Par Jorge Brites.
« Je ne comprends pas comment tu fais pour draguer sans WhatsApp ».
Cette remarque, lâchée au milieu d’une discussion anodine sur la nécessité ou non de posséder un smartphone, illustre sans doute à elle seule la place prise par les nouvelles technologies dans nos vies, et surtout dans nos esprits. Des pratiques millénaires de séduction et de reproduction, développées par l’espèce humaine, pourraient donc avoir été rendues caduques par l’apparition (depuis seulement dix ans !) d’une application mobile de conversation instantanée comme WhatsApp. Si tel est le cas, alors c’est qu’on est bien là devant un changement lourd.

De fait, les études scientifiques les plus variées, dans les domaines médicaux, sociologiques ou psychologiques, ne manquent pas pour confirmer l’impact sur nos vies, sur nos corps, sur nos capacités cognitives, des nouvelles technologies – et notamment les écrans, auxquels nous sommes de plus en plus exposés, et de plus en plus jeunes. Qu’en est-il vraiment ?
S’il est un indicateur des plus effrayants sur notre rapport à la modernité technologique, c’est sans doute notre addiction aux outils numériques – en tête desquels ceux qui nous permettent d’accéder aux réseaux sociaux. De l’ordinateur aux consoles de jeux en passant par les smartphones ou les tablettes, les plus jeunes générations sont évidemment, en théorie du moins, les plus exposées puisqu’elles sont précisément celles qui n’ont connu que cela, qui sont entrées d’emblée dans cet univers ultra-connecté et plein d’écrans, sans transition.
Pour autant, on ne peut que constater que les enfants reproduisent d’abord des habitudes adoptées par leurs aînés – en tête desquels leurs parents. En France, les adultes passeraient, en fonction des sources, entre quatre et cinq heures par jour en moyenne devant les écrans, contre environ trois heures il y a dix ans. En 2016, le cabinet eMarketer estimait par exemple que l’année suivante (2017) verrait pour la première fois le temps passé sur les médias numériques (SMS, photos, jeux, vidéos ou ebooks inclus) supplanter celui consacré à regarder la télévision – une première dans l’histoire de notre pays. Pour le comprendre, il faut prendre en compte les phases de multitasking, à savoir les moments où l’on mène plusieurs activités de front. Une heure passée devant la télévision tout en accomplissant une autre tâche (telle que regarder ses mails et ses messages) est ainsi décomptée comme une heure accordée à chacune des activités respectives. Le smartphone y est évidemment pour beaucoup, puisque les adultes le consulteraient en moyenne plus de 220 fois par jour. Pire : les enfants, de leur côté, passeraient plus de quatre heures par jour devant les écrans, soit une heure de plus qu’il y a dix ans – une hausse quant à elle due plutôt à l’essor des tablettes.
Dans le même registre, une étude publiée aux États-Unis au printemps 2019 révélait que le citoyen américain adulte moyen consacre 6,3 heures par jour à des contenus numériques, dont plus de la moitié sont consultés sur smartphone. Et 88% des Américains utiliseraient un appareil numérique tout en regardant la télévision, par exemple pour opérer des recherches Google liées aux programmes télévisés qu'ils regardent, ou pour échanger avec des amis sur ce qu'ils voient à l'écran. Enfin, selon la même étude, 39% des 18-29 ans considèrent être connectés à Internet « presque constamment ».
Les applications nous rendent-elles plus bêtes ?
Pourquoi tout ce temps consacré aux outils numériques pose-t-il question ? Tout d’abord parce qu’il serait scientifiquement avéré que la multiplication des applications rend moins « intelligent », puisqu’elle a pour effet de « démobiliser » certaines de nos capacités cognitives. Logique : si le téléphone est lui-même smart, c’est qu’il nous décharge de la nécessité de l’être nous-mêmes. Par exemple, notre capacité à se situer dans l’espace serait mise à mal par la géolocalisation et le recours systématique à Google Maps. Les réseaux sociaux dégraderaient nos facultés de communication. Etc. etc. De même que l'usage d'une calculatrice va reposer notre cerveau et le déshabituer au calcul mental, le monde digital, sous couvert de rendre notre vie quotidienne plus pratique, réfléchit donc à notre place et fait chuter nos performances intellectuelles.
En outre, tout comme les jeux directement accessibles sur nos smartphones, les réseaux sociaux développeraient des formes diverses d'addiction, ainsi qu'une perte de la notion du temps, et provoqueraient indirectement des troubles du sommeil. Ils limiteraient également, de fait, le temps consacré à des activité intellectuelles ou sociales dépourvues d'écran (la lecture, les sorties entre amis, les visites de musées, les promenades, etc.). Des études récentes tendent ainsi à démontrer que les smartphones drainent peu à peu notre énergie mentale. En conséquence, nous sommes moins concentrés. Nos smartphones permettent si facilement de rassembler des informations en ligne, de les stocker et de les faire circuler, que nous utiliserions moins nos capacités et notre mémoire. Or, le processus cérébral permettant de sauvegarder des informations et de se souvenir est à la source du développement cognitif chez l’être humain – car c’est en faisant des associations d’idées que l’on développe la pensée conceptuelle et critique. En 2017, une étude menée par les chercheurs de l’Université d’Austin et relayée par Psychology Today (magazine américain publiant sur le thème de la psychologie) démontrait que la capacité d’une personne à traiter des données et des informations augmente considérablement si son smartphone est dans une autre pièce. Ces conclusions ont été tirées suite à une série de tests visant à jauger l’attention d’un certain nombre d’individus. Même lorsque le smartphone est éteint et posé sur un bureau, l’énergie mentale des individus est drainée.
Ces effets néfastes concernent la plupart des outils numériques de communication, et l’exposition aux écrans de manière générale, notamment s’agissant des plus jeunes enfants. Désormais, près d’un tiers des enfants en France possèderaient leur propre tablette. Des hôpitaux proposent même des consultations pour leur apprendre à se « désintoxiquer », car la surconsommation d’écran entrave, de manière avérée, leur développement (Écran total : évitez d’exposer vos enfants !). Des études ont par exemple démontré que des enfants qui passent deux heures par jour devant la télévision à l’école primaire ont deux fois plus de risques de sortir du système scolaire sans diplôme (même si, pour plus de rigueur, il faudrait recouper cette conclusion avec la catégorie sociale d'appartenance des enfants observés, pour prendre en compte l'environnement complet des sujets). Le temps passé par un enfant devant un écran est par ailleurs autant de temps sans interaction avec le monde « réel » : c'est-à-dire autant de temps sans échange, sans parole, sans activité physique. Au-delà des effets des écrans sur les tout-petits, les scientifiques critiquent surtout ce manque d'interaction entre les parents et les enfants à cause des écrans, qui impacte l'essor de leur imagination, de leur capacité créatrice, de leur curiosité.
Le 31 mai 2017, une tribune publiée dans Le Monde, signée par des professionnels de la santé et de la petite enfance, alertait sur les retards graves de développement que peut provoquer une surexposition aux écrans chez les plus petits. Des enfants anormalement passifs, ou au contraire très agités ; qui ne parlent pas, ne regardent pas la personne qui s’adresse à eux… Les symptômes les plus graves s’apparenteraient même fortement à des troubles proches de l’autisme. Certains, surexposés aux écrans, ne parlent toujours pas à l’âge de 4 ans, souffriraient de problèmes d’attention, et seraient incapables de maintenir un regard sur un adulte ou même un objet s’il ne comporte pas d’écran – un phénomène qualifié de still face par les signataires de la tribune. Le still face fait référence à une expérience menée en 1975 par le psychologue américain Edward Tronick, et consistant à provoquer des échanges (sourires, sons, rires, etc.) entre un parent et son enfant d’un an. Après quoi les parents se détournent et reviennent vers leur bébé avec un visage neutre de toute émotion. Rapidement, après quelques tentatives infructueuses de la part du bébé de rétablir le contact, celui-ci entre dans un état de stress intense et d’agitation. On assisterait donc ici à un phénomène similaire, qui intervient lorsque les bébés n’ont pas été habitués à échanger suffisamment avec leurs parents. Ils voient leurs capacités de communication et leurs aptitudes sociales sous-développées.
En France, des enquêtes menées par l’Association française de pédiatrie ambulatoire (AFPA) ces dernières années ont montré que près de la moitié des enfants de moins de trois ans utilisent déjà les tablettes ou smartphones une trentaine de minutes par jour, dont un tiers sans la présence d’un adulte. Un âge auquel les jeux manuels, les livres et l’interaction avec l’environnement devaient pourtant être privilégiés pour aider les enfants à construire leurs repères spatiaux et temporels, ainsi que leurs premiers mots. Et le constat est clair : plus les petits passent du temps devant les écrans, plus ils acquièrent le langage tardivement. Des chercheurs de l’Université de Toronto, au Canada, qui ont suivi 894 binômes parent-enfant entre 2011 et 2015, ont même démontré de façon plus précise que pour chaque demi-heure passée devant un écran, le risque de retard de langage augmente de 49%.
Autre point problématique : la multiplication des écrans et des outils numériques affaiblirait notre capacité de concentration en général. L'accroissement des applications disperse de façon continue notre attention. En 2015 par exemple, Microsoft avait mené une étude auprès de 2 000 citoyens canadiens et en tirait des leçons éclairantes : les jeunes d'aujourd'hui accorderaient en moyenne huit secondes à chaque nouvelle information, contre douze secondes en 2000, pour juger de sa pertinence – à titre de comparaison, un poisson rouge peut rester concentrer jusqu'à neuf secondes. Ce raccourcissement de la durée moyenne de concentration correspond à une accélération de notre consommation médiatique, favorisée évidemment par l'apparition des smartphones (l'iPhone en 2007) et des tablettes (l'iPad en 2010), de Facebook (en 2004), de Twitter (en 2006), de WhatsApp (en 2009), d'Instagram (en 2010) ou encore de Snapchat (en 2011). La capacité de concentration « longue durée » diminue à mesure que l'usage numérique augmente et que se multiplient les canaux d'information. Un effet zapping se développe. Un constat confirmé depuis par d'autres études, et qui concerne aussi bien les adultes que les plus jeunes.
Les problèmes de socialisation et les retards de développement ne seraient pas les seuls risques associés aux outils numériques chez les enfants. Les troubles du sommeil et l'immobilisme que les nouvelles technologies induisent constituent aussi un terrain favorable au développement de maladies chroniques, notamment liées au surpoids. Ainsi, selon une étude britannique récente, les enfants de 9 à 10 ans qui passent plus de trois heures par jour devant un écran auraient deux fois plus de risque de développer un diabète de type 2. En France, une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) rendue publique en janvier 2018, et portant sur plus de 800 enfants, affirme quant à elle que le temps passé en plein air ou à regarder la télévision pendant la petite enfance (à l’âge de deux ans) est prédictif du risque d’obésité. Or, une trop grande exposition aux écrans diminue le temps que les enfants passent, tout simplement, à bouger au quotidien. En effet l’utilisation des écrans se fait souvent au détriment des activités physiques et du jeu libre. Et ce manque d’activité physique et la sédentarité pourraient également nuire au développement des habiletés motrices telles que marcher, courir, lancer, sauter, ramper, etc. – qui sont pourtant indispensables au développement global de l’enfant.
Des travaux récents, rendus publics en octobre 2018 dans la revue américaine Preventive Medicine Reports, semblent indiquer que le temps passé devant les écrans a aussi une influence sur la santé mentale des jeunes. Il a notamment été constaté qu’après seulement une heure d’écran par jour, les enfants et les adolescents éprouvaient moins de curiosité, avaient moins confiance en eux, moins de stabilité émotionnelle et présentaient une plus grande incapacité à terminer des tâches. Dans l’ensemble, le lien entre le temps passé devant un écran et le bien-être est même plus important chez les adolescents que chez les jeunes enfants, ce qui peut laisser supposer que c’est surtout lié à la fréquentation des réseaux sociaux et à l’usage du téléphone. Or, d'après cette étude, les gens qui fréquentent moins les réseaux sociaux sont moins affectés par le stress et (paradoxalement) la solitude, notamment parce qu'ils sont moins exposés à une comparaison constante avec les autres et présentent une plus grande propension à faire des rencontres dans le monde « réel ».
Les adolescents ne seraient toutefois pas les seuls à voir leur bien-être psychologique impactés. Ainsi, selon la même étude, parmi les enfants en âge préscolaire (avant 3 ans), ceux passant beaucoup de temps devant la télévision, une tablette ou un smartphone, étaient déjà deux fois plus susceptibles de perdre leur sang-froid, et 46% plus susceptibles de ne pas pouvoir se calmer lorsqu’ils sont excités. Ils auraient ensuite, quand ils grandissent, plus de mal également à se concentrer et à éprouver de la curiosité. Ainsi, si environ 9% des jeunes âgés de 11 à 13 ans passant une heure par jour avec des écrans ne souhaitaient pas apprendre de nouvelles choses, cette proportion montait à 13,8% pour ceux passant quatre heures devant les écrans, et à 22,6% pour ceux y passant plus de sept heures. Et tous les âges sont concernés, puisque parmi les adolescents de 14 à 17 ans, 42,2% de ceux qui passaient plus de sept heures par jour devant les écrans ne terminaient pas leurs tâches, contre 16,6% pour ceux passant juste une heure par jour et 27,7% pour ceux y passant quatre heures par jour. Quand bien même l'exactitude de ces chiffres seraient questionnables ou soumise à une marge d'erreur, les tendances indiquées sont confirmées par bien d'autres études et s'avèrent particulièrement inquiétantes.
Tout le danger vient du sentiment de satisfaction immédiat que nous procurent l'usage des outils numériques et des réseaux sociaux, et qui faussent notre jugement. Car le smartphone n’est pas seulement « disponible » ; les réactions en ligne de nos amis, de notre famille, sur un post, un message ou une photo procurent un sentiment de reconnaissance sociale – voire un plaisir psychique, chose que de plus en plus d’études scientifiques confirment. Il serait ainsi attesté que des petites tâches telles que répondre à un mail ou à un tweet, de même que les notifications sur nos publications (les likes, les commentaires, etc.), impactent notre cerveau à coups de dopamine (l’hormone de récompense), nous donnant l’impression qu’il s’agit de la bonne manière de gérer notre masse de travail et de trouver de la reconnaissance dans la communauté. Or, cette habitude prise de petites satisfactions sans importance laisse de côté un processus cognitif plus important, qui nous permettrait de produire un travail de meilleure qualité si nous étions concentrés plus longtemps sur une seule tâche. Dans le cas d'une annonce sur un projet ou une action future, un tonnerre de likes et de commentaires donneraient même à son auteur ce que les psychologues appellent un sens prématuré d'accomplissement.
L’idée n’est pas ici de cracher dans la soupe et de décrier tout ce qu’apportent les outils numériques. Indiscutablement, ceux-ci ont révolutionné nos modes de vie et facilité bien des domaines du quotidien. Nous leur sommes redevables pour de nombreux progrès en matière de santé, d’éducation, de transport, etc. Et la publication même de cet article ne serait pas possible sans eux. La question est plutôt de penser le juste équilibre des pratiques quotidiennes qui entourent ces outils, compte tenu des effets potentiels de l’usage souvent abusif et inconsidéré que nous en faisons. Car qui peut, aujourd’hui, prévoir ce que donnera l’affaiblissement de nos capacités cognitives sur plusieurs générations ? Si nous ne le faisons pas par souci de préserver un processus évolutif humain qui allait jusque-là plutôt dans un sens mélioratif, faisons-le au moins pour la santé et le bien-être de nos enfants, qui sont les plus vulnérables.
Un monde virtuel qui empiète sur nos rencontres dans le monde « réel »
Le succès des nouvelles technologies de l'information et de la communication est marqué du sceau d'un paradoxe de taille : elles nous permettent de mieux nous connecter au monde et de fluidifier la circulation d'information comme jamais auparavant, mais en même temps, elles sont capables d'isoler les individus physiquement en empiétant sur les rencontres réelles et en cassant les modes classiques de socialisation. Pour une raison simple : les multinationales de la Silicon Valley, Facebook, Google, Apple, etc., n'ont pas comme priorité d'inciter les gens à se rencontrer physiquement, mais de les maintenir le plus longtemps possible derrière leur écran.
Dans un article publié en avril 2019 dans Le Monde diplomatique, Éric Klinenberg, sociologue à la New York University, constatait l'influence inquiétante de l'industrie numérique sur les services publics et les relations sociales. Il jette la base de sa démonstration dans une longue lettre ouverte publiée en février 2017 par Mark Zuckerberg à l'adresse de sa « communauté » – plus de deux milliards d'utilisateurs. Le fondateur et dirigeant de Facebook y écrit : « La chose la plus importante que nous puissions faire avec Facebook, c'est développer les infrastructures sociales afin de donner aux gens le pouvoir de bâtir une communauté mondiale qui convienne à tous ». Pour cela, il entend s'inspirer du rôle joué par certains groupes, comme les Églises, les syndicats, les clubs de sport, ou encore les associations, qui « nous apportent des raisons d'être et de l'espoir, la validation morale de notre nécessité et de notre appartenance à quelque chose de plus grand, le réconfort de savoir que nous ne sommes pas seuls et qu'une communauté veille sur nous ; l'orientation et l'épanouissement personnels ; un filet de sécurité ; des valeurs, des normes et une responsabilité culturelle ; des rassemblements, des rites de sociabilité, une façon de rencontrer les gens ; et, enfin, un moyen de passer le temps ». Pour lui, les « communautés en ligne » doivent remplacer ces structures en déclin.
La nouvelle mission de Facebook consisterait ainsi à « développer une infrastructure sociale pour notre communauté – pour nous soutenir, pour assurer notre sécurité, pour nous informer, pour l'engagement civique et l'inclusion de tous ». En un sens, le réseau social a déjà commencé. Il a déjà construit « une infrastructure permettant de diffuser l'alerte Amber en cas d'enlèvement d'enfant en Amérique du Nord [...], ou encore le dispositif Safety Check, destiné à informer nos amis que nous sommes sain et sauf » en cas d'attentat ou de catastrophe naturelle. Dernier exemple en date du renforcement de la « communauté » : le réseau social a annoncé en juin 2019 la création d'une monnaie, la libra (en l'honneur d'une ancienne unité de masse utilisée par les Romains), dans un délai d'une année. Une devise numérique mondiale qui permettrait de transférer de l'argent à l'étranger, au sein de la communauté Facebook, sans frais, sans retard et sans obstacle, pas même la nécessité de posséder un compte bancaire.
Librairies en ligne, boutiques en ligne ou entreprises de commerce électronique comme Amazon, les sites de rencontre, les jeux vidéo en réseau, les réseaux sociaux, etc. : nos lieux de rencontre physique sont totalement ou partiellement dématérialisés. Facebook est emblématique de cette transformation, avec cette volonté affichée de « faire communauté ». Bien sûr, le numérique peut être mis au service des rencontres, du renforcement des liens, et heureusement il l'est aussi, souvent. Mais en Occident et de plus en plus au-delà, le développement des technologies digitales et connectées enferme chacune et chacun dans une bulle et développe des addictions diverses, aux jeux, aux films et aux séries, aux réseaux sociaux, etc.

Un outil qui pourrait être davantage mis au service de notre intelligence
Une étude menée par une revue indienne, Journal of Family Medicine and Primary Care dans son édition d’août 2018, révélait qu’en six ans, entre octobre 2011 et novembre 2017, 259 personnes étaient mortes lors d’un accident arrivé en faisant un selfie. Ce qui ferait des selfies une cause de mortalité plus dangereuse que le requin par exemple, qui tue en moyenne six personnes par an. Pour tenter de quantifier ce phénomène récent, les chercheurs avaient analysé les données de la presse du monde entier en cherchant des mots-clés comme « mort par selfie », « accident de selfie » ou encore « mort et mobile ». La compilation des données est forcément imparfaite et en-dessous de la réalité, car les selfies n’apparaissent jamais comme cause du décès dans les bases de données officielles. L’étude a tout de même réussi à compiler des chiffres, qui laissent apparaître une explosion des morts par selfie depuis 2016 (notamment en Inde, mais pas seulement).
Ces chiffres, qui semblent anecdotiques, sont en fait révélateurs de nouvelles formes de socialisation. Les SMS ont été troqués pour des applications de discussions instantanées bien plus complètes, dont les fonctionnalités s’orientent autant autour de la photo, de la vidéo et des émojis que du texte. La socialisation via les smartphones est omniprésente et répond à une nouvelle manière de communiquer, celle de la narration du quotidien, du contact permanent et continu. Une sublimation du quotidien qui aurait de quoi choquer (par exemple, par le narcissisme qu’elle exprime), si à peu près tout le monde ne l’avait pas déjà complètement adoptée. On estime qu'au moins 90 millions de selfies sont partagés sur le net chaque jour.
La question est toujours de savoir pondérer l’usage des choses. Les revendications varient d’un pays à l’autre, mais il est le plus souvent recommandé d'interdire purement et simplement tout écran aux enfants de moins de trois ans. Et de limiter l’exposition à une ou deux heures avant l’âge de quatre ans (avec des écrans interactifs, en prohibant les expositions « passives ») ; puis de limiter le temps passé à deux ou trois heures par jour maximum.
La révolution qu’a constitué le développement du numérique dans nos sociétés, dans notre façon de communiquer, de socialiser, de consommer, de s’instruire, de se distraire, etc., mériterait bien que l’on prenne du recul et que l’on analyse intelligemment les mouvements en cours, pour mieux en appréhender les effets positifs et négatifs, et pour mieux s’assurer que les outils soient bien mis au service de notre bien-être. Surtout, il faudrait que les études déjà menées soient prises en considération dans les politiques publiques relatives à la santé, à l'éducation ou à la promotion des nouvelles technologies. Il convient également d’établir les causes et conséquences d’un faible bien-être psychologique et d’un développement cognitif limité – et les leçons à en tirer en termes de prévention et de résorption.
On image bien que ces outils numériques puissent être mis davantage au service de l’intelligence, pour stimuler notre curiosité et notre désir de rencontrer l’autre et d’apprendre. L’exemple de la lecture est à cet égard illustratif. C’est un fait facilement observable : depuis des années, la lecture semble une pratique en recul face à la montée d’Internet (et notamment des vidéos en ligne) et à la recherche de l'information rapide – celle qui fera le buzz, qui met moins d’une minute à se lire (d'où le succès d'un réseau social qui limite le texte à 280 caractères comme Twitter). Pour autant, les nouvelles technologies peuvent contribuer utilement à promouvoir un retour à la lecture. On peut évoquer diverses pistes : les acteurs concernés (librairies, bibliothèques, écoles, etc.), tout d’abord, peuvent recourir à de nouveaux supports, qui eux-mêmes entraînent un changement dans notre rapport à la lecture : les smartphones, les ordinateurs, les e-books… Les nouvelles technologies sont aussi un levier pour communiquer sur les livres, pour faire la promotion d’un ouvrage, pour mettre en avant un style littéraire ou un auteur en particulier, etc. On peut citer l’exemple du site Afropoésie (https://afropoesie.com/), qui fait la promotion de la poésie africaine francophone. Le succès de nombreux blogs, des YouTubeurs et des Hackers a permis la circulation des idées et des victoires en faveur de l’émancipation humaine. Des centaines et milliers d’autres exemples pourraient être évoqués, parmi lesquels le cas des mouvements du Printemps arabe, rendus en partie possible grâce à la mobilisation de la société civile sur les réseaux sociaux. Là encore, tout dépend de l'usage qui est fait de l'outil numérique. Il peut être mis au service de la coordination des actions citoyennes, de la circulation des idées, mais il peut aussi devenir facteur d'immobilisme s'il devient une fin en soi (Les indignations « virtuelles » épuisent-elles notre capacité de mobilisation dans le réel ?).
Enfin, nous ne pouvons conclure cet article sans dire un mot sur l'impact écologique et sanitaire de la révolution numérique. D'abord parce que les conséquences de la diffusion continue d'ondes issues de téléphones sans fil, de téléphones portables, radios, box Wifi, 3G, 4G, antennes-relais, ou encore de la multitude d'objets connectés, restent assez mal connues. Des cas d'intolérance électromagnétique ont déjà été constatés chez certains individus (on parle alors d'hypersensibilité électromagnétique). Ensuite parce que la production des appareils électroniques n'est pas une étape anodine de leur cycle de vie : elle pollue considérablement, notamment parce que l'extraction de métaux rares (ou terres rares, un groupe de métaux assez répandus dans la croûte terrestre, aux propriétés électromagnétiques qui les rendent indispensables au fonctionnement des objets électroniques). Dans des pays comme la République démocratique du Congo ou la Chine, on constate de sérieux problèmes environnementaux dus à ces industries extractives, en plus des tensions politiques, voire des conflits qu'elles suscitent. Les problèmes apparaissent à la fois à la surface où l'on creuse, au niveau des nappes phréatiques et des cours d'eau voisins, où des substances chimiques, des sédiments et des coulées acides sont déversées ; puis en aval des opérations d'extraction, parce qu'il n'existe pas de lieu « adapté » où entreposer la boue et les déchets extraits. Si l'on excepte le travail de certaines ONG sur la question très spécifique de l'extraction des minerais, la conscience citoyenne sur ces questions est très faible – alors qu'elle impacte à terme nos vies en accentuant la dégradation des écosystèmes et la pollution des sols et des eaux. Et pour cause, au contraire de ressources comme le pétrole ou le gaz, dont nous pouvons voir le coût évoluer dans nos factures de carburant et de chauffage, les matériaux en question sont disséminés à « petites doses » dans notre quotidien (jusque dans nos voitures), se rendant d'une certaine manière « invisibles ».
Le passage à la 5G, qui a déjà commencé dans plusieurs pays, est de très mauvais augure, puisqu’un recouvrement en 5G équivalent à celui de la 4G actuelle devrait tripler le nombre d’antennes-relais et doubler rapidement la consommation d'énergie due au numérique, qui est déjà énorme. Dans la mesure où environ 85% de l'énergie mondiale est produite soit par le charbon (28,3%), soit par le gaz naturel (24,0%), soit par le pétrole (32,3%), il est légitime, à l’heure où une prise en considération du réchauffement climatique devrait s’imposer, de questionner cette hausse de la consommation d’énergie due au numérique. Surtout si elle se fait pour des plus-values aussi futiles que le téléchargement plus rapide des fichiers, que le visionnage en streaming en qualité 4K plutôt qu’en HD, ou encore que le remplacement des jeux en réseau par la réalité virtuelle. Sans compter que le passage à la 5G imposera le renouvellement de millions de smartphones et l’ensemble des infrastructures du réseau et des terminaux numériques. L'économie numérique n'a rien d’immatérielle.
« Il est hélas devenu évident aujourd’hui que notre technologie a dépassé notre humanité », nous disait en son temps Albert Einstein. Si l’on ajoute, depuis l'époque du célèbre physicien, le poids qu’ont pris les outils numériques dans notre jour-le-jour, ou encore le fait que même notre corps constitue pour beaucoup une entité de moins en moins « biologique » (à force de prothèses, de chirurgie esthétique, d'activités de cosmétique et d'épilation diverses, d’alimentation inadaptée à nos besoins naturels, de pacemakers, d'appareils auditifs, etc.), on en viendrait à croire que son constat était encore bien en-dessous de la réalité. Un retour à un mode de vie plus « naturel », certes moins pratiques des fois, mais aussi plus sain, serait peut-être le bienvenu.