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Par Jorge Brites.

« La France est un pays judéo-chrétien, de race blanche ». En lâchant ces mots lors de l’émission On n’est pas couché du 16 septembre dernier, la députée européenne Nadine Morano n’imaginait sans doute pas le tollé qu’elle provoquerait – au point de s’être vue retirer l'investiture aux élections régionales dans le Grand Est par son propre parti, Les Républicains. Si la question des « races » se pose de façon aiguë dans des pays où le racisme s’est avéré particulièrement destructeur et facteur de divisions, le principe d’une espèce humaine sous-divisée en races n'en demeure pas moins une croyance partagée par beaucoup.

C'est d’autant plus inquiétant que d’autres concepts viennent s’y ajouter : ethnies, communautés, tribus, etc. Ils témoignent d’une vision de l’humanité morcelée, sur une base assez floue, mélangeant la naissance et l’appartenance linguistique et culturelle. L’usage de ce vocabulaire dans le langage courant gêne d’autant moins qu’il est souvent utilisé pour parler de peuples sous-considérés (dans l’inconscient collectif), à savoir ceux des pays du Sud, jusqu’à la Méditerranée et l’Europe de l'Est. À titre d'exemple, on parlera facilement de « conflits inter-ethniques » en Afrique ou dans les Balkans, mais qui présentera les Catalans ou les Basques comme des « ethnies » espagnoles ? Tout au plus, on parlera de « nationalités ».

L’« ethnie », comme la « race », ne s’appuie pas simplement sur des vecteurs culturels communs, mais d’abord et avant tout sur une ascendance commune. Autrement dit, l’espèce humaine serait divisée en races : blanche, noire, jaune, etc. Et ces races seraient elles-mêmes sous-divisées en groupes ethniques et en communautés, parfois avec des sous-sous-divisions assez floues et encore plus subjectives. Par exemple, les Blancs seraient sous-divisés en Slaves, en Germains, en Celtes, en Sémites, etc., au sein desquels on trouverait les Bulgares, les Serbes, les Bavarois, les Juifs ashkénazes, etc. Qu’en est-il réellement ?

Tiyi, reine d'origine nubienne, épouse du pharaon noir Aménophis III.

Commençons par préciser que les séparations basées sur la couleur de la peau n’ont pas toujours été la règle chez l’Homme. Dans les temps les plus immémoriaux de l'humanité, les individus ont circulé de par le monde, et ce qui primait avant tout, c'était les intérêts des cités, des commerçants, des individus. L’esclavage, dans l’Antiquité, frappait Blancs comme Noirs sans distinction, de même que l’Égypte antique connut des Pharaons et des Reines « noirs ». Une dynastie dite de Pharaons noirs (la XXVème dynastie, d'origine nubienne) s’y imposa même à la fin du Nouvel Empire, avec l’Empire koushite. Du racisme, il en existait bien évidemment – même s'il différait par bien des aspects de celui qui s'est exprimé au cours des XIXème et XXème siècles. Grecs et Romains qualifiaient déjà de « barbares » tous ceux ne parlant pas leur langue, et ne cachaient pas leur sentiment de supériorité sur les autres peuples. C’est d’ailleurs pourquoi, au IIIème siècle avant notre ère, Alexandre le Grand eût bien des difficultés à faire accepter à ses généraux macédoniens le principe des mariages mixtes avec des femmes perses, à des fins politiques et culturelles – lui-même épousa la fille de l’ancien empereur perse achéménide Darius III. Mais on n'aurait pas imaginé l'empereur perse Xerxès Ier, Hannibal le Carthaginois, ou encore Jules César à Rome, refuser des Noirs dans leurs armées au motif de leur couleur de peau ou d'une prétendue race.

La distinction de races sur la simple base de l’apparence physique, cristallisée sur le mépris systématique et collectif à l'égard de la prétendue race noire, est venue plus tard. Le rôle des grandes religions monothéistes est, à ce titre, assez évident. À la fois par l'attitude des hommes et par le contenu des textes. Chez les juifs, déjà, l'épisode biblique (Genèse 9:18-29) condamnant Canaan, fils de Cham et petit-fils de Noé, à servir ses oncles Sem et Japhet, a fait l'objet de diverses exégèses (explications) offrant à leurs auteurs une caution religieuse à la dépréciation des peuples d'Afrique noire – supposément descendants de Cham – et à leur réduction en esclavage. Cette lecture a pu avoir des conséquences importantes sur l'ensemble des religions du Livre.

Chez les chrétiens, on observe une forme institutionnalisée de « racisme » dès le VIème siècle après J.-C., avec le premier concile d’Elvira (en Espagne), qui condamne à dix ans d’excommunication toute personne qui a laissé un juif bénir sa récolte ou qui a partagé son repas avec un juif. L’Inquisition, qui s’étale du XIIIème au XIXème siècle en Europe, n’est malheureusement qu’une étape parmi d’autres dans le processus. Le Saint Office de l’Inquisition, créé dès 1231, a travaillé durant plus de cinq siècles à pourchasser tout à la fois les hérétiques, les juifs et les musulmans convertis au christianisme, ainsi que les « sorcières ».

Portrait de Nicolas V, pape de 1447 à 1455.

Plus tard, et à l’origine de la traite négrière transatlantique, l’esclavage pratiqué par les puissances européennes (avec l’aval de l’Église) portera une dimension intrinsèquement raciste visant particulièrement les peuples noirs, notamment après l’arrêt officiel du travail forcé des Amérindiens, suite à la controverse de Valladolid sous le pontificat du pape Jules III (1550-1555). Dès 1455, dans sa bulle pontificale du 8 janvier (Romanus pontifex), le pape Nicolas V ciblait spécialement les Sarrasins, c'est-à-dire les musulmans, en justifiant jusqu'à leur mise en esclavage : « […] des faveurs et grâces spéciales étant conférées aux princes et rois catholiques, qui […] non seulement restreignent les excès sauvages des Sarrasins et autres infidèles […] mais aussi pour la défense et l’augmentation de la foi, ils doivent persécuter et faire disparaître ceux-ci, ainsi que leurs royaumes et leurs habitations, même si ceux-ci sont situés dans des régions lointaines qui nous sont encore inconnues ». Plus loin dans le texte, le même pape donnait au roi portugais de l’époque « la libre et ample faculté d’envahir, chercher, capturer, déporter et soumettre tous les Sarrasins, et autres ennemis du Christ n’importe où, de prendre possession de leurs royaumes, principautés, et de leurs possessions, et de tous leurs biens meubles et immeubles, et de réduire leur personne à l’esclavage perpétuel, et prendre la souveraineté de leurs royaumes, principautés, et de leurs biens afin de bénéficier de l’usage et des produits de ceux-ci ». En 1526, Funsu Nzinga Mbemba, dit Alphonse Ier, roi chrétien du Kongo, écrivit au roi portugais João II pour demander, en vain, à ce que soit mis fin à la traite transatlantique qui dépeuplait son pays.

La dimension raciste développée dans les sociétés chrétiennes d’Occident a trouvé, dans l’entreprise de colonisation de l’Amérique à partir du XVIème, et de l’Afrique au XIXème siècle, un découlement logique. Elle est évidente dans l’argumentaire de l’époque. Victor Hugo disait ainsi, dans un discours prononcé le 18 mai 1879 lors d’un banquet célébrant pourtant l’abolition de l’esclavage : « Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie ; déserte, c’est la sauvagerie. […] Au dix-neuvième siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au vingtième-siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde ». Comprendre : l’homme noir n’était pas un homme. C’est pourquoi d’ailleurs on ne lui concédait même pas d'avoir une âme. Et c’est pourquoi il devait être converti, extirpé de ses croyances obscures. Si cette approche arrangeait bien les puissances colonisatrices pour des raisons politiques et économiques, en leur permettant de justifier la conquête du continent africain sur une base « humanitaire » et civilisatrice, elle correspondait aussi à une vision du monde dans laquelle Noirs et Blancs n’étaient pas naturellement égaux. Dans laquelle l’École de la République enseignait une humanité divisée en quatre « races » bien distinctes et homogènes. Dans laquelle le Christ pouvait être représenté comme étant blond aux yeux bleus, tant que cela permettait de ne pas le confondre avec un vilain petit Arabe ou un Juif séfarade.

Les séquelles de cette « stratification raciale » se retrouvent jusqu'à nos jours dans bien des domaines, de manière inconsciente ou non. Entre-temps, les États-Unis ségrégationnistes et le régime d’Apartheid sud-africain sont passés par là, de même que la marginalisation ou le massacre des peuples indigènes du continent américain, la politique d'assimilation forcée des Aborigènes en Australie, ou encore les pogroms antisémites en Europe de l'Est. Les exemples sont si nombreux qu’on pourrait même se passer d’en donner. En Israël, le traitement discriminatoire dont font l’objet, depuis longtemps, les citoyens d’origine éthiopienne (pourtant juifs) est également révélateur. Et rappelons que les plus fervents catholiques restent souvent les plus réticents à la nomination d’un pape noir. Car elle viendrait contredire leur vision idyllique (consciente ou pas) d’une humanité dans laquelle la race blanche joue un rôle particulier, celui de ramener les autres peuples dans le chemin de Dieu. Aujourd’hui, les relations diplomatiques entre États, le traitement de l’information par les médias, ou encore les politiques d’aide au développement vers l’Afrique, illustrent régulièrement la vision inégale que tous (Blancs comme Noirs) partagent de l’humanité.

Images d'archives exposées au Musée de l'Apartheid, à Johannesburg, en Afrique du Sud.

Images d'archives exposées au Musée de l'Apartheid, à Johannesburg, en Afrique du Sud.

Dans cette construction d’une « humanité divisée » (dans laquelle celui à la peau sombre est toujours inférieur), le monde musulman n’est évidemment pas en reste. Rappelons par exemple que, parallèlement à la traite intra-africaine et à la traite transatlantique, il existât une traite orientale à destination du monde arabo-musulman. L’historien français Olivier Pétré-Grenouilleau, spécialiste de l’histoire de l’esclavage, a estimé en 2004 qu’elle aurait pu avoir causé un total de 17 millions de victimes du VIIème siècle à nos jours. S’il est vrai que le Coran condamne l'esclavage, des pratiques de contournement ont souvent été trouvées. L’une d’entre elles fût par exemple de passer par des commerçants juifs pour acquérir des esclaves.

Un cas très illustratif est celui de la République islamique de Mauritanie, où des associations dénoncent régulièrement la persistance (jusqu'à aujourd'hui) de pratiques de l’esclavage. Le pays compte tout à la fois des populations arabo-berbères (les Maures, aussi appelés Bidân, qui signifie « Blanc ») et des populations noires, dont les Harâtîn, qui sont d’anciens esclaves des Maures et qui représenteraient jusqu’à 45% de la population. Dans son ouvrage Nouakchott, au carrefour de la Mauritanie et du monde (2009), la géographe Armelle Choplin nous raconte : « L’esclavage a longtemps été légitimé dans la société maure par la religion musulmane. Bien que cette dernière condamne les pratiques esclavagistes, certains faits ont été revisités, et même parfois inventés, et entretenus par la suite par les différentes communautés. L’idéologie populaire justifie ''religieusement'' l’esclavagisme. Le mythe fondateur rapporte que le père des Harâtîn et le père des Bidân étaient frères. Alors qu’ils voyageaient ensemble, portant chacun un Coran, il se mit à pleuvoir. Le père des Bidân aurait alors placé son Coran sous son aisselle afin de le protéger tandis que le père des Harâtîn l’aurait disposé sur sa tête pour se protéger lui-même de l’eau. L’encre du manuscrit aurait coulé, le noircissant à jamais, et, accomplissant une punition dictée par Dieu, son frère Bidân le réduisit en esclavage. Ce mythe serait inspiré de la malédiction biblique de Cham ».

Pas de races, mais sept groupes biologiques

Donc, l’homme blanc, l’homme de couleur, et au milieu de tout ça bien des couleurs inclassables. Dans le cadre d’une enquête lancée au Brésil en 1976 par l’Institut Brésilien de Géographie et de Statistique (IBGE), il était demandé aux sondés d’indiquer la couleur de leur peau. La question donna lieu à une multitude de réponses et, à l’issue d’un important travail de regroupement, 136 couleurs de peau se dégagèrent. Leur lecture étant des plus imagées : blanc essentiel, blanc miel, tire vers le blanc, charbon, grillée, tirant sur le doré, couleur de café, brune-bien-arrivée, blé, moitié noire… Mais qu’en est-il réellement ? Notre espèce est-elle divisée en races, si l’on regarde l’outil scientifique le plus sérieux à notre disposition, à savoir la génétique ?

Une école de Porto Alegre, dans le sud du Brésil (Rio Grande do Sul), 2009.

Une école de Porto Alegre, dans le sud du Brésil (Rio Grande do Sul), 2009.

On a longtemps distingué l’espèce humaine en quatre races : la noire, la blanche, la jaune et la rouge. Certains étaient parvenus à en identifier des dizaines, voire des centaines, en y ajoutant d’autres critères physiques et culturels. Ainsi, les Nazis parlaient davantage de races aryenne, slave, latine, juive, etc., que de « race blanche ». Parce que oui, tout de même, on est Blanc mais on ne va pas se mélanger avec les torchons. La race blanche se doit d'être plus complexe, plus subtile. Même s’il existe quand même une race noire en face. Oui, parce que malgré tout, Blanc c’est quand même mieux que Noir, même quand on est Yougoslave, Tatar ou Albanais. Et parce que l'incohérence et le ridicule ne tuent pas, le summum fût atteint lorsque les Nazis cherchèrent des origines aryennes aux Japonais, alliés de l'Allemagne hitlérienne.

Extrait de manuel scolaire, en France, sous la IIIème République (1875-1940).

Extrait de manuel scolaire, en France, sous la IIIème République (1875-1940).

Entre-temps, la Seconde Guerre mondiale et les horreurs nazies étant passées par là, le sujet est devenu tabou. Non seulement n’a plus été établie une hiérarchisation des races, mais l’idée même de distinguer les êtres humains sur la base de cette notion est tombée progressivement en désuétude sur le plan scientifique, notamment après la fin de la ségrégation aux États-Unis en 1967, et après la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud en 1991. Le vocabulaire a donc évolué : dans l'après-guerre, on ne parlait plus de races, mais d’ethnies, forgées sur des bases culturelles. C’est l’ethnocentrisme de Lévi-Strauss. Aujourd’hui, les progrès effectués dans la science du génome – c’est-à-dire l’ensemble du matériel génétique d’un individu, contenu dans les chromosomes – permettent d’apporter des réponses bien plus précises sur l’existence ou non de divisions biologiques au sein de notre espèce. L’ironie du sort étant qu’on le doit en grande partie aux travaux d’un raciste notoire, James D. Watson, pour son travail sur la structure de l’ADN (avec Francis Crick) en 1953.

Au lieu de se fonder sur quelques critères physiques apparents, les généticiens ont en effet mis au point des moyens sophistiqués d’analyse, capables de comparer des milliers de minuscules fragments d’ADN. Cela a permis à la génétique de rendre son verdict : l’humanité peut être répartie en groupes biologiques, mais parler de races est clairement un abus de langage, puisque l’espèce humaine demeurerait, en réalité, la plus compacte parmi tous les mammifères. Ainsi, sur les 3,2 milliards de nucléotides que compterait le génome humain, les hommes ne différeraient que sur 3 millions au maximum, soit à peine un sur mille. Les sept milliards d’êtres humains possèdent donc un génome à 99,9% identique. À titre de comparaison, la diversité génétique du chimpanzé serait quatre fois supérieure à la nôtre.

Il existe certes une variabilité entre les êtres humains. Quelles conclusions peut-on en tirer ? Début 2008, la revue américaine Science publiait les résultats d’une étude génomique considérable (alors la plus complète jamais réalisée), comparant 650.000 nucléotides chez 938 individus appartenant à 51 « ethnies » et associant bon nombre de généticiens. Conclusion de cette étude, l’espèce humaine compterait en son sein sept groupes biologiques : les Africains subsahariens, les Européens, les habitants du Moyen-Orient, les Asiatiques de l’Est, les Asiatiques de l’Ouest, les Océaniens et les Amérindiens. En cherchant davantage, les généticiens ont pu encore déterminer des sous-groupes (par exemple, huit en Europe, et quatre au Moyen-Orient), mais avec plus d’incertitude. Surtout, les chercheurs précisent que tous les hommes descendent bien d’une même population d’Afrique noire, scindée progressivement en sept branches au fil des départs de petits groupes dits fondateurs, dont les descendants se seraient retrouvés isolés par des barrières géographiques (montagnes, océans…).

Les divergences sur une partie du génotype s'expliqueraient donc par la séparation géographique, et une évolution dans des milieux naturels particuliers. On sait par exemple que la peau blanche n’est rien d’autre qu’une adaptation génétique favorisant la synthèse de la vitamine D en milieu faiblement ensoleillé, en permettant une pénétration plus profonde des rayons du soleil dans l’épiderme, du fait d’un taux de mélanine plus bas. Pas étonnant donc, que ces propriétés génétiques soient plutôt apparues en dehors des zones tropicales, puisque les latitudes tempérées sont moins soumises aux risques liés au rayonnement ultraviolet, à l’inverse des milieux fortement ensoleillés dans lesquels les individus ont la peau plus foncée.

Races, ethnies, nationalités : les divisions imaginaires de l'espèce humaine

Pas de races, donc. Des groupes génétiques. L’Homo sapiens, en 200.000 ans d’évolution (et seulement 60.000 ans de dispersion hors du continent africain), n’aurait pas eu le temps de développer des différences génétiques suffisantes, à peine des embryons. Et les mélanges, les migrations, la plus grande mobilité des individus, le recul progressif de l’endogamie, tout cela conduit à penser que l’espèce humaine tend plutôt à se rapprocher qu’à se diviser et à se fragmenter. Ce qui permet de faire un premier constat, capital : il n’est pas possible d’établir un raisonnement déterministe spécifique à l'égard d'un être humain ou d'un groupe sur la seule base de la génétique. Si plusieurs études épidémiologiques, notamment américaines, cherchent à révéler des prédispositions génétiques à contracter certaines maladies, les chercheurs demeurent souvent incapables de distinguer ce qui relève de la génétique de ce qui relève des conditions de vie. Seules les maladies génétiques orphelines, c’est-à-dire les maladies dont la prévalence est faible et pour lesquelles il n’existe pas de traitement efficace connu, font exception. Ainsi, le cancer du sein frapperait davantage les femmes juives ashkénazes parce qu’elles ont hérité d’une mutation (BRCA1) apparue spontanément chez l’une d’entre elles, voilà plusieurs générations.

Autre exemple : selon une étude de l'Institut Pasteur et du CNRS, il est apparu que le gène CR1, impliqué dans la sévérité des attaques du paludisme, possède un variant retrouvé chez 85% des Africains mais absent chez les Européens et les Asiatiques. L'étude s'était penchée sur le patrimoine génétique de 210 individus représentatifs des différents types de population dans le monde et après comparaison de plus de 2,8 millions de marqueurs polymorphes (zone de variabilité) répartis sur les chromosomes. À noter que cette même étude, dont les résultats ont été publiés en février 2008 dans la revue Nature Genetics, révélait aussi que les grandes différences humaines, aussi bien au niveau de l’apparence (couleur de la peau, des yeux, morphologie) que de la sensibilité aux maladies, seraient dues à la variation de seulement 582 gènes (sur 25 à 30.000 que compterait l'être humain) dont les mutations ont procuré un avantage sélectif à ceux qui les portaient.

Les différences ne sont pas toujours là où on les voit : la théorie des fruits de même couleur

Non seulement la distinction de races au sein de l’espèce humaine est abusive, mais il convient de préciser que les convergences génétiques qui rassemblent les êtres humains au sein même de chaque groupe, ne concernent qu’une partie (infime) des nucléotides. D’autres parties de notre code génétique nous définissent, et peuvent nous rapprocher ou nous éloigner. Ainsi, deux hommes appartenant à un même groupe peuvent être très différents en ce qui concerne les très nombreux nucléotides non pris en compte dans la classification. Si différents d’ailleurs que deux membres d’un même groupe peuvent être davantage éloignés, génétiquement, que deux individus de deux groupes distincts. Des études se sont même attelées à calculer les distances génétiques entre plusieurs populations. Certains Européens tels que les Grecs et Italiens du Sud se distingueraient ainsi génétiquement du reste du continent en apparaissant à peu près autant distants des Arabes du Levant (Palestiniens, Libanais, Syriens) que des Scandinaves et des Russes. Autre exemple : une étude de 2013 sur les chromosomes autosomiques (non-sexuels) réalisée par l’Institut de Biologie Évolutive (IBE) de l’Universitat Pompeu Fabra de Barcelone, et portant sur près de 3.000 individus, indiquait qu’entre 5 et 15% du génome des habitants de la Péninsule ibérique, selon les régions (sauf les Basques), est issu d’Afrique du Nord.

Les différences génétiques s’expriment donc à divers niveaux du génotype. L’apparence physique n’en est qu’un seul. Pour bien le comprendre, on peut prendre l’exemple de fruits classés en fonction d’un seul critère, leur couleur. La pomme rouge et la tomate appartiendraient donc au même groupe, alors que de nombreux autres critères rapprochent bien davantage la pomme rouge de la pomme verte.

Races, ethnies, nationalités : les divisions imaginaires de l'espèce humaine

Pour autant, si elles ne trouvent pas un fondement scientifique justifié, les notions de race et d’ethnie correspondent sans doute effectivement à des réalités pour bien des individus. Un Serbe de Bosnie dira sans doute que son identité serbe relève d'éléments bien réels, liés à sa naissance, à sa culture, à sa langue et à sa religion, ainsi qu'à son histoire. L’idée n’est pas tant de proclamer l’unicité du genre humain à tous points de vue, comme pourrait vouloir le faire un livre universaliste comme la Bible, mais au contraire de souligner que la diversité des identités humaines autant que les proximités génétiques observées entre les peuples excluent toute catégorisation simpliste et réductrice par « races » ou « ethnies » – d'autant plus si elles visent à établir une hiérarchisation entre les peuples. En revanche, on observe que les identités évoluent au fil des siècles – parfois rapidement –, révélant leur caractère largement superficiel et malléable. L’identité macédonienne moderne, par exemple, a émergé tout au long des XIXème et XXème siècle. Les identités hutues et tutsies, au Rwanda, se sont forgées en communautés ethniques dans l’imaginaire collectif en quelques décennies à peine, à force de jeux politiques et de manipulations.

Entre appartenance « de fait » et volontés populaires

L’Histoire nous livre un panel inépuisable d’exemples illustrant l’absurdité et le caractère contradictoire de certaines qualifications raciales. Parmi eux, on peut citer celui des territoires de langues allemandes longtemps revendiqués par l’Allemagne sur la base de critères ethnolinguistiques. Dès la fondation de l’Empire et la victoire contre la France en 1871, l’annexion de l’Alsace-Lorraine manifestait une approche purement « raciale » des identités. En Allemagne, les sociaux-démocrates furent presque les seuls à protester contre.

Dans ce cas précis, il est intéressant de s’arrêter sur un échange de lettres ouvertes en 1870-1871 entre David Friedrich Strauss, théologien originaire de Ludwigsburg et fondateur de la recherche historique sur la vie de Jésus, et son collègue parisien, l'écrivain, historien et philosophe Ernest Renan. Cette correspondance nous est en partie rapportée dans le très complet Histoire de l’Allemagne (XIXème-XXème) – Le long chemin vers l’Occident (2000), d’Heinrich A. Winkler. Adoptant la posture typique de la bourgeoisie libérale allemande de l’époque, Strauss tenait à reprendre les « provinces allemandes » d’Alsace et de Lorraine, évoquant avant tout des raisons de sécurité. Nous, les Allemands, écrivait-il le 29 septembre 1870, « serions les plus grands des fous si nous ne voulions pas recouvrer ce qui a été à nous et ce qui est nécessaire à notre sécurité (mais pas davantage que ce qui est nécessaire) ».

Ernest Renan (1823-1892).

Renan, qui de son propre aveu regardait la guerre franco-allemande comme le plus grand malheur que pût connaître la civilisation, répondit à Strauss le 15 septembre 1871, presque un an plus tard. Son argumentaire était simple : l’Alsace était allemande de langue et de race ; mais elle ne souhaitait pas faire partie de l’État allemand. Voilà qui, selon lui, réglait la question. « Notre politique est celle du droit des nations ; la vôtre est celle des races ; nous pensons que la nôtre est meilleure. La répartition trop appuyée de l’humanité en races, non contente de reposer sur une erreur scientifique car très peu de pays seulement possèdent une race vraiment pure, ne peut conduire qu’à des guerres d’extermination, à des guerres ‘‘zoologiques’’. […] Ce serait la fin de ce mélange fécond composé d’éléments si multiples et tous ensemble nécessaires que l’on appelle l’humanité. Vous avez brandi dans le monde le drapeau de la politique ethnographique et archéologique au lieu de celui de la politique libérale ; cette politique vous sera fatale ».

Ces mots ont de quoi surprendre par leur clairvoyance, tant ils semblent prémonitoires au regard des évènements qui ont suivi en Europe dans la première moitié du XXème siècle. Il n'est d'ailleurs pas étonnant que le même Ernest Renan ait, à l'époque, immédiatement adhéré aux théories de Charles Darwin sur l'évolution des espèces, et ait établi un rapport étroit, à l'issue de ses réflexions, entre les religions et leurs racines ethnico-géographiques.

Ses propos résument assez bien le débat : la volonté des individus et des groupes ne compte pas. Ce qui intéresse dans la qualification de « races » ou d’« ethnies », c’est avant tout ce que les gens veulent en faire pour leur bénéfice propre. On se rend compte que l’idée de race, finalement, n’a d’intérêt que pour ceux qui entendent l’utiliser – et bien souvent en tirer une politique discriminatoire. Ils peuvent ainsi soit inventer une prétendue race supérieure (à laquelle ils appartiennent évidemment), soit la prémunir contre les dangers que lui feraient courir d'autres races.

À travers Renan en 1871, la voix de Paris était en fait la voix de la raison. Pour Renan, la nation était une communauté volontaire ou, comme il l’exprima en 1882 dans une conférence à la Sorbonne, « un plébiscite de tous les jours ». Une construction politique assumée, et non basée sur des critères apparemment objectifs (la langue, la culture, la naissance). – même si certains éléments comme la langue allaient s’avérer décisifs, aux yeux des républicains français, pour bâtir les bases de cette « communauté de destin », parfois au prix d’une grande violence (la disparition des dialectes notamment) contre les peuples de France qui n’y adhéraient pas. En parlant de « race blanche », la droite française adopte aujourd'hui un prisme de lecture qui, non content de s’appuyer sur des contre-vérités scientifiques, tente de modifier la conception républicaine de la nation. Le racisme ne naît pas de rien, il naît de constructions psychologiques et de fantasmes, liés à notre perception de l’autre. Et bien souvent, de contre-vérités, de caricatures et de manipulations favorisées par les non-dits, l'absence de rencontres, parfois l'attitude d'une minorité, etc. Dans un contexte où les mots semblent perdre de plus en plus de leur sens, deux qualités sont donc de mise : vigilance et dialogue.

* * *

Le passage qui suit est issu de l'ouvrage Americanah, écrit par la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie et publié en 2013. Expatriée aux États-Unis, l'héroïne du roman, Ifemelu, nous livre ponctuellement ses réflexions sur la société américaine, au moyen de courts articles publiés dans son blog. Dans cet extrait, Ifemelu (et sans doute, à travers elle, l'auteure elle-même) tente de répondre à cette question : Barack Obama doit-il être défini comme noir ou métisse ?

Obama est-il tout sauf noir ?

Quantité de gens – généralement non noirs – disent qu’Obama n’est pas noir, qu’il est biracial, multiracial, noir et blanc, tout sauf simplement noir. Parce que sa mère était blanche. Mais la race n’est pas de la biologie ; la race est de la sociologie. La race n’est pas un génotype ; la race est un phénotype. La race compte à cause du racisme. Et le racisme est absurde parce qu’il concerne uniquement l’apparence. Pas le sang qui coule dans vos veines. C’est une question de couleur de peau, de forme du nez, de cheveux crépus. Booker T. Washington et Frederick Douglass avaient des pères blancs. Imaginez-les disant qu’ils n’étaient pas noirs.

Imaginez qu’Obama, avec sa peau couleur amande grillée et ses cheveux crépus, dise à une employée du recensement : « Je suis plus ou moins blanc. » « Bien sûr », dira-t-elle. De nombreux Noirs américains ont un Blanc parmi leurs ancêtres, parce que les Blancs propriétaires d’esclaves aimaient faire un petit tour la nuit dans les quartiers des esclaves. Mais si vous naissez avec la peau sombre, c’est cuit. (Alors si vous êtes une blonde aux yeux bleus qui dit « Mon grand-père était amérindien et moi aussi je suis victime de discrimination » quand les Noirs parlent de leurs emmerdes, par pitié, taisez-vous). En Amérique, vous n’avez pas la possibilité de décider à quelle race vous appartenez. On le décide pour vous. Barack Obama, tel qu’il est, aurait été obligé de s’asseoir à l’arrière des bus il y a cinquante ans. Si un crime est commis aujourd’hui par un Noir quelconque, on pourrait interpeller Barack Obama et l’interroger parce qu’il correspond au profil. Et quel serait ce profil ? « Homme de race noire ».

Americanah, de Chimamanda Ngozi Adichie, Éditions Gallimard, 2013.

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