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Par David Brites.

Dans les rues de l'Île de Mozambique, première capitale de la colonie portugaise du Mozambique, jusqu'en 1898.

Dans les rues de l'Île de Mozambique, première capitale de la colonie portugaise du Mozambique, jusqu'en 1898.

Zones touchées par la montée des violences depuis 2015.

L'information est parvenue à Maputo, la capitale mozambicaine, il y a une quinzaine de jours : au cours du dernier week-end de mars, des hommes du premier mouvement d'opposition, la Résistance nationale du Mozambique (Renamo), ont creusé trois larges trous de 15 mètres sur la Nationale 1, au niveau du tronçon Save-Muxúnguè, dans le sud de la province de Sofala. Leur objectif : accroître les difficultés de circulation sur cette voie routière majeure et y faciliter les attaques contre les convois de l'armée. Encore ces derniers jours, des autocars transportant des militaires mozambicains ont été attaqués par des miliciens de la Renamo, souvent dans la même zone. Le 5 mars déjà, des autocars civils et militaires avaient essuyé des tirs dans la province de Sofala et dans celle voisine de Manica. Le 19 mars, deux cars étaient victimes d'une embuscade à Chimuara, localité de la province de Zambézie ; le 21 également, des tirs avaient visés des convois de l'armée. Plusieurs entreprises de transport public ont annoncé il y a quelques semaines avoir suspendu leurs activités au Mozambique, ce qui représente pour elles plusieurs millions de dollars de perte sur leurs chiffres d'affaires, sans même parler des répercussions sur les usagers.

Ces évènements font désormais partie de l'actualité. Le Mozambicain moyen s'habitue à entendre les médias rapporter les dernières informations relatives aux affrontements entre les autorités mozambicaines et les miliciens de la Renamo. Cette crise trouve ses racines dans le résultat – contesté par la Renamo  des élections du 15 octobre 2014, qui ont consacré, une énième fois, la victoire du parti au pouvoir depuis l'indépendance, le Front de Libération du Mozambique (Frelimo).

Bien entendu, cette crise a des origines plus profondes, liées à la confiscation du pouvoir par les dirigeants du Frelimo depuis l'indépendance (1975), aux dépens des populations du centre et du nord du pays, qui se sont toujours senties lésées par la domination de quelques familles (principalement issues des ethnies tsonga et makondé) au sein de l'appareil d'État. Pour rappel, la Renamo est née en 1976 sous la forme d'un mouvement armé, avec pour objectif de faire tomber le régime du Frelimo. Depuis la fin de la guerre civile (1977-1992), le pays s’est pacifié et cinq élections générales ont eu lieu – les premières en 1994. Elles ont toujours consacré la défaite d’Afonso Dhlakama, leader de la Renamo depuis 1979, face au Frelimo, successivement représenté par Joaquim Alberto Chissano (président de 1986 à 2005), Armando Emílio Guebuza (2005-2015), et Filipe Jacinto Nyusi, actuel chef de l'État. Le même parti dirige donc le Mozambique depuis l’indépendance, et la scène politique est caractérisée depuis les années 1990 par une forte bipolarisation dont le pays peine encore à se défaire.

La séquence récente ouverte par les élections du 15 octobre 2014, caractérisée par une reprise des armes par la Renamo, risque d'entraîner le Mozambique dans une nouvelle guerre civile dont l'issue serait imprévisible. Il faut dire que, de son côté, le gouvernement n'a pas forcément créé le climat idéal pour amorcer ne serait-ce que le début d'un consensus avec la Renamo. Alors qu'il a accédé il y a un peu plus d'un an à la tête de l'État mozambicain sur la promesse d'être le président du « changement » (sans crainte du ridicule, puisque qu’il se présentait au nom du parti au pouvoir depuis 1975...), Filipe Jacinto Nyusi est loin d'avoir amorcé une rupture réelle par rapport au mandat de son prédécesseur controversé, Armando Emílio Guebuza.

Sans même s'étaler sur les autres aspects de la politique gouvernementale, ce constat se vérifie sur les différends (nombreux) avec l'opposition, notamment ceux portant sur la décentralisation et sur le dialogue politique. Le meurtre de l'avocat et constitutionnaliste franco-mozambicain Gilles Cistac, le 3 mars 2015, abattu en pleine rue à Maputo, illustrait déjà le climat de tension entourant les débats publics sur les compétences et les modes d'élection des gouverneurs de province ; pour rappel, cet universitaire avait notamment défendu l'idée que le projet de provinces autonomes alors porté par les députés de la Renamo ne nécessitait pas une modification de la Constitution. Le 8 décembre dernier, c'est le juriste et analyste politique Carlos Jeque, qui s'était déclaré proche de la Renamo en 2014, qui était grièvement blessé par balle, en pleine rue et en pleine journée, toujours dans la capitale. Comme à chaque fois, les autorités feignent de mener une enquête sérieuse, mais aucun commanditaire n'est jamais trouvé. La tentative d'assassinat contre Carlos Jeque a également eu lieu dans un contexte politique particulier, à savoir le vote d'une nouvelle proposition de décentralisation déposée par la Renamo à l'Assemblée de la République.

À Beira, province de Sofala. Statue de Samora Machel, premier président du Mozambique indépendant (1975-1986). La référence à celui qui est considéré comme le « père de la nation » demeure prégnante dans la propagande du pouvoir.

À Beira, province de Sofala. Statue de Samora Machel, premier président du Mozambique indépendant (1975-1986). La référence à celui qui est considéré comme le « père de la nation » demeure prégnante dans la propagande du pouvoir.

L'année 2015 se clôt sur une montée des périls

Par réaction au déclin électoral continu de son parti depuis une dizaine d'années, Afonso Dhlakama avait déjà repris le maquis en 2012, depuis le Parc national de Gorongosa (province de Sofala) où se trouve son QG historique. Stratégie d’autant plus difficile à tenir que la Renamo n’a plus les moyens dont elle disposait en 1992. L’action des maquisards s’est donc traduite, en 2013 et en 2014, par des manœuvres dispersées, la Renamo se contentant de tirer sur des chapas et des machibumbos (les transports collectifs), de cibler des militaires mozambicains et de couper le principal axe routier dans le sud de la province de Sofala. Le boycott des élections municipales de 2013 s'inscrivait dans cette même stratégie de confrontation, et il a fallu attendre la signature d'un accord avec le gouvernement le 5 septembre 2014 pour que la Renamo redépose à nouveau les armes et participe aux élections présidentielle et législatives. Sans pour autant lui apporter la victoire, le scrutin d'octobre 2014 a consacré une certaine « renaissance » électorale de la Renamo – avec 36,61% des voix, Dhlakama surpassait son score de 2009 (16,41%).

Fort de cette percée, mais demeurant dans l'incapacité de faire fructifier ce résultat, le leader de la Renamo, après maintes tergiversations médiatiques qui ont illustré l'inconstance de ses revendications, a exigé le pouvoir dans les provinces du nord et du centre du pays où son parti avait obtenu une majorité des voix. D'où une proposition législative visant à octroyer une autonomie forte à six provinces (Manica, Nampula, Niassa, Sofala, Tete, Zambézia) et à permettre au « candidat ayant obtenu le plus de voix à l'élection présidentielle » dans ces provinces (Dhlakama, en l'occurrence) de désigner lui-même les gouverneurs provinciaux – cette prérogative demeure jusqu'à aujourd'hui du domaine exclusif du président de la République. Le 30 avril 2015, ce projet de « provinces autonomes » était refusé catégoriquement par le groupe parlementaire (majoritaire) du Frelimo. Pour revenir sur cette séquence : Le Mozambique est-il sorti de la crise post-électorale ?

Alors qu'Afonso Dhlakama s'est progressivement enfermé dans une rhétorique belliqueuse, avec des annonces proclamatoires et des menaces aussi absurdes que nombreuses déclamées à ses partisans lors de rassemblements publics, cette situation de blocage politique ne pouvait s'achever tranquillement sur ce vote à l'Assemblée. L'année 2015 s'est donc terminée sur une recrudescence particulièrement inquiétante de la violence, alors que la présidence de la République décidait une hausse du budget des Forces de Défense et de Sécurité. Les hommes de la Renamo, autant que les troupes gouvernementales, opéraient déjà depuis plusieurs mois des manœuvres militaires importantes dans tout le pays, notamment dans les provinces de Sofala et d'Inhambane. Il faut dire que chaque partie a des objectifs stratégiques très précis : la Renamo cherche à positionner ses troupes pour être en capacité de se déployer en cas de nouveau conflit ouvert, ou si Dhlakama décidait de lancer un assaut sur les centres de décision politique ou militaire dans les provinces dont il revendique la gestion ; et le gouvernement veut prévenir toute initiative de la Renamo et empêcher ses miliciens de se déplacer et de se redéployer comme bon leur semble sur le territoire mozambicain. Le 14 décembre, le journal Canal de Moçambique évoquait la réalité des contrôles systématiques réalisés par les forces militaires nationales au niveau du pont du fleuve Save, à la limite des provinces de Sofala et d'Inhambane : « Le passage du Nord et du Centre vers le Sud est sujet à des mesures de frontière. Il est exigé de pouvoir présenter une carte d'identité, un passeport, un titre de séjour ou un autre document permettant de circuler légalement. »

Plusieurs escarmouches avaient déjà émaillé les premiers mois de l'année 2015. Mais les affrontements du 12 et du 27 septembre ont eu un écho particulier, et pour cause, à ces deux occasions, l'armée mozambicaine a attaqué un convoi de la Renamo où se trouvait Afonso Dhlakama lui-même – comme toujours, les autorités mozambicaines et l'opposition se sont rejetées la responsabilité de ces combats et ont donné une version différente sur le nombre de tués de part et d'autre.

Journal Canal de Moçambique, le 7 octobre 2015.

Le leader de la Renamo, sorti indemne de ces échanges de tirs, dénonce une volonté de mettre fin à ses jours pour enterrer l'opposition politique – on évoquait alors une « opération Savimbi », en référence à l'élimination de l'opposant nationaliste Jonas Savimbi en Angola, en 2002, qui a mis fin à la guerre civile dans ce pays. Depuis, les évènements semblent s'être accélérés. Les forces spéciales de police ont réalisé, au cours des semaines suivantes, une série de perquisitions contre des membres de la Renamo, et le dirigeant du parti d'opposition a disparu pendant plusieurs semaines, probablement caché dans le maquis du Gorongosa. Le ministre de l'Intérieur, Atanásio Mutumuke, affirmait alors vouloir désarmer les hommes de la Renamo pour que s'impose la Constitution, selon laquelle aucun parti politique ne doit avoir de bras armé.

Le 9 octobre, la Force d'Intervention Rapide envahit le domicile de Dhlakama à Beira, et y récupère des armes de guerre. Quelques jours plus tard, Jorge Kalau, à l'époque Commandant-général de la police mozambicaine – soupçonné de corruption, il a depuis été démis de ses fonctions –, déclarait que ses forces allaient « poursuivre les guérilleros de la Renamo pour récupérer leurs armes, où qu'ils soient, [...] et [n'allaient] pas s'arrêter... » Une surenchère rhétorique était à l’œuvre, symbole du dialogue rompu. Le 18 décembre, le président Nyusi lui-même déclarait : « Les Forces Armées de Défense du Mozambique doivent protéger la nation et les citoyens, même sous les tirs. [...] L'usage d'armes est de la compétence unique et exclusivement des Forces Armées de Défense du Mozambique, c'est une conquête du peuple mozambicain et ce n'est pas négociable. » Le chef de l'État feignant d'oublier que la question de l'intégration des miliciens de la Renamo dans l'armée (et donc le désarmement du mouvement) reste un chantier inachevé depuis l'accord de paix de 1992, et que la responsabilité n'en incombe pas qu'à l'opposition. Du point de vue de la Renamo, c'est l'armée qui use abusivement de la violence, comme Dhlakama l'expliquait le 7 décembre, en s'adressant à la Ligue de la Jeunesse de la Renamo : « S'ils viennent nous provoquer, [...] nous avons le droit de nous défendre. [...] Le Frelimo est un petit parti, il n'existe presque pas : ça n'est qu'un parti de militaires, de policiers, de voleurs, de traitres, d'assassins, un groupe là-bas à Maputo, qui n'est rien. Il n'a aucune représentativité dans le pays. » En dépit de l'annonce de la présidence de la République selon laquelle le désarmement coercitif des hommes de la Renamo était interrompu (19 novembre), les affrontements se sont poursuivis, par exemple le 27 novembre à Funhalouro, dans la province méridionale d'Inhambane, où l'armée a perdu au moins un véhicule et du matériel de guerre.

La Une du journal Savana, le 16 octobre 2015.

Quand la posture du Frelimo signifie l'impasse politique

Le projet de loi rénamiste déposé début 2015 et rejeté dès le 30 avril comportait un grand nombre de défaillances qui dénotait à la fois l'incompétence juridique des dirigeants du premier parti d'opposition, mais aussi la dimension opportuniste du texte. Loin de proposer une vision globale pérenne pour le pays, elle supposait la création de six provinces autonomes et une décentralisation à géométrie variable, basée sur les seuls résultats de l'élection présidentielle. Incapable de faire reconnaître sa victoire aux élections du 15 octobre, ou encore d'imposer la mise en place d'un « gouvernement technique » de transition ou d'union nationale, Afonso Dhlakama cherchait donc une autre voie pour réclamer une part du pouvoir, qu'il revendique en vain depuis des décennies. Quelques semaines après cet échec au Parlement, la direction de la Renamo déclarait vouloir présenter une nouvelle proposition de réforme, corrigée et prévoyant de décentraliser l'ensemble de l'État mozambicain, pas seulement de conférer un certain degré d'autonomie à quelques provinces. Ce fut chose faite en octobre 2015, lorsque le groupe parlementaire rénamiste déposa une demande de réforme constitutionnelle.

Le texte prévoyait que, pour la mandature en cours, les gouverneurs soient désignés par le candidat ayant recueilli à l'élection présidentielle le plus de voix dans la province en question ; et surtout qu'à terme, les noms des gouverneurs de province soient proposés par les Assemblées provinciales. Afin de contourner certaines contraintes constitutionnelles, la Renamo souhaitait également que soit créée une nouvelle catégorie de collectivités locales, la « Collectivité provinciale » (Autarquia provincial), dont le territoire aurait coïncidé avec celui des provinces actuelles. Sans surprise, le 7 décembre 2015, les députés du parti au pouvoir, qui ont pourtant défendu la nécessité d'élaborer une proposition plus large et incluant d'autres corps de la société à la réflexion, ont rejeté en bloc cette proposition, sans proposer un seul amendement pour tenter de l'améliorer. La veille du vote, la présidente du groupe parlementaire de la Renamo Ivone Soares, nièce de Dhlakama, écrivait d'ailleurs sur sa page Facebook : « La décentralisation n'intéresse pas les dirigeants du Frelimo. La volonté du peuple ne les intéresse pas non plus, ils vont donc faire échouer le projet de loi qui règlerait le problème de l'actuelle crise polico-militaire résultant de la fraude des élections de 2014. » Par sa posture, le Frelimo, en plein contexte de perquisitions en série et de mobilisation de l'armée, opte pour l'impasse politique, tout en promettant vaguement une réforme de décentralisation pour 2019, date des prochaines élections présidentielle, législatives et provinciales. Le porte-parole de la Renamo, António Muchanga, résumait bien la situation, en déclarant alors : « Dire [que la question de l'autonomie des provinces] doit être tranchée en 2019 équivaut à dire que la crise politico-militaire doit se maintenir jusqu'en 2019. »

Les demandes de décentralisation font écho à une vieille rancœur de la Renamo, qui a le sentiment de s'être fait « voler » toutes les élections depuis 1994. Au-delà des clivages partisans, la décentralisation semble une étape de plus en plus incontournable pour conforter la paix au Mozambique, pour au moins deux raisons. 1) Parce qu'elle répondrait aux frustrations identitaires des populations du centre et du nord du pays qui ne se sont jamais vraiment reconnues dans les autorités de Maputo, une telle réforme garantirait, sur le long terme et de façon pacifique, l'unité nationale. 2) Elle consoliderait par ailleurs la démocratie mozambicaine en construction, en établissement un partage « vertical » des pouvoirs, et débloquerait la vie politique, sclérosée par quarante années de parti unique et de pratiques clientélistes, en laissant émerger de nouvelles figures locales (quel que soit le parti) – comme l'avait déjà permis, faiblement, le premier (et timide) acte de décentralisation de 1998, qui s'était traduit par l’élection des maires et des conseils municipaux au suffrage universel.

Journal Canal de Moçambique, le 27 janvier 2016.

En outre, sur le court terme, le leader de la Renamo, enfermé dans l'impasse de sa rhétorique guerrière, y trouverait matière à satisfaction, ce qui assurerait la fin des combats, et donc peut-être une reprise des négociations sur d'autres sujets sensibles. On pense notamment à la réintégration des miliciens rénamistes au sein des Forces Armées de Défense du Mozambique, à la nomination de membres de la Renamo à de hauts postes décisionnels de l'armée, ou encore à la neutralité des administrations publiques (despartidarização do Estado), jamais mises en œuvre. Bien entendu, une réforme de décentralisation ne règlerait pas les questions de transparence des comptes publics, de lutte contre la corruption, et, surtout, de lutte contre les pratiques clientélistes. Elle permettrait toutefois l'alternance politique, au moins au niveau provincial, et roderait ainsi l'opposition à la gestion des affaires ; ce faisant, elle offrirait un climat plus propice pour s'attaquer à ces défis, que la montée des violences vient reléguer au second plan de l'actualité.

Nous sommes encore très loin de ce scénario. En décembre dernier, toujours devant la Ligue de la Jeunesse de la Renamo, ces paroles d'Afonso Dhlakama illustraient le degré de tension et de méfiance qui subsiste, notamment après le rejet par les députés du Frelimo du nouveau projet de décentralisation déposé par l'opposition : « Je prépare les stratégies pour obliger le régime du Frelimo à tomber une fois pour toutes. [...] Nous ne voulons pas de la guerre, mais si [les troupes gouvernementales] nous attaquent, ils vont prendre une raclée. [...] J'appartiens à un parti fort, qui gouvernera des milliers et des milliers d'âmes. [...] Le Frelimo, encore aujourd'hui, [a fait] échouer notre proposition de gouverneurs provinciaux. [...] Nous ne ferons pas la guerre. [Nous allons laisser] passer Noël. Ensuite, nous allons nous occuper [des provinces] de Nampula, de Niassa, etc. Et si cela est nécessaire, nous nous occuperons aussi de Maputo ! »

2016 : année du retour à la guerre civile ?

Dans un entretien publié le 6 janvier au journal Canal de Moçambique, Afonso Dhlakama amorçait l'année 2016 sur les chapeaux de roues, en déclarant : « Il n'y a plus rien à négocier, nous négocierons lorsque nous gouvernerons, en mars, les six provinces. » Cette énième annonce semblait à la fois ridicule, une promesse en l'air, après tant d'autres déjà formulées depuis le scrutin de 2014 ; mais elle apparaissait aussi, telle une épée de Damoclès, comme un danger certain pour la paix et la sécurité dans le pays, une menace terrible adressée au gouvernement, prélude à une offensive dans le but, peut-être, de prendre le contrôle des provinces revendiquées.

Le mois de mars était donc celui de tous les dangers, et, dans la continuité de 2015, le début de l'année s'avéra d'ailleurs particulièrement violent. Le 20 janvier, le Secrétaire général de la Renamo était victime d'une tentative d'assassinat par balle, en pleine rue à Beira, par un groupe d'individus non-identifiés. Le 27 janvier, des affrontements opposaient des hommes de la Renamo aux Forces de Défense et de Sécurité à Morrumbala, dans la province de Zambézie. Le 7 février, la Renamo attaquait un quartier militaire dans le district de Funhalouro, dans la province d'Inhambane. Le 12 février, des affrontements sont notés à Murrupula, dans la région septentrionale de Nampula. Le 26 février, la police mozambicaine déclarait qu'au cours des deux semaines précédentes, le bras armé de la Renamo avait orchestré au moins 19 attaques contre des convois militaires dans la province de Sofala, en particulier entre les fleuves Save et Muxúnguè – en 2013-2014, ce tronçon routier avait déjà été le centre névralgique des heurts entre l'armée et la Renamo.

Zones touchées par la montée des violences depuis 2015.

Zones touchées par la montée des violences depuis 2015.

Plus inquiétant, cette montée des violences semble aller au-delà de simples escarmouches sporadiques, comme cela avait été le cas en 2013-2014. Fin janvier, la police mozambicaine annonçait avoir arrêté, dans le district de Ribaué, quatre individus présumés rénamistes et accusés de préparer une prise du pouvoir à Nampula. Le 8 février, la Renamo déclarait son intention d'installer des postes de contrôle sur les principales voies routières (N1 et N6 notamment) afin de limiter l'interpellation de ses membres. « Nous placerons des contrôles à tous les croisements, entre Inchope et Rio Save, Inchope-Caia et le fleuve Zambèze, ces postes de contrôle serviront à taxer ou à contrôler les véhicules qui sortiront du Sud pour le Centre, du Centre pour le Sud, du Nord pour le Sud, et ainsi de suite », expliquait alors Horácio Calavete, chef de la mobilisation de la Renamo pour la province de Sofala – une annonce, on s'en doute, assez mal reçue par les autorités mozambicaines, qui en ont profité pour rappeler leur objectif de désarmer le parti d'opposition. Le 10 mars, l'administration étatique à Quelimane, chef-lieu de la province de Zambézie, se déclarait préoccupée par l'infiltration de guérilleros de la Renamo dans cette ville, en particulier dans deux quartiers (Supinho et Maquival) où règnerait un climat de peur.

La rhétorique de guerre entraîne une surenchère dans la diabolisation de l'adversaire. Le 17 février, au Parlement, la présidente du groupe Renamo Ivone Soares accusait le Frelimo de faire importer des blindés et des armes en grand nombre. Le 29 février, le porte-parole de la Renamo, António Muchanga, a récusé (et qualifié de « pitrerie ») les accusations selon lesquelles des miliciens de son mouvement suivraient des formations militaires en Ouganda ou au Kenya. Le chef de cabinet d'Afonso Dhlakama, Augusto Mateus, déclarait quant à lui, par un communiqué publié le 1er mars, « [avoir] connaissance de l'entraînement, sur le sol de la patrie, de militaires mozambicains par des instructeurs nord-coréens, et cela avec pour objectif de faire échouer le début de la gouvernance de la Renamo à partir du mois de mars » ; plus précisément, les soupçons se portaient sur la formation supposée d'un « escadron de la mort » par des agents nord-coréens, escadron qui serait chargé, selon l’opposition, d’éliminer certaines figures du parti. De son côté, la police mozambicaine dénonçait, le 7 mars, le recrutement par la Renamo de jeunes zimbabwéens dans son bras armé. Évidemment, à chaque fois, aucune manière de vérifier ces allégations.

Première victime des affrontements : le peuple mozambicain

Conséquence directe de la montée des violences : la multiplication des déplacés et des réfugiés de guerre. Le phénomène ne fait pas de bruit sur la scène médiatique internationale, alors que des milliers de personnes fuient les zones de combat et les manœuvres militaires des forces gouvernementales. Les districts de Morrumbala (province de Zambézie), où la Renamo a établi un nouveau quartier général, et de Moatize (Tete), sont, avec les environs du Parc de Gorongosa (Sofala) les principales zones touchées. Le Malawi accueille le gros des réfugiés, concentrés dans le camp de Kapise. Dès le 14 janvier, information de l'AFP au Malawi, plus de 300 réfugiés mozambicains sont déjà présents dans ce pays voisin. Le 24 janvier, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés en répertorie plus de 2.000. Début février, le chiffre dépasse les 4.000. Le 16 février, le gouvernement reconnaît la présence de 5.000 réfugiés, mais soutient que ces personnes ont fui « la sécheresse et les attaques de la Renamo ». Le gouverneur de la province de Tete, Paulo Awade, maintient même, sans honte du ridicule – et alors que le ministre mozambicain des Affaires étrangères, en visite au Malawi, parle de « réfugiés » , que les Mozambicains présents au Malawi ne sont pas des réfugiés, mais des miliciens rénamistes ou des Malawites. Le 6 mars, Rádio Moçambique, un média proche du pouvoir, déclare avoir noté la présence d'hommes de la Renamo ayant infiltré le camp de Kapise pour se faire passer pour des réfugiés lambda, après avoir fui des combats et caché leurs armes côté mozambicain. Une information qui, même si elle était vérifiée, ne serait pas représentative de la réalité des milliers de déplacés.

Au poste-frontière de Zobué, entre Malawi et Mozambique.

Au poste-frontière de Zobué, entre Malawi et Mozambique.

Une du journal Savana, le 5 février 2016.

Car les témoignages sur place semblent unanimes : les réfugiés ont quitté leur terre sous la pression des forces gouvernementales. Selon leurs dires, les soldats arrivent dans les villages et incendient les maisons et les réserves alimentaires, en accusant les habitants de soutenir la Renamo. Le 23 février, alors que le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés dénombre plus de 6.000 réfugiés au camp de Kapise, Human Rights Watch communique des dizaines d'allégations graves selon lesquelles l'armée commet des exécutions sommaires, des abus sexuels et des mauvais traitements dans la province de Tete, en marge d'affrontements avec la Renamo ; l'ONG ajoute que des rapts commis par des miliciens rénamistes peuvent aussi jouer dans les mouvements de population, mais demeurent marginaux. En mars, on compte quelques 2.000 déplacés autour du Parc national de Gorongosa, et au moins 12.000 réfugiés dans le camp malawite de Kapise, où le flux constant de personnes rend difficile l'approvisionnement en eau et insuffisant le nombre de latrines, ce qui laisse craindre l'apparition et la propagation de maladies comme le choléra ou la malaria. Le 15 mars, le gouvernement du Malawi annonçait la création d'un nouveau camp, dans le district malawite de Luwani, supposé offrir de meilleures conditions d'accueil.

L'approche « frontale » de la présidence Nyusi ne semble pas avoir eu les résultats escomptés, d'autant que depuis le début de l'année, c'est la Renamo qui semble avoir repris, dans la majorité des cas, l'initiative des combats. Le 14 mars, le département de la Défense nationale a rendu un rapport au chef de l'État confirmant la désertion ou la démission de 1.400 militaires de l'armée ces derniers mois, ce dont Afonso Dhlakama semble ouvertement se moquer  « ils prennent une raclée », déclarait-il au journal Canal de Moçambique, dans l'édition du 16 mars. En outre, la stratégie gouvernementale visant à réintégrer des miliciens rénamistes en échange d'avantages divers, comme leur intégration dans l'armée ou une aide pour la construction de leur maison – des cas anecdotiques mis en avant par la propagande du régime mais pas vraiment révélateurs d'un mouvement de fond , a échoué. Surtout, elle montre l'erreur de départ du Frelimo, d'interpréter les protestations de la Renamo comme un simple problème de sécurité, alors qu'elles relèvent avant tout d'un différend politique profond, qui va d'ailleurs bien au-delà des résultats des dernières élections.

En juin 2015, le célèbre auteur mozambicain Mia Couto expliquait assez justement, dans un entretien à l'AFP : « Le Mozambique est un pays qui cherche à être une nation mais qui se heurte à une très grande diversité. […] Nous avons construit notre État en suivant le modèle européen d'État unique, centralisé. C'était une violence silencieuse : nous avons oublié les énormes différences entre le monde rural et urbain, entre les gens capables de gérer la modernité et les autres. » Et entre les peuples du Mozambique qui se considèrent représentés par le pouvoir à Maputo, et ceux qui au contraire, se sentent lésés par des décennies de domination du Frelimo. « C'est un pays tellement divers, avec tellement d'histoires, précisait l'écrivain au journal Notícias, dans un entretien publié le 17 juin 2015. Nous n'avons pas commencé [avec le jour de l'indépendance, le 25 juin 1975], il y a toujours eu plusieurs commencements, comme il y a plusieurs peuples, diverses cultures. » Sans réelle perspective politique supposant une renégociation du « contrat » qui lie les différentes composantes de la nation mozambicaine, et qui permette un consensus sur ce que doit être le Mozambique de demain, l'escalade de la violence ne peut tout bonnement pas cesser. Pour revenir aux origines des clivages partisans au Mozambique : Mozambique : les plaies de la guerre civile toujours ouvertes.

La situation a poussé le président Nyusi à convoquer, le 24 février dernier, le Conseil National de Défense et de Sécurité, pour se pencher sur la possibilité d'une rencontre, dans les prochaines semaines, entre le chef de l'État et le dirigeant de la Renamo. Une initiative comme il y en a eu des dizaines ces dernières années, de la part du Frelimo comme de la Renamo. Elles se limitent à des déclarations de bonnes intentions, alors que chacun des deux grands partis mozambicains suit en fait un agenda propre qui ne prévoit pas vraiment de concessions. En outre, cette dernière « main tendue » n'a pas plu à la vieille-garde du Frelimo (y compris aux proches du président Nyusi), très conservatrice sur les sujets relatifs à la Renamo ; début mars, elle aurait même été à l'origine, dit-on, d'une violente altercation, dans le bureau présidentiel, entre le chef de l'État et son ancien « parrain politique » (qui se trouve être aussi son oncle), Joaquim Alberto Chipande, figure incontournable du parti au pouvoir – des rumeurs sur une blessure par balle au bras puis une hospitalisation en Afrique du Sud du général Chipande ont même fait leur apparition sur les réseaux sociaux, sans autre source fiable.

Une du Canal de Moçambique, le 14 octobre 2015.

Après une absence médiatique remarquée, Afondo Dhlakama a fait une réapparition il y a un mois depuis son fief du Gorongosa, maigre, vieilli, mais toujours véhément. « Nous prétendons continuer la lutte et compléter les objectifs tracés en 1977 », disait alors celui pour qui la perspective d'un dialogue avec le gouvernement n'est plus d'actualité. « La paix ne peut pas être otage de la Constitution », déclarait-il toutefois, ce qui suppose à terme une possible reprise des discussions sur une réforme de décentralisation. Le 7 mars, la direction de la Renamo ajoutait qu'elle était prête à réamorcer un cycle de négociation avec le président Nyusi, à condition que celui-ci soit supervisé par la médiation de l'Église catholique, de la Délégation de l'Union européenne à Maputo, et de Jacob Zuma, président de l'Afrique du Sud.

Les signes d'une poursuite des violences sont manifestes. Dans la seule première semaine de mars, les Forces de Défense et de Sécurité ont envoyé 4.500 hommes dans le centre du pays, dont 2.000 dans la province de Sofala, prélude à une offensive, le 9 mars, dans le maquis du Gogongosa. Le 7 mars, la police mozambicaine a saisi, dans un logement en plein cœur de Maputo, des armes de guerre qui auraient servi à des actes de délinquance dans plusieurs quartiers résidentiels de la capital, mais aussi du matériel de propagande de la Renamo, ainsi que des uniformes similaires à ceux portés par les miliciens de ce parti. Tout cela n'est pas forcément très encourageant pour la paix, pas plus que ne l'est la perquisition, le 27 mars, de la résidence de Dhlakama à Maputo, où la police a saisi une grande quantité d'armes. Dernier évènement en date : dans la matinée du 1er avril, les forces gouvernementales opéraient une nouvelle offensive dans le maquis du Gorongosa – une vingtaine d'explosions ont alors été entendues, dans des zones où résident des civils.

Le leader de la Renamo se pense sans doute en position de force, d'où la multiplication des attaques sur les convois de l'armée ces dernières semaines. Pourtant, le mois de mars vient de passer, et personne n'a vu ses troupes prendre le contrôle des gouvernorats des six provinces revendiquées, en dépit des mouvements militaires qui laissaient penser qu'une série d'offensives simultanées était en cours de préparation pour atteindre cet objectif. Dans un entretien publié dans le journal Canal de Moçambique le 30 mars, Afonso Dhlakama se justifiait ainsi : « Tout est en cours de préparation, il n'y a rien de changé. Nous allons gouverner. Ce qui s'est passé, c'est qu'en début février, et jusqu'à présent, nous avons fait face à ce que nous n'attendions pas : l'escadron de la mort et les 4.500 militaires qui ont été lancés dans la zone centre. Mais nous avons fait le ménage. » De son côté, le porte-parole de la Renamo, António Muchanga, s'adressait ainsi au média en ligne Deutsche Welle, le 1er avril : « En ce moment, il y a des affrontements très moches dans plusieurs zones du pays. Il y a des affrontements à Tete, il y a des affrontements dans le Gorongosa. Il y a eu des affrontements à Inhambane. Ce qui signifie que le peuple comprend clairement que le délai peut ne pas avoir été tenu à cause de cette situation. Parce qu'il est nécessaire de défendre des vies humaines avant tout. » Énième report des promesses de la Renamo ? Cette incapacité du vieux leader de l'opposition (63 ans) à mettre en pratique ses menaces lui fait progressivement perdre toute crédibilité, alors même que, paradoxalement, l'action de ses hommes a un impact réel sur le climat politique et économique du pays, et que l'armée mozambicaine ne peut elle-même pas se vanter d'être dans une position confortable.

Fleuve du Limpopo, dans la province de Gaza.

Depuis 1977, le peuple mozambicain est pris en otage entre ces deux partis, incapables de s'entendre pour assurer la paix et préparer un avenir meilleur, pour ce pays qui a tant souffert de la guerre. Le bon sens aurait voulu que le Frelimo, créé avec pour but de libérer le Mozambique des Portugais, ait été dissous une fois cet objectif atteint (1974-1975), afin de laisser place à une certaine diversité de partis. Et la Renamo, qui a été mise en place pour faire chuter le régime socialiste et, dit-elle, imposer la démocratie, aurait dû être dissoute au profit de formations sans branche armée, après que la doctrine marxiste ait été abandonnée par le pouvoir (1989), le multipartisme proclamé (1990) et la paix signée (1992).

Résultat : les Mozambicains ont pour principale alternative deux partis qui ont été des acteurs directs de la guerre civile et qui prétendent, sans honte aucune, assumer le pouvoir sans amorcer le moindre travail de mémoire relatif à leur responsabilité dans cette séquence dramatique de l'histoire mozambicaine, ou dans la situation économique et sociale du pays depuis l'indépendance. « L'un des problèmes de la coexistence politique réside dans la légitimation du pouvoir, affirmait en avril 2015 l'analyste politique et universitaire mozambicain Alberto Ferreira. La légitimation du Frelimo et de la Renamo réside dans l'histoire. Dans les campagnes électorales, alors que le premier affirme avoir apporter l'indépendance, le second affirme avoir apporter la démocratie. Ils légitiment ce qui devrait être légitimé par le peuple. » Dans son entretien à l'agence d'information portugaise Lusa, le 10 juin 2015, l'auteur Mia Couto déclarait d'ailleurs, à juste titre : « Nous avons longtemps été captifs de [la] guerre [civile], et cette guerre n'est pas totalement finie. Qui a fait la guerre [est toujours là]. Qui a fait la guerre continue armé, et a accepté une situation étrange et inacceptable, qui est l'idée d'une force politique avec un bras armé. [Le pays] mérite une meilleure gouvernance, et aussi une meilleure opposition. »

Samedi 9 avril, José Manuel, membre actif de la branche armée de la Renamo, José Manuel, était tué par balle à Beira, en province de Sofala ; un pas de plus dans la dégradation du climat politique, si tant est que cela soit encore possible. En outre, courant avril, l’hebdomadaire Canal de Moçambique a divulgué une liste de caciques de la Renamo assassinés ou visés par le prétendu « Escadron de la mort » qu’aurait constitué le gouvernement pour éliminer de grandes figures de l’opposition – si cela était avéré, le symbole serait terrible pour la démocratie mozambicaine en construction. Plus globalement, les évènements actuels doivent être suivis avec attention par les Mozambicains, car au-delà du risque de guerre civile, il existe aussi une menace d'instabilité pesante sur les autorités de l'État. Rappelons que le continent africain a déjà connu des putschs militaires résultant de l'incapacité du pouvoir central à éteindre une insurrection sécessionniste – le dernier exemple est celui du Mali, en mars 2012. Sans en être à une telle extrémité, les tensions qui opposent la présidence Nyusi (et son état-major) à la vieille garde conservatrice d'officiers et de généraux du Frelimo doit servir d'avertissement, car le drame serait d'« ajouter une crise à la crise » et de revenir sur les timides acquis démocratiques du pays.

Ces derniers mois, les initiatives de la société civile pour promouvoir la paix et le dialogue ont été nombreuses, et attestent d'une conscience politique très forte et empreinte du sentiment de responsabilité pour les générations présentes et futures. Entre autres, on peut citer la campagne photographique organisée par la plateforme de blogueurs Txeka ayant défendu le droit des enfants mozambicains à grandir dans un pays en paix (Campagne pour la paix de Txeka). La classe politique mozambicaine serait bien inspirée de suivre l'exemple de ces citoyens désireux de voir s'ouvrir une nouvelle page de leur histoire nationale. Mais pour cela, il faut de la volonté politique et de la sincérité, et c'est bien cela qui manque à des responsables mozambicains décidément bien trop souvent guidés par leur soif de pouvoir.

Province de Nampula. (Crédit photo © Léa Fradin)

Province de Nampula. (Crédit photo © Léa Fradin)

Le passage suivant est tiré de l’ouvrage Les damnés de la terre, de Frantz Fanon, publié en 1961. Dans le chapitre intitulé « Grandeur et faiblesses de la spontanéité », l'auteur y explique que les nations africaines fraîchement indépendantes voient les élites des nouveaux États, les partis dits nationalistes, creuser le fossé qui les sépare des masses rurales dont les traditions et le sentiment d'appartenance tribale ont été accentuées par le système colonial, suivant la logique : « Diviser pour mieux régner ». Les nouveaux dirigeants cherchent à imposer leur vision de la nation et de la modernité, héritée de l'ancienne puissance coloniale, où ils ont souvent étudié. Bien qu'écrit en 1961, cet extrait s'applique à bien des égards au cas du Mozambique (devenu indépendant en 1975), comme à celui de beaucoup de pays africains.

Les partis politiques n’arrivent pas à implanter leur organisation dans les campagnes. Au lieu d’utiliser les structures existantes pour leur donner un contenu nationaliste ou progressiste ils entendent, dans le cadre du système colonial, bouleverser la réalité traditionnelle. Ils s’imaginent pouvoir faire démarrer la nation alors que les mailles du système colonial sont encore pesantes. Ils ne vont pas à la rencontre des masses. Ils ne mettent pas leurs connaissances théoriques au service du peuple mais ils tentent d’encadrer les masses selon un schéma a priori. Aussi, de la capitale, vont-ils parachuter dans les villages des dirigeants inconnus ou trop jeunes qui, investis par l’autorité centrale, entendent mener le douar ou le village comme une cellule d’entreprise. Les chefs traditionnels sont ignorés, quelquefois brimés. L’histoire de la nation future piétine avec une singulière désinvolture les petites histoires locales, c’est-à-dire la seule actualité nationale alors qu’il faudrait insérer harmonieusement l’histoire du village, l’histoire des conflits traditionnels des clans et des tribus dans l’action décisive à laquelle on appelle le peuple.

[…]

Les échecs subis confirment « l’analyse théorique » des partis nationalistes. L’expérience désastreuse de tentative d’embrigadement des masses rurales renforce leur méfiance et cristallise leur agressivité contre cette partie du peuple. Après le triomphe de la lutte de libération nationale, les mêmes erreurs se renouvellent, alimentant les tendances décentralisatrices et autonomistes. Le tribalisme de la phase coloniale fait place au régionalisme de la phase nationale, avec son expression institutionnelle : le fédéralisme.

Frantz Fanon, Les damnés de la terre. Éditions François Maspero, 1961.

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