Alors que la guerre en Syrie est partie pour fêter son cinquième anniversaire en mars prochain, l'intervention aéronavale de la Russie, amorcée il y a un mois (c'était le 30 septembre dernier), bouleverse les rapports de force en conférant au régime de Damas un avantage décisif. En dépit des déclarations de Moscou selon lesquelles l'aviation et les bateaux russes visent les « terroristes », les frappes touchent indifféremment l'État islamique, al-Nosra et tous les combattants, salafistes, islamistes ou laïques opposés à Bachar el-Assad. L'État islamique est même l'un des groupes les moins affectés, puisque l'intervention russe a pour objectif premier d'appuyer le régime dans la sauvegarde du pays alaouite et dans la reconquête d'Alep, c'est-à-dire des zones où le Califat est relativement peu présent.
Dans un tel contexte, et alors que les efforts des Américains pour appuyer les groupes rebelles modérés se sont avérés des échecs sanglants, la résistance kurde représente l'allié le plus fiable des Occidentaux sur le terrain, notamment pour endiguer l'expansion du Califat islamique.
Il y a une quinzaine de jours, les autorités kurdes ont, à la faveur de leurs victoires sur le terrain, officiellement entériné la création d'une nouvelle entité administrative dans le nord du pays, à la frontière turque. Ce territoire, centré sur la localité de Tall Abyad, et libéré en juin dernier, est désormais considéré comme l'un des quatre « cantons » proclamés sous l'autorité du Parti de l'Union Démocratique (PYD), qui mène la résistance kurde en Syrie. Pour rappel, l'« administration autonome de transition » du Kurdistan syrien a été fondée sur initiative du PYD le 12 novembre 2013, avec trois cantons dotés d’une assemblée locale et d’un exécutif, en remplacement des Conseils locaux kurdes mis en place mi-2012.
L'assurance dont fait à présent preuve la communauté kurde de Syrie rompt avec les tâtonnements de son entrée dans le conflit, marqués par son positionnement ambigu, ni en faveur du régime de Damas, ni de la Révolution. Les circonstances, qui ont favorisé l'émergence d'une force djihadiste arabe à l'est de la Syrie, sous le joug de l'État islamique notamment, et qui ont poussé l'armée syrienne à délaisser le nord et l'est du pays, ont favorisé une alliance entre la résistance kurde et les rebelles modérés, eux-mêmes de plus en plus victimes d'attaques orchestrées par les combattants djihadistes. Le fossé idéologique entre le PYD – laïque, tout comme l'est le PKK en Turquie – et les djihadistes, et l'incompatibilité de leurs intérêts stratégiques – les deux groupes visent le contrôle des points de passage avec la Turquie – ne pouvaient que conduire à un affrontement direct. Pour revenir sur l'entrée des Kurdes de Syrie dans le conflit : Kurdes de Syrie : à quel drapeau se vouer ?
En juin 2014, la proclamation de l'État islamique est un moment clef de la guerre, car elle consacre la percée du Califat sur tous les fronts où il est engagé. En Syrie comme en Irak, la communauté kurde et les minorités religieuses sont alors directement menacées. Le PYD tente bien de résister, et le 30 et le 31 juillet, ils s'emparent même de nombreuses positions djihadistes dans la province d'Alep. Quant à la ville d'Hassakeh, elle est momentanément sauvée. Mais, en dépit de l'arrivée de près de 800 combattants kurdes venus de Turquie pour protéger la localité d'Aïn el-Arab, plus connue sous son nom kurde de Kobane, le Califat poursuit sa progression et menace d'un massacre cette localité, troisième ville kurde de Syrie.
Kobane, cause nationale kurde et point de départ de la reconquête
Jusqu'à l'été 2014, la ville de Kobane avait été relativement épargnée par le conflit, et pas moins de 200.000 déplacés syriens y avaient même trouvé refuge. Une offensive terrible y est menée par l'État islamique en septembre 2014, afin de prendre ce verrou de la frontière turque. Les djihadistes cherchent en effet à s’en emparer pour contrôler sans discontinuité une longue bande de territoire le long de la Turquie. Le 18 septembre, une quinzaine de villages sont conquis, et le 1er octobre, un siège sanglant est engagé sur Kobane, en dépit d'une contre-offensive kurde. En quelques jours, 160.000 Kurdes traversent la frontière et se réfugient en Turquie. La défense du canton de Kobane et de ses 400.000 habitants devient une cause nationale kurde. Depuis sa prison en Turquie, Abdullah Ôcalan, le leader indépendantiste, appelle à la mobilisation générale pour le « Rovaja », le sud-ouest du Kurdistan. Au moins 1.000 Kurdes de Turquie, hommes et femmes venus de camps du PKK situés dans le nord de l'Irak, sont alors présents sur le sol syrien, même si les autorités turques compliquent l'arrivée de ces volontaires, parfois en fermant leur frontière.
Entretemps, le 8 août 2014, les États-Unis entrent en guerre contre le Califat, par une allocution télévisée de Barack Obama, prononcée la veille. Mais, droit international oblige, l'aviation américaine ne frappe les forces djihadistes qu'en Irak, et non en Syrie. Les Américains le font à la faveur d'un appel officiel du gouvernement irakien, qui se trouve dans une situation désespérée après la chute de Mossoul et de Samarra, et la capitale Bagdad se trouvant directement menacée. Grâce à ce soutien, les Peshmergas, du nom des combattants kurdes, remportent quelques succès qui permettent d'endiguer la progression de l'État islamique dans le nord-ouest irakien, notamment par la reprise du barrage de Mossoul le 18 août. Le 15 septembre suivant, une Conférence internationale qui se tient à Paris permet la constitution d'une vaste coalition de pays, occidentaux et arabes notamment, pour lutter contre l'État islamique, en Irak et éventuellement en Syrie, autour du leadership américain. Le 19 et le 26 septembre, respectivement, la France et le Royaume-Uni effectuent leurs premières frappes aériennes en Irak.
La dégradation de la situation des rebelles modérés et des résistants kurdes en Syrie poussent les États-Unis, confortés par la mise en place de cette coalition, à élargir leur champ d'action, même s'ils doivent le faire sans le consentement du gouvernement de Damas. L'aviation américaine intervient pour la première en Syrie le 23 septembre 2014, en bombardant une vingtaine de sites dans les gouvernorats de Raqqa, d'Hassakeh et de Deir-Ezzor. Des dépôts de munition, des camps d'entraînement, des raffineries, et même un complexe gazier et le centre de commandement du Califat sont touchés au cours des dernières journées de septembre.
L'attention internationale se cristallise bientôt sur Kobane, que 15.000 personnes fuient encore, au début du mois d'octobre, en direction de la Turquie. À partir du 7 octobre, les djihadistes pénètrent dans la localité, en conquièrent jusqu'à 60%, et des combats de rue s'engagent, très violents. Mais, à la faveur des frappes américaines, les Kurdes parviennent à reconquérir plusieurs quartiers, le 15 et le 16 octobre, les djihadistes ne tenant alors plus que 20% de la ville. Le combat va encore durer trois mois, mais au moins le verrou de Kobane n'est pas tombé. La reprise des territoires perdus est lente et laborieuse, et passe par la sécurisation de l'ensemble des campagnes autour de Kobane. Le 26 janvier 2015, enfin, le PYD déclare Kobane définitivement libérée de l'État islamique.
Situation du nord de la Syrie le 1er octobre 2014.
Plus de 130 jours de siège ont marqué la mémoire collective kurde. Depuis, les troupes du PYD sont clairement passées à l'offensive. Du 23 février au 10 mars 2015, le Califat opère pourtant une percée à Tall Amer, prenant possession de villages de chrétiens assyriens et menaçant le bastion kurde de Ras al-Aïn. La contre-attaque kurde, pour stabiliser le front, récupérer les territoires perdus et partir à la conquête de la province d'Hassakeh, s'amorce dès la fin du mois de février. Cette large offensive, supervisée par la coalition occidentale, est précipitée à la suite de l'enlèvement de 220 chrétiens assyriens dans cette même province – enlèvement qui avait poussé près de 5.000 personnes à fuir la région. Alliés à des milices assyriennes, les Peshmergas libèrent Tall Amer et progressent à Hassakeh, entraînant la mort d'au moins 200 djihadistes.
Ce succès en permet un autre, puisque les Peshmergas peuvent dès lors se lancer, au cours de la première moitié du mois de juin, sur la ville de Tall Abyad, à la frontière turque. C'est un succès, en une quinzaine de jours. Le 16 juin, la frontière avec la Turquie est ouverte, et des réfugiés peuvent revenir dans la localité. Tout au long de l'été 2015, les forces kurdes sécurisent la zone, et amorcent une descente lente et méticuleuse vers Raqqa, à moins d'une centaine de kilomètres au sud.
Ils sont désormais à Ayn al-Issa, à une cinquantaine de kilomètres de Raqqa... Raqqa, rien que ça ! Raqqa, capitale du Califat islamique. En un an, les Kurdes, présentés à juste titre en victimes, ont pris l'initiative et sont désormais en position de force. Comment le scénario catastrophe s'est-il transformé en revanche de l'Histoire pour les Peshmergas ?
Situation du nord de la Syrie et offensives kurdes depuis janvier 2015.
Les Peshmergas, symboles de la résistance au fanatisme
Depuis des siècles, les combattants kurdes se sont taillé une légende faite de sacrifice et de courage. De Saladin, au XIIème siècle, aux Peshmergas aujourd'hui, en passant par les leaders de la cause kurde au XIXème siècle et par les résistants à l'oppression du régime de Saddam Hussein, cette force s'est souvent vérifiée à travers l'Histoire. Face à des djihadistes aguerris et bien équipés, ils ont fait preuve de fragilités flagrantes, et ont été (et sont encore) largement dépendants de l'appui aérien des Américains. Au pire moment de l'année 2014, les troupes du Califat se sont même trouvées à une quinzaine de kilomètres de la principale ville kurde d'Irak, Erbil, et ont été à deux doigts de s'emparer de tout Kobane. Il faut dire que les combattants kurdes reviennent de loin. Dotés d'armes vétustes comme d'antiques tanks russes T55, vestiges de la Guerre froide, ou de simples kalachnikovs, ils ont manqué de munitions, de mitrailleuses, de mortiers, mais aussi d'armes lourdes et de véhicules blindés légers. Les pratiques de combat djihadistes déstabilisent par ailleurs les Peshmergas, avec la multiplication des mines antipersonnel notamment. En Irak, où les deux mouvements historiques – le PDK de Massoud Barzani et l'UPK de Jalal Talabani – enrôlent sur des bases partisanes, les divisions politico-claniques n'ont en rien aidé à unifier les forces militaires kurdes.
Mais la volonté est là, et alors que l'armée irakienne et les forces rebelles syriennes se sont effondrées face au Califat, les Kurdes, avec l'appui décisif de l'aviation américaine, ont fait la différence, sur la durée. Pour rappel, les Peshmergas emploient environ 250.000 individus, répartis entre l'Irak – 150.000 à 200.000 personnes – et la Syrie – plus de 50.000 hommes et femmes répartis dans les Unités de protection du peuple (YPG), branche armée du PYD, et dans leur pendant féminin, les Unités de protection des femmes (YPJ). Parmi ces 250.000 militaires, paramilitaires et miliciens, entre 100.000 à 150.000 sont directement engagés sur les différents fronts. Les impératifs tactiques et la nécessité d'engager une réforme profonde de leur corps militaire ont par ailleurs favorisé la coordination des troupes kurdes, et l'inclusion de minorités religieuses, les chrétiens assyriens et les yazidis notamment.
À bien des égards, et cela dans le flot de la radicalisation de l'ensemble des principaux groupes rebelles, parmi lesquels les plus modérés sont désormais largement minoritaires, les milices kurdes s'avèrent les meilleurs protecteurs des minorités confessionnelles, et les garants de leur survie dans la région. Au-delà des raisons évidentes, ethniques (rivalité entre Arabes et Kurdes) et politiques (suprématie du PYD dans les localités kurdes), qui poussent la communauté kurde à se soulever massivement contre le risque d'invasion djihadiste, d'autres raisons plus profondes expliquent cette posture. En effet, tout oppose, sur le plan idéologique, la résistance kurde au Califat. Tout comme l'ensemble du pays, les Kurdes de Syrie ont été largement sécularisés au cours des dernières décennies, même si cette société tribale a longtemps été régulée par des mœurs conservatrices. Ils vivent depuis des siècles en bonne entente avec d'autres communautés ethniques et religieuses, et même le principal mouvement de résistance kurde en Syrie, le PYD, de même que sa branche turque, le PKK, a développé une rhétorique profondément laïque, qui jette ses bases sur une idéologie marxiste.
À la faveur de la libération de Tall Abyad, les scènes de liesse où l'on pouvait voir, parmi les groupes d'individus fuyant l'occupation djihadiste, les femmes retirer avec soulagement le voile intégral qui leur était imposé jusque-là, sont emblématiques du fossé culturel profond qui sépare la communauté kurde de ce nouveau totalitarisme mortifère. Le 9 novembre 2014, véritable pied de nez à l'État islamique : les autorités en charge de la gestion des territoires kurdes de Syrie ont promulgué un décret garantissant aux femmes les mêmes droits que les hommes. Le texte explique que les femmes et les hommes doivent être « égaux [...] dans tous les aspects de la vie publique et privée », interdit la polygamie et condamne les « crimes d'honneur », les « violences et [les] discriminations »contre les femmes. Il liste par ailleurs une série de droits, allant de l'interdiction de se marier avant 18 ans ou contre son consentement, à l'égalité des conditions de travail et des rémunérations entre hommes et femmes, en passant par le congé maternité garanti jusqu'au troisième enfant. Enfin, le décret garantit aux femmes les mêmes droits que les hommes en matière d'héritage et pour se porter témoin devant les tribunaux, marquant une rupture claire avec les usages adoptés par les Kurdes jusque-là. Même si, sur le terrain, hommes et femmes engagés dans les armées kurdes ne sont pas toujours traités sur un même pied d'égalité, le message à la communauté internationale (et à l'État islamique, accessoirement) est clair : les Peshmergas se battent pour la liberté et l'égalité, et ont pleinement embrassé ces valeurs.
En Irak et en Syrie, la solidarité s'organise donc depuis plus d'un an pour accueillir les populations qui fuient le Califat. En Syrie, la communauté assyrienne, l'une des plus anciennes converties au christianisme, est l'une des principales concernées. On compte environ 30.000 chrétiens assyriens dans le pays, soit 1,2% du million de chrétiens syriens, et ils vivent en majorité dans le nord-est du pays, c'est-à-dire la zone la plus exposée aux djihadistes. En Irak, l'attention médiatique s'est concentrée sur la communauté yazidi, considérée par les djihadistes comme hérétiques et menacée de génocide ou de mise en esclavage – et non, comme les chrétiens, de la soumission à un impôt édicté par le Coran et d'une restriction de leurs libertés. En Syrie, l'intégration croissante des minorités religieuses, tout comme d'Arabes sunnites, dans les forces armées kurdes, est essentielle, d'abord car elle permettra dans un avenir proche une meilleure coordination entre les opposants à l'État islamique, ensuite parce qu'elle offre une alternative au régime syrien pour assurer la protection des minorités religieuses en Syrie.
Cette image, récupérée par un photographe indépendant, Jack Shahine, a, avec d'autres similaires, largement été diffusée sur Internet. Prise en juin dernier, la scène se déroule dans le nord de la Syrie, près du poste-frontière de Tall Abyad. On y voit une femme kurde qui, sitôt en sécurité, retire son voile intégral, révélant les vêtements bariolés que celui-ci cachait. Un geste de libération largement observé chez les femmes, kurdes ou arabes, qui sont parvenues à fuir le joug djihadiste.
Les intérêts kurdes peuvent-ils s'accorder avec les objectifs occidentaux ?
Pourquoi le succès des Peshmergas prend-il à présent une dimension décisive pour la diplomatie américaine ? Il faut dire que la posture de l'administration Obama a surtout été caractérisée, depuis bientôt quatre ans, par la pusillanimité, et que ses différentes tentatives d'appuyer les groupes rebelles « fréquentables » se sont toutes avérées des échecs sans appel ; sur le terrain, les milices les plus modérées ont progressivement été évincées ou avalées par les groupes radicalisés, islamistes, salafistes ou djihadistes.
Dernière initiative en date : un accord signé en février 2015 prévoyait la mise en place d'une formation conduite par les Turcs et par 400 instructeurs américains, visant 15.000 combattants pendant une période de trois ans, dans les environs de Kirsehir, une ville située à 140 km au sud-est d'Ankara. Mais la formation de Syriens triés sur le volet pour combattre l'État islamique s'est conclue par le massacre d'un premier groupe d'une soixantaine de personnes, sous les coups de l'« Armée de la Conquête ». Invité à présenter le bilan du programme américain en commission des forces armées au Sénat, aux États-Unis, le général Lloyd Austin déclarait, le 16 septembre 2015, qu'il ne restait sur le terrain que « quatre ou cinq » de ces soldats… et que seule une centaine était en cours de formation, alors que l'objectif était toujours d'atteindre le chiffre d'au moins 12.000. L'aveu pathétique d'« un échec cuisant », reconnaissait alors le sénateur John McCain.
À peine l'Armée Syrienne Libre est-elle encore présente de façon significative dans la région de Deraa, où, en dépit d'une offensive loyaliste en février dernier, les rebelles parviennent à s'emparer de l’antique Bosra al-Cham, en mars, et du poste frontalier de Nassib, le 2 avril, mettant fin à la présence de l’armée régulière à la frontière jordanienne (après la capture d'un premier point de passage, Al-Jamarek, en octobre 2013).
Face aux déboires des Américains et à l'incapacité des groupes syriens laïques de rétablir leur suprématie sur le terrain, Washington voit donc à juste titre les Kurdes comme leurs alliés au sol les plus sûrs. En outre, il se trouve que les intérêts kurdes et américains convergent au moins sur un objectif décisif, qui relève pour les Kurdes d'un enjeu de survie : l'endiguement voire l'éradication de l'État islamique. S'il n'y avait les réticences de la Turquie, vieil allié des États-Unis dans le cadre de l'OTAN, à voir émerger un territoire kurde autonome et en position de force, probablement d'ailleurs que la diplomatie américaine appuierait de façon plus explicite la constitution d'un Kurdistan syrien émancipé.
Car, au-delà des capacités militaires dont ils ont fait preuve sur le terrain, les Kurdes promeuvent un modèle politique qui peut convenir parfaitement à la présidence Obama, c'est-à-dire aspirant à davantage de liberté, d'égalité et de tolérance. Et cela en dépit de doutes qui subsistent sur des opérations d'épuration ethnique opérées par les Peshmergas dans certaines localités où des représailles ont été menées contre des Arabes sunnites soupçonnés d'avoir collaboré avec les forces djihadistes. Certains y voient la volonté du PYD de se constituer un vaste territoire où la domination démographique serait assurée à la communauté kurde. Les autorités kurdes maintiennent que ce sont là des dérapages isolés et qui ne sont pas représentatifs de leur action sur les territoires libérés.
Pour les militaires américains comme pour les Peshmergas, tout le défi est là : il n'est pas évident que les combattants kurdes soient encore légitimes dès lors qu'ils agissent au-delà des zones à majorité kurde ou des villages chrétiens ou mixtes qui demandent leur protection. Pour l'heure, les Kurdes ont adopté une posture qui, si elle se confirme au cours des mois suivants, s'annonce des plus judicieuses sur le plan stratégique. En effet, les milices kurdes affirment vouloir mettre sur pied une force arabe qui puisse lutter à ses côtés, et surtout gérer les territoires arabes libérés du Califat. Comment cela se présente-il concrètement ?
Alors que les Kurdes d'Irak hésitent à s'emparer de Mossoul, de peur d'exacerber les tensions avec les Arabes, majoritaires dans la ville, et d'y apparaître comme des occupants – ils privilégient plutôt un scénario où ils se contenteraient de seconder l'armée irakienne dans la reconquête de la ville –, les Kurdes de Syrie ne semblent pas partager ce type de préoccupations. D'abord parce que le rapport à l'État islamique comme aux Kurdes n'est pas le même en Irak et en Syrie. Dans la patrie de feu Saddam Hussein, les Arabes sunnites n'ont pas si mal accueilli les succès du Califat, qu'ils ont vu comme une forme de renaissance et de réponse à la marginalisation dont ils étaient victimes au sein du nouvel État irakien. Alors qu'en Syrie, les Kurdes sont vus comme des alliés (au moins objectifs) contre ce qui est perçu comme un mouvement essentiellement étranger, et dont le fanatisme rompt avec la sécularisation et la tolérance qui caractérisaient – jusque récemment – la société syrienne.
Ensuite et surtout parce que les Kurdes syriens ont amorcé une alliance solide au-delà de leur seule communauté. En effet, ils ont officiellement formé, lundi 12 octobre, une nouvelle coalition, appelée « Forces démocratiques syriennes » (FDS), et dont la colonne vertébrale est évidemment les Unités de protection du peuple (YPG). Élargie à des Arabes, sunnites et chrétiens, issus ou non de brigades liées à l'Armée Syrienne Libre, elle pourrait jouer un rôle clef dans la conquête de la ville de Raqqa.Parmi les groupes ayant rallié cette nouvelle coalition, on trouve Jaysh al-Thuwar (« Armée Révolutionnaire »), composée d’éléments arabes et turkmènes, Burkan al-Furat (« Volcan de l'Euphrate »), Thuwar al-Djezire, ou encore Liwa Thuwwar al-Raqqa (« Brigade des Révolutionnaires de Raqqa»). Des groupes provenant donc essentiellement des provinces de Deir Ezzor et de Raqqa, mais aussi des combattants de la tribu Chammar, dans la province d'Hassakeh. Rappelons que l'on compte déjà plus de 5.000 miliciens arabes de différents groupes coopérant avec les Kurdes. Les États-Unis se satisfont de ce nouvel acteur, qu’ils appuient sur le terrain. Le 12 octobre, l'aviation américaine parachutait 50 tonnes de munitions à destination des FDS dans la province d’Hassakeh, où une nouvelle alliance était scellée entre les factions kurdes et des tribus arabes ; et aujourd'hui même, Barack Obama a annoncé l'envoi, dans le nord de la Syrie, comme c’est déjà le cas en Irak, d'un petit détachement de forces spéciales américaines (officiellement limité à 50 individus) pour conseiller et entraîner les FDS, et aider à coordonner leurs efforts avec ceux de l’aviation occidentale.
Par ailleurs, une nouvelle armée tribale a récemment été créée par Abu Issa al-Raqqawi, le chef de la Brigade des révolutionnaires de Raqqa. De 800 membres il y a un an, ses forces devraient passées d’ici la fin de l’année à plus de 10.000, notamment grâce aux Américains et aux Kurdes. Si ces derniers prennent Raqqa, le scénario qui se dessine à présent semble être de laisser à ce même Abu Issa un rôle majeur dans la future administration de la ville. Tous les Arabes ne se sentent pas à l'aise avec l'idée que la localité de Tall Abyad se maintienne sous contrôle kurde, d'autant que des discussions sont en cours en interne du PYD pour savoir si le nouveau canton récemment créé doit être rattaché à celui de Kobané, ou s'il est maintenu comme quatrième canton des territoires kurdes ; mais la dépendance vis-à-vis des Peshmergas est trop grande pour pouvoir en contester la légitimité, et la plupart préfèrent la stabilité sous domination kurde à l'insécurité connue jusque-là.
En outre, Raqqa, localité à majorité arabe, n'est qu'une étape aux yeux des Kurdes, qui n'ont pas forcément intérêt à s'y attarder. Étape symboliquement importante, compte tenu de la place de la ville dans l'État islamique, mais étape tout de même. Le principal objectif des Kurdes est, après Raqqa, Jerablus, une localité à la frontière turque, située à 25 km de Kobane, et sur la route d'Efrin, le dernier territoire kurde à demeurer enclavé, au nord-ouest d'Alep. Sur le plan tactique, Jerablus et Raqqa sont interdépendantes, et l'état-major kurde juge indispensable de contrôler la capitale du Califat et de sécuriser ses frontières méridionales avant de s'emparer de Jerablus, qui deviendrait donc un nouveau canton kurde.
À quand une autodétermination kurde enfin posée sur la table ?
L'offensive sur Tall Abyad, hier, et celle sur Jerablus, demain, ne sont pas que tactiques, elles sont aussi des objectifs stratégiques de long terme. Pour les Kurdes, l'objectif est double : 1) contrôler les points de passage à la frontière turque (et donc couper les liaisons d'approvisionnement de l'État islamique) ; et 2) assurer une continuité territoriale entre les trois territoires kurdes, l'ensemble oriental Qamishli-Ras al-Aïn, Kobane et Efrin.
Reste à savoir dans quelle mesure cette continuité territoriale ne constitue pas les prémices à la mise en place d'un vaste ensemble kurde qui annoncerait des accrochages de plus en plus fréquents avec les alliés arabes d'aujourd'hui, voire avec la Turquie, dont le président, Recep Tayyip Erdogan, a déjà répété à plusieurs reprises qu'il ne tolèrerait pas la naissance d'un Kurdistan indépendant aux frontières de son pays. Dans ce contexte, l'obsession du gouvernement turc à vouloir établir une zone de sécurité protégée par une zone d'exclusion aérienne dans le nord de la Syrie s'explique par la réticence d'Ankara à voir les milices kurdes, en position de force, unifier les cantons kurdes le long de sa frontière. Sauf que, avec la nouvelle donne que représente l’intervention russe en Syrie, l’idée de cette « zone tampon » que les Occidentaux ne trouvaient déjà pas très séduisante semble morte. En outre, la fourniture d’armement lourd par les États-Unis à la résistance kurde ne rassure pas la présidence kurde.
Bien sûr, les acteurs sur le terrain, arabes et kurdes, sont encore loin d’une grande région kurde de Syrie, mais le paysage ethnico-religieux de la Syrie ne permet pas d'exclure totalement ce scénario. Il est par ailleurs évident que, sans pour autant viser des bastions arabes comme Raqqa où l'hostilité à leur endroit serait trop grande, les Kurdes cherchent à présent à anticiper une future sortie négociée du conflit qui passerait par une forme de parcellisation politique du pays ; alors qu'ils pourraient alors légitimement espérer obtenir une reconnaissance officielle de leur autonomie dans le cadre d'une vaste région unifiée, les Kurdes souhaitent donc être en position de force dans le nord du pays.
Une telle perspective serait sans doute un juste retour des choses pour les Kurdes de la région. En quête d'une introuvable indépendance, les Kurdes ont raté l'occasion historique de se constituer en État indépendant au lendemain de l'effondrement de l'Empire ottoman. Le traité de Sèvres de 1920 prévoyait en effet d'accorder une autonomie au Kurdistan, avec à la clef une perspective d'indépendance, mais le projet est mort-né devant les succès militaires de Mustafa Kemal, d'une part, et d'autre part, le partage de la région entre Français et Britanniques (prévu dès l'accord secret Sykes-Picot signé en 1916). Le traité de Lausanne de 1923 consacre les frontières actuelles entre l'Irak, la Syrie et la Turquie, et doublement remises en cause par l'action des Peshmergas et du Califat islamique.
La situation historique des Kurdes dans la région.
Dans le contexte actuel, les Kurdes devraient avoir le droit de poser la question de leur auto-détermination, même si l'on ne peut que souhaiter que celle-ci se pose une fois le conflit terminé, afin que les Peshmergas ne se détournent pas trop vite de la situation en Syrie où ils jouent un rôle tant positif que décisif. Cette question reviendra très probablement sur la table le jour où des négociations s'ouvriront, avec le régime de Damas et peut-être d'autres, pour aboutir à une paix plus ou moins durable en Syrie. Même séparés de leurs frères soumis à une autorité turque qui ne parvient pas à sortir du logiciel idéologique centralisateur hérité d'Atatürk, les Kurdes d'Irak et de Syrie, qui ont souffert de l'oppression des régimes de Saddam Hussein et du clan Assad hier, et de l'État islamique aujourd'hui, ont une légitimité à se poser la question du cadre politique dans lequel ils souhaitent évoluer. En outre, le droit à l'autodétermination est complexe en droit international, et contrairement à une idée reçue, on ne saurait en réduire la portée au droit à la sécession, même si, le 3 juillet 2014, le président de la région autonome du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, exigeait clairement l'organisation d'un référendum d'indépendance – il le faisait alors que les autorités kurdes étaient parvenues à prendre le contrôle de secteurs qu'elles souhaitaient intégrer de longue date à leur région autonome mais que Bagdad leur refusait, au premier rang desquels la ville multiethnique et pétrolière de Kirkouk. Qu'ils se maintiennent ou pas dans la Syrie et l'Irak de demain – et le plus probable est tout de même qu'ils y demeurent –, les Kurdes de la région rêvent surtout de pouvoir se gouverner eux-mêmes. Et au regard de leurs sacrifices, cette doléance doit évidemment être entendue.
En juin dernier, en représailles face à la progression des Peshmergas à Tall Abyad et en direction de Raqqa, les djihadistes ont tué 223 civils kurdes, parmi lesquels des femmes, des enfants et des personnes âgées. Une preuve de plus, s'il en fallait, de l'horreur propagée par le Califat. Personne ne sait exactement quand l’assaut final sur Raqqa aura lieu, mais les préparatifs pourraient être déjà en cours. Le courage de ces femmes (et elles sont nombreuses, participant à la renommée de l'épopée kurde) et de ces hommes qui luttent sur le terrain contre ce nouveau totalitarisme est tout à l'honneur du peuple kurde, et des Arabes qui les ont rejoints. Il faudra donc suivre avec attention, au cours des prochains mois, l'évolution de cette force nouvelle – au sein des « Forces Démocratiques Syriennes » alliant Kurdes et Arabes– qui semble en passe de proposer une alternative crédible au trio mortifère qui dominait depuis plus d'un an la scène syrienne, à savoir l'« Armée de la Conquête » (dominé par le Front al-Nosra), l'État islamique et le régime de Bachar el-Assad.