Par David Brites.
Dans la nuit du 14 au 15 octobre dernier, les députés français ont rejeté un amendement prévoyant de faire passer le taux de TVA sur les produits de protection périodique féminins de 20% à 5,5%. Une décision prise à une voix près, dans un hémicycle quasiment vide, vers 01h00 du matin. Un hémicycle où les femmes restent très minoritaires (27% des sièges, et à peine 25% au Sénat). Cet amendement dit
e vote n'est pas anodin. Il démontre que certains tabous et stéréotypes ont la vie dure, même à notre époque.Si l'on en croit les élus de la nation, les biens de consommation relevant de la protection périodique sont donc des produits de luxe. Inutile de relever le ridicule d'une situation où il faut expliquer à des hommes de plus de quarante ans que s'acheter une serviette ou un tampon n'est pas un luxe. Non, ce n'est pas une option.
Loin de nous l'idée de crier à la chape de plomb conservatrice que notre société nous imposerait. Depuis plusieurs décennies, nous avons, collectivement, mis à mal de nombreux tabous. Suite au droit de vote accordé aux femmes en 1944, et à leur entrée à l'Assemblée nationale il y a 70 ans, il a encore fallu trente ans et le choc socio-culturel de Mai 68 pour mettre sur la table des questions aussi essentielles que la contraception, remboursée par l'assurance-maladie avec une garantie d'anonymat en 1974, et l'avortement, dépénalisé l'année suivante. Le paquet législatif légalisant le droit à l'avortement passe définitivement en 1979, et l'interruption volontaire de grossesse (IVG) ne relève plus que de la décision unilatérale de la femme en 1981 ; il faut attendre 1982 pour en obtenir le remboursement par l'assurance-maladie, et 2013 (!) pour que celle-ci la prenne en charge à 100%. En mai 2013, le gouvernement socialiste adoptait la loi dite du Mariage pour Tous, c'est-à-dire l'élargissement du mariage à des couples de même sexe et leur droit à l'adoption. Enfin, en août 2014, le Loi Vallaud-Belkacem sanctionne toute entrave à l'information sur l'IVG et supprime la condition de
Il ne faut pas avoir une vision trop linéaire de l'histoire des m
société qui demeure profondément empreinte de catholicisme a validé, le 22 mai 2015, le mariage pour les couples de même sexe, à 62,07% des suffrages exprimés. L'avortement n'y demeure pas moins extrêmement tabou. À peine le cas, en 2013, d'une femme de nationalité indienne qui y était morte pour s'être vue refuser une interruption de grossesse alors qu'un risque pour sa vie était médicalement avéré, avait-il poussé les députés irlandais à adopter une réforme extrêmement ténue entrée en vigueur le 1er janvier 2014, qui établit qu'un avortement n'est plus illégal si la mère est en danger de mort. Au final, la leçon du référendum irlandais relatif au mariage de personnes de même sexe est peut-être que les choix de société sont plus complexes que la simple opposition entre conservateurs et progressistes.Car précisément, l'évolution des m
« moindre mal », alors que le mariage pour tous est salué par ses promoteurs comme un progrès louable en faveur de l'égalité.Cette complexité de la notion d'éthique est observée sur d'autres sujets, comme la prostitution. Est-on progressiste ou conservateur, lorsque l'on promeut une intolérance totale face au « métier le plus vieux du monde » ? Tout le monde condamne unanimement la prostitution quand, d'une manière ou d'une autre, elle est imposée et, pire, quand elle est la marque de trafics humains et de l'esclavage moderne. Mais la libération sexuelle poussée à son paroxysme brouille les clivages moraux traditionnels, et soulève des questions auxquelles personne n'a de réponse objective : dans quelle mesure le droit à disposer de son corps est-il un droit à « donner » son sexe au plus offrant ? Qui peut condamner ce choix de vie, lorsque celui-ci est un choix, justement ? Qui peut proclamer qu'aucune éthique ne doit entourer l'usage que l'on fait de son propre corps ?
Là où il est capital de conserver en tête la non-linéarité des évolutions sociétales, c'est lorsque l'on touche justement à des sujets qui ne tombent pas dans l'évidence, ni même dans les logiciels de pensée propres au clivage droite-gauche qui pourraient inviter à adopter une vision manichéenne des choses. Parce que même sur les questions sociétales, des gens (et c'est aussi ça, le peuple français, n'en déplaise à beaucoup de militants de gauche sincères) refusent certaines évolutions. Pour qu'une société avance, progresse, diront certains, il n'est évidemment pas nécessaire d'obtenir l'unanimité sur tous les sujets, loin s'en faut. Mais les débats doivent se faire de la façon la plus apaisée qui soi, ce qui évidemment ne passe pas par une tolérance vis-à-vis des dérapages racistes ou homophobes entendus dans les rangs du collectif Manif' pour Tous.
Loin de nous l'idée de donner beaucoup de crédit à cette femme politique qui s'était un peu ridiculisée lors de son pseudo-évanouissement dans les rassemblements de la Manif' pour Tous, en mars 2013. Toutefois, il ne faut pas rejeter la thèse d'un capitalisme fou à l’œuvre, qui aurait de nombreux intérêts à la libération des femmes et des homosexuels. Dans de nombreux domaines, l'argent écrase tout, y compris les valeurs, l'éthique, la morale, la solidarité, bref, une palette de principes et de règles humaines qui constituent des piliers du « contrat social » et permettent le vivre ensemble et la recherche du bonheur dans le cadre de la communauté. Il s'agit de rester vigilant, quels que soient les points de vue de chacun sur ces sujets.
À la journaliste médiocre, Maitena Biraben, qui la relançait une énième fois sur le fait que son discours serait davantage moraliste ou éthique que de nature politique, Christine Boutin répondait d'ailleurs, dans cette même émission, que ce qu'elle disait était « fondamentalement politique, puisque [les] conséquences vont même dans le domaine économique. Le fait que l’on regarde l’embryon, le plus petit d’entre nous, ou le SDF, ou le malade, ou le handicapé, avec un respect absolu qui lui donne toute sa dignité, fait que le regard de l’ensemble de la société est différent. Aujourd’hui, [on ne peut] pas nier que l’on est dans une société où la personne humaine devient une variable d’ajustement. Ce que l’on fait petit à petit, c’est la déshumanisation de l’Homme. » Un phénomène qui s'observe tant à gauche qu'à droite. À la fois lorsque Nicolas Sarkozy, en pleine campagne électorale en novembre 2006, déclarait que « l’homme n’est pas une marchandise comme une autre » (sans doute notre ex-président pensait avoir trouvé une formule très pertinente...), et lorsque le pianiste-compositeur et président du Sidaction, Michel berger, proclamait, en décembre 2012 : « Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA ou l'adoption. Moi, je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine, quelle différence ? » Peut-être Michel Berger a-t-il entendu parler, depuis, des lois sur la bioéthique.
De nouveaux tabous tombent encore !
En gardant en tête la complexité des questions relatives à l'identité sexuelle ou de genre, force est de constater que de nombreux tabous tombent. Progressivement, très lentement, mais ils tombent tout de même. Ainsi, le 10 février 2010, la France, en rupture avec l'avis de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), devenait le premier pays au monde à ne plus considérer le transsexualisme comme pathologie mentale. Loin de nous l’idée de juger avec certitude cette décision de la ministre de la Santé de l'époque, Roselyne Bachelot, mais force est de constater qu’elle octroie un regain de dignité et de liberté pour des personnes qui ont pu souffrir du regard de la société. Quant au maintien du transsexualisme dans la liste des pathologies mentales de l’OMS, c'est finalement un détail négligeable, quand on se rappelle que jusqu’en 1990, l’homosexualité était encore considérée comme une pathologie mentale par cette organisation.
Et Pheterson de poursuivre ainsi, dans sa paraphrase de Freud : « La dichotomie mère-putain est tracée à la règle sur le corps des femmes, façon carte d’Afrique : ne tenant aucunement compte des réalités du terrain, mais uniquement des intérêts des occupants. Elle ne découle pas d’un processus "naturel", mais d’une volonté politique. Les femmes sont condamnées à être déchirées entre deux options incompatibles. [Comprendre : entre la figure de l'épouse-mère et celle de la prostituée/maîtresse] Et les hommes sont coincés face à cette autre dichotomie : ce qui les fait bander doit rester un problème. Surtout, pas de réconciliation, c’est un impératif. Car les hommes ont ceci de très particulier, qu’ils tendent à mépriser ce qu’ils désirent, ainsi qu’à se mépriser pour la manifestation physique de ce désir. En désaccord fondamental avec eux-mêmes, ils bandent pour ce qui les rend honteux. »
Le viol, écrit Virginie Despentes, n'est pas « extraordinaire et périphérique », il « est, au contraire, au centre, au cœur, socle de nos sexualités ». Ici, une statue comme il y en a tant d'autres en Europe, dans un parc public à Berlin.
Sans pour autant mélanger tous ces sujets très lourds, car ils ne relèvent pas tous de la même éthique, il est évident qu'une certaine vision de la société tend à préserver certaines hypocrisies. La femme, toujours coupable de la tentation provoquée par sa chaire. Les homosexuels, toujours responsables d'une forme de décadence et de vice honnis de Dieu – confère le mythe de Sodome et Gomorrhe. Tout est dans la Genèse ! Et perdure une volonté de préserver cette vision traditionnelle, comme l'a encore illustré le synode (assemblée délibérative d'ecclésiastiques) qui a remis au pape François, samedi 24 octobre, un rapport sur la famille. Alors que le courant réformiste de l'Église catholique estime avoir remporté cette manche décisive, le résultat du rapport rédigé par les 270 pères synodaux est jugé décevant par beaucoup.
Dans un monde d'adultes, peut-on parler des tampons et des serviettes hygiéniques ?
En dépit d'une ouverture d'esprit considérable sur les questions sociétales (certains préfèreront sans doute parler de dépravation des mœurs que d'ouverture d'esprit, mais passons), nos sociétés occidentales ont encore du chemin à faire. Certaines avancées sont encore toutes fraîches, comme le rappelait Odile Buisson, gynécologue obstétricienne française, dans une conférence donnée à l'École Normale Supérieure (ENA) en 2010 : « La médecine sexuelle féminine [...] est à ses balbutiements. [...] 1998 : c'est la première fois qu'une équipe (australienne) décrit vraiment ce qu'est un clitoris, avec une dissection validée. Mais [...] 98 est aussi la date d'arrivée du viagra sur le marché. Donc les hommes avaient déjà le traitement de leur fonction sexuelle dysérectile, que nous les femmes, ne savions même pas encore comment nous étions faites, y compris les gynécologues. Deuxième date, 2005 : c'est la première résonance magnétique du clitoris. 2008 : avec le professeur Pierre Foldes, on fabrique des coupes échographiques en 3 dimensions du clitoris. Et en 2009, ô sacrilège, on fait une échographie du [...] clitoris durant le coït. »
En février 2015, le collectif féministe Georgette Sand lançait une pétition signée par plusieurs milliers de personnes sur Internet, appelant à faire passer cette fameuse TVA sur les produits du type tampons, serviettes et coupes menstruelles de 20% à 5,5%, comme l'est la taxe sur la valeur ajoutée de produits de première nécessité tels que l'eau, les denrées alimentaires ou encore les préservatifs, « voire à 2,1% comme c'est le cas pour les médicaments remboursables par la sécurité sociale. Parce qu'avoir ses règles pour une femme, ce n'est pas optionnel. »
L'égalité entre hommes et femmes est un principe nécessaire à la cohérence du pacte républicain et une notion de droit inscrite dans la Constitution, pas une confusion des genres ou une assimilation forcée. Homme et femme sont égaux, sans pour autant être pareils. Mais sans renier les différences naturelles évidentes entre les sexes, il s'agit de dépasser celles qui sont construites culturellement, et, dans la mesure du possible, celles qui relèvent de notre état de nature, pour tendre vers plus de justice. C'est en cela que notre civilisation se grandit, parce qu'elle dépasse notre condition naturelle ou les constructions socio-culturelles qui peuvent être à l'origine de discriminations ou d’inhibitions à l’échelle individuelle ou collective. Ce qui nous élève au-dessus de notre stade animal, c'est justement notre quête d'égalité, c'est justement de vouloir dépasser les inégalités, naturelles ou construites.
Nous conclurons avec cette anecdote qui n'en est pas une, car elle est très symptomatique. En novembre 2014, après plusieurs signalements à sa hiérarchie restés lettre mort, l'une des huit premières femmes à avoir intégré une Compagnie républicaine de sécurité (CRS) a porté plainte contre trois de ses collègues ou supérieurs ; elle dénonçait notamment un harcèlement quotidien qui aurait duré plusieurs mois, entre 2011 et 2012. Un phénomène qui s'observe dans d'autres corps de métiers, comme l'armée. Trop souvent, le point commun de ces affaires est l'absence de soutien de la hiérarchie. Profitons-en donc pour saluer ces femmes, de plus en plus nombreuses, qui tentent de mettre à bas les stéréotypes liés au genre pour dépasser les préjugés qui ont la vie dure et faire un choix professionnel
. Lentement, laborieusement, elles posent leur pierre à un chantier bien plus grand, qui doit conduire à une évolution des mentalités et à la fin des discriminations. Et de toute évidence, il leur faut bien du courage.* * *
L'extrait suivant est tiré de l’ouvrage King Kong Théorie, publié en 2006. Féministe controversée, l'auteure Virginie Despentes y défend l'idée que le viol, sujet tabou dans notre société, est omniprésent dans les relations de pouvoir qui permettent au genre masculin de dominer le féminin.
Pour elle, c'est avant tout le résultat d'une construction politique qui vise à pérenniser la domination de l'homme sur la femme tout en l'excusant d'une brutalité taboue qui prendrait racine dans une nature virile qui le dépasse.
On s’obstine à faire comme si le viol était extraordinaire et périphérique, en dehors de la sexualité, évitable. Comme s’il ne concernait que peu de gens, agresseurs et victimes, comme s’il constituait une situation exceptionnelle, qui ne dise rien du reste. Alors qu’il est, au contraire, au centre, au cœur, socle de nos sexualités. Centre sacrificiel central, il est omniprésent dans les arts, depuis l’Antiquité, représenté par les textes, les statues, les peintures, une constante à travers les siècles. Dans les jardins de Paris aussi bien que dans les musées, représentations d’hommes forçant des femmes. Dans Les Métaphores d’Ovide, on dirait que les dieux passent leur temps à vouloir attraper des femmes qui ne sont pas d’accord, à obtenir ce qu’ils veulent par la force. Facile, pour eux qui sont des dieux. Et quand elles tombent enceintes, c’est encore sur elles que les femmes des dieux se vengent. La condition féminine, son alphabet. Toujours coupables de ce qu’on nous fait. Créatures tenues pour responsables du désir qu’elles suscitent. Le viol est un programme politique précis : squelette du capitalisme, il est la représentation crue et directe de l’exercice du pouvoir. Il désigne un dominant et organise les lois du jeu pour lui permettre d’exercer son pouvoir sans restriction. Voler, arracher, extorquer, imposer, que sa volonté s’exerce sans entraves et qu’il jouisse de sa brutalité, sans que la partie adverse puisse manifester de résistance. Jouissance de l’annulation de l’autre, de sa parole, de sa volonté, de son intégrité. Le viol, c’est la guerre civile, l’organisation politique par laquelle un sexe déclare à l’autre : je prends tous les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable et dégradée.
Le viol, c’est le propre de l’homme, non pas la guerre, la chasse, le désir cru, la violence ou la barbarie, mais bien le viol, que les femmes – jusqu’à présent – ne se sont jamais approprié. La mystique masculine doit être construite comme étant par nature dangereuse, criminelle, incontrôlable. À ce titre elle doit être rigoureusement surveillée par la loi, régentée par le groupe. Derrière la toile du contrôle de la sexualité féminine paraît le but premier du politique : former le caractère viril comme asocial, pulsionnel, brutal. Et le viol sert d’abord de véhicule à cette constatation : le désir de l’homme est plus fort que lui, il est impuissant à le dominer. On entend souvent dire « grâce aux putes, il y a moins de viols », comme si les mâles ne pouvaient pas se retenir, qu’ils doivent se décharger quelque part. Croyance politique construite, et non l’évidence naturelle – pulsionnelle – qu’on veut nous faire croire. Si la testostérone faisait d’eux des animaux aux pulsions indomptables, ils tueraient aussi facilement qu’ils violent. C’est loin d’être le cas. Les discours sur la question du masculin sont émaillés de résidus d’obscurantismes. Le viol, l’acte condamné dont on ne doit pas parler, synthétise un ensemble de croyances fondamentales concernant la virilité.