Par David Brites.
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Même le faible taux de participation, de 55,86% des inscrits, a peu bougé par rapport à 2009 (59,68%) ou à 2011 (58,03%) ; sa baisse continue depuis 2005 (64,26% cette année-là) illustre surtout le désintérêt croissant des Portugais vis-à-vis de la politique. Comment expliquer cette lassitude du peuple portugais, cette incapacité à protester contre les injustices produites par leurs classes dirigeantes, asservies aux normes européennes et à la « troïka » – terme employé au Portugal pour désigner le trio composé du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque centrale européenne (BCE) et de la Commission européenne ? Comment expliquer ce fatalisme, si prégnant dans la culture portugaise ?
« poids lourds » de l'extrême-gauche portugaise
Propagande électorale appelant à voter pour la Coalition démocratique unitaire (CDU) dont le Parti communiste est le pilier, et à défendre les droits de la jeunesse, sur un mur de Porto, en 2011.
L’histoire de cette nation, des pans entiers de sa culture, ses expressions populaires, ses alliances et ses engagements politiques à travers les siècles, et finalement l’identité même du Portugal, sont profondément liés à la religion catholique.
Ce poids a eu une traduction concrète sur la culture politique, puisqu’il en est sorti une détestation primaire du communisme. Lors du dit « miracle de Fatima » de 1917, la Vierge n’a-t-elle pas, raconte l’Église, invité le peuple portugais à prier pour le « salut » et la « conversion » de la Russie bolchévique ? Dans un tel contexte, une alternative socialo-marxiste était tout bonnement inenvisageable, et ce d’autant plus que la situation du Portugal a, très tôt et pendant longtemps, entraîné une sclérose politique dramatique et maintenu le peuple à un niveau d'éducation extrêmement faible et dans une grande pauvreté.
L’histoire du Portugal depuis deux siècles ne le prédestinait pourtant pas à cela. Certes, le pays s’est longtemps trouvé en situation de « protectorat » économique, hier vis-à-vis du Royaume-Uni (traité de Methuen, 1703), aujourd’hui vis-à-vis des créanciers de la Troïka. Après avoir ouvert au capital d’entreprises chinoises le réseau électrique national et la compagnie nationale d’électricité, le gouvernement en place entre 2011 et 2015 a privatisé les services postaux, dont le rôle dans la cohésion sociale et territoriale est pourtant évident ; si l’on ajoute à cela la privatisation de la quasi-totalité des transports publics, des aéroports, et celles, prévues mais mises en suspens par les législatives d’octobre, des compagnies nationales de l’eau (Águas de Portugal) et de transport aérien (Transportes Aéreos de Portugal), dans un pays sans autonomie monétaire, on comprend que
. Commentant le scénario où le Portugal souhaiterait négocier une restructuration de sa dette avec la Troïka, la dirigeante du Bloc de Gauche Catarina Martins déclarait le 14 septembre dernier : « Il faut assumer une confrontation européenne [avec nos partenaires]. C’est difficile, mais c’est cela qui définira si notre pays va être un protectorat ou s’il va avoir les conditions de se défendre. »Toutefois, l’histoire portugaise n’a pas toujours été caractérisée par une telle posture de résignation nationale. Les mesures du Marquis de Pombal entre 1750 et 1776, la Révolution libérale de 1820, la victoire des monarchistes libéraux sur les absolutistes en 1834, mais aussi les troubles politiques de 1834-1851 qui aboutissent à une monarchie constitutionnelle, ainsi que le règne de rois modernisateurs, notamment Pedro V (1853-1861) et son frère Louis Ier (1861-1889), ont semblé entraîner la nation vers la bonne direction. Au XIXème siècle, les premières lignes de chemin de fer font leur apparition ; le pays, désormais dominé par la bourgeoisie, amorce une timide industrialisation ; et de grands travaux d’infrastructure sont lancés, notamment sous l’impulsion de Fontes Pereira de Melo, chef du gouvernement à plusieurs reprises dans les années 1870 et 1880. Les milieux républicains admirateurs du modèle français gagnent en influence à Lisbonne, et le Portugal vit, au cours de cette période connue sous le nom de « Régénération » (Regeneração), une ébullition intellectuelle telle qu’il n’en a pas connue depuis les Grandes Découvertes, avec une production poétique et littéraire de style souvent romantique, naturaliste ou réaliste très riche : Almeida Garrett, Cesário Verde, Alexandre Herculano, Camilo Castelo Branco, Guilherme de Santa-Rita, Sá-Carneiro, Florbela Espanca, etc. On parle depuis de
Génération Orpheu , du nom de la revue littéraire publiée en 1915 par un collectif d'artistes, et symbole de l'introduction du mouvement moderniste au Portugal. À cheval entre la fin du XIXème et la première moitié du XXème siècle, de grands artistes émergent et s'ouvrent à d'autres pays d'Europe, comme l’illustrent les séjours (et parfois l'installation définitive) de figures emblématiques, par exemple l’écrivain Eça de Queirós et les peintres Amadeo de Souza-Cardoso et Maria Helena Vieira da Silva à Paris, ou encore le poète Fernando Pessoa et la peintre Paula Rego (toujours vivante) à Londres.Œillets menée par des militaires fatigués de la guerre de décolonisation et des libertés brimées,
Ce retour en arrière dans notre rétrospective de l’histoire du Portugal ne doit rien au hasard. À bien des égards, le régime salazariste explique l’incapacité du peuple portugais à se révolter. Rappelons que contrairement à une idée reçue en France, la dictature portugaise n’est pas un énième régime totalitaire comme ceux que l’Europe a connus dans l’entre-deux-guerres. À la différence du fascisme, la doctrine salazariste ne vise pas à créer un homme nouveau – une constante dans les régimes totalitaires (y compris dans l’Allemagne nazie et dans la Russie soviétique) – mais au contraire à maintenir le citoyen portugais dans un ordre ancien, dans un passé fantasmé, dans une tradition figée et encadrée par les institutions les plus conservatrices de la nation. Écrivain et dramaturge portugais né en 1944, Mario de Carvalho résumait très bien, dans un reportage retransmis le 21 octobre dernier sur la chaîne Arte, la soumission du peuple portugais au diktat du régime et de l’Église catholique : « Il y avait un peuple idéalisé, qui était humble, conformiste, très pieux, qui se contentait de très peu, qui récitait ses Ave Maria, se recueillait chez soi, qui était obéissant. Qui suivait les préceptes, aussi bien de notre mère l’Église que de l’autorité soi-disant légitime de ses supérieurs. Enfin, un peuple parfaitement installé dans sa pauvreté, dans sa misère. »
O Zé Povinho, création du peintre, illustrateur, dessinateur, caricaturiste et céramiste Rafael Bordalo Pinheiro, dans le journal « A Lanterna Mágica ». Ce dessin de 1875 a été décliné dans des milliers de créations depuis. Il représente une personnification nationale, c'est-à-dire une anthropomorphisation de la nation.
Le régime n'est donc pas, à proprement dit, fasciste, au sens totalitarisant du terme
. Il est corporatiste, c'est-à-dire qu'il cherche à maintenir l'équilibre des corps composant la société, et qu'il appuie son autorité sur cet équilibre. Le régime salazariste est précurseur de l’idéologie corporatiste, en recherche d'une troisième voie socio-économique, entre le capitalisme libéral et les idéologies révolutionnaires (marxisme, anarchisme). Il s’inspire à la fois de courants traditionnalistes et interventionnistes. Les grands corps d’État sont garants de la stabilité du régime, et disposent d’une forme d’autonomie avancée. Bien plus qu’à l’idéologie fasciste en Italie, le salazarisme est comparable au régime de Vichy, lui-même hautement corporatiste et traditionnaliste. L’attachement à la terre et aux coutumes prévaut sur le mythe de la conquête et sur les rêves de grandeur et d’expansion. On sait aujourd’hui qu’António Salazar était un admirateur de Charles Maurras, théoricien français du « nationalisme intégral », une idéologie largement assimilable à celle du maréchal Pétain. Maurras et Salazar auraient d’ailleurs entretenu une correspondance. Les deux personnages étaient des opposants farouches à l’idée de modernité.Basé sur la devise « Dieu, famille, patrie », le régime s’est présenté en adversaire implacable de la révolution communiste, octroyant une place centrale à l’Église catholique, y compris dans la propagande d'État. Ainsi en 1967, Paul VI est le premier pape à fouler des pieds le sanctuaire de Fatima, où il rencontre Salazar et Sœur Lucie (la dernière survivante des trois témoins du « miracle »), le tout dans une ambiance festive largement retransmise. En outre, les coutumes et les mœurs sont encadrées : les institutrices ont interdiction de se maquiller, et avec les infirmières, elles doivent demander une autorisation officielle pour se marier ; les jupes ne peuvent dépasser une certaine longueur ; un couple risque une amende s'il s'embrasse dans un lieu public ; et le maillot de bain dit bikini ne sera autorisé que dans les années 60. Sans parler de la pression sociale dans les villages, qui interdit toute relation sexuelle avant le mariage, qui rend le divorce inenvisageable, qui réserve largement aux hommes l'accès à certains espaces publics du quotidien comme les cafés, et qui permet la perpétuation de pratiques telles que les unions entre cousins, ou encore les mariages d'intérêt ou arrangés.
Au cours de la Guerre civile espagnole (1936-1939), Salazar incline en faveur des putschistes nationalistes, en dépit d’une neutralité officielle : 6.000 « volontaires » portugais combattent les républicains, les réfugiés antifascistes sont souvent remis aux troupes franquistes, et le régime de Lisbonne reconnaît celui du général Franco dès 1938. Les impératifs militaires des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale et surtout pendant la Guerre froide favoriseront par-contre une alliance forte avec le Portugal de Salazar, concrétisée par l’usage d’une base militaire sur l’archipel des Açores par les avions britanniques et américains à partir des années 40. En 1949, le Portugal est même le seul pays non-démocratique à participer à la fondation de l’Alliance atlantique.
L’anticommunisme est inscrit dans la chair du régime salazariste, qui entraîne consciemment la nation portugaise dans une longue période de sclérose intellectuelle. Cet attachement à un Portugal ancré dans ses traditions se traduit logiquement par la préservation de ses « prolongements naturels », à savoir les colonies africaines, symboles d’un passé maritime glorieux et idéalisé. Car l
participe évidemment de façon déterminante à la mythologie nationale. La cerise sur le gâteau étant qu'à l'époque, les principaux leaders de l’indépendance en Angola, au Mozambique et en Guin sont justement soutenus par le bloc de l’Est, Union soviétique et Cuba en tête, ou à tout le moins prônent la mise en place de régimes marxistes. Dans la propagande d'État de l'époque, on ne se bat donc pas contre les Africains, mais contre les communistes. Finalement, les années de guerre de décolonisation (1961-1974) épuisent le pays (plus du tiers du budget national est consacré à l’effort militaire). En à peine une décennie, le régime s’est mis à dos une des corporations qui constituaient l’un de ses piliers, à savoir le corps militaire. Le 25 avril 1974, un groupe d’officiers organise le coup d’État dont découlera la Révolution des Œillets. En une journée, le régime est tombé, et Marcelo Caetano, chef du gouvernement depuis 1968, doit s’exiler au Brésil.José Manuel Cerqueira Afonso dos Santos (1929-1987) était un compositeur portugais de musique militante. Plus connu sous le nom de Zeca Afonso, il a notamment écrit des chansons critiquant le régime salazariste. Enregistrée en 1971, « Grândola, Vila Morena » raconte la fraternité des habitants de Grândola, une ville située dans l'Alentejo. Considérée comme exaltant des idées communistes, elle fut censurée. Le 25 avril 1974, cette chanson fut diffusée à la radio portugaise Radio Renascença et servit de signal pour commencer la Révolution.
De l'humilité à la soumission,
: la victoire du salazarisme sur la conscience collective portugaiseLe Portugal a connu des bouleversements profonds depuis l’indépendance des colonies africaines (1974-1975), la proclamation de la nouvelle Constitution (1976) et l’adhésion aux Communautés européennes (1986). Le pays aspire enfin à la modernité et aux acquis sociaux de base. Alors qu’en 1974, un Portugais sur trois était encore analphabète, le taux d’alphabétisation passe la barre des 80% au cours des années 1990 et des 90% dans la décennie 2000. L’amélioration de la situation économique et sociale entraîne une chute de l’émigration, au moins jusqu’à la crise de 2008, alors que les immigrés portugais représentaient depuis les années 1960 la première communauté étrangère en France. Deux chiffres illustrent une nette amélioration du niveau de vie : le taux de mortalité infantile, qui était de 89 décès pour 1.000 naissances dans les années 60, est à présent inférieur à 4 décès/1.000 ; et l’espérance de vie passe de 68 ans en 1974 à 80 ans en 2015. Deux autres indicateurs révèlent une véritable révolution des mœurs : entre 1974 et 2008, on compte trente fois plus de divorces ; et le taux de natalité s’est effondré depuis les années 1970 (le nombre de naissances était aux alentours de 220.000 par an en 1960, et d’à peine 110.000 en 2005).
Léopold Sédar Senghor au Sénégal,
L'investissement dans les énergies renouvelables, l'un des rares succès du Portugal moderne. Au premier trimestre 2013 par exemple, près de 70% de l'électricité consommée dans le pays a été d'origine renouvelable – un chiffre qui dépend aussi de la force des vents. Le Portugal est l'un des rares pays au monde dont plus de 60% de la production électrique est d'origine renouvelable. Les efforts en la matière sont récents mais significatifs : entre 2005 et 2010, le Portugal a fait passer sa part d'énergie d'origine renouvelable de 17% à 45%, en multipliant par 7 sa production d'énergie éolienne, tout en développant beaucoup l'hydro-électricité, l'énergie houlomotrice et le solaire.
Dans le passage qui suit, la députée du Bloc de Gauche
Nous arrivons au bout de quatre ans de gouvernement, et l'unique chose que [l'exécutif] vient faire ici, c'est demander la facture au PS et faire des annonces d'amélioration économique. [...] Il disait en 2013 qu'un « miracle économique » était à l’œuvre au Portugal. Mais il nous faut demander : s'il y a effectivement un « virage économique » au Portugal, s'il y a un nouveau cycle de croissance et d'investissement au Portugal, comment expliquer que l'INE [Inquérito de Conjunturo ao Investimento, en français : l'organisme de l'Enquête de Conjoncture sur l'Investissement] fasse une révision à la baisse des intentions d'investissements en 2014 ? Et qu'il fasse une révision négative des valeurs prévues en 2015 ? Les entreprises prévoient d'investir moins en 2015 à cause des perspectives de ventes, qui n'existent pas dans le pays. […] Comment comptabilisez-vous un « virage économique » avec des entrepreneurs que disent qu'ils vont investir encore moins au cours de l'année qui vient, y compris dans les industries exportatrices ? Comment comptabilisez-vous un « virage économique » avec ces indicateurs économiques ?
[...] Indicateur d'activités économiques : c'est très loin d'être une courbe ascendante. Indicateur du volume d'échanges dans l'industrie : [...] très loin du « virage économique ». Indice du volume d'échanges : [...] toujours descendante. Indice de production dans l'industrie : en baisse. Et indice de volume des échanges dans les services... Ce sont les trois indices de volume d'échanges industriels que l'INE présente, comme indicateurs conjoncturels, en décembre 2014. Comment comptabilisez-vous un « virage économique » avec ces aspects, avec ces courbes descendantes ? [...] PSD et CDS-PP ont l'habitude de parler de « décennie perdue », la décennie 2000. C'est vrai, les années 2000 ont représenté une décennie perdue. Le problème, c'est qu'en moyenne, pour notre décennie, si nous voulons arriver au moins au niveau des investissements de la « décennie perdue », il manque deux milliards d'euros en investissements. [...] Cette décennie sera bien pire que la « décennie perdue ».
[...] Parce qu'ensuite, nous ouvrons les journaux, et ce que nous y trouvons en termes d'investissements au Portugal, ce sont les Chinois qui viennent acheter BP [Banco de Portugal], Fidelidade [société d'assurance], Espírito Santos Saúde [prestataire de services de santé], REN [Réseau Électrique National], BESI [banque d'investissement, filiale de Novo Banco]. Et dans les investissements immobiliers, [d'autres achats]. La vente d'actifs, ce n'est pas des investissements. Et c'est cette escroquerie que l'on voit aujourd'hui, quand nous ouvrons n'importe quel journal. Plus de 700 millions d'investissements immobiliers au Portugal ? Ce sont des ventes d'actifs, pas des investissements, de la capacité productive ou de la création d'emploi.