la droite et du centre », entre trop-plein de candidats et vide des idées. Pour se distinguer et espérer l'emporter, notamment face au favori des sondages Alain Juppé, Sarkozy a décidé de se concentrer sur les questions identitaires, bien plus que sur l'économie. Problème : à coup de petites phrases-chocs (sur lesquelles les médias rebondissent allègrement), il donne le ton à la campagne, et pose donc le risque que la présidentielle, s'il l'emporte, ait les mêmes tonalités.

On aura donc assisté à une surenchère depuis quelques mois. Outre l'ancien chef de l'État, qui déclare vouloir interdire les menus de substitution et faire une loi prohibant le burkini, quitte à faire changer la Constitution pour cela (modifier notre Loi fondamentale pour une tenue vestimentaire, voilà qui semble effectivement très sérieux), les autres candidats ont également posé leur pierre à ces débats mêlant tout à la fois l'islam, l'identité, l'immigration et la lutte contre le terrorisme, et bien d'autres choses encore : Juppé entend imposer un plafond annuel d'immigration (il n'est d'ailleurs pas le seul parmi les candidats) et la mise en place d'un « code de la laïcité » ; Copé prône la suppression des aides sociales pour les étrangers résidant en France depuis moins de cinq ans, mais aussi la disparition pure et simple du droit du sol ; Fillon promet de revenir sur le Mariage pour Tous (sans doute en espérant récupérer les voix des partisans de la Manif pour Tous), et d'établir un quota d'immigrés chaque année ; et même Kosciusko-Morizet en appelle à une politique d'assimilation des populations immigrées, sans trop savoir, de toute évidence, ce que ce terme suppose concrètement. Ce ne sont là que des exemples parmi d'autres, des propositions de la droite à cette élection.

L'objet de cet article n'est pas tant de distiller les débats (sans grand intérêt) entre candidats des Républicains, dans la mesure où ils nous promettent tous, à des degrés divers, des réformes libérales, des mesures de régression sociale, autrement dit « du sang, du labeur, des larmes et de la sueur », pour reprendre le bon mot de Churchill ; mais plutôt de voir ce que l'approche de la droite, l'ancien chef de l'État en pointe, dit de la vision que nous développons de notre propre identité nationale.

« Nos ancêtres les Gaulois » : un pataquès médiatique, pour une expression périmée

En déplacement lors d’un meeting dans le Val-d’Oise, le 19 septembre dernier, Nicolas Sarkozy déclarait : « Dès que vous devenez Français, vos ancêtres sont gaulois ! » Tollé, à la fois dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux, c’était largement prévisible. Pourtant, la surprise est quelque peu simulée, puisque sur le principe, tout le monde s’accordera à dire que le sentiment d’appartenance à la nation française passe, entre autres choses, par une appropriation de son histoire. Autrement dit, quelqu’un se sent Français quand il emploie un « nous » collectif en parlant de la France dans son passé, son présent et son futur. Invité sur la chaîne C8 le 25 septembre dernier, Jean-Luc Mélenchon lui-même, pourtant loin des idées de l’ancien président de la République, expliquait : « On a assez de raisons d’être en désaccord avec Monsieur Sarkozy, ce n’est pas la peine de s’en inventer. Il dit : "Du moment que l’on devient Français, nos ancêtres sont gaulois", oui, et puis gallo-romains, et puis juifs, et puis arabes, ils sont montés quand même jusqu’à Poitiers […]. C’est notre histoire. […] Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous approprions l’histoire. Il faut le voir avec un peu de décontraction. […] Cette histoire est la nôtre. Mais évidemment, moi, je ne dirai pas "nos ancêtres les Gaulois". » Et le leader de la gauche radicale d’ajouter : « Des gens ont cité le côté absurde de dire "nos ancêtres les Gaulois" à des gens qui ne l’ont jamais été, et dont évidemment les ancêtres n’ont jamais été gaulois. Mais c’est une façon de dire… Moi mes ancêtres n’étaient vraisemblablement pas les Gaulois. »

Pour rappel, cette formule est née dans les écoles de la IIIème République pour forger le « roman national ». « Autrefois, notre pays s’appelait la Gaule et ses habitants, les Gaulois » : c’est par ces mots simples que débutait le manuel d’Histoire d’Ernest Lavisse, véritable catéchisme patriotique après la défaite de Sedan en 1870. Mots simples, si simples, et pour cause, ils étaient destinés au cours élémentaire. Apparaissait également ce qui suit, cette fois dans le livre prévu pour le cours moyen : « Les Romains qui vinrent s'établir en Gaule étaient en petit nombre. Les Francs n'étaient pas nombreux non plus, Clovis n'en avait que quelques milliers avec lui. Le fond de notre population est donc resté gaulois. Les Gaulois sont nos ancêtres. » Les historiens ont beaucoup critiqué ces formules, rappelant à juste titre que la Gaule est une fiction géographique inventée par les Romains pour désigner un peuple qui n’était pas homogène, mais constitué de plusieurs ethnies, tout comme l'étaient aussi les « Celtibères » dans la péninsule ibérique, ou les « Germains » de l'autre côté du Rhin. Les liens avec les Gaulois ont été mis en avant dès la Révolution française, la noblesse étant associée aux Francs, et le peuple triomphant aux Gaulois. Dans Qu’est-ce que le Tiers-État ? (pamphlet publié en 1789), l’abbé Sieyès appelait même à « renvoyer dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants ». C’est au XIXème siècle que le mythe gaulois a pris un tour politique, comme en témoignent les fouilles ordonnées par Napoléon III sur les sites de Gergovie et d’Alésia, ainsi que la statue de Vercingétorix érigée sur le lieu supposé de cette dernière bataille. Plus tard, le parallèle est fait entre les Gaulois résistant aux Romains et la France perdant face aux Prussiens.

Évidemment, l’emploi aujourd'hui d’une expression telle que « Nos ancêtres les Gaulois » est à la fois stupide et opportuniste. Stupide, parce qu’elle relève d’une vision ultra-simpliste et linéaire de l’Histoire (et pour cause, elle était formulée à destination d'enfants...), héritée de la Troisième République, à une époque où celle-ci voulait parachever la construction de la nation française par la constitution d’une mythologie nationale. Beaucoup de Français ont probablement des ancêtres gaulois, mais aussi germains, romains, etc. On parle du territoire français à une époque où son peuplement ethnique n’avait tout bonnement rien à voir avec la France telle qu’elle s’est constituée depuis le début du Moyen-Âge. L’Histoire est donc complexe, et la résumer comme l'a fait Sarkozy révèle une très grande faiblesse intellectuelle. L’intéressé lui-même, invité à un dîner-débat par l’hebdomadaire Valeurs Actuelles le 20 septembre, convenait qu’« il y a un roman national, que ce roman national ce n'est pas forcément la vérité historique dans son détail mais c'est un roman national peuplé de héros qui ont fait la France ». Mais, Monsieur Sarkozy, si vous-même convenez qu’il ne s’agit pas de la « vérité historique », alors gardez vos formules recyclées de l’époque coloniale, où la République voulait se constituer une armée de citoyens aussi fidèles à leur drapeau que des moutons à leur berger, et contentez-vous d’expliquer que se sentir Français, c’est connaître et s’approprier l’histoire de France.

Opportuniste, la formule l’est également, parce qu’elle se veut plaisante à l'égard des Français dits de souche, tout en se sachant provocante. En la formulant telle qu’elle, Nicolas Sarkozy sait qu’il conforte les relents identitaires des Français blancs et catholiques (le cœur de son électorat), car dans l’inconscient collectif, expliquer à des Français – y compris aux gens issus de l’immigration extra-européenne ou des départements d’outre-mer – que leurs ancêtres sont gaulois suppose que la France est, comme les gaulois, « de race blanche », pour reprendre les mots du général de Gaulle. Même si la formule n’induit théoriquement pas une dimension ethnique (bien au contraire), il est évident que pour beaucoup, cela doit conforter cette vision de la « France éternelle » que Nicolas Sarkozy entend défendre – une France blanche et judéo-chrétienne, de préférence. D’ailleurs, à partir des années 1960, l’idée que « nos ancêtres sont les Gaulois » a été fortement critiquée, non seulement d’un point de vue historique, mais aussi idéologique : en forgeant la nation sur une ethnicité, elle ne permettrait pas l’inclusion des minorités, car si la nation française est avant tout un « plébiscite de tous les jours », un projet politique, des valeurs partagées, et « le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu » (Ernest Renan, dans une conférence de 1882 intitulée Qu’est-ce qu’une Nation ?), cela n’empêche pas que sa composition actuelle soit le fruit de vagues ethniques historiques très diverses. Rien de très étonnant que Sarkozy dévoile une vision surannée de l’identité française, son discours de Dakar en 2007 avait déjà illustré son attachement aux valeurs de Jules Ferry et de la IIIème République (celle qui a colonisé l’Afrique au prétexte d’apporter la civilisation aux Noirs et aux Arabes).

Les médias et la classe politique sont tombés dans le panneau, comme à l’accoutumé, surréagissant aux propos de Sarkozy. En soi, on peut contester l'emploi de la formule, mais comme cela a déjà été dit, déclarer qu’il faut que les immigrés ou enfants d’immigrés s’approprient l’histoire de France pour se sentir français, cela relève tout bonnement du bon sens – encore faut-il préciser que cela ne se décrète pas. Surtout, en s’attaquant à « Dès que vous devenez Français, vos ancêtres sont gaulois », on est passé à côté de l’essentiel. Car ce qui aurait pu prêter à polémique, dans la bouche de l’ancien chef de l’État, ce n’est pas tant l’usage de cette formule que son explication, quand il déclarait, toujours lors de son déplacement dans le Val-d’Oise : « Mon père est hongrois, on ne m’a pas appris l’histoire de la Hongrie. Mon grand-père maternel est grec, on ne m’a pas appris l’histoire de la Grèce. » De même, dans le dîner-débat organisé le lendemain par Valeurs Actuelles, il enfonçait le clou : « Quand on est fils d'un Hongrois ou fils d'un Algérien et que vous arrivez en France, on ne vous apprend pas l'histoire de la Hongrie ou de l'Algérie, on vous apprend l'histoire de France ! »

Ici, Nicolas Sarkozy s’inscrit dans la continuité intellectuelle de l’extrême-droite française, en ce sens qu’elle est le seul bord politique à réclamer la suppression de la double-nationalité. Sans pour autant aborder explicitement cette question spécifique, Sarkozy, et c’est en cela que son propos est choquant, ne s’adresse qu’aux mono-nationaux. En effet, il pose en principe que, pour être français, il faut « apprendre l’histoire de France », mais surtout, que cela doit se faire au détriment de la maîtrise de sa culture d’origine. Mais Monsieur Sarkozy, on aurait pu vous apprendre l’histoire de la Hongrie, sans que cela ne vous empêche d’apprendre l’histoire de France, et de ressentir une appartenance pour les deux. Si vous pensez le contraire, alors allez au bout du raisonnement, et abolissez le principe de double-nationalité. Des millions de Français binationaux sont là pour nous prouver qu’il est possible de se sentir français et d’employer le « nous » en parlant des Français et des héros de l’histoire de France, sans pour autant abandonner totalement leur sentiment d’appartenance à leur pays d’origine ou à celui de leurs parents, et surtout sans pour autant ne pas en apprendre l’histoire. Parce qu’à titre individuel, on a tout de même le droit de connaître l’histoire de sa famille, ça ne coûte pas cher et c’est toujours enrichissant.

Quelle vision construit-on de l'identité française ?

Le 24 août était publié le livre-programme de Nicolas Sarkozy, Tout pour la France, où il se disait déterminé à « assumer clairement le choix de la France éternelle ». Par cette expression, que l'on peut facilement assimiler au mythe du « roman national », on comprend la France de Clovis, de François Ier, de Napoléon... Une France blanche, chrétienne, qui s'inscrit dans cette citation du général de Gaulle, recueillie par le politologue Alain Peyrefitte : « C'est très bien qu'il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu'elle a une vocation universelle. Mais à condition qu'ils restent une petite minorité. Sinon la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine, et de religion chrétienne. » Donc, si elle n'est plus blanche et de religion chrétienne, la France n'est plus la France. Ceux qui pensaient que notre pays, celui qui a produit la Déclaration de l'Homme et du citoyen en 1789, avait adopté une vision universaliste du citoyen et de la nation, en ce sens que cette dernière est avant tout un projet politique reposant sur des valeurs, se sont apparemment fourvoyés.

Pourtant, faut-il le rappeler, quand bien même le délire du « Grand remplacement » de la population française par des vagues d'immigration africaines était avéré, le changement démographique qu'il induirait, de surcroît au rythme actuellement observé d'entrées sur le territoire et de natalité des binationaux, ne serait pas un problème en soi, s’il ne se traduit pas par un changement de valeurs brutal et régressif, c’est-à-dire par moins de liberté, moins d’égalité, et par un moindre respect de la dignité humaine. Tant que le socle de valeurs est là, la France reste la France, même si son visage se métisse au fil des décennies à venir. Ses lois et ses valeurs sont d'ailleurs là pour casser les dynamiques d'endogamie communautaire qui mettraient à mal la coexistence paisible de tous ses citoyens.

Quand il affirme que « nos ancêtres sont gaulois », bien entendu, Sarkozy dit qu'il faut s'approprier l'histoire de France, mais il sous-entend aussi, dans une très grande simplicité d'esprit, que la France doit rester la France, cette « France éternelle », si possible blanche et catholique. Or, cette formule veut à la fois tout et rien dire. La France éternelle, à l'époque des Gaulois, ou même lors du baptême de Clovis, n'a tout bonnement rien à voir, sociologiquement, démographiquement, linguistiquement, religieusement, avec celle d'Henri IV, de Napoléon Ier, ou encore de Clemenceau, ou du général de Gaulle. C'est une conception dévoyée et simpliste de l'identité française, qui fait fi de la complexité de l'histoire de ce pays. Pire, pour de nombreux citoyens (sans doute beaucoup de ceux qui voteront pour Marine Le Pen, ou qui souhaitent voir Nicolas Sarkozy représenter la droite à la présidentielle), la défense de cette vision manichéenne et sectaire peut passer si besoin par des restrictions aux libertés publiques, comme nous l'avions déjà abordé le mois dernier (« Libertés publiques » versus « identité française » : se dirige-t-on vers une dichotomie dangereuse ?). Un combat politique, culturel et social s'ouvre désormais pour déterminer le degré de compatibilité entre la préservation de nos libertés publiques (liberté de pratiquer son culte, de s'habiller comme on le veut, etc.) et la défense de la culture française (qui serait par essence judéo-chrétienne, et doit le rester).

En rejetant les valeurs de fraternité envers les Français d'origine étrangère, ou de liberté quand il s'agit de liberté religieuse ou de se vêtir, on tourne le dos à ce qui fait en grande partie l'identité de la France, au moins depuis les Lumières. Loin de nous l'idée de nous féliciter de la diffusion du port du voile dans notre société, au nom d'un multiculturalisme béat et d'une pseudo-mondialisation heureuse. Comme le déclarait le théologien Tareq Oubrou, imam à Bordeaux, le 24 septembre 2016 dans l’émission C dans l’air, sur France 5 : « La pudeur est un principe, mais les vêtements, c’est une variable culturelle qui traduit la pudeur dans une culture donnée. L’islam n’est pas venu pour dire aux hommes et aux femmes comment s’habiller. L’islam est venu pour la transcendance et la perfection morale, spirituelle… On a évacué tout ce qui est fondamental, spirituel, moral en islam, et on s’est contenté de l’identitaire. » Il ajoutait par ailleurs : « Je constate aussi ce retour, que je considère un retour sauvage, à la religion sans la médiation doctrinale. [...] Il n’y a plus cette culture de la transmission de la religion à travers [...] une interprétation érudite. »

Évacuée, l'interprétation érudite, évacuée, la transcendance, au profit d'une lecture littérale, dogmatique et dénuée de réflexion du texte sacré. Le prophète a dit cela, c'est écrit, donc il faut le faire. Sans doute toutes les femmes portant le voile en France n'en ont pas à ce point réduit leur pratique de la religion à un automatisme puritain, toutefois on ne se réjouira pas de voir de plus en plus de femmes (en France tout comme au Maghreb d'ailleurs) porter le voile. Mais de deux choses l'une. Premièrement, le fait religieux n'est pas revenu sur le devant de la scène par hasard, il a été largement soutenu par le matraquage médiatique (et politique) de ces quinze dernières années sur la question de la place de l'islam en France – comme nous l'avions traité dans notre dernier article : De la surmédiatisation du phénomène religieux : l'empire de l'intolérance contre-attaque. Donc, avant de condamner la communauté musulmane pour son sectarisme, cessons de parler, justement, de « communauté musulmane », et de faire de cette religion l'alpha et l'omega des problèmes dans ce pays ; cessons également d'en parler à chaque attentat, multipliant les amalgames tendancieux, comme on le fait depuis l'attaque à Charlie Hebdo. Arrêter de parler d'islam constamment permettra sûrement de relâcher un peu la pression. La loi existe, et elle suffit à éviter tout abus ou à refuser toute revendication abusive d'un groupe communautaire donné. À force de souligner l'incompatibilité de l'islam avec notre société, même certains musulmans pensent cela et l'entérinent, comme le montrait il y a quelques semaines le sondage IFOP commandé par l'Institut Montaigne, qui révélait que 28% des musulmans pratiquants interrogés (incluant des musulmans étrangers résidant dans l'Hexagone) privilégient la Loi islamique à celle de la République.

Deuxième point : la démocratie repose sur un socle de valeurs fondamentales parmi lesquelles on trouve évidemment la liberté de se vêtir, celle de pratiquer sa religion, mais aussi, point déterminant, la tolérance. Oui, le burkini peut ne pas plaire, oui, le voile peut ne pas plaire. Mais comme d'autres vêtements, comme d'autres pratiques, on ne demande pas au citoyen lambda de s'approprier les pratiques culturelles ou cultuelles de l'autre. On ne lui demande même pas de les respecter. On lui demande à peine de les tolérer. C'est-à-dire de vivre avec, et dans la mesure du possible, de faire abstraction de ces signes qui peuvent choquer certains dans leur culture et leur morale, voire dans leur identité, le tout en soulignant aussi à quel point, contrairement à ceux qui prophétisent continuellement le « Grand remplacement », les phénomènes de pratique religieuse peuvent être passagers et générationnels. Là aussi, gare aux prophéties auto-réalisatrices sur une supposée incompatibilité de l'islam à exister dans notre République. C'est aussi en arrêtant d'en parler soirs et matins, et accessoirement en résolvant les problèmes sociaux de ce pays, que des millions de jeunes cesseront de cristalliser leurs problèmes identitaires sur la religion. Bien sûr, la France a une culture, et certaines pratiques peuvent choquer, mais les « accommodements raisonnables » sont là non seulement pour permettre aux musulmans de ne pas se sentir stigmatisés (par exemple en proposant des plats de substitution végétariens dans les cantines scolaires), mais aussi pour obliger, quand cela semble justifié, les plus radicaux d'entre eux à se plier à la tradition laïque française ; ce fut le cas notamment avec la loi de 2004 sur le foulard à l'école (censée lutter contre l'endogamie religieuse et les risques d'imposition du voile à des mineurs) et avec celle de 2010 sur le port de du voile intégral (invoquée pour des motifs de sécurité autant que culturels).

Un dernier mot pour conclure. Bien sûr, condamner une pratique religieuse ou un vêtement ne présage pas de l'appréciation que l'on se fait des gens qui le portent... autrement dit, on peut ne pas apprécier le voile, sans détester les musulmans par principe. Si l'on suit ce raisonnement, on peut se dire que tout laïcard n'est pas raciste. Une grande partie de la gauche est héritière de cette frange des radicaux de la IIIème République qui est anticléricale par principe, sans que cela n'ait à voir avec un culte spécifique – leur anticléricalisme s'attaque d'ailleurs essentiellement à l'Église catholique, confère un hebdomadaire comme Charlie Hebdo. Toutefois, force est de constater que la notion de laïcité est souvent instrumentalisée pour en remettre une couche sur les musulmans. D'une certaine manière, le démographe et historien Emmanuel Todd n'expliquait pas autre chose, dans son livre Qui est Charlie ? publié en mai 2015 : le rapport stigmatisant de la majorité des classes moyennes à l'égard de l'islam serait avant tout, sous couvert de liberté d'expression et de laïcité, une façon pour beaucoup de gens de ne pas aborder la question sociale relative aux banlieues, de laisser « la périphérie de la société française [...] pourrir », expliquait-il en mai 2015 sur France 2, voire, ajoutait-il sur France Inter dans la même période, de « trouver un bouc-émissaire », à savoir les musulmans. Dans ce contexte, la liberté d'expression constitue d'ailleurs, écrit Todd, un droit à « blasphémer de manière répétitive et systématique sur Mahomet, personnage central de la religion d'un groupe faible ». Sans pour autant cautionner ces propos quand ils touchent à la liberté d'expression (Todd lui-même est contradictoire puisqu'il précise aussi que « le droit au blasphème est absolu [et que] les forces de l'ordre doivent assurer la sécurité physique des blasphémateurs »), ils doivent nous inviter à la réflexion. Bref, souvenons-nous de nous méfier de l'usage systématique des principes qui nous sont chers (ce qui ne veut nullement dire les abandonner), la laïcité en premier lieu, dont l'essence est souvent méconnue de ceux qui s'en réclament. Tâchons de débattre de façon apaisée, tout en prenant soin de ne pas accroître les plaies des identités blessées de notre nation – et il y en a.

*   *   *

Ces quelques mots du comique Fary, prononcés sur France 2, dans l'émission On n'est pas couché, le 10 septembre dernier, peuvent servir de conclusion. Il évoque alors la polémique sur les arrêtés municipaux interdisant le burkini sur les plages, déclarant ne pas être « contre » le burkini :

Évidemment que je ne suis pas contre. C'est même pas que je suis pour. Moi, je suis contre les gens qui sont contre, parce qu'à cause de ces gens-là qui sont « contre », nous, on se retrouve à défendre le burkini. Moi je suis honnête avec vous : je m'en fous du burkini. C'est moche ! Et je me retrouve à trouver des arguments pour des gens qui veulent se baigner en duvet, mais tu fais ce que tu veux !

[...]

La France est un beau pays. C'est notre pays. « Liberté, égalité, fraternité », c'est beau. [...] Je suis noir, non-catholique, qui écrit avec un musulman et un juif. J'ai un meilleur ami qui est breton, mon petit-frère est à moitié chinois, et on a tous la nationalité française. C'est ça aussi la France.

Émission On n'est pas couché, sur France 2. Le 10 septembre 2016.

Tag(s) : #Société, #Histoire
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