Par David Brites.
On s'habituerait presque à cette nouvelle, tant le joueur portugais monopolise depuis 2008, avec l'Argentin Lionel Messi, le prix du Ballon d'Or, attribué chaque année par France Football – en collaboration, de 2010 à 2015, avec la Fédération Internationale de Football Association (FIFA). Hier, lundi 12 décembre, Cristiano Ronaldo, qui fêtera ses 32 ans en février prochain, s'est vu attribué le quatrième Ballon d'Or de sa carrière, après ceux déjà obtenus en 2008, 2013 et 2014. Une information qui vient clore une année 2016 qui aura décidément consacré le football lusitanien, après que la sélection portugaise ait gagné le premier titre international de son histoire. Petite rétrospective de l'Euro 2016, et mise en perspective de ce championnat dans l'histoire du football portugais.
La sélection portugaise au XXème siècle, c’est d’abord l’histoire d’une étoile. Le phénoménal Eusébio, portugais né dans la colonie mozambicaine, a mené son pays jusqu’aux demi-finales du Mondial 1966 – c’était alors la première participation du Portugal à une compétition internationale de football. Après avoir vaincu 5-3 la Corée du Nord dans un match épique où Eusébio, justement, a permis de renverser le cours du jeu, la selecção s’inclina 1-2 face à l’Angleterre, qui jouait à domicile et devait par la suite remporter la finale. Cette prestation fut la seule performance de cette légende du football portugais en sélection nationale – performance conclue par une « petite finale » gagnée contre l’Union soviétique 2-1.
Le Portugal retourne ensuite dans l’oubli, avant de briller au cours de l’Euro 1984. Fernando Gomes et Rui Jordão sont alors les piliers de l’équipe, qui accède aux demi-finales, finalement vaincue 2-3 par la France, qui jouait à domicile et remporta ensuite la finale. Nouveau coup d’éclat sans lendemain. Lors du Mondial 1986, les Portugais ne dépassent d’ailleurs pas la phase de groupes. Hormis ces trois dates : 1966, 1984 et 1986, le Portugal sera resté totalement absent des grands rendez-vous du football international, si l’on excepte bien sûr les bonnes prestations de ses clubs lors des tournois européens, Benfica et Porto entre 1983 et 1990, et surtout, entre 1961 et 1973, le club de Benfica (dominé par un certain… Eusébio), dont l’ossature lusitanienne constitue justement la colonne vertébrale de l’équipe portugaise lors du Mondial 1966.
Mondial 1966 – demi-finaliste (troisième)
Euro 1984 – demi-finaliste
Mondial 1986 – phase de groupes
Les années 90 amènent une nouvelle génération, et avec elle un nouveau football. L’Euro 96 annonce justement l’arrivée de ces nouveaux joueurs (Luís Figo et Rui Costa sont déjà là), avec une participation du Portugal au tournoi. La selecção échoue en quarts de finale 0-1 contre la République tchèque, après un parcours plein de promesses. Si elle ne se qualifie pas au Mondial 98, ce n’est toutefois pas un retour dans l’ombre, à peine une anicroche, et déjà à l’Euro 2000, elle répond présent. Depuis, elle a su participer, certes parfois au terme de phases de qualifications laborieuses, à tous les grands rendez-vous du football international.
L’Euro 2000 a valeur de référence dans la construction et le murissement de l’équipe portugaise. La demi-finale contre la France, achevée sur la main d’Abel Xavier et le « but en or » (ou mort subite) qui s’en suivit, tiré par Zidane au pénalty, a marqué tous les esprits. Mais le Portugal peut à nouveau prétendre jouer « dans la cour des grands ».
Le chemin parcouru depuis 2000 est considérable. Il jette ses bases sur deux générations : celle de Rui Costa, Luís Figo, Nuno Gomes, Maniche, Ricardo Carvalho, Deco, Pauleta, et du gardien de buts Ricardo, qui constituent l’ossature de la sélection lors de l’Euro 2004 et du Mondial 2006 ; puis la génération de Cristiano Ronaldo, Quaresma, Nani, Pepe, ou encore le gardien Rui Patrício, auxquels s’ajoutent quelques jeunes assez prometteurs, sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir. Les deux générations se chevauchent en partie dans les années 2008-2014, même si Rui Costa et Figo prennent leur retraite internationale, respectivement dès 2004 et 2006, et que Cristiano Ronaldo, lui, compte parmi les titulaires depuis 2004.
La sélection présente au cours de ces années de grandes fragilités, notamment défensive. Et c’est vrai pour les deux générations évoquées. Ce qui donne occasionnellement des échecs fracassants, comme lors du Mondial 2002 en Asie et du Mondial 2014 au Brésil, où à chaque fois la sélection n’a pas dépassé les phases de groupes. En Mondial, la meilleure prestation de l’équipe portugaise ces dernières années date de 2006, lorsqu’elle a été vaincue en demi-finale 0-1 contre la France. À nouveau, un pénalty tiré par Zidane mettait fin aux espoirs des Portugais. Plus aucune performance notable depuis.
La selecção montre en revanche plus de qualités dans les championnats d’Europe. Celui de 2004, organisé pour la première fois par le Portugal, reste gravé dans les mémoires, à la fois comme une fête et comme un traumatisme. Après quelques beaux matchs (dont un quart de finale contre l'Angleterre de haute qualité et chargé de rebondissements), le rêve est brisé en finale, quand une Grèce au jeu peu attractif mais à la défense solide remporte au Stade de la Luz le premier trophée de son histoire. Après la victoire en 2003 à l’Europa League et en 2004 à la Ligue des Champions du FC Porto de José Mourinho, dont la colonne vertébrale (Nuno Valente, Costinha, Maniche, Ricardo Carvalho, Deco) se retrouvait justement dans la sélection nationale, ce rendez-vous promettait de consacrer le football portugais et cette « génération dorée ». Pas pour cette fois.
Euro 1996 – quarts de finale
Euro 2000 – demi-finaliste
Mondial 2002 – phase de groupes
Euro 2004 – finaliste
Mondial 2006 – demi-finaliste (quatrième)
Déjà présent à l’Euro 2004 du haut de ses 19 ans d’âge, Cristiano Ronaldo devient rapidement capitaine après la retraite de Luís Figo, et prend donc le leadership du groupe. Mais, même si le pays est définitivement devenu un « grand » du football, il doit encore s’incliner face à des équipes plus solides, dans une période largement dominée par le football allemand et espagnol. Ainsi, à l’Euro 2008 en quarts de finale contre l’Allemagne (2-3) et au Mondial 2010 en huitièmes contre l’Espagne (0-1), la selecção s’incline logiquement (mais honorablement) contre les futurs finalistes de ces compétitions.
Euro 2008 – quarts de final
Mondial 2010 – huitièmes de final
Le Portugal termine l’Euro 2012 vaincu en demi-finale par l’Espagne aux pénaltys, après un match vierge de buts et relativement équilibré, à l’exception de la prolongation où le groupe portugais, fatigué, a dû subir (et a su supporter) les assauts de son voisin ibérique. Un excellent parcours et une performance qui confortent encore le bon niveau du Portugal à l’international.
2016 : une victoire qui célèbre le jeu portugais ?
Après l’échec du Mondial 2014, la sélection part pour l’Euro 2016 avec quelques cadres bien expérimentés : Cristiano Ronaldo (31 ans), Pepe (33 ans), José Fonte (32 ans), et Ricardo Quaresma (32 ans) ; le défenseur en fin de cycle Ricardo Carvalho, du haut de ses 38 ans, n’apparaîtra (fort heureusement) qu’au cours des premiers matchs de l’Euro. Successeur de Luiz Felipe Scolari (2003-2008), Carlos Queiroz (2008-2010) et Paulo Bento (2010-2014), Fernando Santos, le sélectionneur portugais, assume d’adopter quand il lui convient un jeu défensif auquel les Portugais ne sont pas habitués. Il passe laborieusement la phase des qualifications, et gagne ainsi son ticket pour la France. Il fait le choix de prendre quelques jeunes de grande qualité à des postes qui confortent sa stratégie : Raphaël Guerreiro (22 ans) et Cédric Soares (24 ans), qui enrichissent une défense « vieillissante », mais aussi William Carvalho (24 ans), João Mário (23 ans) et André Gomes (22 ans) au milieu, sont presque tous des joueurs polyvalents. Éder (28 ans) et Nani (29 ans) en attaque, João Moutinho (29 ans) au milieu et Rui Patrício (28 ans) en gardien de but viennent compléter cette équipe qui remportera la finale le 10 juillet 2016.
Euro 2012 – demi-finaliste
Mondial 2014 – phase de groupes
Euro 2016 – vainqueur
Cette victoire ne doit rien au hasard. Le Portugal est une grande nation du football. Ce petit pays de dix millions d’habitants a offert au football mondial six Ballons d’Or – Eusébio en 1965, Luís Figo en 2000, Cristiano Ronaldo en 2008, en 2013, en 2014 et en 2016 –, huit Souliers d’Or UEFA (un record) – Eusébio en 1968 et en 1973, Fernando Gomes en 1983 et en 1985, et Cristiano Ronaldo en 2008, en 2011, en 2014 et en 2015. Ces titres individuels représentaient un grand succès sportif en soi, mais il manquait un titre international à ce peuple passionné de football. Les Portugais savent montrer du beau jeu, et en cela, Cristiano Ronaldo, sa technique et ses dribles ne sont que l’ultime incarnation du « jogo bonito » lusitanien. Ce qui donne occasionnellement de belles victoires (4-0 contre la Pologne au Mondial 2002, 7-0 contre la Corée du Nord en 2010...) sans pour autant masquer les carences défensives, profondes dans cette équipe portugaise. Il fallait encore une énième dose de réalisme (et de chance, sans doute) pour offrir un titre à cette sélection.
Alors que la finale de l’Euro 2004 et la demi-finale du Mondial 2006 contre la France ont montré le manque d’imagination offensive des Portugais dès qu’ils rencontrent une défense solide, les Allemands viennent régulièrement rappeler à la selecção la fragilité de leur propre défense : outre les défaites 1-3 en « petite finale » du Mondial 2006, 2-3 en quarts de l’Euro 2008, et 0-1 en phase de poules à l’Euro 2012, on se rappelle de la correction 0-4 lors de la phase de groupes du Mondial 2014. Par ailleurs, un peu comme la France, le Portugal a souvent du mal à se défaire des « petites » équipes, et certains matchs servent à cet égard de piqures de rappel (2-3 contre les États-Unis en phase de groupes du Mondial 2002, 1-2 contre la Grèce dès la phase de groupes de l’Euro 2004, 0-2 contre la Suisse en groupes de l’Euro 2008, 4-4 contre Chypre en septembre 2010 pour la qualification à l’Euro 2012, 3-3 contre la Hongrie à l’Euro 2016, etc.).
Le groupe vainqueur en juillet dernier n’est pas, c'est certain, la meilleure équipe que le Portugal ait eu dans son histoire. Mais tout comme la sélection néerlandaise qui remporta l’Euro 1988 n’était pas – en dépit des qualités de jeu de Marco van Basten et ses coéquipiers –la meilleure de l’histoire des Pays-Bas, cette victoire du Portugal vient corriger une erreur « statistique » qui laissait vierge de titre le palmarès de ce pays. Certaines fragilités perdurent, mais cette équipe de 2016 a su se montrer plus réaliste (et parfois plus chanceuse, il faut aussi le dire) que celle de 2004 et de 2006, et sans doute plus humble que celle de 2008 ou de 2010. Les trois premiers matchs ont été bien laborieux (1-1 contre l’Islande, 0-0 contre l’Autriche, 3-3 contre la Hongrie), toutefois le Portugal, grâce aux nouvelles règles de l’Euro à 24, a pu, en tant que l’un des « meilleurs troisièmes », accéder aux huitièmes de finale. Croatie en huitièmes, Pologne en quarts, Pays-de-Galles en demi-finales, et France en finale : le Portugal a dû encore se battre pour remporter le trophée européen.
Un mot peut-être sur le nouveau format de l’Euro. Il se jouait à 24, et non à 16 comme c’était le cas depuis 1996. Point positif, des équipes qui n’en avaient pas forcément l’occasion auparavant ont pu se hisser à un haut niveau et enfin participer à une compétition internationale : Pays-de-Galles, Islande, Irlande du Nord, Albanie, Slovaquie. Certaines d’entre elles ont d’ailleurs bien démontré, par leurs performances, qu’elles n’avaient pas volé leur place. Leur parcours parle de lui-même, qu’elles aient atteint les quarts (Islande) ou les demi-finales (Pays-de-Galles). Toutefois, de lourdes critiques peuvent être apportées. Avec six groupes de quatre équipes chacun, et une arborescence finale amorcée avec les huitièmes de finale (on passait autrefois directement de la phase de groupes aux quarts), le premier tour semble bien inutile. Il donne la sensation d’assister à une vague prolongation de la phase de qualification. En effet, sur deux semaines, la phase de groupes ne permet d’éliminer que huit équipes, alors que les huitièmes de finale en éliminent tout autant, en seulement trois jours cette fois (avec des matchs à élimination directe). Les choses sérieuses ne commencent donc qu’à partir des huitièmes.
Autre chose étrange : la règle des « meilleurs troisièmes » permet à des sélections ayant présenté des performances moyennes voire médiocres d’atteindre le tableau final. Il ne s’agit pas de remettre en cause la légitimité du titre du Portugal : tout le monde connaissait les règles avant le tournoi, il faut donc les accepter, pas question de les dénoncer a posteriori – surtout, le parcours de la selecção dans le tableau finale discrédite tous ceux qui estiment que la victoire portugaise est imméritée. Mais cela n’empêche pas de s’interroger sur la suite à donner à ce format. Or, la crédibilité d’une compétition qui permet à une équipe qui n’est arrivée que troisième de son groupe de poursuivre dans le tournoi ne peut en être qu’affectée. L’Irlande du Nord par exemple, a pu accéder aux huitièmes après avoir certes vaincu l’Ukraine 2-0, mais aussi après avoir été battu contre la Pologne et l’Allemagne, à chaque fois sur le score de 0-1. Étonnamment, cette situation n’a pas été anticipée, alors que quatre Mondiaux de football se sont réalisés sur un schéma identique de 24 équipes, dont trois comptant avec ce système des « troisièmes meilleurs ». Et en 1990 (avec l’Argentine) comme en 1994 (avec l’Italie), le vice-champion avait été auparavant troisième de sa phase de groupes.
Quelle solution ? Passer à 32 équipes, comme dans le Mondial ? Le nombre de participants serait trop important, pour une compétition qui prétend réunir l’élite du football européen. Revenir à 16 ? Ce serait le mieux, malheureusement il est sans doute trop tard, les « petites » nations du football ayant vocation à s’opposer à tout retour en arrière. La qualité du jeu ne s’est pourtant pas améliorée avec cet « élargissement » du championnat européen – à cet égard, on ne peut que regretter la volonté récente de la FIFA de passer le nombre de participants aux mondiaux de foot de 32 à 40 (voire à 48) à partir du Mondial 2026. Quoi qu’il en soit, le prochain Euro, en 2020, suivra le même schéma que celui de 2016 ; pour célébrer les 60 ans de la compétition, le championnat sera d’ailleurs organisé dans plusieurs villes du continent, de Dublin à Bakou, de Copenhague à Rome… On s’apercevra bien vite que ce format inédit est une fausse bonne idée, lorsque les équipes (et les supporteurs) devront faire des milliers de kilomètres pour se déplacer d’un stade à un autre.
Le Portugal a-t-il « volé » le titre par un jeu « dégueulasse » ?
Indépendamment du format de l’Euro, le jeu portugais a subi de lourdes critiques tout au long de la compétition, et notamment après le jeu contre la Croatie. Ce fut le cas dans les médias traditionnels comme sur les réseaux sociaux. Le quotidien gratuit 20 Minutes reçut même de nombreuses réclamations de lecteurs, luso-descendants ou non, qui se déclaraient choqués par l’usage du terme « dégueulasse » pour qualifier le jeu portugais dans cet Euro, en titre de l'un de ses articles.
Le Portugal a joué de malchance au cours de ses deux premières rencontres. Bêtement rattrapé par une Islande étonnante (1-1), il n’a pas su vaincre une Autriche pourtant largement dominée (0-0). Le pénalty raté de Cristiano Ronaldo étant alors la cerise sur le gâteau. Le 19 juin, après ce même match contre l’Autriche, le sélectionneur portugais Fernando Santos prenait rendez-vous avec la presse pour le 11 juillet, affirmant que ce jour-là, il serait « reçu en héros » au Portugal. Une promesse qui s’est vérifiée. Pourtant, tout aurait pu s’arrêter au troisième match, et il a fallu un mental de fer aux Portugais pour, dans un moment de sublimation collective (portée par leur capitaine), revenir au score à trois reprises et finalement faire jeu égal avec la Hongrie. Comme si cette première étape avait représenté une véritable libération, Santos a ensuite su adapter son jeu aux équipes qu’il avait en face de lui.
Contrairement à ce qui s’est beaucoup dit, le jeu portugais n’a pas été défensif durant cet Euro. Ou plus précisément, il ne l’a pas toujours été. Les matchs contre la Pologne en quarts et le Pays-de-Galle en demi-finale sont différents des deux autres (contre la Croatie et la France) dans la stratégie de jeu et le déroulé : le premier parce que le but polonais au bout de deux minutes de temps réglementaire a forcé les Portugais à attaquer, et même après l’égalisation par le jeune Renato Sanches à la 33ème minute, la selecção a dominé jusqu’aux tirs-aux-buts ; et le deuxième parce qu’en dépit de trois tirs monumentaux de Gareth Bale, les Gallois ne se sont jamais créé d’occasions sérieuses, c’est pourquoi la victoire portugaise, permise par deux buts (l’un de Ronaldo, l’autre de Nani) en début de seconde période, est au final assez logique. Concentrons-nous donc sur les deux jeux qui ont nourri la polémique, à savoir ceux contre la Croatie et la France.
Premièrement, nous avons eu l’occasion de constater que le jour de la finale, la sortie de Ronaldo, blessé à la 8ème minute et remplacé par Quaresma à la 25ème, n’a pas réellement impacté le cours du jeu. À peine, au cours de la première période, les attaques françaises se calmèrent-elles un chouia, et l’entrée de Quaresma redynamisa-t-elle momentanément l’attaque portugaise, globalement bien ténue. Après la mi-temps, les Portugais ont cassé le rythme français en jouant ostensiblement en défense, même quand ils étaient détenteurs du ballon. Les Français s’en sont trouvés progressivement déstabilisés. Seul Moussa Sissoko a su se montrer perpétuellement offensif et dangereux, et en dehors d’une tête d’Antoine Griezmann, puis d’un tir d’André-Pierre Gignac sur le poteau portugais (deux occasions franches), les Français ne parvinrent pas à retrouver le dynamisme qui avait caractérisé leur jeu en première mi-temps. Pour tout fan de football, la seconde période a dû apparaître bien ennuyeuse. Et pourtant, c’est une véritable leçon tactique à laquelle nous avons assisté ce soir-là. L’erreur des Français fut en effet de croire que les Portugais cherchaient à atteindre la séance de tirs-aux-buts. Deux semaines plus tôt, les Croates, eux-aussi dominants contre la selecção, ont cru également tenir la victoire.
Le coaching de Fernando Santos a été déterminant. L’entrée de João Mourinho à la 66ème minute a permis de renforcer le milieu de terrain portugais. Et à la 79ème minute, le remplacement de Renato Sanches (assez terne au cours de cette finale) par Éder annonçait un changement tactique. Il montre bien que l’objectif n’était pas les tirs-aux-buts, mais bien un but en fin de rencontre. Le football est ainsi : ce n’est pas forcément le meilleur qui gagne (et depuis 2004, les Portugais en savent quelque chose), c’est à la fois le plus technique et le plus malin. Sans oublier le plus chanceux, et de la chance, il en a fallu aux Portugais, lorsque le tir de Gignac a fini sur le poteau, à la 92ème minute ; tenté en toute fin de seconde période, ce tir aurait pu mettre fin aux prétentions lusitaniennes.
Preuve que l’entrée d’Éder a accompagné un changement de stratégie : durant les prolongations, jusqu’au but de ce dernier, on ne compte aucun tir français cadré, alors que les Portugais ont eu au moins trois occasions franches, parmi lesquelles une tête d’Éder, et un tir de Guerreiro sur la barre transversale – une tentative heureusement manquée, puisque la faute de main à l’origine du coup franc de Guerreiro avait été injustement sifflée. La carrure d’Éder a permis de déstabiliser une défense française jusque-là bien peu sollicitée – sur les douze fautes commises par la France ce jour-là, cinq l’ont été sur la personne d’Éder. C’est finalement lui qui, dans la seconde moitié de la prolongation, après s’être débarrassé du défenseur Laurent Koscielny, a réussi ce super tir croisé à 20 mètres des filets d’Hugo Lloris, le gardien français ne parvenant pas, même en plongeant, à intercepter le ballon.
Même stratégie contre la Croatie : l’entrée d’un milieu offensif, Renato Sanches, pour dynamiser le jeu portugais, et d’un attaquant en fin de rencontre, à savoir Quaresma. C’est d’ailleurs justement ce dernier qui avait ce jour-là marqué à la 117ème minute, concluant ainsi de la tête un « contre » mené à quatre (initié par Sanches, poursuivi par Nani, et finalisé par Ronaldo). Le tout après une attaque terrible de la Croatie, qui s’était là-aussi – clin d’œil au tir de Gignac à la 92ème minute – terminée sur le poteau portugais.
Les recoupages sont donc nombreux entre les matchs Portugal-Croatie et Portugal-France. En outre, ils ont tous deux leur côté fortement soporifique : aucun tir cadré entre la Croatie et le Portugal pendant tout le temps réglementaire, une première depuis 1980 en huitièmes de finale d’un Euro ; et aucun but inscrit dans le temps réglementaire entre France et Portugal, une première en finale d’un Euro depuis la création de cette compétition depuis 1960. Soporifique, mais très tactique. Une arme secrète finalement victorieuse pour les Portugais.
Globalement, on ne retirera pas à Didier Deschamps le mérite de son excellent coaching tout au long de l’Euro, y compris pendant la finale. Des erreurs ont toutefois coûté cher aux Français. Dimitri Payet, qui n'a pas vraiment brillé le 10 juillet, n'a été remplacé qu'assez tardivement, par un Kingsley Coman pourtant très bon. Surtout, après le poteau de Gignac, Deschamps a recommandé à ses joueurs de rester calmes, de se repositionner, ordonnant même, avant la prolongation, de « tenir le match » et de « rester sereins ». Même chose entre les deux périodes de la prolongation, alors que les Français n’avaient plus fait un tir cadré depuis quinze minutes : « On va l’avoir, on va l'avoir l'occase ! [...] Restez lucides. » Il est sans doute trop facile de juger le coaching du sélectionneur après-coup, mais force est de constater que les Français n’ont pas vu venir le changement tactique des Portugais ; et après la décharge d'adrénaline provoquée par le poteau de Gignac, ils ont cru que « l'occase » allait venir. Mais à attendre une nouvelle occasion, face à un bloc portugais solide et qui laissait peu d'espace, ils se sont montrés vulnérables face à un éventuel fait d’arme individuel ou à un « contre » de l'adversaire. Or, le match contre la Croatie était là pour servir d’avertissement. Peut-être, au-delà de la malchance, est-ce aussi cette stratégie du wait and see pendant la prolongation qui a coûté la coupe au pays hôte. Les Français ont eu l’illusion de dominer, et le jeu portugais au cours des trente dernières minutes laisse à penser que leur défaite n’est pas si imméritée que cela.
La sélection portugaise présente à l'Euro 2016 en France. Rui Patrício garde les buts. En défense : Pepe, José Fonte, Raphaël Guerreiro et Cédric. William Carvalho, chargé du milieu défensif, complète ce schéma initial en 4-1-3-2. Adrien Silva (remplacé par João Moutinho à la 66ème minute lors de la finale), João Mário et Renato Sanches (remplacé à la 79ème minute par Éder, le 10 juillet dernier) occupent le milieu offensif. Ronaldo et Nani s'occupent de l'attaque, toutefois le capitaine portugais, cela n'a échappé à personne, dût quitter le terrain après 25 minutes de jeu, le jour de la finale, remplacé par Quaresma. Pepé a été nommé « homme du match ».
Côté français, Didier Deschamps, fort de ses choix judicieux tout au long de la compétition, choisit d'ouvrir la rencontre avec Bacary Sagna, Laurent Koscielny, Umtiti et Patrice Evra en défense. Au centre-droit, Moussa Sissoko fait un match de grande qualité, contrairement à Dimitri Payet, remplacé au centre-gauche à la 58ème minute par Kingsley Coman. Paul Pogba et Blaise Matuidi occupent le milieu de terrain, voire l'avant-centre, compte tenu de la configuration de la partie. En attaque, on retrouve Antoine Griezmann à droite, et Olivier Giroud à gauche, remplacé à la 78ème minute par André-Pierre Gignac. Enfin, dans les filets, l'excellent Hugo Lloris assume le rôle de capitaine. En dépit de sa prestation, Sissoko sera remplacé (certes tardivement) à la 110ème minute (dans la foulée du but portugais), par Anthony Martial.
Les cris d'orfraie dénonçant le bienfondé de la victoire portugaise ont bien entendu fusé sur les réseaux sociaux : nombreux ont été ceux qui ont dénoncé le format de la compétition, bien entendu, ou encore la différence de jours de repos des deux équipes entre les demies et la finale – oubliant que les Portugais avaient enchaîné, en huitièmes et en quarts, deux matchs de 120 minutes. Autre point de crispation : sur un coup franc injuste octroyé aux Portugais une minute avant le but portugais, le portier français ne se serait pas remis d'une mauvaise chute, ce qui l'aurait empêché d'intercepter ensuite le tir d'Éder. Tout cela n'enlève pas l'essentiel : sur 120 minutes, les Français ont été incapables de mettre un ballon au fond du filet portugais, alors la selecção a su en mettre un. Elle a donc mérité la victoire. Hugo Lloris lui-même, dans un entretien à L'Équipe publié le 24 août 2016, en convenait : « Je pense qu'on était bien meilleurs que les Portugais, mais c'est une finale, et quoi qu'on en dise, on ne la joue pas tout à fait de la même manière. » Il précisait même : « Sur le coup franc, mon genou tape la petite barre métallique qui soutient le but. C'est une douleur assez vive, il me faut quelques secondes pour récupérer. Derrière, cela s'enchaîne assez vite. Mais ce n'est pas la raison pour laquelle on prend ce but. Si on regarde bien l'action, cela part d'une touche pour nous, d'un duel perdu, puis deux... » À la question de savoir si la douleur l'a empêché de pousser suffisamment pour intercepter la frappe d'Éder, il répond clairement : « Non, je ne peux pas pousser plus loin, cela va trop vite, je n'ai pas le temps de faire un pas supplémentaire. »
« C’est cruel, mais c’est le haut niveau. » La brève analyse du sélectionneur français, à la fin de la partie, est elle-aussi implacable. Il ne qualifia même pas la défaite d’injuste, à peine constata-t-il que ses joueurs ont manqué de réalisme face au filet portugais. Et de chance sans doute, que ce soit sur la tête de Griezmann (où Rui Patrício était battu) ou sur le poteau de Gignac. Le gardien portugais a réalisé un match incroyable, avec un record d’arrêts pour une finale d’Euro. « Trop cruel », « Le rêve brisé », « La désillusion »... Les titres de la presse française vont dans le même sens : la France était meilleure que le Portugal, mais a perdu. Et la victoire portugaise, basée sur un mental de fer, n’est évidemment pas imméritée. Soporifique ne signifie pas immérité, en aucun cas.
« Qui se rappelle encore de la Grèce de 2004 ? » Cette question est revenue à la bouche de plusieurs commentateurs français, frustrés par le déroulé de l’Euro portugais. Mais la comparaison entre la Grèce de 2004 et le Portugal de 2016 n'est pas pertinente. Premièrement parce que cette sélection portugaise comporte de très grands joueurs, certains très connus d’ailleurs, parmi lesquels deux piliers du Real Madrid, Cristiano Ronaldo et le très agressif Pepe (dont le sélectionneur serait bien inspiré de se débarrasser, à l’occasion). Deuxièmement, le Portugal, au contraire d’un pays comme la Grèce, a une vraie culture du football. Par ses clubs (le Sporting Lisbonne, et surtout le Benfica Lisbonne et le FC Porto), et par les performances de la sélection nationale ces dernières années. Le Portugal s’inscrit dans la durée comme une grande nation du football européen et mondial. S’il revient au jeu offensif et attractif qu’on lui connaît habituellement, la stratégie occasionnellement défensive de Fernando Santos sera aussitôt oubliée. Celle-ci s’est justifiée quand la selecção a trouvé face à elle des équipes présentant une meilleure attaque qu’elle. Mais qui se rappelle encore des jeux peu attirants de l’Italie en 1982, ou du Brésil en 1994 ? Peu de gens, parce que ce sont deux équipes de qualité, deux pays qui comptent dans le football mondial, et in fine, leurs performances de 1982 et de 1994 leur ont permis d’ajouter à leur palmarès un titre en plus.
La frustration française provient aussi, à n'en pas douter, d'une forme d'arrogance, d’un complexe de supériorité de la France sur le Portugal, et cela vaut pour le football comme au-delà. Parmi les quelques équipes qui ont affronté fréquemment le Portugal ces dernières années, certaines lui portent chance, comme la Turquie (en 1996, en 2000 et en 2008), les Pays-Bas (en 2004, en 2006 et en 2012) et l’Angleterre (en 2004 et en 2006). D’autres en revanche font office de « bêtes noires » : l’Espagne (en 2010 et en 2012), mais surtout l’Allemagne (en 2006, en 2008, en 2012 et en 2014), et bien sûr la France (en 1984, en 2000 et en 2006). Après la décharge d’adrénaline du match France-Allemagne (2-0) en demi-finale à Marseille, les Français ont cru la victoire déjà acquise. D’ailleurs, souvenons-nous de cette phrase bien connue de l’ancien joueur anglais Gary Lineker : « Le football est un sport qui se joue à onze contre onze, mais à la fin, c’est toujours l’Allemagne qui gagne. » D’une certaine manière, le public, et de surcroît le public français, s’était habitué à ce que le football soit un sport où, « à la fin », c’est toujours le Portugal qui perd.
Les quatorze joueurs portugais passés sur le terrain le 10 juillet dernier ont mis fin à cette « malédiction » qui pesait sur la selecção. De la même manière que l’Italie a vaincu 2-0 l’Espagne en huitièmes, alors qu’elle ne l’avait pas battu depuis 1994 ; tout comme l’Allemagne a éliminé, au prix d’un match nul 1-1 et d’une séance de tirs-aux-buts rocambolesque, une sélection italienne qu’elle n’avait jamais vaincu, en huit matchs en compétition officielle ; et de même que la France avait battu l’Allemagne (2-0), ce qui ne s’était pas produit en match officiel depuis 1958 (depuis 1990 si on compte l’Allemagne de l’Est), le Portugal a lui-aussi mis fin à une « série noire », en battant la France pour la première fois en quatre rencontres officielles (1984, 2000, 2006 et 2016). Pour rappel, la dernière victoire portugaise sur la France datait d’un match amical de 1975…
Ce titre obtenu en 2016 vient récompenser des années d’un jeu de qualité. À présent qu’ils ont un titre en main, on espère évidemment que les Portugais renoueront bien vite avec leur « jogo bonito », même si la prolongation jusqu’à l’Euro 2020 du contrat du sélectionneur Fernando Santos ne laisse pas à penser que le Portugal montrera au Mondial de 2018 un visage très différent. Si le maintien de cette stratégie permet à la selecção de gagner un titre mondial, pourquoi pas ? Mais cette tactique, si elle n’est possible qu’avec un minimum de technique (et les Portugais n’en manquent pas), suppose aussi une certaine dose de chance, qui ne se décrète pas, comme l’a rappelé, en septembre dernier, la défaite de l’équipe portugaise à l’occasion du premier match des qualifications au Mondial 2018, contre la Suisse (0-2).
Souvent malchanceux, les Portugais ne peuvent pas compter sur une chance qui leur a si souvent fait défaut. S’ils ont eu cet automne l’occasion de se rassurer en écrasant l’Andorre puis les Îles Féroé, à chaque fois sur le score de 6-0, et en battant la Lettonie 4-1, les Portugais ont à présent un an et demi pour perfectionner leur jeu collectif, d’ici le Mondial 2018 en Russie. D'ici là, la sélection française, toujours conduite par Didier Deschamps, aura elle-aussi travaillé, avec des ambitions renouvelées. Peut-être le hasard des phases de poule ou des rencontres postérieures nous offrira-t-il alors l'occasion d'une nouvelle rencontre entre les deux équipes !