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Par David Brites.

Tartous, sur la côte méditerranéenne, en 2009. (© Boudour Moumane)

Le 15 mars 2011, plusieurs manifestants lançaient en Syrie un mouvement de contestation sans précédent, à Deraa, dans le sud du pays. Cinq ans après, le pays est dévasté, et les revendications démocratiques semblent bien loin. Entretemps, on a pu assister à la montée des radicalismes de tout bord, à l'implication de nombreux acteurs étrangers, à la destruction du patrimoine architectural et culturel syrien, à la mise à mal de la coexistence communautaire, et à l'émergence d'un « Califat islamique », qui a favorisé l'entrée en scène des grandes puissances internationales.

Bilan : 275.000 morts au minimum, près de huit millions de personnes déplacées dans le pays, et au moins quatre millions qui l'ont quitté. À l'exception de quelques réduits qui vivent en autarcie, comme le centre-ville de Damas et la côte méditerranéenne (Tartous, Lattaquié), pas une région n'a échappé au conflit. Les tentatives de médiation ont toutes échoué. Celles de la Ligue arabe en 2011, puis des Nations unies en 2012. Celle amorcée à Genève le 27 janvier dernier, enfin. Alors que le régime a lancé depuis un mois et demi une vaste offensive dans la région d’Alep, une question – en apparence simple – se pose : le conflit peut-il trouver une issue ? Alors que la trêve imposée par Washington et Moscou le 27 février reste très fragile (et souvent violée), comment imaginer que la Syrie puisse renouer avec la paix et la stabilité dans les prochains mois ? Même en cas de victoire militaire d’un des acteurs, cette perspective n'est pas assurée.

Elles semblent bien loin, ces manifestations pacifiques du printemps 2011, qui basaient leurs revendications sur une demande de liberté, de démocratie et de dignité. Depuis, la réélection de Bachar el-Assad, le 3 juin 2014, et l'émergence de forces fanatiques, en premier lieu desquelles on trouve le Califat islamique, ont consacré le double échec de la Révolution. Révolution qui n'a non seulement pas fait tomber le régime, mais qui, de surcroît, s'est fait débordée par la mouvance salafiste. Depuis septembre 2015, l’entrée en guerre de l'aviation russe, en assurant la pérennité du régime, confirme cet échec. Peut-être un peu prématurément, mais avec les mots justes, le journaliste Cédric Labrousse annonçait en août 2013, sur le site slate.fr, la fin de la Révolution syrienne, qui aurait, selon lui, laissé place à la « Guerre pour la Syrie ». De fait, et les antagonismes ethnico-religieux renforcent cette réalité, la révolte qui a éclaté il y a cinq ans en Syrie ne se résume plus à un combat pour ou contre le maintien du régime baathiste. Il s’agit désormais de savoir qui se partagera la Syrie de demain.

Huit dates clefs symbolisent le passage progressif de la révolution à la guerre. Le 29 juillet 2011 : des dissidents et déserteurs de l'armée syrienne créent l'Armée Syrienne Libre. À partir de juillet 2012, le conflit connaît trois grands changements, favorisés par la porosité des frontières turques et irakiennes qui permet aux combattants rebelles une grande mobilité : l'ouverture de nouveaux fronts, à Alep, dans la province de Deir-Ezzor, et dans la banlieue de Damas ; la montée en puissance de groupes djihadistes noyautés par des étrangers, notamment le Front al-Nosra, affilié à Al-Qaïda ; et l'entrée dans le conflit des miliciens kurdes du PYD. À partir de mars 2013, deux vastes offensives structurent durablement la géographie du conflit, l'une lancée par l'Armée Syrienne Libre au sud, depuis l’arrière-base jordanienne (Deraa, Ghouta, banlieues damascènes...) ; l’autre par le régime dans le centre du pays (Hama, Homs, Qousseir...), où le Hezbollah libanais joue un rôle de plus en plus déterminant. Pour revenir à cette première période de la Révolution : Printemps syrien (1/2) : chronique d'une Révolution perdue

Les provinces syriennes. L'Euphrate est représenté en bleu.

Le 3 janvier 2014, l'ensemble des groupes rebelles laïques et salafistes annoncent une « seconde Révolution » contre l'État islamique en Irak et en Syrie (groupe fanatisé venu d’Irak). Une nouvelle lutte s'amorce donc, mais, après l'avortement des frappes occidentales en septembre 2013, en représailles à l'usage d'armes chimiques par le régime en banlieue de Damas, le déclin de l'Armée Syrienne Libre devient inéluctable. Deux fiefs « rebelles » sont progressivement constitués, dont l'Armée Syrienne Libre est exclue : l'État islamique en Irak et au Levant, autoproclamé Califat islamique le 29 juin 2014, conquiert la vallée de l'Euphrate ; de leur côté, plusieurs formations radicales, Front al-Nosra et Ahrar al-Cham en tête, coalisées le 24 mars 2015 au sein d'une « Armée de la Conquête », s'imposent dans la province d'Idlib. Pour revenir sur ces dynamiques, qui marginalisent les rebelles modérés : Printemps syrien (2/2) : de la Révolution à la Guerre de Syrie

Entretemps, les premières frappes occidentales touchent le 26 août 2014 les positions du Califat sur le territoire syrien. La résistance kurde se trouve au cœur de la lutte contre ce groupe terroriste, et l'attention internationale se cristallise, au cours de l'automne 2014, sur la libération d’Aïn al-Arab, plus connu sous son nom kurde de Kobané ; la libération de cette localité, le 26 janvier 2015, annonce le début de la reconquête kurde. Pour revenir sur la résistance kurde : En Syrie, les Kurdes sont-ils notre dernier espoir ?

L’intervention russe a-t-elle modifié le cours de la guerre ?

La percée du Front al-Nosra et de leurs alliés salafistes d'Ahrar el-Cham dans la province d'Idlib, au cours de l'hiver 2014-2015, a certes entériné le déclin de l'Armée Syrienne Libre (qui se maintient toutefois dans la province méridionale de Deraa), mais elle a surtout mis en lumière l'usure de l'armée loyaliste, qui fait alors face, et depuis des mois, à un vrai problème de renouvellement. À titre d'exemple, en 2014, sur les 20.000 nouvelles recrues attendues dans l'armée pour le mois de juillet, seules 6.000 ont répondu à l'appel. L'armée syrienne, qui comptait en mars 2011 près de 350.000 hommes, en grande partie des conscrits, n'en dénombre plus que 125.000 en septembre 2015. Avec l'aide des 1.700 instructeurs russes et de centaines de conseillers iraniens, le régime a regroupé ses « comités populaires » et autres milices dans le cadre d'une armée supplétive dotée d'un état-major autonome, appelé l'« Armée de défense nationale ». Ce corps, dirigé par le général Mohammad Hawash et formé essentiellement de volontaires, compterait entre 80.000 et 100.000 hommes. Le régime peut compter aussi sur de nombreuses autres unités combattantes, plus ou moins efficaces : les 10.000 hommes des « Brigades du Baath », formées d'Arabes sunnites membres du parti au pouvoir, dirigées par le secrétaire général adjoint du parti, Hilal Hilal, et présentes à Alep, Damas et Deraa ; ou encore, à Deir Ezzor, des unités tribales composées de membres des tribus sunnites des Chouheitat et des Bou Saraya, ainsi qu'une milice arménienne de quelques dizaines de membres ; et, dans le désert de Homs, les « Aigles du désert », une unité de 6.000 combattants tribaux, qui ont une connaissance parfaite du terrain. Un autre corps militaire, appelé « Kadesh », regroupe 5 à 6.000 miliciens directement rattachés à l'état-major de la Garde républicaine, l'unité d'élite de l'armée, dirigée par le général Maher al-Assad, frère du président Bachar. Il s'agit d'anciens rebelles et de déserteurs pour l'essentiel, qui ont rejoint le régime après avoir bénéficié d'une amnistie dans le cadre de processus de « réconciliation ».

La situation militaire demeure complexe et ne peut évidemment pas se résumer à une simple usure des forces loyalistes, mais clairement, la perte d’Idlib est un coup dur assez révélateur, et qui menace directement le bastion alaouite de Lattaquié. L'État islamique lui-même menace certaines positions du régime. La présence de ses combattants loin de ses bases orientales, à Yarmouk, à Tadmor (Palmyre) et dans les provinces de Hama et d'Alep courant 2015 illustre la capacité de projection du groupe terroriste, également présent en Irak (à moins de 150 km de Bagdad), en dépit des bombardements occidentaux depuis un an. Dans la foulée de la prise de Tadmor-Palmyre, le 21 mai 2015, le Califat consolide son emprise sur la Badiya, l’immense steppe désertique qui s’étend à l’est d’Homs et se fond dans la province irakienne d’Anbar : en s'emparant du poste-frontière irakien d’Al-Walid, trois jours après la conquête de son pendant syrien, Al-Tanaf, ils s'assurent ainsi, au cours de l'été 2015, le contrôle des principales routes reliant les deux pays. Des dix-neuf points de passage existant entre la Syrie et ses quatre voisins arabes (Liban, Jordanie, Irak et Turquie), le régime n’en contrôle plus que cinq, tous le long de la frontière libanaise.

Mosquée des Omeyyades à Damas, en 2009. (Crédit photo © Boudour Moumane)

Mosquée des Omeyyades à Damas, en 2009. (Crédit photo © Boudour Moumane)

Depuis plus de deux ans, son incapacité à reprendre pied dans les provinces d'Idlib et d'Alep comme il l'a fait en 2013 et en 2014 à Qousseir, Qalamoun, Homs ou Damas le fragilise fortement. Elle laisse le centre du pays vulnérable et empêche une progression vers d’autres provinces ou vers la frontière turque. Face à ces déboires, l'allié iranien se fait de plus en plus pressant, à mesure qu'il s'investit dans le conflit. Téhéran aurait notamment critiqué, lors de la visite en Iran du ministre syrien de la Défense, le général Fahd Jassem al-Freij, les 28 et 29 avril 2015, la stratégie militaire du clan Assad, après l'échec d’une offensive visant à couper l'approvisionnement des rebelles à Alep, en février de la même année. Pour l'Iran, la priorité absolue reste la survie du régime baathiste et du Hezbollah, ce qui peut passer à terme par une partition du pays. Le redéploiement des troupes syriennes autour du « pays utile », avec notamment l'abandon de la ville de Tadmor en mai 2015, doit donc beaucoup à la pression des Iraniens. Surtout, le retrait de la plupart des milices irakiennes du théâtre syrien, réalisé avec l’accord tacite du chef de la Force al-Qods (forces spéciales des Gardiens de la Révolution islamique en Iran), le général Qassem Suleimani, et le redéploiement des troupes du Hezbollah autour du massif de Qalamoun, pour fermer tous les points de passage des rebelles vers le Liban – 1.200 hommes de l'Armée Syrienne Libre et 800 de l'État islamique étant alors présents dans la zone , dégarnissent fortement le dispositif de l’armée syrienne, dont elles étaient les principaux supplétifs.

La situation se complique encore lorsque l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie amorcent un rapprochement. Signe de cette entente : le Qatar, soutien aux Frères musulmans, ordonnait, quelques mois avant la création de l’« Armée de la Conquête », la dissolution du groupe Jabhat al-Shamiyya, l’un de ses principaux pions en Syrie ; ses membres ont ensuite intégré sans sourciller la coalition menée par al-Nosra et Ahrar al-Cham. Poussés par les parrains de la résistance islamiste, le Front al-Nosra mène même une opération de séduction à l'égard des pays sunnites de la région, afin d'apparaître plus « fréquentable ». Son chef Abou Mohammad al-Jolani accordait à cet effet un entretien à la chaîne al-Jazeera, diffusé le 28 mai 2015, où il expliquait ne pas combattre l'Occident et ne pas vouloir éliminer les minorités religieuses, à peine viser Damas et la chute du régime... Certains analystes ont alors émis l'hypothèse d'une rupture à venir entre al-Nosra et Al-Qaïda, au profit de l’Arabie Saoudite, de la Turquie et surtout du Qatar. Si la rupture avec la nébuleuse terroriste n’a finalement pas eu lieu, l’essentiel de l’aide dont bénéficie l’« Armée de la Conquête » n’en provient pas moins de ces trois pays, pour qui la chute du régime reste la priorité.

Mosquée chiite Sayyida Zeinab, Damas. (© Boudour Moumane, 2009)

C’est dans ce contexte que survient l’intervention russe. Le 30 septembre, trois jours après que la France ait initié ses premières frappes en Syrie contre l’État islamique (elles se limitaient jusque-là à l’Irak), la Russie amorce donc ses premiers bombardements sur le sol syrien. D'un point de vue quantitatif, la force de frappe du corps expéditionnaire russe est loin d'être négligeable : en octobre, elle s'établissait à 32 avions de combat, une vingtaine d'hélicoptères, quelques chars et véhicules de transport de troupes et 500 soldats d'infanterie de marine. D'un point de vue qualitatif également : la vingtaine de Soukhoï 24 et 25 présents à Lattaquié, spécialisés dans l'attaque au sol, offrent à l'armée syrienne un soutien tactique et opérationnel que les vieux MiG-21 et MiG-23 syriens, taillés pour les duels aériens (et vieux en général de 30 ou 40 ans), ne pouvaient pas assurer.

Les retours des observateurs sur place sont unanimes : ce soutien direct de la Russie a modifié l’état d’esprit au sein des troupes loyalistes, dont le moral était alors au plus bas. Et pour cause, l’avenir à court et moyen-terme du régime semble assuré. Et la propagande met largement en avant l’efficacité des « frappes chirurgicales » des avions russes. La suite des évènements est bien connue. Une double offensive est amorcée, le 7 octobre, avec l’appui aérien de la Russie et au sol du Hezbollah, pour désenclaver définitivement les provinces de Lattaquié et de Hama. Les percées loyalistes poussent plusieurs groupes rebelles, acculés, à négocier des trêves avec le régime, à l’image de ce qui s'était déjà observé en 2014, dans les provinces de Damas et Homs notamment. Longtemps considérée comme la « capitale de la révolution », Homs est à nouveau emblématique de ce type d’accords ponctuels conclus sous la supervision de l’ONU, qui prévoit un cessez-le-feu, l’arrivée d’une aide humanitaire dans les quartiers rebelles, l’évacuation des combattants et de leurs familles (avec leurs seules armes légères), et le redéploiement des troupes du régime dans la zone concernée. Durant une semaine, du 9 au 15 décembre, plus de 3.000 rebelles et leurs familles quittent en bus le quartier d’Al-Waer, dernière poche de résistance à Homs, en direction de la province d’Idlib.

Fin janvier, l’armée et ses supplétifs renforcent leur contrôle dans la région de Lattaquié, s’emparant d’une vingtaine de villages, en particulier la localité de Rabia, décrite comme le dernier bastion rebelle dans la province. Dans la même période, l’autoroute reliant Alep au centre du pays, une voie d’approvisionnement stratégique pour l’insurrection, est sécurisée par les forces loyalistes. Si elles demeurent lentes et parfois laborieuses, les avancées n'en sont pas moins constantes et permettent au régime de conforter son contrôle sur le centre-ouest du pays, du nord de Hama jusqu’aux contreforts montagneux de la province de Lattaquié, sur la côte, en passant par le nord de Homs, par la plaine du Ghab et le sud d’Idlib. Prélude à la reconquête de la province d’Alep qui doit suivre. Le 30 janvier 2016, après quatre mois de bombardements russes, on estime que l’intervention a fait plus de 3.000 morts, dont un tiers de civils.

Une carte du conflit syrien, à la date d'aujourd'hui (15 mars 2016), ne peut qu'être sommaire et réductrice, compte tenu de la complexité des forces en présence, de la multitude de groupes sur le terrain, et de l'enchevêtrement des zones tenues par les différentes forces armées. Cette carte permet toutefois de constater un recoupage avec la carte ethnolinguistique et religieuse de la Syrie, mais aussi avec celle du niveau de pauvreté de la population.

Une carte du conflit syrien, à la date d'aujourd'hui (15 mars 2016), ne peut qu'être sommaire et réductrice, compte tenu de la complexité des forces en présence, de la multitude de groupes sur le terrain, et de l'enchevêtrement des zones tenues par les différentes forces armées. Cette carte permet toutefois de constater un recoupage avec la carte ethnolinguistique et religieuse de la Syrie, mais aussi avec celle du niveau de pauvreté de la population.

L’entrée russe dans le conflit a-t-elle permis d’éviter la chute du régime syrien ? Il est difficile de le dire, compte tenu de la volatilité des fronts depuis 2011. En outre, l’armée russe n’est pas intervenue dans la précipitation, et encore moins pour sauver une armée syrienne en débâcle. Il semble que cette intervention ait été pensée dès mai 2015, et intensément préparée depuis juillet, en coordination avec les forces iraniennes, libanaises et syriennes sur le terrain. Nul ne peut dire avec assurance que le régime syrien serait tombé si son allié russe n’avait engagé ces opérations ; toutefois, il en sort clairement renforcé. La visite de Bachar el-Assad à Vladimir Poutine à Moscou, le 20 octobre, dans ce qui constitue le premier déplacement à l’étranger du chef de l’État syrien depuis le début du conflit, illustre la force de cette alliance, autant qu’elle symbolise l’état de dépendance du régime baathiste vis-à-vis du maître du Kremlin. La Russie opère quant à elle un coup de maître. C’est d’autant plus frappant si l’on se rappelle qu’en septembre 2013, elle en était réduite à éviter à son allié syrien des frappes occidentales en rétorsion à l’emploi d’armes chimiques dans la banlieue de Damas. Un an après, les États-Unis amorçaient leurs premières frappes en Syrie contre l’État islamique. Et le 30 septembre 2015, il ne s’agit plus simplement de sauver le régime de Bachar el-Assad, mais d’en faire la pièce maîtresse de la lutte anti-djihadiste sur l'échiquier proche-oriental et, dans le même temps, d'apparaître en protecteur de la civilisation et des minorités opprimées.

Pris de court, les Occidentaux ne peuvent que protester contre des frappes qu’ils jugent « contre-productives » (Barack Obama, le 2 octobre 2015), au prétexte qu’elles ne visent pas prioritairement le Califat. Non seulement Vladimir Poutine confirme ainsi, pour ceux qui en doutaient, son rôle incontournable sur la scène internationale, mais c’est désormais lui qui donne le tempo sur le dossier syrien. Le lendemain même du début des opérations russes, Vladimir Poutine propose une résolution à l’ONU pour mettre en place une « coalition contre le groupe État islamique et le Front al-Nosra », en s’appuyant sur le régime et l’armée – la proposition s’inspirant de la Charte de l’ONU, c’est-à-dire « en accord avec les principes de souveraineté et d’intégrité territoriale des États membres ». Sommés de répondre à ce souhait de « coalition élargie », les Occidentaux et les Arabes la refusent, au prétexte que l'aviation russe continue de cibler les rebelles syriens, ce qui inclue al-Nosra, mais pas forcément l’État islamique. Toutefois, sans pour autant établir une réelle coordination, une forme de protocole est établi entre Washington et Moscou dès le mois d’octobre, afin d’éviter de frapper les mêmes zones.

Ne nous y trompons pas : en dépit de la propagande russe et syrienne à cet égard, les frappes russes touchent essentiellement les bases d’al-Nosra et d’Ahrar al-Cham. Une autre brigade, Tajamu'al-Izza, affiliée à l'Armée Syrienne Libre et habilitée à recevoir des missiles anti-chars par les États-Unis, est aussi ciblée. Mais jusque-là, quoi de surprenant ? Américains et Européens tombent dans un certain ridicule lorsqu’ils invitent les Russes à concentrer leurs efforts sur l’État islamique. D’abord parce qu’ils n’ont pas les moyens de les pousser à revoir leurs objectifs – et l’appel téléphonique de Barack Obama à son homologue russe, le 14 février, pour demander l’arrêt des frappes « contre les forces de l’opposition modérée », n’y a évidemment rien changé. Ensuite et surtout parce qu'en ciblant l'« Armée de la Conquête » ou même des groupes modérés, les Russes font preuve, au contraire des Occidentaux, d’une cohérence sans faille. L'objectif majeur de Moscou étant d'assurer la survie du régime syrien, ce sont les territoires les plus sensibles pour lui qui sont prioritairement visés, à savoir le couloir d'Homs et Hama qui relie le pays alaouite à Damas. Or, l'État islamique y est peu présent. Poutine comme Assad ne font pas de différence entre leurs adversaires, qu'ils s'appellent Califat, al-Nosra ou Armée Syrienne Libre. Tous sont des « terroristes ». Les Russes bombardent suivant leurs intérêts (et ceux du régime), et ce dans la continuité stricte de la politique étrangère de Vladimir Poutine, depuis le début de la crise syrienne en mars 2011, voire depuis seize ans et son accession au pouvoir en Russie.

La citadelle d'Alep, en 2009. (© Boudour Moumane)

L’offensive sur Alep, prochaine marche avant la conquête de l’est ?

Appuyé par ses alliés, le régime a amorcé depuis le début du mois de février la reconquête d’Alep. Une bataille qui s’annonce chargée de symbole, d’abord parce que la ville était, jusqu’en 2012, la capitale économique du nord du pays – elle comptait près de deux millions d’habitants à la veille de la Révolution. Ensuite parce que sa reprise serait pour le régime une victoire majeure, qui prouverait que la guerre peut être gagnée, et que le soutien russe est décisif pour cela. L’importance tactique serait de taille, puisque la reconquête de la province permettrait à la fois de libérer la poche loyaliste qui se maintient dans la ville, mais aussi de renforcer la sécurité du « pays utile » en isolant les rebelles présents dans la province d’Idlib.

Pour l’opposition, Alep a longtemps joué un rôle essentiel, assumant théoriquement le rôle de vitrine de sa gouvernance : conseils locaux, police, services publics… Les efforts des insurgés pour montrer leur capacité à gérer une ville ont toutefois été sapés à la fois par le Califat, mais également par les bombardements quotidiens du régime à coups de barils de TNT, qui ont fait fuir une grande partie de la population et laissé la ville dans un état de désolation (édifices éventrés, commerces abandonnés, etc.). Particulièrement meurtrières pour les populations civiles, ces bombes sont composées de gros barils d'huile, de cylindres à gaz ou de réservoirs d'eau, vidés de leur contenu et remplis de puissants explosifs ainsi que de ferraille. Encore le 30 mai 2015, les hélicoptères du régime en ont largué sur le quartier alépois d'Al-Chaar, ainsi que sur un marché de la localité toute proche d'Al-Bab, à une heure de grande affluence. Plus de 70 civils y ont trouvé la mort, dont de nombreux enfants.

La métropole alépoise est depuis longtemps divisée entre l'est rebelle et l'ouest loyaliste. À la veille de l’offensive, le régime ne contrôlait plus, dans la province, que quelques secteurs au sud et au sud-est, comme le montre la carte ci-dessous. Il concentrait toutefois dans la province plusieurs dizaines de milliers d'hommes, répartis entre les effectifs de l'armée, les brigades de l'« Armée de défense nationale » et des comités populaires, supplétifs de l’armée, ainsi que la sécurité de l'armée de l'air, et des unités d'élites comme la Garde républicaine. La sauvegarde de ce bastion loyaliste est restée un impératif de la stratégie nationale du clan Assad, car elle symbolisait son ambition de se maintenir à la tête de la Syrie toute entière, et pas uniquement dans le « pays utile ». Et contrairement à Idlib ou à Jisr el-Choughour, la classe commerçante bourgeoise sunnite d'Alep constitue la base même du régime baathiste, ce qui lui a permis d’y maintenir si longtemps une poche de résistance significative. À bien des égards, la situation à Alep a donc pu incarner l'impasse militaire dans laquelle se trouvait jusqu’à présent le conflit, et sa reconquête par l’armée est donc d’autant plus symbolique.

La bataille d'Alep depuis janvier 2016.

Alors que, début octobre, le Califat a profité des bombardements russes sur la rébellion pour progresser dans la région, à partir du 20 février, il connaît également un reflux significatif, avec la perte d'une quarantaine de localités à la fin du mois, d’une centrale thermique, dans l’est de la province, ainsi que d’un axe routier de 40 km reliant Alep à Raqqa. Les troupes loyalistes, appuyées par le Hezbollah et des brigades iraniennes, encerclent pratiquement tout Alep, opérant au nord de la ville où plusieurs faubourgs étaient aux mains des rebelles depuis trois ans. Le reflux de l’« Armée de la Conquête » dans la province est le fait de l'armée syrienne et de ses supplétifs, mais aussi des Kurdes et de leurs alliés arabes, coalisées depuis le 12 octobre 2015 au sein de nouveaux corps de combat appelés « Forces démocratiques syriennes » (FDS). Ces derniers manœuvrent depuis leur fief d’Efrin, frontalier de la Turquie. Le 10 février, les FDS prennent une base aérienne stratégique, à Minnigh, après s'être déjà emparées de plusieurs villages. Une semaine plus tard, les Kurdes progressent à Tall Rifaat, un des trois derniers bastions rebelles de la province. Leur objectif est double : couper les voies d’approvisionnement des rebelles salafistes comme de l’État islamiste en les privant d’un accès à la frontière turque par le « corridor d'Azaz » (Cf. carte) ; et relier le canton d'Efrin aux territoires qu’ils contrôlent dans le nord-est de la Syrie afin de permettre une continuité territoriale entre eux.

C’est là qu’entre en jeu la Turquie. Elle est alors déjà engagée dans une escalade verbale avec la Russie, après un incident militaire qui a coûté la vie à deux soldats russes – le 24 novembre, un chasseur F-16 turc abattait un bombardier russe Su-24 en mission, au prétexte que celui-ci avait violé l’espace aérien de la Turquie. Le gouvernement turc voit d’un mauvais œil la progression du régime syrien aux dépens de ses alliés islamistes sur le terrain, mais plus encore celle des Kurdes, qu’il considère comme le prolongement du Parti des travailleurs kurdes (PKK), qui opère depuis des décennies en Turquie et dont les membres sont qualifiés de « terroristes » par Ankara. Recep Tayyip Erdogan et son gouvernement ont donc lancé, depuis le 13 février, une campagne de pilonnages contre les positions kurdes en Syrie.

Le contexte global représentait déjà un double désaveu pour la posture diplomatique turque en Syrie : d'une part, Washington arme lourdement des groupes kurdes syriens qui deviennent le fer de lance de la lutte contre le Califat ; d'autre part, la présidence turque doit renoncer à un soutien aérien aux rebelles sunnites en Syrie, l'aviation russe les ciblant (et ciblant ainsi les intérêts turcs sur le terrain) et rendant impossible par la même occasion la mise en place d'une « zone tampon » de sécurité protégée par une zone d'exclusion aérienne, le long de la frontière turco-syrienne. Sans entrer dans le détail de la stratégie d’Erdogan marquée par un soutien aux islamistes et par le bombardement de cibles kurdes, notons tout de même qu’elle est contre-productive, pour au moins deux raisons : 1) car elle isole le pays sur le plan international – les diplomaties américaine et française ont déjà invité Ankara à cesser ces frappes, en vain –, une réalité renforcée par son soutien à des groupes salafistes, dont al-Nosra qu'elle considère comme un partenaire fiable, et par les soupçons qui pèsent sur un probable rachat du pétrole de l'État islamique par des intermédiaires turcs (peut-être même le propre fils de Recep Tayyip Erdogan) ; 2) parce que cette stratégie renforce les antagonismes en Turquie même, où le dialogue amorcé en décembre 2012 avec le PKK a fait place, depuis juillet 2015, à de nouveaux affrontements entre le groupe kurde et l’armée turque.

En outre, la posture de la Turquie favorise un rapprochement entre les Kurdes, le régime de Damas et la Russie, qui soutient, comme l’a formulé le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov le 26 janvier dernier, une participation des Kurdes aux négociations de paix en Syrie – ce qu’a toujours refusé la diplomatie turque. Déplorée par les Occidentaux, cette alliance, qui ne remet toutefois pas en cause les liens entre FDS et Occidentaux, est apparue évidente courant janvier, lorsque l’aviation russe a appuyé la progression kurde en direction d’Azaz (une localité située à 10 km de la frontière), au grand dam de la Turquie. Le régime, en dominant les hauteurs septentrionales de la ville d’Alep (Azaz, Tall Rifat et Tamura), s’avère finalement le principal bénéficiaire de cette séquence. C’était il y a un mois. Depuis, l’armée, momentanément interrompue dans sa lancée par une trêve imposée par Moscou et Washington, semble en mesure de se lancer à la reconquête des quartiers rebelles de la métropole alépoise.

Principale métropole du nord du de la Syrie, Alep (ici en 2009) est aujourd'hui une ville en grande partie en ruines. (Crédit photo © Boudour Moumane)

Principale métropole du nord du de la Syrie, Alep (ici en 2009) est aujourd'hui une ville en grande partie en ruines. (Crédit photo © Boudour Moumane)

Y a-t-il encore un espoir sur le plan diplomatique ?

C’est dans ce contexte que s’est ouverte, en janvier dernier, la Conférence de Genève, censée établir des négociations entre des représentants du régime et des délégués de l’opposition politique et militaire. Conformément à un pré-accord conclu à Vienne en novembre, et à la résolution adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU le 18 décembre, elle devait permettre l’établissement d’un processus de transition pour sortir de la crise qui dure depuis maintenant cinq ans. C’est dans la perspective de constituer une délégation unifiée des forces rebelles que l’Arabie Saoudite a reçu à Riyad, le 9 décembre dernier, différentes composantes de l’opposition syrienne – sans représentants des Kurdes. Bien que divisés, les groupes présents ont pris le temps, à cette occasion, de clarifier leurs exigences pour la transition politique. Se posait évidemment la question de la position du puissant groupe Ahrar al-Cham et de sa coopération étroite avec le Front al-Nosra, ligne rouge pour les Occidentaux. Réunie au sein de la plateforme intitulée Haut-Comité des Négociations, l’opposition syrienne a finalement accepté, le 29 janvier, de se joindre aux pourparlers amorcés à Genève quatre jours plus tôt sous la houlette des ministres des Affaires étrangères américain et russe, John Kerry et Sergueï Lavrov. La venue de ce Haut-Comité à Genève est en soi déjà un succès, d’abord parce que Bachar el-Assad, tout comme ses alliés russes et iraniens, tolère dès lors la participation de ceux qu’ils qualifient encore de « terroristes », ensuite parce l’opposition a toujours considéré comme un préalable au dialogue la chute du président syrien, ce qui ne semble dès lors plus être le cas. Le triple attentat du 31 janvier, qui fait près de 80 morts et une centaine de blessés dans un bastion chiite au sud de Damas, refroidit pourtant les discussions. Surtout, l'offensive du régime dans la province d'Alep y met un terme, précocement. Le Suédois Staffan de Mistura, émissaire spécial des Nations Unies pour la Syrie depuis juillet 2014, concède dès le 3 février que les négociations sont bloquées et les suspend de façon provisoire. Seuls de rares convois humanitaires ont alors pu être établis par l’ONU pour soulager la population civile, comme dans la ville assiégée de Madaya, près du Liban, courant janvier.

Le conflit peut-il trouver une issue ? Et si oui, sera-t-elle militaire, comme pourrait le présager les succès relatifs (mais réels) du régime depuis le 30 septembre 2015 ? Ou au contraire, sera-t-il basé sur la diplomatie, et plus précisément sur un compromis politique entre les différents acteurs du conflit qui envisagent encore la possibilité d'un dialogue ? Chacune des deux perspectives rencontre des écueils particulièrement importants. Hier, lundi 14 mars, les pourparlers ont repris sous l'égide de l'ONU, de la Russie et des États-Unis, en présence de représentants du régime, mais aussi du Haut-Comité des Négociations envoyé par l'opposition. Une relance du processus de paix permis par la trêve, en dépit de quelques violations ponctuelles par les aviations russe et syrienne. La paix semble dès lors possible, toutefois, non seulement elle ne permettra pas de refermer toutes les plaies ouvertes par ce conflit, et surtout, elle semble encore bien loin ! Rappelons que la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU adoptée en décembre dernier prévoit « un cessez-le-feu s’étendant à tout le territoire syrien », ainsi que « la mise en place d’une autorité de transition dotée des pleins pouvoirs exécutifs, formée sur la base du consentement mutuel et dans des conditions propres à assurer la continuité des institutions de l’État ». Or, la décision unilatérale de Bachar el-Assad d'organiser des élections législatives le 13 avril prochain, indépendamment du processus de paix amorcé à Genève, qui suppose de mettre en place « dans les six mois, une gouvernance crédible, inclusive et non-sectaire », la rédaction d’une nouvelle Constitution et « la tenue, dans les 18 mois, d’élections libres et régulières », n'invite pas à l'optimisme. Même à Genève, dans les négociations ouvertes hier, représentants du régime et de l'opposition ne se parlent pas encore directement – le Haut-Comité de l'opposition s'est aujourd'hui dit prêt à le faire –, communiquant par la voie d'intermédiaires internationaux. La confiance est loin, bien loin d'être instaurée.

Le désert syrien, près de Tadmor. (© Boudour Moumane, 2009)

Si les informations persistantes faisant état de la construction de bases aériennes américaines en zones kurdes étaient avérées, cela confirmerait que le conflit est parti pour durer encore un moment. Et peu probable que l'annonce du retrait progressif de la majeure partie des troupes russes par Vladimir Poutine hier – décision aussi étonnante qu’inattendue, au prétexte que « les objectifs avaient été atteints » (comprenne qui pourra) – change quoi que ce soit à cette réalité, d'autant plus que le maître du Kremlin a tout de même précisé qu'une présence aérienne sera maintenue, et que les installations russes continueraient d’être opérationnels sur la base aérienne de Hmeimim (province de Lattaquié) et dans le port de Tartous.

Dernier exemple en date des percées des troupes du régime, appuyées par l'aviation russe : ces dernières ont amorcé, le 7 mars dernier, une bataille pour reprendre la localité de Tadmor (et de la cité antique adjacente de Palmyre), et elles seront dans une semaine, à n'en pas douter, aux portes sud et ouest de cette ville, tenue par l'État islamique depuis mai 2015 – le groupe extrémiste y a détruit de nombreux trésors archéologiques comme le célèbre arc de triomphe, les temples de Bêl et de Baalshamin, ou encore des tours funéraires symboles de l'essor de cette ville sous l'Empire romain. Cette nouvelle bataille est capitale pour le régime, car une prise de Tadmor-Palmyre lui permettrait de reprendre pied dans le désert syrien (la badiya), soit quelques 30.000 km², et de récupérer un accès à la frontière irakienne, pour l’instant contrôlée par les djihadistes. Elle est par ailleurs chargée de symbole, compte tenu du patrimoine architectural qu'elle possède, et de la proximité de la localité avec Damas.

Souhaitons que les nouveaux pourparlers amorcés à Genève, couplés à ce retrait partiel des forces russes, permettent au moins de « renationaliser » un conflit qui reste à trop d'égards le jeu des grandes puissances régionales et internationales, et débouchent à terme sur une paix durable, même s'il reste peu probable, alors qu'il a assuré sa survie à court et moyen terme, que le régime fasse de réelles concessions, notamment sur la question du maintien de Bachar el-Assad à la tête de l'État. Le président syrien semble plutôt encouragé, depuis les percées de cet hiver, à pousser son avantage sur le terrain militaire, mais reste à voir s'il aura les moyens de ses ambitions, notamment avec le retrait partiel des forces russes. En outre, les manifestations pacifiques anti-régime qui sont observées dans plusieurs localités depuis la trêve du 27 février viennent nous rappeler qu'en dépit des enjeux dramatiques liés à la guerre, beaucoup de Syriens n'entendent pas retomber sans broncher sous le joug du régime et abandonner les revendications démocratiques qui sont à l'origine du mouvement de contestation depuis cinq ans. Une réalité totalement ignorée et méprisée par le clan Assad, autant que par les puissances régionales (sunnites comme chiites) qui entendent tirer leur épingle du jeu syrien.

Avec près de 300.000 morts et tant de blessés, de déplacés et de réfugiés, le peuple syrien mériterait pourtant bien un effort de la part des différentes parties prenantes au processus de Genève. Il y a peut-être une sortie au bout de ce long tunnel qu'est la Guerre de Syrie, mais reste encore à ses protagonistes à retrouver la lumière.

Tag(s) : #International
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