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Par David Brites.

« Si Marine Le Pen arrive au pouvoir, je prends le maquis. » Cette phrase, une amie me l’a dite il y a deux ans. Cette comparaison entre le Front national et le régime de Vichy sous occupation allemande (c’est du moins ce que la référence au « maquis » induisait) m’avait frappé par sa démesure, et j’ai alors tout bonnement pensé : « Mais tu seras toute seule dans ton maquis, ma pauvre ! » Il y a quelques mois, une autre amie me disait qu’elle plierait bagages si Marine Le Pen gagnait la présidentielle. Là encore, cette posture me frappa. Loin de moi l’idée qu’une arrivée du Front national à la tête du pays serait un évènement anodin, bien au contraire. Mais quel est le sens de quitter son pays au moment où, justement, il a besoin de toutes ses âmes de bonne volonté pour s'opposer aux politiques discriminatoires, racistes ou anti-démocratiques que pourrait alors mener la nouvelle majorité ?

Alors que les régionales de décembre 2015 ont confirmé l'échec du FN à briser le pseudo-« plafond de verre » qui l’empêche presque toujours de gagner le second tour des élections, et donc d'accéder aux responsabilités, la diabolisation de ce parti par l'establishment politique et médiatique est-elle justifiée ?

C'est devenu presque banal, alors qu'il y a cinq ans, une telle prévision aurait eu l'effet d'une bombe : tous les sondages d'intentions de vote pour la prochaine élection présidentielle donnent Marine Le Pen au second tour. Avec plus de 25% des voix à chaque fois, les élections européennes de 2014 et départementales de mars 2015 avaient déjà confirmé l'ancrage profond du parti dans le paysage politique, désormais marqué par une lutte de pouvoir entre Les Républicains (LR), le Parti socialiste (PS) et le Front national. Aux dernières régionales, ce dernier n'obtenait pas moins de 27,93% des voix au premier tour – pour rappel, Marine Le Pen avait recueilli 17,9% des suffrages à la présidentielle de 2012. Si, en pourcentage, il a stagné à 27,10% des voix au second tour (un effet mécanique dû à la hausse de la participation des électeurs PS et LR), dans les faits, il a encore gagné des voix (plus de 800.000). Le 13 décembre dernier, il a donc obtenu le plus grand nombre de suffrages de son histoire, avec 6 millions 820.000. Un score impressionnant.

Une montée en puissance inéluctable (?)

Les élections régionales ont démontré qu'en dépit de ces résultats sans précédent pour l'extrême-droite française, le Front national est encore confronté à des modes de scrutin qui l'empêchent d'accéder au pouvoir. C'était vrai en décembre 2015, et ce sera encore vrai en mai 2017. Tant que la vie politique sera structurellement dominée par Les Républicains et par le Parti socialiste, il sera quasiment impossible à Marine Le Pen de recueillir plus de 50% des suffrages exprimés, et donc de l'emporter – et cela vaut encore plus vraisemblablement aux législatives. Le scrutin majoritaire à deux tours est ainsi fait que, tout seul et en coalisant tous les autres partis contre lui, le FN se trouve dans une situation assez similaire au Parti communiste français des années 1960-1970, c'est-à-dire premier parti des catégories socio-professionnelles les plus défavorisées, mais cantonné à un rôle d'éternel opposant, voire d'épouvantail.

Sans pour autant espérer la victoire du Front national, faut-il cautionner un système qui empêcherait, par principe et à presque tous les niveaux, une alternative politique aux deux partis dominants ? De toute évidence, non. D'autant que les bons scores de l'extrême-droite et le désaveu de la classe politique traditionnelle trouvent pour bonne part leur explication dans l'incapacité de la droite et de la gauche à améliorer la vie des gens et à répondre à leurs attentes. Face au soulagement quasi-unanime de la classe politique et journalistique après le résultat du second tour des régionales, une question nous taraude. Alors que plus d'un votant sur quatre donne désormais son bulletin pour le FN, et ce depuis au moins deux ans, comment peut-on se satisfaire de la représentation actuelle de ce parti dans nos institutions, c'est-à-dire deux députés (sur 577), deux sénateurs (sur 348), 14 mairies (sur 36.681), aucun Conseil départemental, et aucun Conseil régional ? Ni la stigmatisation du parti de Marine Le Pen, ni la rhétorique diabolisante de Manuel Valls et compères, n'empêche la montée en puissance de l'extrême-droite, qui a gagné en quinze ans une dizaine de points : le 21 avril 2002, le père Le Pen obtenait 16,8% des voix au premier tour de à la présidentielle ; en décembre, le parti raflait 27,9% des suffrages, et la fille Le Pen pourrait bien en obtenir autant l'année prochaine.

Tant que les politiques nationales s'inscrivent dans une logique d'adaptation marginale aux processus économiques et sociaux de la mondialisation, et qu'elles échouent, rien n'empêchera le Front national d'attirer toujours plus d'électeurs. Et ce n'est pas la Loi sur la « modernisation des règles applicables à l'élection présidentielle », qui prévoit une complexification de l'accès aux parrainages de maires ainsi que la fin de l'égalité stricte du temps de parole des candidats à la présidentielle, qui y changera quoi que ce soit. Déposée en décembre par les députés socialistes, elle a été approuvée en mars dernier en première lecture à l'Assemblée nationale par les... 27 députés présents.

Force est de constater qu'une absence de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle de 2017 constituerait une vraie claque pour elle et pour sa formation, tant il est devenu évident qu'elle passerait sans difficulté le premier tour. Pourtant, les jeux sont encore ouverts, et quel que soit le candidat qui arrivera en tête de la gauche, peu probable que son score se limite aux 13 ou 14% que les sondages confèrent pour l’instant au chef de l’État sortant, et encore moins aux 12% d’intentions de vote de Mélenchon. Le doute est encore permis, tant que la campagne électorale n'est pas lancée, et jusqu'au jour du vote. Une chose est sûre : sans doute pour la première fois depuis 1981, jamais le paysage politique français n'a été aussi fragile, et les tendances difficiles à prévoir avec certitude. Beaucoup attendent un bouleversement, une refonte des clivages partisans. Manuel Valls, Emmanuel Macron, Nathalie Kosciusko-Morizet, sans doute Alain Juppé aussi, qui espèrent qu’en cas d’effondrement du PS ou de LR, se reconfigurera autour d’eux une nouvelle force politique « démocrate » ou « social-libérale ». Marine Le Pen ensuite, qui pense qu'autour d'elle, face à cette nouvelle force « mondialiste » et « européiste », se réuniront les patriotes de tout bois, gaullistes, souverainistes, chevènementistes, etc. Jean-Luc Mélenchon enfin, qui, en cherchant à devancer François Hollande, espère sans doute faire de son mouvement des « Insoumis » le nouveau Syriza ou Podemos de la vie politique française, aux dépens de ses anciens camarades socialistes. À voir si, quels que soient les résultats de 2017, le Parti socialiste ou Les Républicains survivront aux chocs électoraux qui les attendent.

Quels sont les vrais risques pour la démocratie ?

En attendant, d'aucuns continuent à « crier au loup » dès que la perspective d'une arrivée au pouvoir du FN se dessine. Tâchons de déceler le vrai du faux parmi les risques qui pourraient se poser pour notre système républicain et pour l'État de droit, dans un tel cas.

Et mettons fin tout de suite à une idée reçue des milieux de gauche qui tendent à confondre toutes les extrêmes-droites : non, le Front national n'est pas le parti national-socialiste. Nous sommes d'autant plus à l'aise pour le dire que les auteurs de ce blog n'adhèrent pas du tout au socle idéologique du FN, ni de près, ni de loin. Pour rappel, ce parti a été créé en 1972 par Jean-Marie Le Pen, en agrégeant une multitude de forces très diverses, royalistes, ultra-catholiques, pétainistes, gaullistes déçus du retrait d'Algérie, poujadistes, etc. La mouvance d'extrême-droite dans laquelle, historiquement, le FN s'inscrit, n'est pas le fascisme en tant que tel – qui a toujours été très faible dans l'Hexagone, et est à peine représenté aujourd'hui par des groupuscules extrémistes (souvent néo-nazis) comme Bloc identitaire, Troisième Voie ou Ordre Nouveau –, mais le « nationalisme intégral » théorisé dans l'entre-deux-guerres par Charles Maurras. L’attachement à la terre, aux coutumes, à la famille et à l'Église catholique y est déterminant. Cette mouvance promeut un système politique corporatiste, c'est-à-dire visant à maintenir l'équilibre des corps composant la société, et appuyant son autorité sur cet équilibre. L'Église catholique, à travers les écoles privées (où le programme électoral du père Le Pen lui conférait une place importante), devait être, tout comme l'armée, l'un des piliers de ce système corporatiste.

Statue de Jeanne d'Arc, à Paris.

Profondément anti-communiste, Jean-Marie Le Pen s'est longtemps présenté avec l'attribution d'une religiosité catholique exclusive – pour lui, le principe de laïcité vient de la gauche et menace les racines culturelles françaises ; la défense du catholicisme va de pair avec son combat pour la défense de l'identité française contre l'immigration. L'écrivain Pierre Debray disait d'ailleurs de Jean-Marie Le Pen, en 1988, qu'il était « le seul candidat vraiment catholique ». La vision développée par l'extrême-droite est profondément manichéenne : la France est en situation de guerre, elle subit une invasion, et c'est donc un conflit de civilisation où son identité et son existence même sont menacées. La figure de Jeanne d'Arc, emblème de la nation française largement récupéré par le FN, illustre cette lutte face aux envahisseurs, autant qu'elle symbolise l'adhésion pleine et sans ambiguïté à la religion catholique. Car rappelons que la « France de mille ans » est également la « fille aînée de l'Église », pour paraphraser un titre porté par les rois de France depuis le baptême de Clovis.

Marine Le Pen a certes revisité le programme de son parti à ce niveau-là, il serait absurde de le nier, et c'est surtout vrai sur la question de la laïcité comme de l'école, mais parce qu'elle sait qu'une posture pro-laïcité servira mieux désormais sa rhétorique anti-islam. Pour aller plus loin sur le sujet, le lecteur est invité à relire cet article de novembre 2013 : Laïcité : les faux-semblants du Front national. Les solutions ont été modifiées pour répondre à des objectifs qui, eux, n'ont pas bougé d'un iota. La dirigeante du Front national, en particulier grâce à son vice-président Florian Philippot, a rendu crédibles auprès de l'opinion le constat et les idées du FN, au moins sur les questions économiques, même si le parti maintient un discours identitaire radical. La référence gaulliste appelle à restaurer l’autorité et la souveraineté de l’État (contre l’UE, contre le capitalisme mondialisé, contre les zones de non-droit dans les banlieues) et à sauver la culture et la population françaises du « grand remplacement » théorisé par Renaud Camus. Dans cette optique, la laïcité n’est plus un danger pour l’Église catholique, désormais moribonde, mais une arme face aux risques de débordements de la religion montante qu’est l’islam, considérée comme le visage politique d'une immigration vue comme une invasion. Illustratif de cette vision obsessionnelle, l'éditorialiste Éric Zemmour affirmait justement, le 13 janvier 2016, sur Paris Première : « Il y a toute une génération qui est salafisée, [...] une jeunesse islamo-maghrébine qui est en voie de réislamisation par la cyber-technologie, et ces gens-là sont en guerre contre la France. Il faut se préparer à les affronter, c'est une sorte de "Cinquième Colonne" en France. »

Quels pourraient donc être les risques d'une politique menée par le Front national ? Peut-on par exemple concevoir, demain, une France dominée par des crânes rasés, par une police politique, par la mise en place de camps de concentration, voire de camps d'extermination où finiraient les populations immigrées « non-désirables » (comprendre : les Roms, les Noirs et les Arabes) ? Les aléas de l’Histoire nous enseignent qu’il est impossible de dire « jamais » en la matière. Vingt ans à peine après le massacre de plus d’un million d’Arméniens par l’Empire ottoman, l’Allemagne nazie (et dans sa suite la plupart des pays européens) entrait dans le cycle mortifère de la discrimination systématique puis de l’extermination des Juifs d’Europe (et des Roms, même si on ne l'évoque que trop rarement). Moins de 50 ans après la Seconde Guerre mondiale, l’Afrique connaissait le génocide du Rwanda, et l’Europe les campagnes d’épuration ethnique en ex-Yougoslavie. Pour autant, on peut espérer que le travail de mémoire dont peut se targuer la France, de même que sa conception intrinsèquement ouverte de la nationalité, évitent d’envisager un tel scénario. Restons vigilants, à tous les niveaux : les graffitis antisémites ou anti-islam, les propos négationnistes et haineux, un certain mépris pour l'État de droit, voire pour la vie humaine, nous rappellent régulièrement que le recours à la violence et à des solutions extrêmes demeurent des options envisageables pour bon nombre de militants d'extrême-droite, même si ceux-ci ne font pas forcément partie de l'entourage direct de Marine Le Pen.

Quels sont les risques pour notre système représentatif et l'État de droit ? Car risques il y a, indubitablement. En Pologne après le succès du parti de Jaroslaw Kacinsky en octobre 2015, comme en Hongrie depuis mai 2010, se sont succédé les annonces sur la limitation du pouvoir judiciaire, sur l’indépendance de la Banque centrale, ou encore sur la nécessité de s’approprier les médias publics. Sur le plan des droits et des libertés, on peut évidemment craindre, avec l'arrivée du Front national au pouvoir, les tentations éternelles des extrême-droites européennes : renforcement de la législation donnant un blanc-seing aux forces de police lors de leurs interventions, restrictions plus ou moins subtiles de la liberté de la presse, remise en cause du droit à l’avortement, abolition du mariage entre personnes de même sexe, etc. Et bien sûr, fin des subventions publiques à une très large palette d’associations, aux syndicats de travailleurs, ainsi qu’aux organes de presse. En outre, la flopée de mesures récemment adoptées par le gouvernement Valls dans le cadre de l’« état d’urgence » et de la lutte contre le terrorisme pourrait servir de socle à bon nombre de dérives anti-démocratiques, et ce de surcroît dans un contexte où le parti au pouvoir, le Front national, n'aurait cure des avis d'institutions internationales comme le Conseil de l'Europe ou la Cour de Justice européenne, qu'il accuserait d'ingérence.

Plusieurs indices indiquent déjà le peu de considération de nombreux Frontistes pour les concepts de démocratie, de droit, de dialogue, de cohésion sociale, voire de liberté d'expression, avec, de façon sous-jacente, une vision manichéenne du débat public. Cela vaut tout d'abord pour le rapport du FN aux médias. Le 13 octobre 2013, une journaliste du Petit Journal s'était faite bousculée et agressée dans un bureau de vote à Brignolles (département du Var), lors du second tour d'une cantonale partielle, par des militants du Front, uniquement parce qu'elle travaillait pour l'émission de Canal +. Derniers exemples en date, certains maires FN élus en mars 2014 ont adopté une stratégie de tension voire d'hostilité avec les journaux régionaux ou locaux dont le traitement de l'actualité ne leur plaît pas, et les pressions prennent alors des formes diverses : les sympathisants FN prennent à partie les journalistes sur les réseaux sociaux, l'accès à la salle de presse municipale ne leur est plus autorisé, et surtout, la Ville ne communique plus aux quotidiens en question (Var-Matin à Fréjus, La Voix du Nord à Hénin-Beaumont, Midi Libre à Béziers, par exemple) les annonces d'état civil, les évènements, et autres bulletins municipaux.

Idem du côté des élus, dont le comportement rappelle souvent l'antiparlementarisme qui est depuis si longtemps caractéristique de l'extrême-droite française et européenne : en alternant absentéisme et obstruction dans les assemblées locales ou au Parlement européen (ils ne sont pas les seuls, cela dit), les élus FN révèlent un certain mépris pour la démocratie représentative, à laquelle ils préfèrent sans doute la pseudo-démocratie d'« incarnation », portée par le culte du chef. Le 28 janvier dernier, par exemple, la première séance plénière du nouveau Conseil régional de Nord-Pas-de-Calais-Picardie à laquelle Marine Le Pen, retenue à Milan pour une rencontre du groupe parlementaire européen d'extrême-droite Europe des Nations et des Libertés, n'a pas daigné assister – a été perturbée par des attaques procédurières, par des diatribes enflammées, des apostrophes et des mises en scène du groupe frontiste, prolongeant inutilement la séance pendant une douzaine d'heures.

Les menaces qui pèsent sur l'universalisme républicain, caractéristique de la démocratie française (voire de l'identité de ce pays), sont très explicites dans les domaines qui concernent la fameuse « préférence nationale », qui se traduit par la priorité donnée aux Français à l’embauche et pour se soigner. Si Marine Le Pen n’évoque clairement, pour l’instant, que la suppression de l’Aide Médicale d’État, un dispositif permettant aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d'un accès aux soins, on peut supposer qu’une fois arrivée au pouvoir, elle reviendrait aussi sur la possibilité de se soigner gratuitement pour les étrangers extra-européens présents de façon régulière. Cela, dans l’objectif affiché d’éviter les « incitations » à l’immigration. Cassons les droits des immigrés, légaux comme illégaux, et ils se démotiveront à venir.

Une politique de « francisation » et d'expulsions de masse ?

Le risque est plus grand si un éventuel gouvernement FN s’attachait, comme le font bon nombre de caciques du Front, à vouloir corriger le fameux « grand remplacement » dont serait, disent-ils, victime la France. Bien sûr, rétablir les frontières terrestres (et maritimes, dans les territoires d’outre-mer) en employant massivement des gardes-frontières, voire l’armée, reconduire systématiquement et sans ambages les clandestins à la frontière, et adopter des mesures aussi dissuasives que possible pour les migrants, tout cela doit mettre fin à des flux de populations qui seraient, aux yeux de l’extrême-droite, en train de tuer la France à petit feu. Mais que fait-on des enfants de l’immigration qui sont déjà présents sur le sol français, voire qui y sont nés ? Comment les inciter à quitter l’Hexagone ? Car on imagine mal la France de Marine Le Pen aller chercher les gens de nationalité française mais aux noms à consonance étrangère (comprendre : extra-européens… on peut supposer que Mme Le Pen se fiche des communautés d’origine portugaise ou arménienne), pour tout simplement les mettre dans des charters et les expulser manu militari.

C’est dans cette politique de renvoi subtile que réside sûrement le plus grand risque d’un Front national au pouvoir, à long terme, pour la paix civile : pour interrompre le « grand remplacement » qu’ils fantasment, les dirigeants du FN pourraient imaginer un socle de mesures visant : 1) à déchoir de la nationalité quantité de binationaux, voire à terme de personnes ayant des ancêtres extra-européens ; et 2) cela va de soi, à les expulser le plus rapidement possible. Un gouvernement d'extrême-droite, plus ou moins raisonnable à son arrivée au pouvoir, pourrait dériver, tel un Erdogan en Turquie (qui n'a révélé son vrai visage « islamo-autoritaire » qu'à l'aune de son troisième mandat, rappelons-le), un Jarosław Kaczyński en Pologne, ou un Viktor Orbán en Hongrie, au point de mettre en place, en quelques années, une vaste politique de déplacement de population.

Sans aller jusqu'à faire des projections, le risque d'un tel scénario demeure plausible, si on prend en compte tous les paradigmes intellectuels qui sont à l'origine du programme du Front. Ce serait un découlement logique, l'aboutissement des idées qui structurent son logiciel idéologique. La suppression de la double-nationalité, mesure d'ores et déjà annoncée par le FN, abonde en ce sens et confirme une vision excluante de la société. Mais, si l'extrême-droite espère que beaucoup de binationaux opteraient pour leur seconde nationalité et quitteraient la France, la raison doit nous pousser à penser plutôt le contraire. D’autres mesures pourraient donc venir pour atteindre l'objectif d'expulsions massives. Certaines existent déjà et pourraient, même quand elles n'ont pas de rapport évident avec la question de l'immigration ou de la nationalité, servir les ambitions du Front. Rappelons qu’en dépit de garde-fous tels que le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, ou encore le Parlement (dans le cas de figure où une Marine Le Pen présidente n’obtiendrait pas une majorité à l’Assemblée nationale), le chef de l’État a en France des pouvoirs assez larges, notamment le recours en veux-tu en voilà au référendum, la possibilité de dissoudre l’Assemblée nationale, et, plus inquiétant, l’article 16 de la Constitution, selon lequel il (elle, en l’occurrence) peut, en cas de crise, prendre les pleins-pouvoirs pour un maximum de six mois – une période qui lui donnerait largement le temps de refonder les institutions républicaines, s'il abusait alors de ses prérogatives.

Les évènements récents sont venus nous rappeler que ce risque n'est pas totalement exagéré. Bien sûr, l'extension (et l'inscription dans la Constitution) de la déchéance de nationalité aux auteurs d'actes terroristes binationaux nés français, avortée le 30 mars sur décision de François Hollande, a fait un ram-dam un chouia démesuré, pour au moins deux raisons : d'abord parce que cette mesure existe déjà dans la loi pour les binationaux ayant obtenu la nationalité française depuis moins de dix ans, et qu'on n'a jamais entendu personne, même à gauche, la contester ; ensuite et surtout parce qu'elle n'avait qu'une portée symbolique, puisqu'elle n'aurait concerné que quelques rares individus qui se sont de toute façon eux-mêmes « exclus » de la communauté nationale. En revanche, la loi existante est déjà elle-même susceptible de servir un scénario visant à expulser massivement des binationaux français. L'éditorialiste Éric Zemmour rappelait en effet, le 13 janvier dernier sur Paris Première, alors que le projet de réforme constitutionnelle n'était pas encore abandonné : « La déchéance de nationalité dans la Constitution, c'est uniquement pour les terroristes, ça réduit énormément par rapport à ce qui existe dans la Loi, qui dit qu’"est déchu de la nationalité tout Français qui se comporte comme un national d’un pays étranger". Donc si on garde la Loi uniquement, on pourrait enlever la nationalité pour tous les gens qui vont rallier Daesh. Les milliers de Français qui vont rallier Daesh, et je suis pour ça. [...] Il faut prendre des mesures préventives pour [...] préparer des déchéances de nationalité en masse. » Avec l'idée sous-jacente de « rompre les ponts » avec les institutions internationales qui s'opposent, pour des raisons diverses (les conditions d'accueil dans le pays d'origine par exemple), à certaines expulsions, notamment la Cour européenne des droits de l’Homme.

Les risques les plus importants en cas d'arrivée au pouvoir du Front national concernent sans doute la déchéance massive de la nationalité pour un grand nombre de citoyens binationaux, qu'ils aient opté ou non pour la nationalité française en cas de suppression de la binationalité.

Les risques les plus importants en cas d'arrivée au pouvoir du Front national concernent sans doute la déchéance massive de la nationalité pour un grand nombre de citoyens binationaux, qu'ils aient opté ou non pour la nationalité française en cas de suppression de la binationalité.

L'extension dans la Loi (ce qui ne requiert qu'une majorité simple à l'Assemblée nationale ou une consultation référendaire) de la déchéance de nationalité, par exemple aux binationaux nés en France qui auraient commis tel ou tel type d'infraction grave, pourrait donc donner matière à une perte de nationalité abusive, si tant est qu'un tel pas soit franchi. Sans être lui-même adhérent du Front national, Zemmour exprimait là l'opinion de beaucoup d'intellectuels d'extrême-droite, dans la continuité des réflexions de Renaud Camus. En 2014, s’exprimant dans un média italien, il évoquait même les aléas de l’Histoire, pour dire, sans préciser si c'était là son souhait, qu’à terme des déplacements de population auront peut-être lieu en cas de guerre civile en France, comme on a déjà pu en observer en masse en Europe centrale et orientale en 1945. En poussant jusqu'au bout l'éventualité d'une « déportation » organisée des Français d'origine africaine, on pourrait évoquer l'apparition de camps de transit visant à l'expulsion de ces populations, et que d'aucuns ne perdraient pas l'occasion de comparer aux camps de concentration. Voilà sans doute le scénario « du pire » envisageable en cas d'accession au pouvoir de Marine Le Pen et de sa formation.

L'impasse du Front national : un épouvantail qui sert les intérêts du système

Encore une fois, répétons que le Front national ne promeut pas ouvertement un tel scénario. Nous nous contentons ici d'évoquer le pire qui pourrait découler de la pensée de l'extrême-droite. L'Histoire se précipite parfois sans prévenir, et il s'agit de rester vigilant, y compris sous majorité de gauche ou de droite d'ailleurs. Rappelons que le 2 mai 1938, c'est-à-dire avant la mise en place du régime de Vichy, le gouvernement Daladier (celui qui a succédé au Front populaire), voulant réserver les emplois aux travailleurs français, promulguait un décret-loi instituant un socle de mesures discriminatoires vis-à-vis des étrangers résidant en France, et revenant sur le caractère automatique de certains droits (dont le droit de vote) octroyés aux étrangers naturalisés français. Le 12 novembre 1938, le même exécutif promulguait un second décret-loi autorisant l'internement administratif des « indésirables étrangers ». C'est ce même gouvernement Daladier qui, frileux devant l'afflux massif de réfugiés espagnols dans les camps créés en urgence à partir de février 1939 sur les plages du Languedoc-Roussillon, s'arrangera pour qu'un grand nombre d'entre eux soient ensuite rapatriés en Espagne.

Bref, des mesures orchestrées par des républicains qui se voulaient démocrates, y compris les Radicaux, hérauts de la IIIème République. Des mesures qui finalement annonçaient celles adoptées sous occupation allemande, notamment, dès l'automne 1940, la circulaire du 2 septembre ordonnant le transfert des « nomades » (comprendre : les gens du voyage) expulsés d'Alsace-Moselle vers les camps du sud, la création, le 27 septembre, des Groupements de Travailleurs Étrangers pour les « étrangers en surnombre dans l'économie nationale », ou encore, le 4 octobre, l'adoption d'une loi permettant l'internement (arbitraire) des Juifs étrangers.

Il serait trop simple de déduire de l'ensemble de ces réflexions que la solution est d'interdire le Front national, d'abord et avant tout parce que celui-ci récuse le rapprochement fait par beaucoup avec le régime de Vichy, ou avec n'importe quelle autre forme de régime non-démocratique d'ailleurs. Rappelons-le, un parti ne peut être interdit sur la base d'un procès d'intention, or, au moins formellement, le FN entend s'inscrire dans une logique démocratique, qui inclue le double principe basique de l'existence d'une opposition politique et du respect du principe d'alternance et d'élections libres. Si le Front parvenait un jour aux responsabilités, il ne s'agirait pas de « prendre le maquis », ni même de mettre les voiles. Au contraire, il s'agira alors de se montrer prêt à défendre l'État de droit par tous les moyens, dans tous ses aspects, et de faire preuve de solidarité auprès des citoyens (français ou étrangers) qui souffriront des politiques alors mises en œuvre. Cela doit aussi se traduire par une vigilance accrue vis-à-vis des mesures sécuritaires et anti-terroristes adoptées aujourd'hui par la droite et par la gauche (souvent unanimement), et qui pourraient demain être employées à mauvais escient par une force politique moins scrupuleuse du respect des droits fondamentaux et de la démocratie, et ce sans aucun filet institutionnel (c'est-à-dire sans le paravent du Conseil d'État ou du Conseil constitutionnel). Des abus, il y en a aujourd'hui. D'autres, plus violents, peuvent venir demain.

En attendant, la progression électorale du FN oblige les autres bords politiques à s'interroger sur les raisons de son succès, et non à se contenter de l'ostraciser de façon dogmatique. D'autant que sa diabolisation sert la marginalisation des quelques idées économiques et sociales pertinentes que défendent, à leur sauce, Marine Le Pen, Florian Philippot et consorts. Invité sur France 2, Emmanuel Todd constatait déjà, en janvier 2013, qu'à « la faillite du rêve européen », l'extrême-droite propose une impasse. « Les sociétés ne peuvent pas vivre sans projet et sans rêve, expliquait-il. Le problème que pose le Front national, c'est qu'il dit des choses qui en apparence ont l'air économiquement raisonnables. Il parle de protectionnisme, il parle de se recentrer sur la nation française. Mais là où la proposition du Front national est viciée [...] et sans avenir, c'est qu'un recentrage sur un projet national suppose un élément [...] de rêve national et d'une nation grande et généreuse, qui comprend tous les Français, y compris les immigrés et leurs enfants. »

En portant intrinsèquement une distinction entre Français « de souche » et Français issus de l'immigration, et en ayant vocation à marginaliser ou renvoyer la « communauté musulmane » chez elle (en Afrique du Nord et subsaharienne, pour faire court), le projet politique porté par le FN fracture la société française de telle manière qu'il ne peut être viable, de surcroît dans ce pays où la vision de la citoyenneté est fortement universaliste. « Le drame de la période actuelle, c'est que quelle que soit la validité des arguments qui sont proposés par Marine Le Pen sur le plan économique, du simple fait que le Front national souille la vision d'un avenir français [...] heureux pour tous ses enfants, la rhétorique du Front national [dévalorise] les idées de protectionnisme [et] de sortie de l'euro. » Et le démographe et historien français de conclure que le FN et sa présidente sont les « instruments de l'establishment et du système, parce qu'ils stérilisent les belles idées économiques, parce qu'ils ne veulent pas mettre derrière ces belles idées économiques l'idée de fraternité pour l'ensemble des Français. »

En cela, le Front national représente un autre danger pour la démocratie : car en servant d'épouvantail et en aidant ainsi le système à se pérenniser, il ne permet pas le renouvellement des idées et de la classe politique. Là où des partis de droite, du centre ou de gauche pourraient représenter une alternance, le Front national cristallise le vote contestataire. Il concentre désormais aussi un vote de conviction, mais celui-ci, encore limité à un quart des votants (peut-être, dans le futur, à un bon tiers, qui sait ?), a vocation à rester stérile.

L'actualité médiatique de ces derniers mois a mis le Front national en porte-à-faux, coincé entre sa critique d'une CGT « complice du grand patronat » (Marine Le Pen, le 10 avril 2014) et celle du libéralisme de « l'UMPS ». Comme l'expliquait Emmanuel Todd au site en ligne Atlantico, dans un entretien publié le 1er juin, « les cadres du parti sont des gens d'extrême-droite, et on l'a senti au moment de la crise. Ils voulaient de l'ordre. Face à un évènement réel, les cadres du FN sont juste des gens très à droite, et ils se foutent de leurs électeurs ouvriers. Le PS méprise son électorat, mais le FN aussi. Même si Florian Philippot a fait du rétropédalage, il était déjà trop tard. » Et en effet, le numéro 2 du Front est intervenu depuis plusieurs jours dans divers médias pour expliquer la position de son parti, à savoir qu'il ne cautionne pas les violences sociales, mais qu'il soutient le mouvement d'opposition à la loi El Khomri, même si cela doit passer par des grèves.

Le contexte global, depuis trois mois, de contestation à ce projet de loi et de « convergence des luttes » (dans le cadre du mouvement Nuit Debout hier, des grèves en série aujourd'hui) a au moins un mérite : pour la première fois depuis les attentats de novembre 2015, les mots « islam » ou « musulman » ne font plus les gros titres de l'actualité – si l'on excepte le discours prononcé hier à Lille par Nicolas Sarkozy sur l'identité chrétienne de la France et « la tyrannie des minorités », évidemment, ainsi que quelques Unes occasionnelles du Point et de Valeurs actuelles. La question sociale a repris sa place au cœur du débat public, aux dépens de la question identitaire, qui écrasait tout sur la scène médiatique. Le Championnat d'Europe de football qui commence demain pourrait ne représenter qu'une courte parenthèse dans cet élan de contestation et de débats économiques et sociaux. Espérons-le du moins, n'en déplaise au président des Républicains et à la dirigeante du Front national.

Tag(s) : #Politique
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