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Par David Brites.

Place de la République à Paris, en juillet 2016.

Place de la République à Paris, en juillet 2016.

Largement évoqué sur la place de la République à Paris par les occupants de Nuit Debout en 2016, le revenu universel d'existence s'est ensuite trouvé un héraut en la personne de Benoît Hamon. Cette idée a tout d'abord fait sourire ses adversaires à la primaire (Arnaud Montebourg et Manuel Valls en tête), puis entraîné la vindicte de l'ensemble de la classe médiatique après sa victoire le 29 janvier dernier. Pourtant cette proposition, sans être comme l'affirmait le candidat PS « la seule idée innovante de [la] campagne électorale » (le 20 mars sur TF1), est venue enrichir les débats, après avoir déjà participé, par sa nouveauté et son originalité, au succès de Benoît Hamon lors de la primaire.

Le revenu universel d'existence, ou revenu de base, est versé par une communauté politique, par exemple un État ou une collectivité locale, à tous ses membres, sur une base individuelle, sans aucune condition de ressources ni obligation ou absence de travail. Voilà pour la définition générale et consensuelle. Cette idée, qui n'est pas toute neuve, semble avoir reçu un camouflet en avril dernier, puisque Benoît Hamon est sorti du 1er tour de la présidentielle avec un score historiquement bas (6,36%). Les raisons de l'échec de ce dernier ne peuvent en fait se limiter à un seul facteur : entre la campagne réussie de Jean-Luc Mélenchon, les trahisons de ses anciens collègues socialistes, et les carences de sa stratégie de communication, l'espace déjà réduit s'est encore rétréci.

Les problématiques soulevées par cette thématique du revenu universel demeurent d'actualité et interrogent sur notre rapport au travail, au temps libre, et à la solidarité nationale. La réaction quasi-épidermique des médias lors de la victoire de Benoît Hamon à la primaire confirme non seulement l'unicité idéologique de notre classe journalistique (plutôt adepte du dogme libéral porté par Emmanuel Macron), mais aussi son intolérance, son incapacité à penser les questions de long-terme et à changer ses paradigmes, et enfin, sa partialité. Peut-on espérer un jour, sur cette question comme sur d'autres, un débat apaisé et constructif ?

C'était le 8 décembre 2016. À peine déclaré candidat à la primaire organisée par le Parti socialiste, suite au renoncement de François Hollande une semaine auparavant, Benoît Hamon était invité dans L'Émission politique, sur France 2. « Petit Benoît », comme le surnommaient autrefois ses camarades du PS, se faisait alors connaître du grand public. Et pas pour des effets de communication, mais sur la base de ses propositions, notamment la principale : le revenu universel d'existence.

Cette idée n'est pas nouvelle, et elle peut se penser de très différentes façons. Dans les grandes lignes, on peut la définir comme une allocation qui serait versée à tout individu sans aucune condition, à part celle d'exister. Travailleur ou chômeur, quel que soit l'âge, riche ou pauvre, ce que l'on appelle aussi le revenu de base est universel. Le premier à avoir développé ce beau projet est, au XVIème siècle, l'Anglais Thomas More, dans un livre publié en 1516 et intitulé... Utopia. L'idée est-elle si utopique que ça, justement ? Elle est en tout cas revenue au goût du jour, et pas seulement dans la bouche de quelques jeunes du mouvement Nuit Debout, ou dans celle de Benoît Hamon. À tel point que le Conseil National du Numérique, organisme consultatif français créé en 2011, a proposé il y a quelques mois au gouvernement Valls d'étudier cette piste, dans un rapport sur l'économie à l'ère du numérique. Déjà auparavant, en 2013, Paul Krugman, prix Nobel d'économie, se prononçait en faveur d'un revenu de base. Enfin, la Finlande a commencé cette année à tester un revenu universel à l'échelle du pays, sur 2.000 personnes. Et quelques collectivités à travers l'Europe expérimentent (ou souhaitent le faire) cet outil de lutte contre la pauvreté.

Gravure d'Utopia (1516), ouvrage de Thomas More (1478-1535).

Quels postulats derrière cette « utopie » ?

« Oui je fus croyant, mais je ne le suis plus. Je ne crois plus aujourd'hui qu"il faille tout sacrifier au mythe d'une croissance qui est, de surcroît, très inégalitaire. [...] Surtout, il y a [...] une faute au départ. La croissance du PIB, c'est une convention économique qui dit : "aujourd'hui, quel est le niveau de progression ou la richesse économique d'un pays". Mais la richesse économique, [...] ça ne dit pas le bonheur. Ça ne dit pas le niveau d'éducation, d'inégalités. Vous pouvez même faire de la croissance, dégrader l'environnement, et augmenter la pauvreté. [...] Nous sommes au moment où il va falloir prendre des décisions tranchées, pour entrer dans une économie du post-carbone, et faire en sorte que, oui dans certains secteurs on continuera à faire croître la richesse économique, mais dans d'autres moins. Et il faudra surtout s'attacher à ce que les politiques publiques servent d'autres objectifs que juste faire de la croissance et de la valeur ajoutée. » Voilà expliqué – c'était le 8 décembre 2016, toujours dans L'Émission Politique sur France 2 – le postulat de départ global sur lequel se basait Benoît Hamon pour élaborer l'ensemble de son programme.

Et voilà encore comment, lors de ce même rendez-vous TV au cours duquel celui qui n'était encore que candidat à la primaire de la gauche s'est révélé (avec un certain brio) au grand public, voilà comment il présentait sa proposition de revenu universel d'existence : « C'est une nouvelle sécurité sociale. [...] En cohérence avec ce que je dis sur la révolution numérique et le fait que le travail va se raréfier, il me semble qu'il faut accompagner les transitions qui vont amener des femmes et des hommes à sans doute travailler moins, et à pouvoir, je l'espère, par le revenu universel, choisir de quelle manière ils travaillent moins. De surcroît, nous n'aurons plus les mêmes carrières. » Ajoutant que les jeunes actifs ont bien conscience qu'ils n'accèderont que tardivement à la retraite et qu'ils n'auront probablement pas de carrière professionnelle linéaire, il poursuit ainsi son raisonnement : « Nous sommes confrontés à de nouveaux défis. Je vais en prendre un. [Nous sommes nombreux à être] concernés par un parent vieillissant, dépendant, et pour lequel, pour l'accompagner, on passe à temps partiel. [...] On est obligé de sacrifier une part de son revenu. Je conçois le revenu universel comme le moyen de faire en sorte que ces décisions qui concernent nos vies soient accompagnées par un revenu qui nous assure la protection nécessaire, la liberté, l'autonomie, pour concilier la vie professionnelle et la vie familiale. »

Reconnaissant alors ne pas avoir les réponses à toutes les questions, Benoît Hamon défendait une mise en œuvre en trois étapes. Tout d'abord, une revalorisation de 10% de l'ensemble des minima sociaux (et notamment du RSA à hauteur de 600 euros), leur extension à tous les 18-25 ans, et leur automaticité à tous les ayants droit ; la même année, un revenu universel d'existence aurait été versé à tous les jeunes de 18 à 25 ans quel que soit leur niveau de ressources. Coût estimé à cette étape : 19 milliards d'euros. Deuxième étape : le lancement d'une grande conférence citoyenne qui aurait permis de fixer le périmètre du revenu universel (montant, financement, articulation avec les autres allocations sociales, calendrier), avant de l'étendre, troisième étape, à l'ensemble de la population hors conditions de ressources. Au lancement, 535 euros par mois. À terme, 750 euros.

Outre l'inclusion des minima sociaux existants, Benoît Hamon prétendait financer la mesure par une réforme fiscale basée sur quatre piliers : 1) une modification de l'impôt sur le revenu, avec une augmentation du nombre de tranches (et une fusion avec la CSG), pour en augmenter le rendement et la progressivité ; 2) la création d'un impôt unique sur le patrimoine fusionnant et améliorant ceux existants (ISF, taxe foncière, droits de mutation, etc.) ; 3) la lutte contre l'évasion fiscale et la révision des niches fiscales, le tout estimé à plusieurs dizaines de milliards d'euros ; 4) la taxation des robots en fonction de leur participation à la création de richesse, sur la base de l'attribution de salaires fictifs sur lesquels l'État prélèverait des cotisations (bien réelles, elles).

Sur cette dernière proposition, Benoît Hamon ajoutait, toujours le 8 décembre : « J'assume totalement de dire que si demain un portique remplace une caissière, que si demain une machine remplace un homme, il n'y a aucune raison que quand cette machine crée de la richesse, celle-ci ne cotise pas pour la retraite et la protection sociale de la personne. Sauf à accepter que demain, on travaille jusqu'à 70 ans, 75 ans, que notre retraite soit de plus en plus précaire. Si on ne conçoit pas qu'il faut changer notre fiscalité dans ce domaine-là, notamment dans les secteurs qui ne sont pas exposés à la concurrence internationale, nous n'y arriverons pas. » Le postulat de la raréfaction du travail à mesure que les robots remplacent les hommes et les femmes dans leurs tâches est central dans la lecture systémique de cette gauche post-marxiste. Depuis deux siècles, nombreuses sont les nouvelles technologies, mécaniques, électroniques, numériques, qui se substituent à la main de l'Homme. Le mouvement s'accélère de façon exponentielle. Selon l’Institute for Information Technology de l’Université Rice, au Texas, plus de la moitié de la population mondiale pourrait à terme voir son emploi menacé par la robotisation et les avancées de l’intelligence artificielle. L’informatisation menace surtout les emplois routiniers, dont les tâches prévisibles sont facilement automatisables, pour les emplois de bureau comme pour le travail manuel. Selon le Forum économique mondial, ce sont 5 millions d'emplois qui seront détruits dans le monde d'ici à 2020 à cause de l'automatisation. En France, une étude menée par le cabinet Roland Berger en 2014 considérait même que le remplacement du travail humain par des machines concernera 42% des métiers et trois millions d’emplois en 2025.

Nous ne sommes pas si loin du jour où les nouvelles technologies remplaceront des chauffeurs, des pilotes, des secrétaires, des employés au service à la clientèle, des traducteurs... La révolution du téléphone intelligent est pour beaucoup dans la disparition de certains métiers. Pour ne prendre qu'un exemple, la compagnie Mitek Systems nous permet de déposer un chèque en prenant une photo de celui-ci avec un téléphone intelligent, une innovation qui, à l'image des guichets automatisés, peut menacer les postes de caissiers de banque. Dans la même logique, on compte les bornes d'enregistrement en libre-service dans les aéroports, ou encore les caisses automatisées des supermarchés ou des pharmacies. Autre cas illustratif, Google a minutieusement testé une voiture sans conducteur : un ordinateur PC dans le véhicule peut traiter 1,3 million de lasers pouvant lire la route et prendre 20 décisions par seconde. Tout comme les métros automatisés, cette voiture autonome peut menacer, si elle est généralisée, des milliers voire des millions d'emplois.

Les caisses automatiques se multiplient. (© Sara de Oliveira Brites)

Pourquoi la gauche radicale se divise-t-elle sur cette question ?

Même à gauche, l'idée d'un revenu universel est loin de faire l'unanimité. Elle a même été moquée par de nombreux socialistes pendant les débats de la primaire de gauche, avant d'être également attaquée par Jean-Luc Mélenchon, le Parti communiste et les candidats trotskistes à la présidentielle. La critique des sociaux-démocrates et autres keynésiens classiques s'entend facilement : pour eux, le revenu de base se limite à une mesure coûteuse qui n'incite pas les citoyens à chercher du travail. En revanche, d'où vient cette réticence d'une large part de la gauche radicale face à cette réforme innovante ?

Le principe d'un revenu universel d'existence tourne la page de l'arsenal philosophique marxiste qui s'articule essentiellement autour de l'opposition entre les détenteurs du capital et ceux de la force de travail. Au cours de la campagne, Benoît Hamon a entériné plusieurs idées nées au XIXème siècle, qui remettent en cause la lutte des classes.

Les machines vont, premier postulat, déjà mentionné plus haut, progressivement investir le champ du travail et produire des richesses à la place des êtres humains. Exemple le plus actuel : alors qu'elle était jusque-là trop chère pour le consommateur moyen, l'imprimante 3D est désormais accessible pour environ 2.000 euros. La plupart des imprimantes 3D peuvent créer des objets simples, mais à terme elles pourraient en créer des plus complexes. Aux États-Unis, deux jeunes entrepreneurs se servent de leur première imprimante 3D pour fabriquer la seconde, et des deux premières pour fabriquer les suivantes, etc. Au total, ils en gardent 70 qui tournent constamment, et en fabriquent 20.000 par an. Plus besoin d'ouvriers. Et pourtant, leurs machines créent des richesses. Les imprimantes high-tech ne sont pas encore très polyvalentes, mais elles sont prêtes pour la production de masse et risquent de faire disparaître le travail à la chaîne. Le tournant aura lieu lorsqu'elles seront assez sophistiquées pour créer des circuits électroniques. Comment prévient-on les impacts d'un tel système de production ? Autre exemple, celui-là déjà cité : les caisses automatiques qui remplacent les employés. Ces derniers étaient inclus dans l'assiette fiscale ; pas les machines, qui pourtant produisent également un service.

Hamon en tire l'idée qu'il convient de taxer les machines qui produisent les richesses et non plus exclusivement le salariat, comme c'est le cas aujourd'hui. De faire basculer une partie de la fiscalité dans la mécanique et la bureautique. L'argent produit par cette fiscalité nouvelle doit permettre d'émanciper les Hommes, via le revenu universel, qui leur permet de se consacrer à d'autres choses utiles pour la société, mais inquantifiables d'un point de vue marchand.

On est très loin de l'idée que le monde serait divisé entre ceux qui produisent, les prolétaires, et ceux qui possèdent le capital. Et que les prolétaires, par leur maîtrise des outils de travail, et leur nombre, vont finir par renverser le capitalisme possédant qui dégénèrerait. La valeur du travail constitue une clef de la lutte des classes marxiste, et d'ailleurs, Karl Marx ne cherchait pas à émanciper l'ouvrier du travail, il en faisait une composante identitaire fondamentale de l'Homme, en tant que travailleur productiviste. Au contraire des défenseurs du revenu universel.

Autre idée forte, dans la continuité de la première : le travail, du fait des progrès technologiques, va se raréfier. Ce phénomène serait structurel en Occident, et donc faire du plein emploi un objectif de politique publique comme on le fait aujourd'hui est absurde, et contribue à effectivement entretenir une « armée de réserve » (les chômeurs) qui sert les intérêts du patronat. Pour Benoît Hamon, entériner la raréfaction du travail permettrait de désamorcer cette situation sociale explosive, en prenant le parti-pris de dire que cette tendance n'est pas forcément mauvaise si l'on parvient à adapter l'économie à cette nouvelle donne, et à canaliser les richesses produites par les robots vers une voie qui émancipe l'Homme.

Benoît Hamon apparaît dans la continuité d'un mouvement idéologique qui, à certains égards, est beaucoup plus radical que le marxisme. Tout commence avec Thomas More et son ouvrage Utopia ; l'histoire se poursuit avec Thomas Paine qui évoque également l'idée du revenu universel au XVIIIème, avec Charles Fourrier qui la théorise au XIXème, ou encore avec Michel Foucault plus récemment. Hamon s'inscrit dans la pensée post-marxiste de Paul Lafargue, de cette gauche socialiste qui émerge à la fin du XIXème siècle (Lafargue publie Le Droit à la paresse en 1880), moins guerrière, moins clivante en apparence, mais dont les paradigmes contiennent fondamentalement l'idée d'une redistribution des richesses, et un maintien du travail, même si celui-ci a muté. Marx même s'y intéresse, mais le contexte de la Révolution industrielle et de l'essor du capitalisme bourgeois, avec un rapport de force totalement déséquilibré qui favorise l'exploitation de la classe ouvrière, et une démocratie libérale naissante encore fragile, rend impossible d'envisager une telle mesure sérieusement.

L'idée est pourtant loin d'être absurde économiquement. Des intellectuels libéraux la soutiennent, de même que des milieux anarchistes. La mutation en cours du marché du travail liée à la révolution technologique est aujourd'hui au cœur des réflexions des milieux industriels. On en parle peu. En 2013, le repreneur de l'usine Goodyear d'Amiens-Nord ne prétendait-il pas redémarrer le site avec « zéro employé » ? En Suède, plusieurs expériences ont été notées ces dernières années, visant à réduire drastiquement le temps de travail. Ainsi, plusieurs sociétés suédoises ont pris un rythme de 30 heures par semaine, soit six heures par jour. Exemple le plus connu à Göteborg, deuxième municipalité du pays : une usine d'assemblage Toyota, qui a adopté ce rythme depuis 15 ans, fonctionne douze heures par jours non-stop, et les équipes se succèdent chaque jour à midi.

De telles expériences montrent bien que repenser le rapport au travail et au temps libre n'est pas l'apanage d'un groupuscule illuminé du Parti socialiste. Pourtant, une fois Benoît Hamon vainqueur de la primaire, les médias se sont empressés d'attaquer l'homme et son programme, dans une impressionnante partialité.

Affiche électorale à Paris en 2017. (© Sara de Oliveira Brites)

Quand les journalistes sont les relais de la médiocrité ambiante

Le soir même de sa victoire à la primaire, Benoît Hamon mettait d'accord la quasi-totalité des analystes, éditorialistes et autres sondeurs sur le caractère irréalisable de son programme. Comme nous l'avions déjà constaté dans un article de février 2017 (Benoît Hamon, François Fillon, Emmanuel Macron : les médias feront-ils l'élection présidentielle de 2017 ?), les journalistes les plus mal placés pour se proclamer prescripteurs d'opinion ont multiplié les déclarations partiales et acérées contre celui qui venait de récolter une majorité des deux millions de suffrages exprimés lors du scrutin, dénonçant son manque de stature présidentielle, son utopisme, voire la dangerosité de ses idées. Les cas observés sont très nombreux, et choquants à plusieurs titres. Anecdote intéressante, Franz-Olivier Giesbert, qui décrivait sur France 2 Benoît Hamon comme un « social populiste » porteur d'un « trumpisme de gauche » et d'un « programme économique totalement surréaliste », qualifiait même son projet de « dadaïste ». Or, le mouvement artistique du dadaïsme est né au début du XXème siècle en se distinguant par une remise en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques. Une démarche qui dépasse le champ des possibilités pour un esprit aussi convenu et conformiste que celui de l'ex-directeur du Point.

Ce mépris quasi-unanime des médias vis-à-vis d'idées nouvelles, et des électeurs qui ont voté en leur faveur, est d'autant plus choquant que les candidats dits « crédibles » ou « présidentiables » qui se succèdent à toutes les élections ont fait depuis longtemps la preuve de leur inefficacité, et la démonstration de leur incapacité à repenser leur socle idéologique à l'aune de leurs échecs.

Emblématique du programme de Benoît Hamon, le projet de revenu universel d'existence a pourtant un certain succès, dès lors que l'on sort des canaux traditionnels de diffusion de l'information. Il est évidemment du rôle des médias de se pencher de manière critique sur les programmes des candidats, mais pas de façon aussi subjective et grossière. D'autant plus avec des idées nouvelles et complexes, l'analyse se doit d'être plus fine que ça. Elle a matière à l'être, puisque le projet de revenu de base lui-même n'est pas exempt de critiques, et qu'il en existe d'ailleurs de nombreuses « versions », de nombreuses modalités d'application. Il est également du rôle des journalistes de chercher les cas de mise en œuvre d'une telle mesure dans notre histoire récente. Par exemple, l'idée est testée depuis 2011 sur 6.000 personnes pauvres en Inde, avec des résultats plutôt encourageants : meilleur accès aux soins, diminution des inégalités, et même recrudescence de l'activité économique.

Du côté des pays dits développés, plusieurs expérimentations ont eu lieu dans les années 60 et 70, notamment suite à la sortie du livre Capitalisme et liberté, où l'économiste libéral Milton Friedman défendait entre autres l'idée d'un « impôt négatif » fonctionnant un peu comme le revenu de base – si l'on n'a pas travaillé assez dans l'année, on reçoit une prime de l'État pour compenser. De 1968 à 1980, quatre villes des États-Unis ont testé ce revenu de base auprès de 7.500 personnes ; les bénéficiaires ont eu tendance à réduire le nombre d'heures travaillées. Entre 1974 et 1979, tous les habitants de deux villes canadiennes, Dauphin et Winnipeg, se sont vus attribués un revenu universel ; là, les données ont montré une amélioration de la santé moyenne des habitants.

Mais non, nos médias ont jeté les bases de leurs invectives sur le procès en oisiveté, et sur le coût de la mesure. L'argument financier peut parfaitement s'entendre, même s'il a rarement fait l'objet d'une analyse fine de la part de nos amis journalistes. En effet, un tel revenu généralisé peut coûter cher, en fonction du niveau d'indemnité fixé. Professeur d'économie à Vancouver (Canada), Kevin Miligan évoquait dans Business Insider, en 2016, « une folie fiscale » ; pour lui, le revenu universel, s'il est fixé à 800 euros par mois, « peut sembler bien, jusqu'à ce qu'on fasse le calcul et comprenne que cela demande de doubler les impôts existants pour financer ce programme (47 milliards d'euros par an dans cette hypothèse) ». À cela, Benoît Hamon répondait ainsi, sur France 2 le 8 décembre 2016 : « Au moment où on a fait, en 1945, la sécurité sociale, on n'a pas demandé à M. Croizat, qui était le père de la sécurité sociale, de savoir immédiatement quelle est la tuyauterie, la robinetterie qu'ils allaient faire. Le sens, c'était : protéger contre la maladie et assurer la retraite pour tous. Quel était le PIB de la France en 45, quand on est sorti de la guerre ? [...] On a mis en place un système assurantiel qui assurait la retraite pour tous [dans ce contexte-là]. » Et le futur candidat PS d'ajouter, à propos de la réforme fiscale préconisée pour financer sa mesure : « La France s'honore de prélever l'impôt à hauteur de la faculté contributive des personnes. [...] Cette mesure va donner 535 euros par personne, permettre de consommer, de relancer la machine économique. Donc on ne raisonne pas de manière statique. »

Quant au postulat d'oisiveté lié à la mise en place du revenu de base, il est facile de le déconstruire. Les détracteurs de ce projet partent du principe que donner 800 ou 1.000 euros à quelqu'un incite les gens à ne plus travailler. Mais quelqu'un qui gagne 1.000, 2.000, ou même 5.000 euros par mois va-t-il quitter son emploi parce qu'on lui proposerait de vivre avec 800 euros sans plus rien faire ? Il est évidemment absurde de croire que quelqu'un qui double son revenu serait prêt à cesser de travailler pour revenir à un gain inférieur à ce qu'il gagnait avant ; au contraire, on imagine bien que le montant nouvellement perçu constituerait plutôt un complément de revenu bien utile, qui propulserait les catégories modestes à un niveau de vie décent. Il en est de même de quelqu'un qui gagnerait 15.000 euros par mois : évidemment, une personne gagnant autant d'argent ne s'arrêterait pas de travailler pour tomber sous les 1.000 euros par mois. Interrogée en mars 2016 par le site de France Info, Nicole Teke, membre du Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB), expliquait très bien que « le revenu universel est un moyen non pas de s'opposer au travail, mais de s'opposer au travail subi. C'est l'idée de pouvoir donner une liberté de choix à tout individu et d'équilibrer le rapport de force entre l'employeur et l'employé. [...] Il s'agit aussi de permettre une certaine émancipation et de revaloriser des activités qui, aujourd'hui, ne sont pas considérées comme productives, comme le bénévolat ou l'implication dans des associations. » On aurait pu ajouter les tâches ménagères, les responsabilités parentales, ou l'assistance à un parent vieillissant ou malade.

En outre, quand bien même le revenu universel d'existence augmenterait les possibilités de temps libre, d'oisiveté, pourquoi le regretter ? L'objectif du progrès technique, et de l'amélioration de notre productivité, ne doit-il pas être d'améliorer nos conditions de vie et d'assurer notre bonheur ? Il fut une époque où diminuer le temps de travail constituait un facteur de progrès social. Cela voulait dire plus de temps pour ses loisirs, pour sa famille, pour la vie citoyenne, pour se cultiver, pour se reposer, et tout bonnement pour le luxe de ne rien faire. Aujourd'hui, les milieux intellectuels libéraux, et leurs relais politiques et médiatiques, sont parvenus à nous convaincre que vouloir du temps libre est l'apanage des paresseux et des perdants – de « ceux qui ne sont rien », dirait notre président.

L'ensemble des candidats, à la primaire comme à la présidentielle, se sont joints à la voix quasi-unanime des médias pour dénoncer l'idée de revenu universel d'existence, la présentant comme une incitation à la paresse et à l'assistanat, en dépit de la prudence des chiffres avancés, qui s'apparentaient plus à un « revenu décent » qu'à un « revenu universel ». En face, les appels à la rigueur budgétaire, à la casse du code du travail et à la privatisation partielle de la sécurité sociale, formulés par la droite fillonniste, ne s'accordaient pas forcément très bien avec le train de vie que le candidat Les Républicains s'était attribué et a offert à sa famille et à ses proches depuis sa première élection au poste de député, en 1981...

L'ensemble des candidats, à la primaire comme à la présidentielle, se sont joints à la voix quasi-unanime des médias pour dénoncer l'idée de revenu universel d'existence, la présentant comme une incitation à la paresse et à l'assistanat, en dépit de la prudence des chiffres avancés, qui s'apparentaient plus à un « revenu décent » qu'à un « revenu universel ». En face, les appels à la rigueur budgétaire, à la casse du code du travail et à la privatisation partielle de la sécurité sociale, formulés par la droite fillonniste, ne s'accordaient pas forcément très bien avec le train de vie que le candidat Les Républicains s'était attribué et a offert à sa famille et à ses proches depuis sa première élection au poste de député, en 1981...

Le revenu universel d'existence : autant de définitions que de hérauts

Un mois et demi après avoir été désigné candidat socialiste, Benoît Hamon a eu droit à une nouvelle vague de critiques politiques et médiatiques lorsqu'il s'est vu accusé de revenir sur son projet de revenu universel, ou du moins d'en avoir réduit les ambitions et la portée. Lui-même s'en est défendu, expliquant à juste titre, toujours sur L'Émission Politique, cette fois le 9 mars 2017 : « L'honnêteté [...] aurait commandé de dire et de rappeler ce que j'ai dit depuis le début : que la mise en œuvre du revenu universel se ferait par étapes. Et que la première étape sur laquelle je m'étais engagé, dans la primaire, celle qui m'a amené à solliciter le vote des électeurs de gauche, c'était de dire : nous automatiserons le versement du RSA, nous le porterons à 600 euros, ce qui permettra d'éradiquer beaucoup plus sûrement la pauvreté, et nous ouvrirons le revenu universel aux 18-25 ans. » Il ajoutait par ailleurs : « Le revenu universel a trois objectifs : augmenter le pouvoir d'achat, éradiquer la pauvreté, et maîtriser les transitions liées à la transformation du travail, indiscutable, qui amène la plupart des jeunes actifs à se retrouver souvent dans des périodes "blanches" [...]. C'est la raison pour laquelle je fais une proposition. [...] Que les 18-25 ans, [mais aussi] l'ensemble des salariés [payés] jusqu'à 1,9 fois le SMIC perçoivent aujourd'hui un revenu universel, qui sera de 600 euros quand on a rien, et qui sera dégressif jusqu'à 1,9 SMIC. »

Si cette avancée est une étape vers le revenu de base, elle ne constitue pas un revenu universel d'existence en tant que tel. D'où la suite de son propos : « Les autres étapes ? Je renvoie là-encore à la méthode qui a toujours été la mienne : la conférence citoyenne et sociale pour discuter de ces autres étapes. [...] Si on doit monter le niveau du revenu universel demain, comme le souhaite le Mouvement Français pour un Revenu de Base, à 750 euros, à 1.000 euros, ces questions seront posées. Mais je veux avant proposer une étape qui permet à, à peu près, 80% des salariés français, des travailleurs indépendants, des agriculteurs, commerçants, artisans, [...] de voir leur travail revalorisé par un gain net sur la feuille de paie. »

Une porte s'est ouverte dans le débat public. Il serait erroné d'associer l'échec de Benoît Hamon à la présidentielle au rejet de cette mesure par les Français. Non pas qu'elle ait été plébiscitée, loin de là. Mais une graine a été plantée, et seul l'avenir dira si elle finira par s'enraciner, ou au contraire par sombrer dans l'oubli. Cet article ne vise pas à défendre la mise en place du revenu de base, à peine à dénoncer la curée médiatique qui s'est observée en janvier, février et mars 2017 contre le candidat socialiste, et à promouvoir, sur cette question comme sur tant d'autres, un débat ouvert, sans tabou ni préjugé. Il en va de cette idée comme de celle de taxer les robots producteurs de richesses : l'économie et les progrès techniques évoluant rapidement, nul ne peut dire avec assurance si, dans un demi-siècle, ou un siècle, elles ne seront pas mises en œuvre et appliquées comme des évidences, auquel cas leurs détracteurs d'aujourd'hui passeront pour une ribambelle d'imbéciles conservateurs.

Toujours en mars 2016, Nicole Teke du MFRB expliquait : « Nous défendons un revenu de base qui repose sur trois piliers. Il doit être universel, c'est-à-dire versé à tous ; inconditionnel, sans exigence de contrepartie, que l'on travaille ou pas ; et enfin versé à titre individuel. Benoît Hamon a fait le choix de présenter une mesure par étapes, et de se concentrer sur la première, qui ressemble plutôt à une prime d'activité améliorée. » Aux critiques sur le financement, elle ajoutait : « Pendant la primaire, il avait bien expliqué cette question. [...] Finalement, la question du coût relève d'une décision politique. Benoît Hamon est tombé dans ce piège de devoir défendre un coût moindre du revenu de base, alors que ce n'est pas vraiment le fond du problème. »

Dans une tribune publiée dans le journal Le Monde en janvier 2017, en pleine primaire socialiste, une dizaine d'économistes parmi lesquels Emmanuel Saez (Université de Californie à Berkeley), Antonio Bozio (École d'Économie de Paris), Thomas Piketty (auteur du Capital au XXIème siècle, 2013), ou encore la sociologue Dominique Méda, disait du revenu de base que, « correctement conçu et précisé », il « peut être économiquement crédible et socialement audacieux », constituant ainsi « un élément structurant de la refondation de notre modèle social ». De fait, le chiffrage souvent avancé de 300 à 400 milliards d'euros pour cette mesure est « fantaisiste », selon eux. Thomas Piketty lui-même s'est par la suite engagé dans la campagne du candidat PS, évoquant notamment l'humilité de la démarche de Benoît Hamon et la volonté de proposer des idées originales. Sans donner un blanc-seing aux défenseurs du revenu universel, ce type de soutien, par des intellectuels reconnus, accentue le souci de nous interroger sur notre modèle de société, sur la pertinence de telles propositions innovantes, mais aussi sur l'incapacité de notre classe politique et de nos médias à aborder toute idée nouvelle de façon sereine, apaisée et sans mépris. Le procès en incompétence gouvernementale dont a souffert Benoît Hamon pendant la campagne est symptomatique à double-titre : 1) de la marginalisation intellectuelle et médiatique dont souffre la gauche radicale française depuis les années 1980 (merci au Parti socialiste pour ce bel ouvrage !) ; 2) de la sclérose qui frappe l'ensemble de nos élites adeptes de la « pensée unique » libérale.

Que le candidat socialiste ait défendu cette mesure était évidemment historique (pas sûr toutefois qu'un autre retente l'expérience de sitôt), mais a eu le défaut de lui conférer une couleur politique. Dans un tel contexte, certains de ses partisans, chez Les Républicains, En Marche ou La France Insoumise, se sont bien gardés de la défendre, alors qu'ils la voyaient d'un bon œil, ou du moins n'étaient pas fermés à l'idée d'en débattre ou de l'expérimenter. Sur ce sujet comme sur bien d'autres, les intérêts politiques prennent le pas sur la qualité du débat d'idées (et le desservent). Pourtant, à l'heure où la notion de charge mentale est introduite par les milieux féministes, reposant la question du rapport au travail, il serait peut-être temps de prendre les propositions nouvelles pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire en débattre sérieusement et sereinement, et non les balayer d'un revers de main comme des utopies à moquer.

L'enseignant-chercheur Idriss Aberkane expliquait lors d'une conférence sur le biomimétisme, en 2015, qu'une idée nouvelle passe toujours par trois stades : elle semble tout d'abord ridicule ; elle est ensuite perçue comme dangereuse ; enfin, dernier stade, elle s'impose et devient évidente. Sitôt Hamon victorieux à la primaire, voilà rendue crédible la possibilité que le revenu universel soit un jour mis en œuvre : de risible pendant la primaire, l'idée était donc devenue dangereuse pendant la présidentielle. La curée qui s'en est suivie n'explique pas à elle seule l'insuccès de Hamon, mais elle y a clairement participé, et illustre bien la réaction d'une élite médiatico-politique en mal de renouvellement idéologique et intellectuel. Ce n'est donc pas cette année que nous saurons si cette mesure a vocation à devenir une évidence, ou à demeurer « dangereuse ». En attendant, la France compte toujours, en 2017, six millions et demi de chômeurs toutes catégories confondues, quatre millions de mal-logés, des taux de suicide impressionnants dans certaines professions qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts (comme les agriculteurs), et plus de 8,5 millions de pauvres (14% de la population), parmi lesquels 2,4 millions d'enfants. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

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