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Par David Brites.

Vue sur le quartier de la Baixa, à Maputo.

Vue sur le quartier de la Baixa, à Maputo.

À l’inverse des clichés sur l’Afrique immobile, un pays d’Afrique australe affiche un dynamisme et des résultats économiques impressionnants : le Mozambique, avec ses 7% de croissance annuelle, ses jeunes cadres prometteurs constitutifs d'un embryon de classe moyenne, et ses méga-projets d'infrastructures. Mais sur quoi s’appuie cette croissance ? Considéré comme le nouvel El Dorado de la région, le Mozambique construit-il son développement sur des paramètres économiques solides et socialement durables ? À l’image du pays lusophone « frère », l’Angola, son dynamisme apparent est marqué par le népotisme, par les conflits d'intérêts, par une économie de rente basée sur l'exploitation abusive des ressources naturelles, et par une montée vertigineuse des inégalités sociales. Quelques éclairages.

Le 15 janvier dernier, Filipe Jacinto Nyusi prenait ses fonctions à la tête de l'État mozambicain, succédant à Armando Emílio Guebuza qui occupait ce poste depuis 2005. Les deux individus sont issus du même parti, le Front de Libération du Mozambique (Frelimo), au pouvoir depuis l'indépendance en 1975. Cette passation de pouvoir s'est effectuée dans un contexte politique particulièrement tendu, puisque des accusations de fraudes formulées par le principal parti d'opposition, la Résistance Nationale Mozambicaine (Renamo), pèsent sur les élections générales qui se sont tenues le 15 octobre de l'année dernière, et qui avaient consacré une victoire large du Frelimo et de son candidat à la présidentielle. Avec à la clef le spectre d'un retour à la guerre civile, achevée en 1992, ou au moins le risque d'affrontements entre foules partisanes.

Parallèlement, l'inauguration de l'aéroport international de Nacala, dans la province septentrionale de Nampula, le 13 décembre dernier, a bien montré que malgré les tensions politiques, le pays continuait sa marche en avant vers la croissance et la « modernisation » de son économie. Pourtant, la corruption omniprésente qui frappe tous les niveaux de décision, y compris gouvernemental, et la sclérose politique qui favorise un clientélisme endémique, posent de sérieuses questions sur le modèle de développement que propose aujourd'hui le Mozambique.

Une économie en plein boom, tirée par l'exploitation des mines et des hydrocarbures

Il suffit de se balader dans Maputo à six mois ou un an d'écart, pour constater que la capitale mozambicaine évolue à une vitesse formidable. Nombreuses sont les petites maisons vieilles de plus d'un demi-siècle qui sont détruites au profit de futurs projets immobiliers, portés par des entreprises étrangères. La hausse des prix dans le centre-ville, favorisée par l'arrivée massive d'Européens ces dernières années, a poussé beaucoup de Mozambicains à s'installer en grande banlieue. Ainsi, Matola, excroissance de la capitale, est devenue dans la décennie 2000 la deuxième municipalité la plus peuplée du Mozambique, devant Beira, ville côtière du centre du pays. Et il n'y a qu'à constater les embouteillages longs de plusieurs kilomètres qui se forment quotidiennement aux sorties de Maputo, matin et soir, pour se convaincre qu'indéniablement, la capitale mozambicaine a crû considérablement ces dernières années... et que cette expansion n'a en rien été anticipée. « Quand j'étais jeune, il n'y avait aucune voiture, à peine une qui passait de temps en temps, même sur les grands axes de la ville, expliquait le 9 juin dernier, dans une conférence à Maputo, Nando Menete, coordinateur de l'association Rede Uthende (RUth) spécialisée sur la question des transports en milieu urbain. La configuration de la ville est la même qu'à l'époque coloniale, donc elle est congestionnée plusieurs fois par jour. »

Le Mozambique, classé au 180ème rang en termes d'IDH.

Le mandat du président Armando Emílio Guebuza (2005-2015) a été marqué par la croissance économique, le PIB ayant augmenté d'environ 7% par an au cours de la dernière décennie. Le réseau routier, l'électrification du pays et le nombre de facultés – on passera outre la qualité des cours qui y sont dispensés – ont connu un vrai boom ; pour l'État mozambicain, ce sont là des outils essentiels pour relier les territoires et les dynamiser. Encore cette année, quatre nouveaux districts de la province de Zambézie, dans le centre du pays, ont été intégrés au réseau national d'énergie électrique. En 2014, la totalité de la province de Manica, frontalière au Zimbabwe, se trouvait reliée au réseau national, grâce au rattachement de deux derniers districts, en décembre. À bien des égards, le Mozambique est donc une nation en pleine mutation. Les grands travaux d'infrastructure y sont nombreux, de même que les projets d'exploration des ressources naturelles.

Dans tous ces domaines comme pour l'agriculture, sur laquelle nous reviendrons, ce pays de 26 millions d'habitants constitue depuis le début du siècle un el-dorado pour les investisseurs, mozambicains et surtout étrangers. Les entreprises occidentales, asiatiques et sud-africaines portent les macro-projets d'exploitation ou de construction qui façonnent le Mozambique de demain. L'essentiel de ces chantiers se situe dans les provinces septentrionales de Nampula et de Tete, et vise de façon acharnée les ressources naturelles, notamment le charbon minéral, le gaz naturel et les sables lourds. L'Irlandais Kenmare et le Chinois Hong Ti, par exemple, exploitent dans la province de Nampula des sables lourds pour en tirer du titane, un minerai nécessaire à la construction d'armes et de nouvelles technologies. Kenmare travaille aussi dans les provinces de Niassa et de Tete, frontalières avec le Malawi. Dans la province de Tete, dont le sous-sol renfermerait 10% des réserves mondiales de charbon, les concessions de mines se sont multipliées ces dernières années. Trois compagnies ont entamé son extraction : l'Australien Rio Tinto, le Brésilien Companhia Vale do Rio Doce (plus connu sous le nom de Vale) et l'Indien Jindal. L'industrie extractive contribue à hauteur d'environ 12,5% à la croissance du PIB et de 30% aux exportations du pays, pour la seule année 2014, selon un rapport publié cette année par l'Initiative de Transparence dans l'Industrie Extractive (ITIE).

Dans la province septentrionale de Nampula.

Dans le « corridor de Nacala » par où circulent les marchandises depuis et vers les pays voisins dépourvus d'accès à la mer, une concession a même été offerte par l'État à l'entreprise Vale pour bâtir une ligne de chemin de fer entre la province de Tete et le port de Nacala (province de Nampula), pour qu'elle puisse assurer elle-même le transport et l'exportation du charbon qu'elle exploite – un comble dans un pays qui ne dispose pour les passagers que de deux lignes de chemin de fer en état. Dernier exemple en date : la société australienne Mustang Resources a confirmé en juin dernier la découverte (et donc l'exploitation) de mines de diamants de haute qualité aux abords des fleuves Save et Runde, dans le centre du Mozambique.

À l'image de l'aéroport international de Nacala déjà évoqué, de nombreux appels d'offres pour des projets d'infrastructures sont remportés par des sociétés de construction étrangères, et presque toujours le fruit de négociations opaques dans lesquelles se cachent un pot-de-vin, une part du gâteau promise à tel ou tel dirigeant politique, ou encore une « commission » soigneusement placée. Résultat : des projets surfacturés, pour des besoins souvent surestimés. C'est le cas de l'aéroport de Nacala, bâti par une société brésilienne ; mais aussi de deux projets dont la phase de construction (en cours) est assumée par les Chinois, à savoir le pont reliant Maputo et Catembe, petite localité en face de la capitale, de l'autre côté de l'estuaire (725 millions de dollars) ; et la voie circulaire du Grand Maputo (300 millions de dollars), qui doit à terme désengorger les grands axes routiers de la capitale. La rénovation des ports est également un enjeu important. Nacala, qui possède l’un des deux seuls ports naturels en eau profonde de l’Afrique orientale, est une cible privilégiée. Les Japonais investissent actuellement 200 millions de dollars pour le moderniser et en développer l’activité. De l’autre côté de la baie, le Brésilien Vale, encore lui, creuse un autre port en eau profonde, artificiel celui-là, afin d’exporter le charbon qu’il extrait de ses mines de Tete. À Beira, débouché d'un autre « corridor » commercial du Mozambique, c'est Rio Tinto qui mène les travaux de rénovation portuaire.

Après la course au charbon, c'est à présent le gaz qui attire toutes les convoitises. Les sociétés d’exploitation d’hydrocarbures n’en finissent d'ailleurs pas de fleurir à Maputo. Dernière en date, Na Gas Limitada, fondée en avril par deux spécialistes du secteur minier reconvertis dans le gaz. Une première zone d'exploration de gaz, concédée à la société sud-africaine SASOL, est déjà opérationnelle depuis 2004 sur les sites de Pande et Temane, dans la province méridionale d'Inhambane ; elle sert essentiellement pour l'exportation vers l'Afrique du Sud. Plus important, un nouveau champ gazier, à cheval sur les eaux territoriales mozambicaines et tanzaniennes, a été découvert en 2012 : l'Italien ENI et l'Américain Anadarko ont été les heureux élus pour exploiter ce qui pourrait constituer l'une des réserves offshore les plus importantes du monde (estimée à 5,6 trillions de mètres cubes, en eau profonde), au large de la province septentrionale de Cabo Delgado, près de l'estuaire du fleuve Rovuma qui fait frontière avec la Tanzanie. En accord avec la Standard Bank, initialement, le Mozambique devrait gagner autour de 67 milliards de dollars avec les exportations de gaz naturel – avec six liquéfactions, le bénéfice pourrait atteindre 212 milliards.

En août 2014, le Parlement a adopté une loi donnant au gouvernement le pouvoir de négocier un décret séparé sur le projet d’exploitation offshore de gaz naturel liquéfié. Traduction : l'exécutif, dans un pays où l'autoritarisme d'État et les pratiques clientélistes à tous les niveaux sont notoires, aura désormais les mains libres pour décider ce qu'il doit advenir des réserves du « champ de Rovuma ». En décembre 2014, le gouvernement parvenait d'ailleurs à un accord avec les deux entreprises : ENI peut désormais construire une usine flottante sur l’un des « blocs » des champs gaziers du bassin de Rovuma, Anadarko exploitant un autre bloc ; en outre, les deux compagnies ont obtenu d’être exonérées de certaines dispositions du Code du travail ainsi que des lois sur le change. Un quota de 25% du gaz exploité, et que le nouveau président voulait monter à 40%, est réservé à la consommation intérieure, sous l’égide de l’Entreprise Nationale d'Hydrocarbures (ENH) – une mesure pour le moment absurde, puisque le Mozambique reste incapable de consommer une telle quantité de gaz. Enfin, ENH bénéficiera d’une participation de 15% dans les blocs – on est bien loin des vastes nationalisations du 24 juillet 1975. La dimension des infrastructures nécessaires ne laisse espérer une production pleine et entière de gaz qu'à partir de 2021. Les enjeux politiques et économiques sont considérables. Ainsi, le 28 décembre 2014, le report de la remise des offres de 15 nouveaux blocs de prospection d'hydrocarbures s'est fait au détriment du président sortant Armando Emílio Guebuza, qui comptait en contrôler le processus, après un décret quelques semaines plus tôt qui octroyait de larges prérogatives au chef de l'État sur le dossier du gaz naturel liquéfié.

Les méga-projets continuent toutefois d'apporter peu au Mozambicain lambda, alors même que le gouvernement est connu pour systématiquement laisser la part belle aux entreprises étrangères, aux dépens d'une répartition des richesses dont le Frelimo s’était pourtant fait le chantre depuis l’indépendance. Encore hier, mardi 30 juin, le Centre d’Intégrité Publique (CIP), une institution indépendante, interpellait l'exécutif au nom des organisations de la société civile travaillant sur le secteur des industries extractives, l’appelant à revoir les incitations fiscales proposées aux multinationales, notamment parce que la contribution de ces dernières à l’impôt demeure extrêmement faible. Un appel vain.

À titre d'exemple, l'État mozambicain a perdu, ces trois dernières années, près de 13 millions de dollars d'impôts que l'entreprise chinoise Hayiu Mining Company aurait dû verser pour la seule exploitation des sables lourds de Sangane, dans le district d'Angoche (province de Nampula) ; au lieu de cela, Hayiu Mining Company a à peine payé au Trésor public mozambicain 60.000 meticais, soit moins de 2.000 dollars... En outre, la société chinoise semble déroger à de nombreuses normes du Code du travail mozambicain, par exemple en licenciant systématiquement toute femme qui tomberait enceinte. De son côté, le gouvernement du district d'Angoche semble tout faire pour que ces pratiques illégales ne soient pas dénoncées, ce qui laisse planer des doutes sur le versement de possibles pots-de-vin aux autorités locales. « J'ai déjà visité cette compagnie et discuté avec certains jeunes qui y sont employés, commente Gilda Homo, chargée de projets dans une association œuvrant dans la gouvernance locale et environnementale, Kuwuka Jda. Au-delà de la dégradation de l'environnement, les conditions [de travail] sont réellement inhumaines. » un cas symptomatique au Mozambique, et qui illustre l'impunité dans laquelle opèrent de grands groupes étrangers.

Usine de ciment dans le district de Matutuine, dans le sud-est de la province de Maputo. L'exploitation de calcaire dans les environs a là-aussi entraîné des réinstallations de familles.

Usine de ciment dans le district de Matutuine, dans le sud-est de la province de Maputo. L'exploitation de calcaire dans les environs a là-aussi entraîné des réinstallations de familles.

Qui sont les victimes collatérales du « progrès » ?

La terre ! Si le Mozambique a bien quelque chose de précieux, c'est son sol. La terre du Mozambique attire les convoitises de bien des entrepreneurs ambitieux, comme de nombreuses entreprises étrangères, sud-africaines, chinoises, indiennes, portugaises ou encore australiennes ou américaines. Avec la complicité d’une administration corrompue, de gros propriétaires et des investisseurs internationaux accaparent les terres de modestes agriculteurs pour produire des denrées destinées principalement à l’exportation. Portugais, Sud-africains ou autres occupent des milliers d’hectares à un prix dérisoire. Pourtant, sur le papier, la législation foncière du Mozambique est la plus progressiste d’Afrique. Vestige du régime marxiste : la terre appartient à l’État, qui garantit le droit d’usage des communautés – théoriquement. Elles doivent en outre donner leur accord à toute exploitation sur un tiers des sols qu’elles occupent. Mais, dans la pratique, l’État négocie les concessions terriennes sans se soucier de l’avis des populations locales, et c’est le gouvernement, dans l’écume de son incompétence et des conflits d’intérêt qui caractérisent la classe politique mozambicaine, qui définit le montant des indemnités et l’aire où reloger les communautés… Quelques pots-de-vin suffisent largement à se mettre les autorités dans la poche, y compris à l'échelle des gouvernements de province ou des administrations de district ; en aucun cas, l’État ne joue son rôle dans les négociations entre les paysans et les investisseurs et ne préserve les intérêts de ses citoyens.

Ajoutez à cela de menues promesses sur la réinstallation des communautés, et la distribution de « cadeaux » ridicules (bières, cigarettes…) à la population ou au chef de la communauté, et les grands propriétaires obtiennent aisément l’accord officiel des villageois. « Il ne suffit pas de faire du gré à gré avec les chefs de communauté, parfois en offrant des cadeaux, il faut faire de la concertation incluant réellement toute la communauté », expliquait le 6 juin dernier Raphaëlle Ducrot, chercheuse au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). En Zambézie par exemple, l’implantation de Hoyo Hoyo (1.600 hectares de soja) a viré au cauchemar pour les familles expulsées, à qui la compagnie portugaise avait multiplié les promesses avant de se contenter de leur fournir des indemnités dérisoires ou des parcelles de substitution en partie inondables. Les nouveaux investisseurs, colons blancs des temps modernes ou grandes firmes agro-industrielles, ont même parfois recours aux menaces, quand les habitants ne veulent pas abandonner leurs terres et signer un acte de renoncement.

Vaste complexe d'exploitation de sable lourd près d'Icidua, quartier miséreux et périphérique de Quelimane (province de Zambézie). Ce projet chinois inclut la construction de logements pour les travailleurs chinois sur le site même d'exploitation.

Vaste complexe d'exploitation de sable lourd près d'Icidua, quartier miséreux et périphérique de Quelimane (province de Zambézie). Ce projet chinois inclut la construction de logements pour les travailleurs chinois sur le site même d'exploitation.

Un bail s'étend généralement de 50 à 99 ans. Le plus gros cultivateur de la province de Nampula est ainsi un Sud-africain qui a obtenu un bail de 50 ans sur 5.000 hectares. Autre exemple, à Namele, dans l’est de la province de Nampula, une dizaine de familles ont été expulsées par Mozaco, une joint-venture (coentreprise) réunissant l'entreprise mozambicaine João Ferreira dos Santos, qui date de la colonisation, et le groupe portugais Rioforte ; à terme, plusieurs centaines de familles pourraient être déplacées par l’extension de cette plantation. La province de Nampula est particulièrement touchée par le phénomène, mais elle n’est évidemment pas la seule. Dans celles de Tete et de Zambézie, les exemples sont nombreux également. Les nouveaux propriétaires installent des clôtures électriques, parfois accompagnées de caméras et de chiens, pour protéger les vastes plantations de soja, ou encore de coton… Ces dispositifs bouleversent l’aménagement du territoire et les modes de vie, voire menacent des communautés dont l’équilibre de vie était déjà fragile. Les cultures anciennes, de mil, de haricots ou encore d’arachides, disparaissent au gré des priorités d’exportation de ces grands propriétaires, dictées par les cours des marchés internationaux.

Des villages de relogement font leur apparition, essentiellement sur les fonds des entreprises bénéficiaires des terrains, mais ils présentent trop souvent de lourdes carences (en pompes à eau ou en puits, en hôpitaux, etc.), sans compter la déstructuration du tissu social ou familial pour les communautés réinstallées. Une étude publiée en mai dernier et portant sur le cas de Mualadzi, un village déplacé de la province de Tete, a confirmé que la misère endémique des communautés et la fragilité de l'État de droit rendaient difficiles les réinstallations. Menée depuis 2013, notamment par Oxfam et par le Centre pour la Responsabilité Sociale dans l'Exploitation Minière, et étalée sur deux ans, elle souligne par ailleurs l'absence d'un programme englobant et transparent de suivi des réinstallations, un manque de dialogue avec les personnes touchées, et la faible capacité (ou la mauvaise volonté) des acteurs concernés à prévenir les risques liés aux déplacements. Il faut dire que les mines de charbon se sont multipliées à une vitesse impressionnante dans la province de Tete, alors que la faiblesse de l'État rendait inconcevable un suivi convenable de tant de réinstallations. La compagnie Vale a ainsi relogé 1.200 familles sur des terres isolées et arides (et parfois déjà occupées). Souterraines à l’époque coloniale, les mines y sont aujourd’hui exploitées à ciel ouvert. Une méthode moins coûteuse pour les entreprises, mais très polluante. À titre d’exemple, l’extension ces derniers mois par Rio Tinto de la concession de sa mine de charbon a entraîné le déplacement de plusieurs villages alentours, et contribue actuellement à la pollution du fleuve voisin de Rovuboe, sur lequel les communautés locales basaient leur mode de vie et leurs moyens de subsistance. Bref, dans cette province, le boom minier a mué les populations en simple variable d’ajustement.

Le Mozambique n'est pas un cas isolé. Sa situation est exemplaire de nombreux États en voie de développement. En outre, il constitue une pièce parmi d'autres d'un grand jeu foncier à l'échelle du globe. En effet, entre 2000 et 2014, plus de 200 millions d’hectares de terres arables ont été achetés ou loués, surtout en Afrique, par des géants de l’industrie agro-alimentaire, par des spéculateurs, et même par des États comme le Qatar, soucieux d’assurer leur sécurité alimentaire. Depuis la crise alimentaire mondiale de 2008 qui a vu doubler voire tripler le prix des produits de base, l'acquisition d'espaces pour la production à grande échelle séduit les investisseurs et les aventuriers à la recherche de rendements faciles. Le secteur attire non seulement les groupes agroalimentaires, mais aussi des acteurs issus de la haute finance : sociétés de courtage, fonds spéculatifs, fonds d'investissement de toutes sortes, mis en place par des individus qui travaillaient jusqu'alors pour des banques commerciales telles que Goldman Sachs, Merrill Lynch et d'autres. De l'Éthiopie à la République démocratique du Congo, du Sénégal au Soudan, des centaines de millions d'hectares ont été vendus, pour des productions destinées non pas au marché intérieur, mais au marché étranger, plus rentable. Or, les prix du foncier mozambicain sont très bas, et les autorités ont fait de l’attraction des capitaux privés la solution pour assurer le développement du pays. Mais, alors que huit Mozambicains sur dix pratiquent l’agriculture, en majorité sur des parcelles de moins de deux hectares, on comprend bien que cette voie n’est pas du tout adaptée à la situation locale, et les petits paysans en sont les victimes directes. Une réalité d’autant plus triviale que le niveau élevé de corruption entraîne les pires abus. Le Centre d’Intégrité Publique dénonce de longue date ces contrats fonciers négociés dans la plus grande opacité.

Bien entendu, tous les investissements ne tournent pas à la catastrophe, mais les exemples d’employés agricoles satisfaits et de réinstallations heureuses, comme dans la plantation de la société Agromoz (1.300 hectares de soja) en Zambézie, sont trop rares – et trop contestables en termes de modèle de développement – pour contrebalancer les nuisances massives entraînées par cette course foncière. Au Mozambique comme ailleurs, aucun « miracle économique » impliquant la destruction irréversible de l’environnement et la dégradation des conditions de vie des habitants ne saurait être viable. En plus d’être portée par des processus profondément injustes, la croissance mozambicaine accroît fortement les inégalités et consacre l’exploitation et la mise au ban de masses réduites à la misère.

Sur une « machamba » (terme en dialecte pour désigner un lopin de terre agricole), en banlieue de Maputo.

Sur une « machamba » (terme en dialecte pour désigner un lopin de terre agricole), en banlieue de Maputo.

Pire encore, les cas de grandes exploitations terriennes ne sont que l’avant-garde d’un projet bien plus grand : le projet ProSavana. Mené de concert par les gouvernements du Brésil et du Japon, avec la coopération directe de l'État mozambicain, son but est d'ouvrir à la culture intensive du soja et du maïs le corridor de Nacala, soit 14,5 millions d’hectares, à cheval sur au moins une vingtaine de districts, entre les provinces de Nampula, de Zambézie et de Niassa. On parle là de 30% des terres arables du pays. L’initiative va évidemment entraîner des expulsions massives d'autochtones. Conçu en 2009 par les gouvernements japonais et brésilien, le projet renverse les relations de production dans les campagnes, change les petits paysans en contractuels des grandes entreprises et fait du Mozambique une plaque tournante de produits agro-industriels à exporter dans le monde entier. Il prétend reproduire une expérience, la transformation, entre les années 1970 et 1990, de la savane tropicale humide du Mato Grosso en la principale région productrice de soja de la planète. À l'époque, la conversion du Cerrado brésilien avait été menée avec l'aide d'ingénieurs japonais et d'un financement important de Tokyo. La coopération triangulaire de ProSavana s'en inspire, avec pour objectif de développer le nord du pays grâce à des technologies brésiliennes, confiant aux entreprises japonaises la commercialisation des produits, notamment sur les marchés asiatiques. Pourtant, quoi qu'en dise la propagande des firmes internationales et des gouvernements impliqués dans le projet, le « corridor de Nacala » n'a que peu à voir avec le Cerrado. Si les deux territoires se trouvent à la même latitude, la zone ciblée par ProSavana est beaucoup plus fertile, et donc plus importante pour la paysannerie locale, que son vague équivalent brésilien. Et surtout, contrairement au Mato Grosso qui, dans les années 1970, n'était pas très peuplé, elle est habitée par cinq millions de personnes, pour la plupart de petits agriculteurs qui produisent une bonne partie de la nourriture consommée dans le pays.

Le sujet est ultra-sensible, comme l'a illustré la consultation publique du 12 juin dernier à Maputo, au cours de laquelle les représentants de la société civile, parmi lesquels la présidente de la Ligue des Droits Humains Alice Mabota, l'activiste féministe Graça Samo et l'économiste João Mosca, ont quitté la salle, face aux apostrophes autoritaires répétées du ministre de l'Agriculture, José Pacheco, parmi lesquelles on peut retenir cette phrase : « Nous devons avoir une posture patriotique. Ne venez pas ici avec des agendas obscurantistes. » Au Mozambique, les intérêts de l’oligarchie au pouvoir, des élites locales corrompues et des firmes étrangères écrasent tout. Au risque de certaines contradictions. En l’occurrence, plus de 60% de la surface visée par ProSavana en Zambézie et à Nampula ont déjà été octroyées à des concessions minières, ce qui illustre l’absence de cohérence globale des politiques publiques et de concertation entre les ministères. Et les erreurs gouvernementales tendent à réduire la marge de négociation de l’État face aux entreprises étrangères. À titre d’exemple, les investissements provenant d’une société comme Vale représenteraient chaque année 15% du PIB national. Dès lors, difficile de se présenter en contrepoids contre les intérêts capitalistes à l'œuvre dans le pays.

Les sociétés étrangères placent progressivement leurs pions dans le vaste échiquier économique mozambicain. Pour la seule année 2014, les investissements chinois ont atteint 3,62 milliards de dollars et touché de nombreux secteurs : agriculture, communication, automobile, immobilier, hôtellerie, etc. Même l’hydrocarbure est à présent concerné. Le projet le plus récent est la construction d’une usine d’énergie mobile de charbon dans la province de Tete, évaluée à 25,5 millions de dollars ; sont impliquées la Shanghai Electric Power et Ncondezi Energia. La Chine doit devenir une des principaux clients du gaz naturel mozambicain, alors qu’elle est déjà présente dans le secteur ; ainsi, la National Offshore Oil Corp chinoise a obtenu le premier contrat de long terme qui prévoit l’achat annuel de 2 à 2,5 millions de tonnes de gaz, soit une large part de l’unité de liquéfaction exploitée, dans le bassin Rovuma, par l’Américain Anarko. L’intérêt des compagnies de pétrole chinoises a déjà conduit Sinopec à acheter à l’Italien ENI une participation de 20% dans l’une de ses aires d’exploitation.

Côté européen, ENI épaule le business italien dans la perspective de l'introduire sur les marchés mozambicains ; le 28 avril dernier, ses dirigeants tenaient, avec l’organisation patronale italienne Cofindustria, et en présence du vice-ministre italien de l’Économie, une réunion pour présenter aux grandes entreprises italiennes les multiples opportunités d’affaires liées au développement de projets gaziers au Mozambique. Les activités d'ENI dans l'offshore mozambicain drainent nombre de sociétés dont les patrons lui sont proches, voire très proches (parfois avec des liens de famille), comme les entreprises italiennes SAGA et Cosmi, implantées au Mozambique sur la base d'une joint-venture visant des contrats de services (transport, montage de camps, assistance) auprès des opérateurs pétroliers, en particulier... ENI.

Exemple de salle de classe à Maputo. Les autorités mozambicaines n'ayant absolument pas anticipé le boom démographique à l'œuvre depuis les années 90, il est rare que les classes de primaire comptent moins de 50 élèves.

Exemple de salle de classe à Maputo. Les autorités mozambicaines n'ayant absolument pas anticipé le boom démographique à l'œuvre depuis les années 90, il est rare que les classes de primaire comptent moins de 50 élèves.

Interrogé par le journal d'opposition Savana le 12 décembre 2014, le célèbre écrivain mozambicain Mia Couto déclarait : « Il est nécessaire de [...] s'accorder en interne [dans les trois principaux partis] pour que nous comprenions mieux les propositions qu'ils apportent aux Mozambicains. Parce que dans le fond, [...] nous discutons des noms et des couleurs politiques, mais nous ne discutons pas une philosophie, une proposition concrète pour voir ce qui est différent dans les idées de chacun de ces partis. Plutôt que de discuter des idées, des propositions d'avenir, on discute de noms, ce qui ne garantit pas un futur qui nous permet d’être heureux. » C'est bien le drame de ce pays, de ne pas pouvoir se choisir une voie de développement : elle s'impose par la force des choses, par la force des intérêts convergents d'une élite politique et économique corrompue et égoïste. Dans ce contexte de croissance et d'afflux d'investissements, les partis se disputent un partage du pouvoir, mais ne s'opposent pas pour proposer des programmes alternatifs les uns aux autres. L'administration est toute entière est pourrie par des pratiques de clientélisme et de népotisme qui jettent leurs bases sur l'allégeance au parti au pouvoir, et qui ont probablement pour origine les lourdeurs bureaucratiques du régime socialiste et la réalité du système de parti unique, dont le Mozambique est l'héritier. Interrogé par le journal Debate en mai dernier, Felício Zacarias, ancien ministre durant le premier mandat du président Guebuza, dénonçait « l'anesthésie » de la fonction publique, conséquence du « lèche-bottisme » et du clientélisme qui se sont développés, surtout depuis 2009-2010. « Le gouvernement, ajoutait-il, a abdiqué de sa fonction de fournir des biens et services à la population et s'est contenté d'obéir à son leader. » Pour lui, celui qui précéda Nyusi à la tête du pays n'a pas respecté le principe de neutralité qui réglemente en théorie les institutions d'État, en notamment par exemple les gouverneurs et les administrateurs sur la base de leurs amitiés et non de leurs conséquences et il en a été de même dans les délégations locales du Frelimo, pour les représentants du parti, soumis uniquement aux intérêts du « chef ».

Le principe même d'intérêt général n'est plus pris en compte, et cette réalité se perpétue largement sous le mandat du nouveau président. Or, à l'heure où le pays s'ouvre aux investisseurs étrangers, au risque de sacrifier ses ressources naturelles et ses écosystèmes de façon irrémédiable, l'accaparement des leviers de pouvoir et des richesses par une minorité n'est donc dû au hasard. C'est cette situation de sclérose politique, administrative, économique et sociale, accentuée par l'absence d'alternance électorale, que nous décryptons dans la seconde partie de cet article, accessible ici : Au Mozambique, la croissance économique assure-t-elle le développement ? (2/2) Quand népotisme, corruption et autoritarisme d'État conduisent les Mozambicains dans l'impasse

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