Par Jorge Brites.
Cette semaine, si l’on en croît le récent battage médiatique, la France n’a vécu qu’au rythme des cloches éteintes de Notre-Dame de Paris. Ce monument, chef d’œuvre de l’art gothique de la fin du Moyen-Âge, construit sur plusieurs siècles au cœur de Paris et maintes fois témoin de grands évènements de notre nation, correspond à un symbole fort de l’imaginaire français (dans l’Hexagone comme à l’étranger), et évidemment à un lieu important du catholicisme. Aucun domaine artistique, probablement, de la littérature au cinéma en passant par la photographie, la peinture, le théâtre, la musique ou la sculpture, n’a oublié de rendre hommage à cette cathédrale. Elle est assez unique en un sens, et il est certain qu’aucun autre monument n’aurait affecté nos concitoyens comme l’a fait celui-ci en brûlant sous nos yeux impuissants, le 15 avril dernier. Il en a résulté un élan de solidarité rarement observé, au point de mobiliser jusqu’à 850 millions d’euros de promesses de dons pour sa reconstruction, en seulement trois jours, et plus d’un milliard d’euros aujourd’hui.
Parmi les donateurs, il n’aura échappé à personne que plusieurs grosses fortunes françaises ont mis une main particulièrement « généreuse » à la pâte : 100 millions d’euros de la part de la famille Pinault, 200 millions d’Arnaud Lagardère et autant de LVMH. Même les pouvoirs politiques y sont allés de bon cœur : la Mairie de Paris a ainsi promis 50 millions d’euros de contribution. Ces flots d’argent ont évidemment (et heureusement) provoqué une série de controverses : de la part de citoyens soucieux de ne pas voir les dons se transformer en déductions fiscales massives, ou encore de la part des associations caritatives qui constatent une baisse des dons des particuliers depuis les dernières réformes de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF) et la hausse de la Contribution Sociale Généralisée (CSG). Plus largement, cette séquence nous révèle les vices d’une vision de la redistribution qui signe la mort du collectif et de l’intérêt commun, indispensable au pacte républicain.
C’est un fait assez indéniable : l’élan de générosité pour Notre-Dame est exceptionnel. Il est la preuve que des symboles de la nation sont encore capables de mobiliser le cœur des Français au-delà des considérations de classes sociales. Il est vrai qu’en France, chaque année, la somme de l’ensemble des dons déduits de l’impôt sur le revenu dépasse déjà les 2,6 milliards d’euros, mais il est divisé en une multitude d’associations et de causes. Si l’on s’appuie sur la liste des collectes les plus importantes pour l’année 2017, par exemple, il faut additionner les dons et legs reçus par les quinze plus grosses associations et fondations pour dépasser le milliard d’euros qui a été promis pour la cathédrale. Surtout, le geste est venu de tous horizons : des milliardaires, des collectivités, des entreprises et de très nombreux particuliers, qui ont versé à eux seuls plus de 21 millions d’euros à la Fondation de France et 12 millions à la Fondation du patrimoine.
Cet élan est encourageant. Et pour cause, Notre-Dame n'est pas un lieu anodin. Sur son parvis, on peut y voir la pierre indiquant le « point zéro des routes de France ». Surtout, ce fut le théâtre vivant de multiples scènes mythiques de l’Histoire de France et d’Europe. Notre-Dame, c’est Saint-Louis achetant à Baudouin II de Courtenay (dernier empereur latin de Constantinople), en 1238, pour la somme considérable de 135 000 livres tournois, la Couronne d’épines du Christ pour laquelle fut construite la Sainte-Chapelle – au prix d’un endettement terrible du Trésor royal. Notre-Dame, c’est Philippe le Bel qui réunit les premiers États généraux de l’Histoire de France, en 1302-1303. Notre-Dame, c’est le sacre d’Henri VI d’Angleterre qui revendique le trône de France en 1431, en pleine Guerre de Cent ans – Charles VII y célèbrera la reprise de la capitale aux Anglais et aux Bourguignons par un Te Deum, le premier d’une longue série. Notre-Dame, c’est le mariage d’Henri de Navarre, futur Henri IV, avec la princesse Marguerite en 1572, le chef des huguenots protestants demeurant sur le parvis pour ne pas pénétrer dans la nef. Notre-Dame, c’est le procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc, ouvert en grande pompe dans la cathédrale en novembre 1455. Notre-Dame, c’est la révélation religieuse du premier officier noir de l’armée française, Aniaba (originaire du sud de l’actuelle Côte-d’Ivoire), baptisé en 1691 par Bossuet. C’est bien entendu le sacre de Napoléon Ier, qui se couronna lui-même et couronna Joséphine de Beauharnais, sous le regard du pape Pie VII.
Notre-Dame, c’est aussi la Libération célébrée par un Te Deum et La Marseillaise joués par l’orgue de la cathédrale, à l’arrivée du général de Gaulle venu des Champs-Élysées, entouré des chefs de la résistance et précédé par des soldats français et des républicains espagnols – des tireurs, dit-on, étaient encore déployés sur le toit du monument. Enfin, Notre-Dame, ce sont les obsèques de Charles de Gaulle en 1970, de Georges Pompidou en 1974, et de François Mitterrand en 1996. Sans oublier toute la symbolique portée par le célèbre livre de Victor Hugo, publié en 1831, et auquel succédèrent tant d’adaptations et de réadaptations diverses, au cinéma, à la télévision, au théâtre, en comédie musicale, etc.
Le poids symbolique de la cathédrale, monument le plus visité en Europe avec plus de 14 millions de visiteurs chaque année, ainsi que les images-choc de l’incendie, ont évidemment contribué à faire monter l’émotion. Il n’empêche, nous avons là une démonstration de la capacité bien vivante de la nation à s’émouvoir pour ses symboles et à contribuer à leur remise sur pied. Reste sans doute à trouver comment, demain, mobiliser cette émotion vers d’autres causes qui en auraient bien besoin.
Une asymétrie des réactions, qui révèle un désintérêt de l’humain
Car c’est bien l’asymétrie des réactions qui doit nous interpeler ici. Elle révèle de terribles travers ou faiblesses de notre société. La solidarité, qui s’exprime pour reconstruire un monument vieux de plus de huit siècles, ne s’exprime pas souvent (et jamais à la même échelle) pour venir en aide à l’humain. Sans avoir besoin de s’arrêter sur les drames qui se jouent sur d’autres continents et sur lesquels notre propre diplomatie a une influence énorme (les guerres au Yémen, en Libye, en Syrie, en Centrafrique, au Mali, en Afghanistan, etc.), on peut au moins citer deux exemples qui ne suscitent qu'assez peu notre compassion – d'autant moins qu’on s’y est habitué avec le temps –, alors qu'ils devraient provoquer un large élan de solidarité.
Le premier se joue à nos pieds, sous nos fenêtres, puisque chaque année plus de 500 personnes meurent dans les rues en France, soit plus d’une par jour en moyenne. Le chiffre étant en augmentation, puisque de 511 morts en 2017, on est passé à 566 en 2018, selon le collectif Les Morts de la rue. Parmi eux, une cinquantaine de femmes et treize mineurs (qui sont pourtant prioritaires dans les hébergements d’urgence), dont six de moins de cinq ans. Ces personnes sont décédées sur la voie publique, dans des abris de fortune tels qu’un parking, une cage d’escalier, une cabane de chantier ou dans le métro, mais aussi en lieu de soins ou en structure d’hébergement. Surtout, le collectif précise sur son site que « [la] réalité nous est inconnue : peut-être dix fois plus de décès que ceux que nous citons ». En suivant la méthodologie 2008-2010 du centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (CepiDc-Inserm), qui croise les données du collectif et celles de la base nationale des causes médicales de décès, il a été estimé que le nombre réel de morts de SDF entre 2012 et 2016 serait près de six fois supérieur à celui connu par le collectif, soit plus de 13 000 sur la période étudiée. Des chiffres qui ne sont pas près de diminuer, puisque le nombre de personnes sans domicile fixe en France était estimé à 143 000 en 2012 par l'INSEE, et le nombre de sans-abris à 12 700. Aucun nouveau recensement national n'a été fait après cette date, mais difficile de croire que ces chiffres aient pu diminuer depuis. Enfin, le mal logement concernait toujours près de quatre millions de personnes dans notre pays en 2018, et on estime que 12,1 millions de personnes sont touchées, de près ou de loin, par la crise du logement (23ème rapport de la Fondation Abbé Pierre). Des millions de nos concitoyens, avec qui nous sommes supposés partager la fierté de notre patrimoine, notre Histoire, et construire une communauté de destin.
S’il est vrai que l’un, l'émotion pour la dégradation d'un monument historique, ne devrait pas empêcher l’autre, l'aide aux sans-abris, force est de constater que le mouvement de solidarité s’est exercé vers l’un d’une manière beaucoup plus massive que vers l’autre. Ces dernières années pourtant, il est arrivé que la situation des SDF fasse l’objet d’une attention plus forte qu'à l'accoutumé. Sans remonter aussi loin que l’Appel de l’abbé Pierre le 1er février 1954, ou encore la fondation des Restos du cœur par Coluche en 1985, on peut citer en 2006 l'initiative de l’association Les Enfants de Don Quichotte, qui proposait aux Parisiens de dormir dehors une nuit pour mieux comprendre la condition des gens contraints de vivre dans la rue. Mais ces coups de projecteur n’ont ni réglé le problème, en aucune façon, ni même provoqué de séisme émotionnel au sein de la population. Au contraire, le phénomène s’est banalisé et suscite plutôt une indifférence générale, quand elle ne provoque pas carrément une demande des riverains que l’on expulse les sans-abris, ou des décisions aussi insensibles que celle d’installer des sièges, dans les stations de métro, qui ne permettent pas aux SDF de s'y coucher. D’aucuns l’ont pourtant écrit sur les réseaux sociaux, en référence à l’œuvre de Victor Hugo : il est louable de s’occuper de rebâtir Notre-Dame de Paris, mais il le serait encore plus de venir en aide aux Misérables.
Le deuxième exemple se joue à nos frontières. Dans un esprit assez peu empreint de solidarité et d'amour chrétiens, on observe que la question des migrants clandestins – qui tentent pourtant, au péril de leur vie, de rejoindre notre continent pour fuir la pauvreté et la guerre – est plus souvent instrumentalisée à des fins politiques qu’elle ne provoque l’émoi de nos concitoyens. Pourtant, les morts se comptent ici en milliers, et concernent des hommes, mais également de nombreuses femmes et des enfants, tous extrêmement vulnérables et exposés aux violences, à la mort ou à l'esclavage. Rien qu’en 2018, plus de 2 260 migrants seraient encore morts en tentant de traverser la Méditerranée, selon les chiffres publiés en janvier par le Haut-Commissariat de l’ONU aux Réfugiés (HCR) – ils étaient près de 3 140 « morts ou portés disparus » en 2017.
Cette question des migrants est d’autant plus problématique, en termes de solidarité, que la France n’est pas totalement étrangère à la situation délétère qui prévaut dans la plupart des pays de départ. Que ce soit en Afrique de l’Ouest, dans le Sahel, au Moyen-Orient ou dans la Corne de l’Afrique, on peut quasi-systématiquement relever une responsabilité (voire parfois une culpabilité directe) de l’État ou d’entreprises françaises dans tel conflit, dans telle déstabilisation politique, dans le maintien de tel régime dictatorial, ou dans telle catastrophe environnementale ou sociale. On pourrait donc s’attendre à ce que la situation dramatique de milliers d’êtres humains fuyant des zones de guerre ou la dictature, là où précisément notre pays garde une influence forte et une capacité d’intervention conséquente, débouche sur une empathie spontanée et sincère. Au contraire, tout cela ne suscite guère plus que la peur d’être envahi, au point que certains proposent même de réduire les moyens alloués à l’agence Frontex et aux garde-côtes chargés de sauver les migrants, au prétexte que cela les inciterait à tenter la traversée… Ces gens-là préfèreraient une politique du « laisser-mourir », soi-disant dissuasive. Une absence totale d’empathie qui fait froid dans le dos.
On aurait pu développer ici des dizaines, des centaines de causes qui, de la même manière, auraient pu susciter de la compassion et de la solidarité : la multiplication des suicides au travail dans diverses professions (agriculteurs, policiers, etc.) qui s’apparente à une hécatombe ; la dégradation des services publics de santé, qui fait qu’un patient peut aujourd’hui encore mourir dans la salle d’attente d’un service d’urgence, faute d’avoir été traité à temps ; le phénomène des violences conjugales, qui tue une femme tous les deux ou trois jours en France ; la forte précarité (souvent doublée d'une situation de solitude) dans laquelle s’enfoncent bon nombre de personnes âgées, et qui constitue une violence inouïe ; etc. Les situations de détresse humaine se sont multipliées ces dernières années, et elles ont pris une ampleur rarement observée. Très décrié, le mouvement des Gilets jaunes a tenté d’exprimer, depuis novembre 2016, la souffrance que vivent des millions de nos concitoyens (ou la peur des autres de la vivre également).
Une conception étriquée du « patrimoine important »
L’asymétrie des élans d’émotion et de générosité est d’autant plus absurde, qu’elle apparaît parfois incohérente dès lors que l’on prend du recul. Ainsi, il y a quelque chose de très perturbant à constater le choc (en France, mais même international) qu’a provoqué la dégradation d'un patrimoine historique à Paris (aussi important soit-il), alors que depuis 2015 et dans l'indifférence quasi-générale, des bombes vendues par la France aux pays du Golfe détruisent la ville de Sanaa, capitale yéménite vieille de 2 500 ans et elle aussi classée au Patrimoine Mondial de l’UNESCO. De même que les forêts qui brûlent ailleurs ne soulèvent pas une émotion aussi vive. Au final, si l'incendie de Notre-Dame pouvait nous rendre plus sensibles à la destruction (également irréversible) du patrimoine culturel ou naturel chez les autres, nous en ressortirions sûrement grandis.
De même, il apparaît un peu paradoxal de voir un gouvernement si prompt à mettre la main à la pâte pour sauver Notre-Dame de Paris… et qui en même temps dilapide le patrimoine immobilier et économique national, dans la continuité des gouvernements précédents. Et cela dans une indifférence à peu près générale – l'initiative de l'ensemble des groupes d'opposition parlementaire de proposer l'organisation d'un référendum sur la privatisation des Aéroports de Paris représente un certain sursaut à cet égard.
La France possède en effet un parc immobilier important (avec plus de 25 000 biens en France et à l’étranger, évalués à plus de 60 milliards d’euros). Or, l’État a décidé depuis plusieurs années de vendre une partie de ses biens. Objectif affiché : réduire la dette. Des forts, des casernes, des bases aériennes désaffectées, des parkings, des appartements classiques, des bureaux, une dépendance du château de Versailles, un duplex près de Central Park à New York, ou encore l’ancienne résidence du consul à Hong-Kong… Tout type de biens y passe. L’une des plus grosses transactions de ces dernières années étant celle du secrétariat d’État aux Anciens combattants, sur le site Penthemont-Bellechasse, dans le VIIème arrondissement à Paris, pour 137 millions d’euros. Ventes aux enchères ou appels d’offres, les modalités de vente varient.
Or, il semble que ce patrimoine immobilier soit en fait largement bradé. La Cour des comptes et le Conseil immobilier de l’État ont déjà critiqué en 2014 la manière dont la France cède ses biens. La première évoquait « la fiabilité encore imparfaite des évaluations du prix des cessions ». Le deuxième considérait aussi que les procédures d’évaluation n’étaient pas satisfaisantes. En l’occurrence, certains acquéreurs feraient de bonnes affaires en rachetant ce patrimoine, en le restructurant et en le revendant ensuite bien plus cher.
Rappelons aussi la privatisation ou la vente des parts de l'État au capital de diverses entreprises publiques ces dernières années, qui rapportaient des bénéfices substantiels à l’État et qui avaient nécessité l’argent du contribuable pour leur création et leur développement, jusqu’à devenir pour certaines des fleurons de l’économie française : France Telecom à partir de 1997, Air France à partir de 1999, Gaz de France en 2005, Sociétés des Autoroutes du Nord et de l’Est de la France, de Paris-Rhin-Rhône et du Sud de la France entre 2005 et 2007, Aéroport de Toulouse-Blagnac en 2014, Aéroports de Lyon-Saint Exupéry et de Nice-Côte d’Azur en 2016, etc. Plus récemment a été adoptée à l'Assemblée nationale, le 15 mars dernier à 6h15 du matin, la Loi Pacte prévoyant à la fois la privatisation des Aéroports de Paris, de la Française des Jeux et d’Engie (groupe industriel énergétique français, troisième au niveau mondial), ainsi que la suppression des tarifs réglementés du gaz et la modification des seuils sociaux. Or, pour ce vote majeur, on ne comptait dans l’hémicycle que 45 députés… sur un total de 577. Soit seulement 7% des effectifs. Et 532 absents. Un peu difficile de croire, par conséquent, à la sincérité des larmes et des discours des pouvoirs publics pour sauvegarder le patrimoine français qui leur tient tant à cœur. D’autant que le capital de l’État ne constitue pas qu’une somme de biens à valeur financière ; il est aussi le garant d’une certaine marge de manœuvre des pouvoirs publics, de notre indépendance nationale et de notre capacité à intervenir dans les secteurs économiques clés.
Une solidarité conditionnée à nos émotions ?
Toute cette séquence autour de la cathédrale doit également nous questionner sur un modèle de société où la solidarité serait indexée sur l’émotion des gens. De façon assez juste, Manuel Domergue, directeur des études de la Fondation Abbé Pierre, pointait du doigt ces contradictions dans une vidéo récemment diffusée sur Internet : « Est-ce qu’une société qui dépend du bon vouloir, de l’émotion, de la conviction de quelques grandes fortunes pour orienter ses dons et aussi du coup ses dépenses fiscales pour quelques causes, c’est une société qui marche bien, est-ce que c’est une société normale, une société solidaire ? Après l’incendie de Notre-Dame, la Fédération des acteurs de la solidarité, l’Armée du Salut, la Fondation Abbé Pierre, rappellent qu’elles manquent de moyens. Il y a 30 000 personnes qui sont mises à la rue par la police chaque année. Et on a demandé à cette occasion à l’État un plan d’urgence de 100 millions d’euros pour éviter cette hémorragie, pour éviter ces drames quotidiens dans notre pays et on nous répond à chaque fois : "Il n’y a pas d’argent". Mais on a l’impression qu’il n’y a pas de volonté politique alors que quand on a envie de faire quelque chose, quand on est touché par une cause comme ça a été le cas pour Notre-Dame, on voit que de l’argent, il y en a, à la fois dans la réserve de générosité des Français, mais parfois aussi dans les caisses de l’État ». Et d’ajouter plus loin : « En 2018, les associations caritatives ont reçu une réduction des dons de 4,2% en moyenne. Quand on nous dit qu’on ne peut pas aller plus loin dans la redistribution, dans les impôts sur les personnes les plus fortunées, je pense que cet épisode nous montre que ce n’est pas vrai, qu’il n’y a pas une asphyxie fiscale, qu’il y a encore des très grandes fortunes, très, très grandes fortunes qui peuvent faire quelque chose de leur argent ».
On comprend facilement le risque que présente une société où la générosité (des pouvoirs publics, des acteurs économiques, de tout un chacun) dépendrait du niveau d’émotion suscité par l'actualité : une fois que l’émotion est absente, les moyens le sont aussi. Le problème se pose de façon d’autant plus aiguë qu’on constate, dans le cas spécifique de la cathédrale, que l’incendie a été hyper-exploité. Par les médias d’abord, qui ont diffusé à répétition les images les plus choquantes du drame, et qui ont multiplié tout au long de la semaine les reportages, documentaires, émissions, articles dédiés à Notre-Dame. Sans compter les rediffusions de films mettant en scène le roman de Victor Hugo ou de la comédie musicale éponyme. Par l’exécutif ensuite, qui n’a pas hésité à se mettre en avant et à écarter tout autre dossier de l’actualité, pour ce moment de communion nationale. Si les thèses conspirationnistes ayant circulé sur la toile – et suspectant le pouvoir d’avoir commandité l’incendie – semblent plutôt de l’ordre du fantasme, il faut quand même relever la récupération que le président de la République n’a pas hésité à faire de l’évènement. Tout cela a simplement éclipsé d’autres causes (pourtant également urgentes) et interroge la sincérité de la classe politique et des médias.
S'est ajouté au battage politico-médiatique l’objectif absurde fixé par le président de la République de vouloir rebâtir en cinq ans un monument qui avait mis des siècles à être construit, en prétendant de surcroît le refaire plus beau encore – symptomatique d’une époque où l’agenda politique (et électoral) fixerait celui de la culture, de l’art, de l’aménagement urbain, sans considération des réalités et au détriment de la raison. Car en réalité, personne ne s’offusquerait que la cathédrale ne retrouve pas sa splendeur en 2024, mais plutôt en 2030 ou en 2040, afin que la qualité soit au rendez-vous.
Pourquoi il est important que la solidarité s’exprime (d'abord) par l’impôt et non par les dons
En dépit des cris d'orfraie des tenants du politiquement correct qui auraient voulu que la nation soit unanimement reconnaissante aux personnes ayant promis les dons les plus importants pour la reconstruction de la cathédrale, il est bon que toute cette histoire ait permis de mettre sur la table cette question de la soi-disant générosité des grosses fortunes. En 2017, une polémique assez emblématique a émergé chez nos voisins d’outre-Pyrénées : Amancio Ortega Gaona, créateur de la marque de vêtements Zara et homme d’affaires espagnol, a décidé par le biais de sa fondation d’offrir des équipements aux hôpitaux espagnols pour une valeur de 320 millions d’euros – notamment des équipements permettant la détection des cancers, destinés à différents services d'oncologie. Le geste peut paraître d’une très grande générosité (rappelons que ce montant représente à lui seul jusqu’à 8% du budget annuel de la Santé en Espagne), d’autant plus en ces temps de rigueur budgétaire dans le secteur public. Pourtant, la Fédération des Associations pour la Défense de la Santé Publique (FADSP) a demandé aux hôpitaux de ne pas accepter l’aide, appuyée rapidement par d’autres organisations, dont le parti de gauche Podemos. En cause : le groupe Inditex, dont Amancio Ortega Gaona est actionnaire, aurait économisé près de 600 millions d’euros d’impôts par des méthodes d’optimisation fiscale ces dernières années, quand, au même moment en Espagne, des milliers de postes étaient supprimés dans la fonction publique hospitalière pour permettre le redressement des comptes publics. On comprend facilement le problème de fond : plutôt que de contribuer à l’impôt pour financer les services publics (en laissant les professionnels des différents secteurs, les agents publics, le politique, décider des priorités), on a un homme d’affaires qui souhaite décider quels sont les équipements nécessaires, et à quel endroit. Tout en s’offrant au passage une image de philanthrope.
Le cas d'Amancio Ortega Gaona pose une question d’ordre philosophique. Le sens de l’impôt est que l'État, garant de l'intérêt général de la nation, dispose d’un « pot commun » auquel contribue chaque citoyen à hauteur de ses moyens (très élevés pour les plus fortunés, quasi-nuls pour les plus pauvres). Pot commun dont l’usage et les priorités sont ensuite fixés par les représentants élus, appuyés par une structure étatique organisée et des agents publics formés aux différents secteurs d’intervention. Ce système n’est pas sans faille, mais c’est celui qui permet le mieux de garantir le principe d’égalité devant les services publics et d’investir dans ces derniers sans prendre en considération les sensibilités, les émotions ou l’appétence de chacun, mais en essayant de garantir un minimum pour tous. C’est la question du vivre-ensemble qui est posée, du sentiment des plus fortunés d’appartenir à une communauté nationale à laquelle ils doivent naturellement participer à hauteur de leurs moyens – parfois démesurés. Comme nous le rappelions justement dans un précédent article (Gilets jaunes : jacquerie de beaufs « réfractaires au changement » ou révolte de la « France périphérique » ?), le géographe Christophe Guilluy a expliqué dans plusieurs médias l’année dernière, en pleine promotion de son dernier livre No society, que les élites occidentales et les classes supérieures ont, d’une certaine manière, fait sécession. Au cocktail des fragmentations diverses que connaît notre pays – la crise de la représentation politique, l’atomisation des luttes sociales, la « citadellisation » des bourgeoisies, le déplacement des classes populaires vers le périurbain et le rural, la communautarisation – s’ajoute donc cette sécession des élites, cette désolidarisation des classes supérieures vis-à-vis de la majorité de la population. Le tout indiquant l’épuisement de notre modèle de société, devenu modèle d'« a-société » conformément au dogme libéral – rappelons-nous de la formule fameuse de Margaret Thatcher en 1987 : « There is no such thing as society, there are individual men and women ».
C’est aussi la question de la responsabilité. Il n’appartient pas à tout un chacun de décider de ce que financeront spécifiquement les euros de leur contribution. Nous le décidons tous ensemble, dans le cadre d’un système de représentation par l’élection.
La question est d’autant plus sensible qu’elle présente un risque sérieux qu’un don ciblé ne crée, demain, des conflits d’intérêts ou des zones d’influence au bénéfice de quelques-uns. Dépendance à un type d’équipement offert, faveurs et facilités, électoralisme… les formes de redevabilité ou de mise sous dépendance (de celui qui reçoit le don) peuvent être diverses. Le cas de Bill Gates est à cet égard illustratif. Il est de notoriété publique que celui-ci a fait don de la moitié de sa fortune, notamment par le biais de la Fondation Bill-et-Melinda-Gates, créée en 2000 avec l’objectif d’apporter à la population mondiale des innovations en matière de santé et d’acquisition de connaissances, et pour laquelle il a déjà annoncé qu’il lèguerait 95% de sa fortune personnelle. Dans les chiffres, le cofondateur de Microsoft est probablement le plus grand philanthrope de l’Histoire de l’humanité. Mais en y regardant dans le détail, cette générosité peut être marquée du sceau de l’ambigüité et n’est pas exempte d’une certaine vision sur le monde (une vision américano-centrée). Dans de nombreux pays, la Fondation a ainsi incité des paysans à recourir à des semences Monsanto, les rendant à terme totalement dépendants de la multinationale. La générosité peut donc cacher un choix politique qui ne profite pas à ceux que l'on croit.
De même que bien souvent, la générosité s’inscrit dans une stratégie de communication dont il y aurait beaucoup à dire également. Dans le cas spécifique de Bill Gates, il convient par exemple de rappeler que Microsoft pratique, de notoriété publique, l’optimisation fiscale à grande échelle. La trésorerie hors États-Unis de la société s’élevait ainsi en 2015 à 96 milliards de dollars, qui échappent à la fiscalité américaine. Théoriquement, celle-ci devrait récupérer 35% du montant… soit quasiment le montant déjà dépensé par le biais de la Fondation Bill-et-Melinda-Gates. En juin 2017, la journaliste et essayiste française Natacha Polony s’exprimait justement en ces termes sur Internet, où elle évoquait les cas d’Amancio Ortega Gaona et de Bill Gates : « Cela nous raconte la mentalité de ces milliardaires. Le principe qui conduit Bill gates comme Amancio Ortega, est le suivant : les États ne sont pas efficaces et nous, individus qui avons su innover, qui avons su gagner de l’argent par notre génie créatif, nous allons pouvoir utiliser l’argent de façon beaucoup plus intelligente. C’est l’idée qu’il vaut mieux la volonté éclairée d’un seul plutôt que le processus de délibération démocratique. C’est une manière de renoncer à réviser ce système de financiarisation de l’économie qui est en train petit à petit de détruire les États et la possibilité pour les États d’offrir aux citoyens des services publics. Mais comme ça permet également de passer pour des types formidables, tout le monde applaudit ».
Il en est de même pour Notre-Dame. L’absurdité de cette situation n’a d’égale que l’hypocrisie écœurante qui la porte, car derrière ces questions de contribution à la solidarité, se jouent le sort de centaines de milliers de vies humaines, de nos services publics, et par contrecoup de la cohésion sociale de notre pays. On ne rappellera jamais assez que la devise de la France ne prend du sens que si la fraternité s’applique, car elle seule constitue le lien nécessaire entre les principes de liberté et d’égalité. Il serait temps d’être un peu cohérents avec nos valeurs, et plus généreux avec les vivants.
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Le texte suivant correspond à l'appel devenu célèbre, lancé par l'Abbé Pierre, le 1er février 1954 suite à une série de drames. Suivra ce qu'il nommera lui-même « l'insurrection de la bonté » : un raz-de-marée de générosité qui déferle dans tout le pays, et qui va durer près d’un mois. Un mois au cours duquel 20 000 personnes de toutes classes sociales défileront dans le hall de l'hôtel Rochester, à Paris, pour faire les dons les plus divers : des femmes accourues en limousine pour offrir bijoux et manteaux de fourrure ; des ménagères, des employés pour déposer des piles de paquets de pâtes, de riz, de chocolat, de boîtes de conserve ; des ouvriers qui ploient sous des monceaux de literie ; des intellectuels, des artistes qui se précipitent, chéquier en main. Charlie Chaplin lui-même apporte deux millions d'anciens francs en liquide pour un SDF occupant un appartement mis à disposition, en lui déclarant : « Je ne les donne pas, je les rends. Ils appartiennent au vagabond que j'ai été et que j'ai incarné. Ce n'est que le juste retour des choses ». Début mars, une somme inespérée a été réunie : un demi-milliard de francs (anciens), qui permettront de faire beaucoup. Pourtant, à l'occasion du 40ème anniversaire de son appel, l'abbé Pierre était contraint de lancer, le 1er février 1994, un cri d'alarme médiatique semblable. Crise économique, chômage, exclusion : des hommes et des femmes mouraient encore de froid en France.
Mes amis, au secours...
Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à 3 heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l'avait expulsée. Chaque nuit, ils sont plus de 2 000 recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d'un presque nu. Devant l'horreur, les cités d'urgence, ce n'est même plus assez urgent !
Écoutez-moi ! En trois heures, deux premiers centres de dépannage viennent de se créer : l'un sous la tente au pied du Panthéon, rue de la Montagne Sainte Geneviève ; l'autre à Courbevoie. Ils regorgent déjà, il faut en ouvrir partout. Il faut que ce soir même, dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des pancartes s'accrochent sous une lumière dans la nuit, à la porte de lieux où il y ait couvertures, paille, soupe, et où l'on lise sous ce titre « centre fraternel de dépannage », ces simples mots : « Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t'aime ».
La météo annonce un mois de gelées terribles. Tant que dure l'hiver, que ces centres subsistent, devant leurs frères mourant de misère, une seule opinion doit exister entre hommes : la volonté de rendre impossible que cela dure. Je vous prie, aimons-nous assez tout de suite pour faire cela. Que tant de douleur nous ait rendu cette chose merveilleuse : l'âme commune de la France. Merci ! Chacun de nous peut venir en aide aux sans-abris. Il nous faut pour ce soir, et au plus tard pour demain : 5 000 couvertures, 300 grandes tentes américaines, 200 poêles catalytiques.
Déposez-les vite à l'hôtel Rochester, 92 rue de la Boétie ! Rendez-vous des volontaires et des camions pour le ramassage, ce soir à 23 heures, devant la tente de la montagne Sainte Geneviève.
Grâce à vous, aucun homme, aucun gosse ne couchera ce soir sur l'asphalte ou sur les quais de Paris.
Merci !