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Par David Brites.

Dans les rues de Paris.

Dans les rues de Paris.

Dans la nuit du 14 au 15 octobre dernier, les députés français ont rejeté un amendement prévoyant de faire passer le taux de TVA sur les produits de protection périodique féminins de 20% à 5,5%. Une décision prise à une voix près, dans un hémicycle quasiment vide, vers 01h00 du matin. Un hémicycle où les femmes restent très minoritaires (27% des sièges, et à peine 25% au Sénat). Cet amendement dit « taxe tampon » avait été proposé par des députés socialistes et porté par la présidente de la délégation des droits des femmes, Catherine Coutelle, lors de l'examen de la Loi de finances de 2016. Énorme déception alors que l'amendement avait été accepté en commission des finances quelques jours auparavant, ce vote n'est pas anodin. Il démontre que certains tabous et stéréotypes ont la vie dure, même à notre époque.

Si l'on en croit les élus de la nation, les biens de consommation relevant de la protection périodique sont donc des produits de luxe. Inutile de relever le ridicule d'une situation où il faut expliquer à des hommes de plus de quarante ans que s'acheter une serviette ou un tampon n'est pas un luxe. Non, ce n'est pas une option.

Loin de nous l'idée de crier à la chape de plomb conservatrice que notre société nous imposerait. Depuis plusieurs décennies, nous avons, collectivement, mis à mal de nombreux tabous. Suite au droit de vote accordé aux femmes en 1944, et à leur entrée à l'Assemblée nationale il y a 70 ans, il a encore fallu trente ans et le choc socio-culturel de Mai 68 pour mettre sur la table des questions aussi essentielles que la contraception, remboursée par l'assurance-maladie avec une garantie d'anonymat en 1974, et l'avortement, dépénalisé l'année suivante. Le paquet législatif légalisant le droit à l'avortement passe définitivement en 1979, et l'interruption volontaire de grossesse (IVG) ne relève plus que de la décision unilatérale de la femme en 1981 ; il faut attendre 1982 pour en obtenir le remboursement par l'assurance-maladie, et 2013 (!) pour que celle-ci la prenne en charge à 100%. En mai 2013, le gouvernement socialiste adoptait la loi dite du Mariage pour Tous, c'est-à-dire l'élargissement du mariage à des couples de même sexe et leur droit à l'adoption. Enfin, en août 2014, le Loi Vallaud-Belkacem sanctionne toute entrave à l'information sur l'IVG et supprime la condition de « détresse avérée » que la loi de 1975 exigeait pour ouvrir droit à un avortement.

Il ne faut pas avoir une vision trop linéaire de l'histoire des mœurs. Droit au divorce, dépénalisation ou légalisation de l'avortement, droit au mariage pour les couples de même sexe, etc. : l'idée de progrès sur l'un de ces sujets n'implique pas nécessairement une position semblable sur un autre. Certains pays qui sont nos voisins plus ou moins proches en sont des illustrations évidentes. La Croatie, par exemple, a organisé un référendum le 1er décembre 2013, qui, par une question détournée  pour établir constitutionnellement qu'un mariage était le fait d'un homme et d'une femme –, affirmait un « non » clair (66,28%) au mariage pour les couples de même sexe. Ce même pays autorise pourtant l'IVG depuis 1952. De même, la Tunisie permet les avortements, alors que les homosexuels y risquent toujours la prison. Autre cas frappant à cet égard : l'Irlande demeure le seul pays européen (à l'exception de l'Andorre, de Malte et de Saint-Marin) à interdire l'avortement même en cas de viol, ou de malformation grave ou mortelle du fœtus. Pourtant, cette société qui demeure profondément empreinte de catholicisme a validé, le 22 mai 2015, le mariage pour les couples de même sexe, à 62,07% des suffrages exprimés. L'avortement n'y demeure pas moins extrêmement tabou. À peine le cas, en 2013, d'une femme de nationalité indienne qui y était morte pour s'être vue refuser une interruption de grossesse alors qu'un risque pour sa vie était médicalement avéré, avait-il poussé les députés irlandais à adopter une réforme extrêmement ténue entrée en vigueur le 1er janvier 2014, qui établit qu'un avortement n'est plus illégal si la mère est en danger de mort. Au final, la leçon du référendum irlandais relatif au mariage de personnes de même sexe est peut-être que les choix de société sont plus complexes que la simple opposition entre conservateurs et progressistes.

Car précisément, l'évolution des mœurs n'est pas linéaire, et pour cause, la question des droits individuels ou collectifs des femmes, celle de la maîtrise de leur corps en dépit d'une éventuelle vie qui y serait avérée (même à l'état de fœtus), celles des homosexuels en tant qu'individus, celles des homosexuels en tant que couples, sont autant d'enjeux qui ne relèvent pas toujours de la même conception de l'éthique – le droit à l'avortement est en outre considéré unanimement comme un « moindre mal », alors que le mariage pour tous est salué par ses promoteurs comme un progrès louable en faveur de l'égalité.

Cette complexité de la notion d'éthique est observée sur d'autres sujets, comme la prostitution. Est-on progressiste ou conservateur, lorsque l'on promeut une intolérance totale face au « métier le plus vieux du monde » ? Tout le monde condamne unanimement la prostitution quand, d'une manière ou d'une autre, elle est imposée et, pire, quand elle est la marque de trafics humains et de l'esclavage moderne. Mais la libération sexuelle poussée à son paroxysme brouille les clivages moraux traditionnels, et soulève des questions auxquelles personne n'a de réponse objective : dans quelle mesure le droit à disposer de son corps est-il un droit à « donner » son sexe au plus offrant ? Qui peut condamner ce choix de vie, lorsque celui-ci est un choix, justement ? Qui peut proclamer qu'aucune éthique ne doit entourer l'usage que l'on fait de son propre corps ?

Ces questions sont extrêmement complexes, et quiconque affirme détenir des réponses évidentes et une solution viable et qui fasse l'unanimité serait dans la mauvaise foi la plus totale. Les mouvements féministes sont eux-mêmes divisés sur cette question de la prostitution, comme Virginie Despentes, écrivaine et réalisatrice française, a pu le constater à chaque fois qu'elle a abordé des thématiques aussi sensibles que le viol ou la prostitution.

Dans ces débats complexes, ne pas stigmatiser l'adversaire !

Prendre conscience de la complexité de ces questions éthiques, les aborder de façon moins manichéenne, doit permettre d'apaiser un peu le débat en France, alors que sur les questions de société, il a tendance à s'enflammer assez vite. Comme nous l'avons dit, l'évolution des mœurs n'est pas un processus linéaire, mais il y a des tendances qui s'observent à l'échelle d'un demi-siècle, voire d'un siècle, sur l'ensemble du continent européen, et qui, sans être irréversibles ou inscrites pour toujours dans le marbre, permettent de constater l'ancrage progressiste de nos sociétés occidentales. Car oui, globalement, les femmes ont obtenu un certain nombre d'acquis depuis plus de 50 ans : des acquis en termes de droit, comme celui de voter, de se présenter aux élections, de posséder un compte bancaire, ou encore de divorcer sans besoin d'un consentement mutuel ; et des acquis moraux, comme celui de vivre seule et de travailler sans être juger. Tout n'est pas rose, mais heureusement les acquis sont là, et on ne part pas de rien pour les renforcer ou en ajouter d'autres. Et oui, globalement, les droits relatifs à la condition et à la reconnaissance des homosexuels ont été considérables en Europe ces trente dernières années. Globalement aussi, presque tous les pays du continent autorisent, pour des durées diverses, l'interruption volontaire de grossesse. On peut donc établir qu'un certain nombre de progrès (le terme en soi étant subjectif, puisqu'évidemment, tout dépend du point de vue sur tel ou tel sujet) se sont généralisés dans notre continent et favorisent l'émancipation individuelle et plus généralement le bonheur de chacun, ou du moins le droit à être heureux et à assumer son ou ses choix de vie.

Rassemblement de la « Manif' pour Tous », le 26 mai 2013, à Paris.

Là où il est capital de conserver en tête la non-linéarité des évolutions sociétales, c'est lorsque l'on touche justement à des sujets qui ne tombent pas dans l'évidence, ni même dans les logiciels de pensée propres au clivage droite-gauche qui pourraient inviter à adopter une vision manichéenne des choses. Parce que même sur les questions sociétales, des gens (et c'est aussi ça, le peuple français, n'en déplaise à beaucoup de militants de gauche sincères) refusent certaines évolutions. Pour qu'une société avance, progresse, diront certains, il n'est évidemment pas nécessaire d'obtenir l'unanimité sur tous les sujets, loin s'en faut. Mais les débats doivent se faire de la façon la plus apaisée qui soi, ce qui évidemment ne passe pas par une tolérance vis-à-vis des dérapages racistes ou homophobes entendus dans les rangs du collectif Manif' pour Tous.

Le 26 octobre 2014, invitée sur Canal +, Christine Boutin déclarait, à propos de l'IVG, de la PMA et de la GPA : « Le fait de penser que l’embryon, le début de la vie, n’a aucune valeur, pour moi, cela touche toute l’humanité. À partir du moment où on donne une valeur relative, pour ne pas dire nulle, à ce que nous avons tous été, [cela] change totalement le regard que l’on peut avoir sur l’autre personne. Et c’est pour moi la déclinaison très clair, dans le secteur économique, où l’homme devient une variable d’ajustement par rapport à des intérêts financiers ou boursiers. À partir du moment où on n’a pas le respect absolu vis-à-vis des plus fragiles d’entre nous, le regard devient relatif sur chacun d’entre nous. » Elle soulève ici une double question, à la fois éthique, sur la vie et notre rapport à la vie fœtale, et morale, sur le poids de l'économie sur les questions de société aujourd'hui.

Loin de nous l'idée de donner beaucoup de crédit à cette femme politique qui s'était un peu ridiculisée lors de son pseudo-évanouissement dans les rassemblements de la Manif' pour Tous, en mars 2013. Toutefois, il ne faut pas rejeter la thèse d'un capitalisme fou à l’œuvre, qui aurait de nombreux intérêts à la libération des femmes et des homosexuels. Dans de nombreux domaines, l'argent écrase tout, y compris les valeurs, l'éthique, la morale, la solidarité, bref, une palette de principes et de règles humaines qui constituent des piliers du « contrat social » et permettent le vivre ensemble et la recherche du bonheur dans le cadre de la communauté. Il s'agit de rester vigilant, quels que soient les points de vue de chacun sur ces sujets.

À la journaliste médiocre, Maitena Biraben, qui la relançait une énième fois sur le fait que son discours serait davantage moraliste ou éthique que de nature politique, Christine Boutin répondait d'ailleurs, dans cette même émission, que ce qu'elle disait était « fondamentalement politique, puisque [les] conséquences vont même dans le domaine économique. Le fait que l’on regarde l’embryon, le plus petit d’entre nous, ou le SDF, ou le malade, ou le handicapé, avec un respect absolu qui lui donne toute sa dignité, fait que le regard de l’ensemble de la société est différent. Aujourd’hui, [on ne peut] pas nier que l’on est dans une société où la personne humaine devient une variable d’ajustement. Ce que l’on fait petit à petit, c’est la déshumanisation de l’Homme. » Un phénomène qui s'observe tant à gauche qu'à droite. À la fois lorsque Nicolas Sarkozy, en pleine campagne électorale en novembre 2006, déclarait que « l’homme n’est pas une marchandise comme une autre » (sans doute notre ex-président pensait avoir trouvé une formule très pertinente...), et lorsque le pianiste-compositeur et président du Sidaction, Michel berger, proclamait, en décembre 2012 : « Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA ou l'adoption. Moi, je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine, quelle différence ? » Peut-être Michel Berger a-t-il entendu parler, depuis, des lois sur la bioéthique.

En outre, le gouvernement socialiste nous a démontré qu'en France comme dans d'autres pays européens, souvent dirigés par des sociaux-démocrates d'ailleurs, un recoupement entre libéralisme sociétal et libéralisme économique est largement possible, voire parfaitement cohérent. Donc, souvenons-nous de nous méfier des schémas convenus, car sur un sujet aussi crucial que la marchandisation du corps, pas sûr que l'opposition : « bobos » libertaires versus « réac' » liberticides, soit très pertinente.

De nouveaux tabous tombent encore !

En gardant en tête la complexité des questions relatives à l'identité sexuelle ou de genre, force est de constater que de nombreux tabous tombent. Progressivement, très lentement, mais ils tombent tout de même. Ainsi, le 10 février 2010, la France, en rupture avec l'avis de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), devenait le premier pays au monde à ne plus considérer le transsexualisme comme pathologie mentale. Loin de nous l’idée de juger avec certitude cette décision de la ministre de la Santé de l'époque, Roselyne Bachelot, mais force est de constater qu’elle octroie un regain de dignité et de liberté pour des personnes qui ont pu souffrir du regard de la société. Quant au maintien du transsexualisme dans la liste des pathologies mentales de l’OMS, c'est finalement un détail négligeable, quand on se rappelle que jusqu’en 1990, l’homosexualité était encore considérée comme une pathologie mentale par cette organisation.

Dans la même perspective, le 31 mai 2013, la première personne de genre « neutre » a été officiellement reconnue comme telle, en Australie. Depuis, deux autres pays ont suivi une voie similaire : l'un, le Népal, a reconnu l'existence d'un troisième genre, et l'autre, la France, vient d'en arriver là, d'une certaine manière. En effet, un individu resté anonyme a, à l'âge de 65 ans, obtenu que soit retirée la mention masculine dans son état civil. Dans son jugement, le tribunal de Tours a considéré que « le sexe qui a été assigné à M. X à sa naissance apparaît comme une pure fiction, qui lui aura été imposée pendant toute son existence sans que jamais il ait pu exprimer son sentiment profond ». Si le tribunal s'est défendu de soutenir l'idée d'un « troisième sexe » ou de remettre en cause « la notion ancestrale de binarité des sexes », dans les faits, c'est bien vers cela que l'on tend, et d'ailleurs, le parquet ne s'y est pas trompé, puisqu'il fait désormais appel de la décision, estimant justement qu'il s'agirait là de la reconnaissance dans l'Hexagone d'un « troisième genre », qui n'est pas prévue par les textes de loi français. En France et c'est depuis 2013 le cas en Allemagne également –, une circulaire de 2011 autorise à ce que l'acte de naissance ne mentionne pas le sexe de l'enfant, mais seulement de façon provisoire.

Difficile de se prononcer sur ces changements et leur impact à long terme sur notre droit, mais rappelons à celles et ceux qui verraient derrière ces anecdotes la mainmise des tenants d'une prétendue théorie du genre que cela concerne moins de 200 naissances chaque année. En outre, la reconnaissance d'un genre neutre ou le droit à ne pas être catégorisé dans l'un des deux genres a au moins le mérite de rendre la vie plus facile et un minimum reconnaissance, de dignité, à des individus potentiellement victimes d’un mal-être identitaire.

Les conservatismes les plus coriaces ont la vie dure. Et une certaine continuité est observable entre les ennemis de la libération des femmes hier et ceux de l'égalité entre hétérosexuels et homosexuels aujourd'hui. Dans les deux cas, le logiciel idéologique est le même : il n'existe qu'un modèle de famille viable et sain, celui d'un homme et d'une femme élevant leurs enfants ensemble, dans le cadre du mariage (religieux, de préférence).

Dans la vision traditionnelle de la famille, amour et mariage sont distincts. Elle est largement basée sur une forme d'hypocrisie : le statut social induit par le mariage doit prévaloir sur les sentiments. Mentionnée par Virginie Despentes dans son livre King Kong Théorie (2006), Gail Pheterson, enseignante et psychothérapeute américaine née en 1944, cite ainsi Freud : « Le courant tendre [comprendre : les sentiments maritaux] et le courant sensuel [le plaisir sexuel, en somme] n’ont fusionné comme il convient que chez un très petit nombre des êtres civilisés ; presque toujours l’homme se sent limité dans son activité sexuelle par le respect pour la femme et ne développe sa pleine puissance que lorsqu’il est en présence d’un objet sexuel rabaissé, ce qui est aussi fondé, d’autre part, sur le fait qu’interviennent dans ses buts sexuels des composantes perverses qu’il ne se permet pas de satisfaire avec une femme qu’il respecte» C'est-à-dire que l'homme respecte trop sa femme pour apprécier le rapport physique avec elle en se « libérant » lors de l'acte, mais le poids social du mariage est tel qu'il ne peut envisager une séparation – et réciproquement, même si, dans la vision traditionnelle du couple, la notion de plaisir féminin ne se pose pas de la même façon... voire ne se pose pas du tout.

Et Pheterson de poursuivre ainsi, dans sa paraphrase de Freud : « La dichotomie mère-putain est tracée à la règle sur le corps des femmes, façon carte d’Afrique : ne tenant aucunement compte des réalités du terrain, mais uniquement des intérêts des occupants. Elle ne découle pas d’un processus "naturel", mais d’une volonté politique. Les femmes sont condamnées à être déchirées entre deux options incompatibles. [Comprendre : entre la figure de l'épouse-mère et celle de la prostituée/maîtresse] Et les hommes sont coincés face à cette autre dichotomie : ce qui les fait bander doit rester un problème. Surtout, pas de réconciliation, c’est un impératif. Car les hommes ont ceci de très particulier, qu’ils tendent à mépriser ce qu’ils désirent, ainsi qu’à se mépriser pour la manifestation physique de ce désir. En désaccord fondamental avec eux-mêmes, ils bandent pour ce qui les rend honteux. »

Dans cette perspective, on peut justifier la prostitution comme ayant une finalité sociale évidente, à savoir permettre aux hommes de se « décharger » du poids des tabous sexuels intrinsèques à la société traditionnelle. Despentes n'en défend pas moins, même dans une société libérée des principaux tabous sexuels, la légalisation de la prostitution. Là encore, loin de nous l'idée d'apporter une solution évidente à une question aussi complexe.

Il n'est pas question ici de nier les tares de notre société « moderne » : divorce de masse, mères célibataires vivant dans la précarité, pères éloignés de leurs enfants, phénomènes de solitude, mal-être sexuel… Mais ne doutons pas que le modèle familial de nos grands-parents était lui-même porteur de moult hypocrisies, de grandes tromperies et de nombreuses névroses – sans compter les cas d'homosexualité cachée ou refoulée. Dépasser la vision traditionnelle du mariage et de la famille est un bienfait de notre temps et ouvre la porte à un meilleur épanouissement (sexuel, au moins) des couples d'aujourd'hui. Et nul doute que le changement de vision de notre société sur la femme (sur son corps, sur sa place dans la famille et en dehors) et sur le couple y est un peu pour quelque chose. Pour autant, certains tabous ont la vie dure, comme le viol, ou la prostitution. Rappelons-nous d'une chose : viol comme prostitution sont deux processus très présents dans la vie de la cité mais très peu abordés dans les débats publics. Et, sur l'un comme sur l'autre de ces sujets, les positions féministes divergent fortement. Virginie Despentes, par exemple, appelle à banaliser les discussions relatives au viol (qu'elle décrit comme omniprésent dans notre société), afin de libérer les femmes qui craignent d'employer le mot et pour mieux le dénoncer.

Le viol, écrit Virginie Despentes, n'est pas  « extraordinaire et périphérique », il « est, au contraire, au centre, au cœur, socle de nos sexualités ». Ici, une statue comme il y en a tant d'autres en Europe, dans un parc public à Berlin.

Le viol, écrit Virginie Despentes, n'est pas « extraordinaire et périphérique », il « est, au contraire, au centre, au cœur, socle de nos sexualités ». Ici, une statue comme il y en a tant d'autres en Europe, dans un parc public à Berlin.

Quels que soient les avis en la matière, il faut crever les tabous. Non, les femmes agressées sexuellement ou violées ne sont pas coupables, quand bien même elles se seraient promenées dans la rue en mini-jupe, devant un parterre d'ex-tolards qui n'auraient pas baisé depuis une décennie. Même aujourd'hui, la femme reste responsable de son statut de victime. « Toujours coupables de ce qu’on nous fait. Créatures tenues pour responsables du désir qu’elles suscitent », écrit très justement Virginie Despentes. Au contraire, l'homme est toujours victime de son animalité, de ses pulsions : « Le désir de l'homme est plus fort que lui, il est impuissant à le dominer ». À croire que le monde jette ses bases sur cette image biblique qui veut que notre pauvre Adam n'ait été que la victime d'une Ève vile et tentatrice.

Sans pour autant mélanger tous ces sujets très lourds, car ils ne relèvent pas tous de la même éthique, il est évident qu'une certaine vision de la société tend à préserver certaines hypocrisies. La femme, toujours coupable de la tentation provoquée par sa chaire. Les homosexuels, toujours responsables d'une forme de décadence et de vice honnis de Dieu – confère le mythe de Sodome et Gomorrhe. Tout est dans la Genèse ! Et perdure une volonté de préserver cette vision traditionnelle, comme l'a encore illustré le synode (assemblée délibérative d'ecclésiastiques) qui a remis au pape François, samedi 24 octobre, un rapport sur la famille. Alors que le courant réformiste de l'Église catholique estime avoir remporté cette manche décisive, le résultat du rapport rédigé par les 270 pères synodaux est jugé décevant par beaucoup. Certes, la discussion a eu lieu sur l'accès à la communion des divorcés remariés, mais la question de l'homosexualité n'a presque pas été abordée. Et la place de la femme reste largement discutée... Comment pourrait-il en être autrement, dans un débat rassemblant quasi-exclusivement des hommes d'un certain âge ayant fait vœu de célibat ? Le pape François doit à présent étudier ce rapport pour en tirer l'an prochain ses propres conclusions, qui feront autorité. Peu probable toutefois qu'il prenne une décision qui pourrait diviser davantage son Église, même s'il appelle constamment ses fidèles à être à l'écoute « des signes des temps ». L'objectif du Saint-Siège est de limiter son déclin, en incluant celles et ceux qui ne suivent pas scrupuleusement ses normes : les individus en union libre, les divorcés remariés, les homosexuels, les familles recomposées...

Jeanneke Pis, à Bruxelles.

Dans un monde d'adultes, peut-on parler des tampons et des serviettes hygiéniques ?

En dépit d'une ouverture d'esprit considérable sur les questions sociétales (certains préfèreront sans doute parler de dépravation des mœurs que d'ouverture d'esprit, mais passons), nos sociétés occidentales ont encore du chemin à faire. Certaines avancées sont encore toutes fraîches, comme le rappelait Odile Buisson, gynécologue obstétricienne française, dans une conférence donnée à l'École Normale Supérieure (ENA) en 2010 : « La médecine sexuelle féminine [...] est à ses balbutiements. [...] 1998 : c'est la première fois qu'une équipe (australienne) décrit vraiment ce qu'est un clitoris, avec une dissection validée. Mais [...] 98 est aussi la date d'arrivée du viagra sur le marché. Donc les hommes avaient déjà le traitement de leur fonction sexuelle dysérectile, que nous les femmes, ne savions même pas encore comment nous étions faites, y compris les gynécologues. Deuxième date, 2005 : c'est la première résonance magnétique du clitoris. 2008 : avec le professeur Pierre Foldes, on fabrique des coupes échographiques en 3 dimensions du clitoris. Et en 2009, ô sacrilège, on fait une échographie du [...] clitoris durant le coït. »

En février 2015, le collectif féministe Georgette Sand lançait une pétition signée par plusieurs milliers de personnes sur Internet, appelant à faire passer cette fameuse TVA sur les produits du type tampons, serviettes et coupes menstruelles de 20% à 5,5%, comme l'est la taxe sur la valeur ajoutée de produits de première nécessité tels que l'eau, les denrées alimentaires ou encore les préservatifs, « voire à 2,1% comme c'est le cas pour les médicaments remboursables par la sécurité sociale. Parce qu'avoir ses règles pour une femme, ce n'est pas optionnel. »

L'égalité entre hommes et femmes est un principe nécessaire à la cohérence du pacte républicain et une notion de droit inscrite dans la Constitution, pas une confusion des genres ou une assimilation forcée. Homme et femme sont égaux, sans pour autant être pareils. Mais sans renier les différences naturelles évidentes entre les sexes, il s'agit de dépasser celles qui sont construites culturellement, et, dans la mesure du possible, celles qui relèvent de notre état de nature, pour tendre vers plus de justice. C'est en cela que notre civilisation se grandit, parce qu'elle dépasse notre condition naturelle ou les constructions socio-culturelles qui peuvent être à l'origine de discriminations ou d’inhibitions à l’échelle individuelle ou collective. Ce qui nous élève au-dessus de notre stade animal, c'est justement notre quête d'égalité, c'est justement de vouloir dépasser les inégalités, naturelles ou construites.

Nous conclurons avec cette anecdote qui n'en est pas une, car elle est très symptomatique. En novembre 2014, après plusieurs signalements à sa hiérarchie restés lettre mort, l'une des huit premières femmes à avoir intégré une Compagnie républicaine de sécurité (CRS) a porté plainte contre trois de ses collègues ou supérieurs ; elle dénonçait notamment un harcèlement quotidien qui aurait duré plusieurs mois, entre 2011 et 2012. Un phénomène qui s'observe dans d'autres corps de métiers, comme l'armée. Trop souvent, le point commun de ces affaires est l'absence de soutien de la hiérarchie. Profitons-en donc pour saluer ces femmes, de plus en plus nombreuses, qui tentent de mettre à bas les stéréotypes liés au genre pour dépasser les préjugés qui ont la vie dure et faire un choix professionnel « différent ». Lentement, laborieusement, elles posent leur pierre à un chantier bien plus grand, qui doit conduire à une évolution des mentalités et à la fin des discriminations. Et de toute évidence, il leur faut bien du courage.

* * *

L'extrait suivant est tiré de l’ouvrage King Kong Théorie, publié en 2006. Féministe controversée, l'auteure Virginie Despentes y défend l'idée que le viol, sujet tabou dans notre société, est omniprésent dans les relations de pouvoir qui permettent au genre masculin de dominer le féminin.

Pour elle, c'est avant tout le résultat d'une construction politique qui vise à pérenniser la domination de l'homme sur la femme tout en l'excusant d'une brutalité taboue qui prendrait racine dans une nature virile qui le dépasse.

On s’obstine à faire comme si le viol était extraordinaire et périphérique, en dehors de la sexualité, évitable. Comme s’il ne concernait que peu de gens, agresseurs et victimes, comme s’il constituait une situation exceptionnelle, qui ne dise rien du reste. Alors qu’il est, au contraire, au centre, au cœur, socle de nos sexualités. Centre sacrificiel central, il est omniprésent dans les arts, depuis l’Antiquité, représenté par les textes, les statues, les peintures, une constante à travers les siècles. Dans les jardins de Paris aussi bien que dans les musées, représentations d’hommes forçant des femmes. Dans Les Métaphores d’Ovide, on dirait que les dieux passent leur temps à vouloir attraper des femmes qui ne sont pas d’accord, à obtenir ce qu’ils veulent par la force. Facile, pour eux qui sont des dieux. Et quand elles tombent enceintes, c’est encore sur elles que les femmes des dieux se vengent. La condition féminine, son alphabet. Toujours coupables de ce qu’on nous fait. Créatures tenues pour responsables du désir qu’elles suscitent. Le viol est un programme politique précis : squelette du capitalisme, il est la représentation crue et directe de l’exercice du pouvoir. Il désigne un dominant et organise les lois du jeu pour lui permettre d’exercer son pouvoir sans restriction. Voler, arracher, extorquer, imposer, que sa volonté s’exerce sans entraves et qu’il jouisse de sa brutalité, sans que la partie adverse puisse manifester de résistance. Jouissance de l’annulation de l’autre, de sa parole, de sa volonté, de son intégrité. Le viol, c’est la guerre civile, l’organisation politique par laquelle un sexe déclare à l’autre : je prends tous les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable et dégradée.

Le viol, c’est le propre de l’homme, non pas la guerre, la chasse, le désir cru, la violence ou la barbarie, mais bien le viol, que les femmes – jusqu’à présent – ne se sont jamais approprié. La mystique masculine doit être construite comme étant par nature dangereuse, criminelle, incontrôlable. À ce titre elle doit être rigoureusement surveillée par la loi, régentée par le groupe. Derrière la toile du contrôle de la sexualité féminine paraît le but premier du politique : former le caractère viril comme asocial, pulsionnel, brutal. Et le viol sert d’abord de véhicule à cette constatation : le désir de l’homme est plus fort que lui, il est impuissant à le dominer. On entend souvent dire « grâce aux putes, il y a moins de viols », comme si les mâles ne pouvaient pas se retenir, qu’ils doivent se décharger quelque part. Croyance politique construite, et non l’évidence naturelle – pulsionnelle – qu’on veut nous faire croire. Si la testostérone faisait d’eux des animaux aux pulsions indomptables, ils tueraient aussi facilement qu’ils violent. C’est loin d’être le cas. Les discours sur la question du masculin sont émaillés de résidus d’obscurantismes. Le viol, l’acte condamné dont on ne doit pas parler, synthétise un ensemble de croyances fondamentales concernant la virilité.

Virginie Despentes, King Kong théorie. Éditions Grasset, 2006.

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