Par David Brites.
D'ici trois jours, le projet de loi Agriculture et alimentation doit être approuvé par le Sénat. De nombreuses ONG et plateformes citoyennes ont d'ores et déjà condamné les régressions environnementales du texte. Celles-ci étaient fort bien illustrées par le dessinateur Norb dans la caricature ci-contre, il y a un mois. Aucune extension de la définition de néonicotinoïdes. Pas de reconnaissance des alternatives aux pesticides. Pas de taxe sur l'huile de palme. Pas d'interdiction du glyphosate à l'horizon 2021, des pesticides tueurs d'abeilles ou de la pratique de dragage à proximité des récifs coralliens. Pas d'annulation de la hausse du seuil de revente à perte. Pas d'obligation des caméras dans les abattoirs (au nom d'une certaine capacité morale de la filière à répondre de ses actes).
L'exemple du glyphosate est emblématique : au lieu d'en passer par la loi pour une interdiction formelle, le gouvernement en appelle aux acteurs du monde agricole pour qu'ils fassent preuve de responsabilité. En bref, la loi cesserait de déterminer et d'organiser l'action, elle ne serait qu'un cadre lâche et peu contraignant, en vue de laisser éclore les initiatives individuelles dont la synergie profiterait ensuite à l'ensemble de la société (la fameuse « main invisible » d'Adam Smith). Autrement dit, des firmes comme Bayer-Monsanto devront donc se prévaloir d'un dialogue constructif et éthique... Cette perspective fait doucement sourire quiconque connaît un peu les agissements de ce géant des biotechnologies agricoles.
Qui s'étonne sincèrement des décisions et des renoncements du gouvernement ? L'orientation libérale du gouvernement était très claire depuis le début, dès la campagne électorale, et les impacts que cette politique peut avoir sur la vie de millions de nos concitoyens posent sérieusement la question du degré de conscience et de responsabilité des électeurs d'Emmanuel Macron.
Après les renoncements du gouvernement sur ses propres engagements (refus d'inscrire la fin du glyphosate dans le texte, échec de la montée en gamme de l'agriculture via des plans de filière, recul sur la question du bien-être animal), les récentes options adoptées par le Sénat, dominé par la droite et le centre-droit, ont transformé le texte en une grande coquille vide. Seules quelques avancées sur la sécurisation des relations commerciales et la restauration collective viennent sauver les meubles. Mais l'intitulé du projet de loi, « pour un équilibre dans les relations commerciales et pour une alimentation saine et durable », laissait augurer des objectifs plus ambitieux. Pourtant, l'annonce perpétuelle d'un « monde nouveau » supposément incarné par la majorité macronienne aurait pu laisser espérer une remise en cause radicale du système, avec à la clef une véritable révolution écologique, mais on n'a fait que préserver les intérêts établis, les lobbies dominants et socialement rétrogrades, ceux justement du « monde ancien ». Les alternatives existantes de filières courtes, de productions biologiques, de coproductions, etc. ont été magnifiquement ignorées alors qu'elles sont porteuses de changements, favorables au bien commun, et issues de la société.
Sur le plan social, les décisions sont tout aussi contestables. L'une des dernières en date concerne le logement. Qu'en est-il aujourd'hui ? L'obligation d'adapter aux normes handicapées (personnes à mobilité réduite, pour être plus précis : femmes enceintes, personnes âgées, jambes cassées, handicapés moteurs, etc.) concerne 100% des logements neufs, et l'obligation de construire des logements sociaux est fixée à 25% dans chaque ville. Enfin, la loi relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral, dite loi littoral, interdit de construire à moins de 100 mètres de la mer. Il y a près d'un mois, l'Assemblée nationale revenait, avec la loi Elan, sur ces nombreux et importants acquis sociaux et environnementaux liés au principe d'égalité des territoires et de lutte contre les ghettos. On notera en particulier le passage à un quota de 10% minimum de logements à adapter aux normes handicapées ; la possibilité de vendre les logements HLM à des bailleurs privés, même dans des communes où le seuil est inférieur à 25% sans obligation d'en construire ; et la possibilité de construire à moins de 100 mètres de la mer si l'« amélioration des offres de logements et d'implantation de services publics » est assurée...
Manifestation du 5 mai dernier à Paris, organisée à l'appel du député François Ruffin (La France Insoumise) sur le thème : « La fête à Macron ». (Crédit photo © Amélie Henkous)
Les partisans du président Macron qui se sont retrouvés dans ses discours emphatiques et creux, dans son « européisme » et ses odes à la liberté, ne semblent pas plus que le chef de l'État prêter attention aux contradictions entre les mots prononcés, prétendument ouverts, et ses décisions politiques qui ont des impacts sociaux et environnementaux très concrets. La situation privilégiée de l'écrasante majorité des électeurs d'Emmanuel Macron explique qu'ils se soient satisfaits de paroles à la fois « ouvertes », généreuses, volontairement floues, qui caressent leur conscience dans le sens du poil, alors que les conséquences des réformes annoncées étaient largement prévisibles – certaines étaient d'ailleurs déjà à l'œuvre sous le mandat Hollande. Comme nous l'évoquions déjà en juin 2017 (Le vote Macron, ou le mépris des « gagnants » de la mondialisation), l'idée prévaut selon laquelle les partis politiques qui ont échoué depuis plusieurs années à « réformer » le pays doivent laisser la main à des technocrates apparemment apolitiques. Comme le décrivait très bien Sébastien Laye, chercheur à l'Institut Thomas More, dans un article de mai 2017, sur le journal en ligne Contrepoints, « il a suffi à Macron d'envelopper dans un discours mièvre très marketing sur la nouveauté, la jeunesse et le renouvellement, ce qui est en fait [...] une révolution "jeunes Turcs" d'énarques quadragénaires qui se sont coalisés pour effacer leurs aînés des grands corps et se débarrasser de l'alternance politique ». Une forme de consensus mou où la figure du technocrate détiendrait le monopole de la rationalité et du réalisme, mais qui cache une idéologie pourtant très claire, basée sur le culte de l'évaluation et sur un libéralisme dogmatique. Les électeurs ne s'y trompent d'ailleurs pas, en témoigne la répartition très marquée par catégorie socioprofessionnelle et par type de territoire (urbain, rural, périurbain) lors de la dernière élection présidentielle.
Qu'attendent les partisans de Macron qui partagent ses discours et ses coups de com' dans les réseaux sociaux, pour dénoncer les renoncements et les décisions abjectes adoptées sur le social et l'environnement ? La politique macronienne jetterait ses bases sur une forme de « réalisme », dans un monde qui serait trop rude et trop concurrentiel pour se permettre d'« assister » les gens avec un argent que nous n'aurions pas. Est-ce au nom de ce principe que les parlementaires ont fait disparaître l'obligation d'adapter 100% des logements neufs aux normes handicapées, et que la prime d'activité en cas de pension d'invalidité (de l'ordre de 150 euros par mois pour certains bénéficiaires) et la rente accident du travail-maladie professionnelle ont été supprimées ? Est-ce à cause d'un « trop-plein » de normes que le gouvernement s'apprête à faire passer une loi Agriculture et alimentaire qui n'interdit pas les pesticides tueurs d'abeilles, alors que la survie de cette espèce est absolument essentielle à la biodiversité (et à nous-mêmes) ?
En définitive, qui est réaliste, et qui est dans une approche froide et théorique ? Quand un gouvernement supprime des postes d'éducateurs et d'auxiliaires nécessaires au bon fonctionnement de crèches, ou de cuisiniers dans une association caritative (c'est ce que donne dans le réel une décision comme la suppression des « contrats aidés » confirmée en 2017), peut-on parler d'une politique ancrée dans le réel ? L'inhumanité comptable est-elle plus réaliste que l'« utopie » d'une politique sociale généreuse ?
Les gens qui ont voté Macron ne s'interrogent jamais sur le fait que les catégories de la population les plus vulnérables (classes moyennes inférieures, milieux ouvriers, agriculteurs, sans-emploi, petits retraités...) ne votent pas comme eux. Ce n'est pas leur sujet, et pour cause, ils sont rarement ceux-là mêmes qui souffrent de la disparition des services publics, du déremboursement des frais médicaux, de la réduction des emplois aidés, des aides au logement ou des allocations, ou encore des consignes de radiation à Pôle emploi. Et s'ils se posent la question, c'est le faible niveau d'éducation qui est invoqué, c'est la bêtise et l'ignorance des « sans-dents » et des « illettrées », de « ceux qui ne sont rien » et restent toujours en bas de la fameuse « cordée » chère au cœur de notre président. La classe moyenne supérieure des centres-villes « boboïsés », généralement acquise au centre ou au centre-gauche, désormais rejointe par les catégories supérieures (bourgeoises ou retraitées) qui votaient jusque-là à droite, souhaite qu'on ne la perturbe pas par des discours révolutionnaires, qu'on lui propose une offre politique qui lui donne bonne conscience tout en assurant la perpétuation de ses acquis et de ses privilèges. Le consensus mou lui convient à point, de même que le sentiment d'entre soi face à de nouveaux populismes qui dérangent, mais qui sont faciles à caricaturer, à brandir comme autant d'épouvantails. De son point de vue, le vote pour les extrêmes ne s'explique pas par l'échec de quarante ans de politiques libérales, mais par l’irrationalité des catégories populaires, incapables de contrôler leurs pulsions haineuses et qui rejettent leurs frustrations contre les étrangers (ça, c'est pour les électeurs du FN) ou contre les riches (il en faut aussi un peu pour les électeurs de La France Insoumise).
Par ce raisonnement, les électeurs ayant voté Macron par conviction, ceux-là mêmes qui ont prôné un « front républicain » contre la menace fasciste pendant l'entre-deux-tours, sont fortement antirépublicains, au sens où on l'entend dans le langage commun, c'est-à-dire qu'ils prônent les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, mais ne les appliquent pas, voire les souillent à chaque scrutin. Dans Fractures françaises (2010), le géographe français Christophe Guilluy expliquait d'ailleurs très bien comment, au-delà de leur seul vote, les catégories supérieures pratiquent des stratégies d'évitement des catégories populaires au quotidien (tout en prônant le multiculturalisme, le vivre-ensemble et la mixité). Toujours la contradiction entre les mots et les actes. L'électorat de Macron accepte la disparition du monde ouvrier et paysan, et la perpétuation de politiques sociales injustes et environnementales mortifères. Il promeut l'ouverture des frontières (humaines, marchandes, financières) comme un processus allant de soi, quel qu'en soit le coût social, et prône la mise en place de « réformes » qui annoncent la destruction de la plupart des filets de protection sociale qui permettent encore à certains de nos concitoyens de garder la tête hors de l'eau. À l'image de la désaffiliation progressive des catégories populaires vis-à-vis des grands partis politiques français, nos élites se sont révélées de plus en plus incapables de prendre conscience de la déliquescence de notre société qui jette ses bases sur les petits égoïsmes de classe et sur l'abandon de territoires entiers. Comme le déclarait ce même Christophe Guilluy en avril 2017, « la "France d'en haut" doit aujourd'hui prendre conscience qu'elle ne va pas pouvoir maintenir sa position très longtemps ». Il en appelle à une « révolution intellectuelle » des élites, à penser sur le temps long. Force est de constater qu'on en est très loin, ce qui semble annoncer des temps difficiles pour notre démocratie.