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Par David Brites.

« Révolution du sourire » (1/2) : quand le peuple algérien impose des prolongations au Printemps arabe

Le 2 avril dernier, le président algérien Abdelaziz Bouteflika démissionnait de son poste de chef de l’État, qu’il occupait depuis 1999. Il le faisait sous la pression de la rue, rejointe finalement par l’état-major de l’armée qui pense peut-être que la démission du raïs lui permettra, d’une manière ou d’une autre, de conserver ses privilèges. Un mois après, le mouvement reste déterminé à vouloir changer le système. Retour sur une révolte pacifique, qualifiée parfois de « Révolution du sourire » du fait de l’ambiance festive et pacifique dans laquelle elle s’est déroulée.

Pour rappel, l’Algérie est un vaste pays de presque 2,4 millions de km² (le plus grand d'Afrique) et de 41,32 millions d’habitants (le huitième du continent). Dominé dans les temps les plus antiques par les Numides (des Berbères), le territoire qui correspond aujourd'hui au nord de l’Algérie (sa partie la plus peuplée) fut occupé par Rome, après la disparition de Carthage en 148 avant notre ère. C'est le temps de la province d’Africa Nova, qui naît sur les ruines du royaume numide de Massinissa (IIème siècle av. J.-C.), dont les successeurs n’ont pas su conserver l’unité. Le pays algérien est finalement envahi par les Arabes, après une brève occupation des Vandales puis des Byzantins ; mais la pacification du territoire est rendue difficile par la résistance berbère, qui s’achève avec la mort de Koceila (686), puis avec celle de Kahina (702), princesse chrétienne de l’Aurès parvenue à cristalliser la lutte. L'islam devient au fil des siècles la religion structurante de la société, même si la diversité des interprétations du dogme islamique s’exprime d'autant plus vite, au Maghreb, que persiste une forme de résistance vis-à-vis de la domination arabe. Ce qui se traduit par le relatif bon accueil que reçoivent certains schismes, à l’image de la mouvance kharidjite, puis du chiisme des Fatimides. Très tôt autonome du royaume des Abbassides (après une révolte berbère au VIIIème siècle), l’Algérie n’existe alors absolument pas en tant qu'État, et encore moins en tant que nation. Elle est fractionnée en petits royaumes, et fait l’objet de luttes entre dynasties kharidjites.

Face aux volontés sécessionnistes du Maghreb, les Fatimides, originaires de Basse Kabylie et qui dominent, depuis Le Caire, l’ensemble de l’Afrique du Nord (909-1171), poussent des tribus arabes nomades à migrer vers l’ouest, à partir de 1050. Ce sont les invasions hilaliennes, qui non seulement déstabilisent la région, mais aussi accélèrent son arabisation, sur le plan démographique, et surtout socioéconomique et culturel. Le brassage est depuis engagé entre cultures arabe et berbère, et modifie profondément le visage du Maghreb. Si elles se distinguent toujours, elles sont désormais toutes les deux constitutives de l’identité algérienne.

À l’occupation des Almohades (1147-1269) venus de l’Anti-Atlas (Maroc), succédera la dynastie des Zianides (ou Abdalwadides) qui résiste aux velléités des rois Hafsides et Marinides venus de l’Est tunisien et de l’Ouest marocain. Mais elle n’empêche pas un lent déclin qui facilitera la prise de la ville d’Oran en 1509 et d’autres places fortes de moindre importance par les Espagnols (en dépit d’un désastre devant Alger en 1541). Le XVIème siècle voit surtout les Turcs ottomans s’installer de manière durable : la régence d’Alger perdurera officiellement de 1515 à 1830 et fera de ce territoire l'un des berceaux de la piraterie en Méditerranée – Khayr ad-Dîn, gouverneur ottoman d'Alger (1518-1533), mais surtout corsaire connu sous le nom de Barberousse, en est l'un des grands représentants. La suite, on la connaît : l’émir Abd el-Kader crée à la faveur du traité de la Tafna, entre 1837 et 1847, un véritable État indépendant, et résiste à la France, présente depuis 1830, avant d'être emprisonné et contraint de s'exiler. Au cours des 132 ans d'occupation française, la politique d’intégration des départements algériens, qui fait des musulmans des citoyens de seconde zone, et l’expropriation de milliers d’Algériens au profit d’un million de Français immigrés, laissent germer dans la population une rancœur profonde vis-à-vis de la « métropole ». Une réalité magnifiquement décrite par l’écrivain Yasmina Khadra dans son ouvrage Ce que le jour doit à la nuit (2008).

Né vers 1930, le mouvement national algérien est stimulé par les évènements de la Seconde Guerre mondiale, puis par la répression brutale du soulèvement de la région de Constantine en mai 1945. À partir du 1er novembre 1954, le Front de Libération Nationale (FLN) lance une guerre très violente de libération du territoire algérien, guerre dont les autorités françaises nieront longtemps la nature, n'évoquant que les « évènements » d'Algérie. Dans Les Damnés de la Terre, publié en 1961, le psychiatre et essayiste martiniquais Frantz Fanon offre une analyse passionnante sur les troubles mentaux résultant des traumatismes de la guerre, en se basant justement sur son expérience en Algérie. Face à une situation militaire sans issue, l'Algérie n'obtiendra finalement son indépendance qu'à la faveur de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle en France (1958), qui reconnaît le droit du peuple algérien à l’autodétermination le 16 septembre 1959. Les réactions désespérées d’une partie de l’armée française (putsch d’Alger en avril 1961) et des « Pieds-noirs », et la violence qui en résulte, ne peuvent empêcher la signature, le 18 mars 1962, des accords d’Evian (ratifiés par référendum en France puis en Algérie), prélude à la proclamation d’indépendance le 3 juillet 1962 et au départ de la plus grande partie des « Pieds-noirs » et des Harkis.

Malgré l’opposition à toute dérive autoritaire de plusieurs leaders de la lutte pour l’indépendance, parmi lesquels Krim Bekcacem, chef maquisard assassiné en 1970, et Ferhat Abbas, président de l'Assemblée constituante de 1962-1963, décédé en 1985, l’Algérie a connu un régime de parti unique et un système socialiste, interventionniste et répressif. En effet, après la présidence d’Ahmed Ben Bella (1963-1965), victime d’un coup d’État, le colonel Houari Boumediene cumule jusqu’à sa mort, de 1965 à 1978, les fonctions exécutives, et lance le pays dans une politique de grands travaux et dans une vague de nationalisations, notamment des hydrocarbures (pétrole, gaz) ; les avoirs des sociétés pétrolières françaises présentes sur le sol algérien deviennent propriété de l’État à hauteur de 51% le 24 février 1971. Une réforme agraire et une « gestion socialiste des entreprises » sont également lancées en novembre 1971. La répression politique est terrible.

Elle s’atténuera progressivement lors de la présidence de Chadli Bendjedid, colonel de carrière au pouvoir de 1979 à 1992, qui nomme un Premier ministre, amorce la libéralisation de l’économie et met fin au système de parti unique. Mais le processus de démocratisation amorcé après les émeutes d’octobre 1988 est brutalement interrompu en janvier 1992, lorsque l'armée annule les élections législatives en cours, qui devaient consacrer la victoire des islamistes du Front Islamique du Salut (FIS) – il avait déjà largement remporté le premier tour, le mois précédent. Pendant une décennie, le pays, qui vit sous le coup d’un régime d’état d’urgence, est contrôlé par l’appareil militaire et marqué par une violente guerre civile caractérisée par la prise du maquis par les islamistes, par une terrible vague d’attentats et par la répression violente et sans concession orchestrée par l’État. Elle fait au moins 200 000 morts. C’est dans ce contexte qu’Abdelaziz Bouteflika, issu du sérail, arrive au pouvoir en 1999 – après une « traversée du désert » politique dans les années 1980-1990.

Cet ensemble d’éléments est déterminant pour comprendre l’Algérie d’aujourd’hui. La dimension plurielle de l’identité algérienne, jusque récemment niée par le pouvoir, est intrinsèque à la question kabyle, mise en lumière lors de l'éphémère Printemps berbère d'avril 1980, lors duquel des manifestants, en Kabylie et à Alger, réclamèrent l'officialisation de la langue amazighe et la reconnaissance de l'identité berbère. En outre, la domination écrasante et jusqu’à présent incontestée du Front de Libération Nationale – et son lien à la rente des hydrocarbures – est un fait structurant (voire le fait structurant) et sclérosant de la vie politique algérienne depuis l’indépendance. Enfin, les souvenirs de la guerre civile des années 1990 expliquent à la fois pourquoi les Algériens ont sans doute « tardé » à contester le système Bouteflika (en comparaison aux pays voisins qui ont été le théâtre du Printemps arabe en 2011) et aussi, peut-être, l’assise relativement faible (voire nulle) que les islamistes, au contraire d’autres pays de la région, semblent avoir sur le mouvement de contestation actuel.

Portrait officiel du président Bouteflika (1999-2019).

Les années Bouteflika : de la « pacification » de la société à la sclérose d’un système corrompu

Abdelaziz Bouteflika prend officiellement ses fonctions de chef de l’État le 27 avril 1999. S’il ne fait aucune concession réelle sur le plan démocratique, cet ancien diplomate affiche immédiatement sa volonté de renouer avec la paix, la sécurité et la stabilité. Il soumet à référendum un projet législatif de « concorde civile » le 16 septembre 1999, approuvé à 98,6% des voix (85% de participation, selon les chiffres officiels). Le 29 septembre 2005, nouvelle consultation : une Charte pour la paix et la réconciliation nationale est approuvée par 97,3% (pour une participation de 79,7%). Entretemps, il a amorcé la professionnalisation de l’armée algérienne (2000).

Tragiquement, la « pacification » du pays, alors que le nombre d’attentats islamistes a chuté, passe encore par la répression. Ainsi, le soulèvement de la Kabylie, sur fond de marginalisation culturelle, se transforme en « Printemps noir » en 2001-2002. La réaction violente des forces de l'ordre fait, selon la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'Homme, au moins 126 morts et plus de 5 000 blessés, et des arrestations musclées suivies de tortures et d'humiliations sont perpétrées. Un travail sincère de transparence et de justice se fait toujours attendre sur ces évènements. Elle explique entre autres choses la persistance des rancœurs des militants de la cause berbère à l’encontre de la majorité (arabophone), mais elle aboutit alors au moins à la reconnaissance de la langue tamazight par l'État, au rang de « langue nationale ».

À coup de subventions, ou encore par l'amélioration des indicateurs d'éducation et de santé, le régime achète la paix sociale, mais son bilan n'en demeure pas moins catastrophique, avant tout parce qu’il ne diversifie absolument pas l’économie. De fait, à l’exception de ses matières premières, l’Algérie n’exporte et ne produit presque rien. Bénéficiant pourtant d’un climat et de terres arables très favorables, d’une population jeune et globalement instruite, elle a des atouts indéniables. Surtout, la concentration des pouvoirs et des richesses sclérose l'économie et l'appareil administratif à tous les niveaux.

En outre, les libertés publiques, déjà largement mises à mal pendant la guerre civile, sont régulièrement bafouées sous Bouteflika. Le verrouillage des élections par le FLN – qui rend inconcevable toute alternance politique – et le consensus de tous les corps piliers du régime autour de la figure de Bouteflika, présenté comme une caution de stabilité, détournent les Algériens de la vie politique. Les scrutins se succèdent et se ressemblent. Abdelaziz Bouteflika est élu dès le premier tour des présidentielles de 1999, 2004 et 2009, avec respectivement 73,8%, 85% et 90,2% des voix. Quant aux législatives, elles ne permettent pas plus d’alternance. En 2002 comme en 2007, le FLN obtient entre quart et un tiers des suffrages exprimés, largement en tête, et sa majorité relative des sièges à l’Assemblée populaire nationale lui permet à chaque fois de constituer un gouvernement de coalition avec le Rassemblement national démocratique (RND), la seconde force politique au Parlement. Mais à chaque fois, le climat clientéliste entourant le pouvoir et l’assurance d’une victoire du FLN (aux législatives) et de Bouteflika (à la présidentielle) tronquent les résultats en amont même des campagnes électorales – sans compter les bourrages d’urnes et les pressions observées sur les électeurs le jour du vote.

Le vent du Printemps arabe, initiée avec la Révolution tunisienne qui éclate en décembre 2010, ne vient pas vraiment perturber cette réalité. En Algérie, il faut momentanément distinguer la protestation sociale de celle, plus ténue, de nature politique. Des émeutes éclatent, du 3 au 7 janvier 2011, en écho à celles observées en Tunisie ; brèves, elles s’insurgent entre autres contre le chômage endémique et la hausse des prix des produits de première nécessité (constante depuis 2008). Le gouvernement annonce, le 3 février, une série de mesures destinées à faire baisser le prix des denrées alimentaires. Pour acheter la paix sociale, le régime s’enferme donc un peu plus dans sa dépendance aux hydrocarbures (dont les rendements permettent ces « cadeaux ») plutôt que de chercher à repenser son modèle économique. Et cette stratégie ne fonctionne qu’à moitié, puisque le pays connaîtra, à partir de mars 2011, une vague de grèves et de mouvements sociaux, dans divers corps de métiers : journalistes, gardes communaux, agents des services aériens, étudiants, et même anciens combattants…

Toujours le 3 février 2011, geste destiné à anticiper une révolte d’ordre politique, l’exécutif annonce la fin (effective le 24 février) de l’état d’urgence décrété en 1992, et proclame l’ouverture des médias à l’opposition, ainsi que le droit de manifester (sauf dans la capitale). De son côté, la contestation politique ne prend jamais vraiment d’ampleur. Constituée de syndicats, d’associations, de collectifs, d’intellectuels indépendants et de partis politiques, l’opposition est réunie sous la bannière de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie, créée le 21 janvier 2011. Celle-ci organise des rassemblements chaque semaine, en février, mars et avril, mais ceux-ci, très faibles, sont violemment dispersés par les forces de l’ordre. Le 15 avril 2011, Bouteflika lui-même annonce une révision de la loi sur les partis politiques, du Code électoral, du Code de l’information, et, avant la fin de son mandat, de la Constitution de 1996. Mais, approuvées les unes après les autres de novembre 2011 à février 2012, ces réformes législatives (sur les associations, sur l’information et sur les partis politiques) s’avèrent très vite un leurre et renforcent en fait, dénonce l’opposition parlementaire, le caractère liberticide du régime. Enfin, une révision de la Constitution a bien lieu en février et mars 2016 : retour à la limite de deux mandats présidentiels (non-rétroactive), définition de la liberté de la presse, renforcement du rôle du Parlement dans la désignation du Premier ministre, statut de « langue officielle » pour le tamazight... Dans les faits, l'ordre politique n'en ressort pas du tout bouleversé.

Ouvertes pour la première fois à des observateurs étrangers, les élections législatives de mai 2012, qui font écho à cet ensemble de réformes, confortent l’hégémonie du Front de Libération Nationale, ainsi que son principal allié au gouvernement, le RND. Tout comme les précédents, les dysfonctionnements du scrutin (entre autres, le découpage partial des circonscriptions) confirment des carences démocratiques persistantes. Avec 15% des voix exprimées, le FLN remporte près d’un siège sur deux, et 24 partis ayant recueilli 36% des suffrages n’obtiennent que 18% des sièges. Le taux de bulletins blancs ou nuls (18%), de même que l’abstention, proche de 57% des inscrits, illustrent la lassitude des électeurs. Les élections législatives de mai 2017 confortent ce constat. Le taux de participation tombe à 35%, et si la coalition au pouvoir conserve une majorité absolue des sièges, c’est surtout grâce à la progression du RND, le FLN accusant un net recul à l'Assemblée (60 sièges perdus, malgré une amélioration en termes de voix exprimés). Le Front de Libération Nationale n’en demeure pas moins le premier parti au Parlement.

Quant à l’opposition, elle est dans un état inquiétant. Les islamistes, coalisés au sein de l'Alliance pour l’Algérie Verte (qui réunit trois partis dont le Mouvement de la Société pour la Paix), en 2012, puis candidats en ordre dispersés, en 2017, échouent à chaque fois à incarner une alternative crédible – à contre-courant de ce qui est observé après le Printemps arabe en Tunisie, au Maroc et en Égypte. La participation de formations islamo-conservatrices au gouvernement dans les années 2000, leur manque de crédibilité, et surtout les souvenirs de la guerre civile, expliquent sans doute ce revers ; les islamistes n'en constituent pas moins la première force d'opposition. Quant à la gauche, le constat est encore plus alarmant, avec un personnel vieillissant et une incapacité frappante à penser des alliances. Le Front des Forces Socialistes (FFS), présidé depuis 1963 par Hocine Aït Ahmed, tout comme le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), remportent toujours moins de 2 ou 3% des voix, essentiellement dans les zones kabyles. Le Parti des Travailleurs (PT), mené depuis sa création en 1990 par Louisa Hanoune (première femme candidate à une élection présidentielle dans un État arabe), ne fait pas mieux, stagnant à 3%.

Le chef de l’État a mis le pays à sa botte, et notamment l'armée, puis les services de renseignement. Des manœuvres illustrées par la nomination d’Ahmed Gaïd Salah au poste de chef d’état-major, puis d’Athmane Tartag à la tête du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), pour remplacer, respectivement, Mohamed Lamari en 2004 et Mohamed Lamine Mediène, dit « Toufik », en 2015. Paradoxalement, c’est alors qu’il est clairement affaibli, physiquement, par deux attaques cérébrales survenues en avril et mai 2013, qu’Abdelaziz Bouteflika a réellement pris le contrôle de tous les rouages de l’État. C’est grâce au chef des armées, devenu en 2013 vice-ministre de la Défense nationale, le général Gaïd Salah, qu’il parvient à se porter candidat à un quatrième mandat en 2014, contre l’avis de Toufik. Au terme d’une campagne marquée par son étrange absence dans tous les meetings de campagne du FLN, il l’emporte, officiellement avec 81,5% des voix. Mais l’abstention, qui touche un Algérien sur deux, en forte hausse par rapport à 2009 (25%), illustre le malaise des électeurs, lassés d’un régime sourd aux attentes du peuple, miné par les luttes internes, et qui montre des signes d’essoufflement évidents.

Enfin, le pouvoir présidentiel, sur initiative de Saïd Bouteflika, frère cadet d'Abdelaziz, a progressivement donné une place croissante à quelques oligarques qui sont devenus un nouveau pilier du régime. Il les a notamment favorisés grâce à des marchés de gré à gré et à des largesses fiscales. Ces richissimes hommes d’affaires, regroupés au sein du fameux Forum des chefs d’entreprise (FCE), contribuent à maintenir le système Bouteflika en vie.

Manifestation à Alger, le 10 mai. (Crédit photo © Said Salhi)

Manifestation à Alger, le 10 mai. (Crédit photo © Said Salhi)

Manifestation à Alger le 10 mai. (© Said Salhi)

Le cinquième mandat, ou la candidature de trop

La lutte pour la succession à la présidence de la République ne trouvant pas d’issue, le pouvoir prend l’initiative de lancer le chef de l’État dans la course à un cinquième mandat. Le 22 février dernier, une première journée de protestation nationale vise à contester cette nouvelle candidature. Elle n’est le fait d’aucun parti, d’aucune organisation, d’aucun leader politique. Un vendredi de la « dignité retrouvée » que le pouvoir tente de décrédibiliser à travers ses relais sur les réseaux sociaux et dans les médias. Il faut dire que d’emblée, la validation de la candidature de Bouteflika par le Conseil constitutionnel posait problème, puisque l’article 139 du Code électoral exige la présentation par le candidat d’« un certificat médical délivré à l’intéressé par des médecins assermentés » – ce qui, compte tenu de son état de santé, est tout bonnement impossible. Pourtant, le 3 mars, en dépit de la contestation, Bouteflika, depuis Genève, en Suisse, où il est une énième fois hospitalisé, fait déposer son dossier de candidature, et le même jour, il fait publier – si tant est que ce soit réellement de son fait – une « Lettre à la nation », dans laquelle il promet des réformes politiques, un référendum d’ordre constitutionnel, ainsi qu’une présidentielle anticipée au cours du prochain mandat.

1er, 8, 15 mars… Les manifestants se retrouvent tous les vendredis pour réclamer le départ du raïs. Le pouvoir tente plusieurs Jokers. Le 11 mars, Bouteflika accepte, finalement assez rapidement, de renoncer au cinquième mandat, tout en annonçant plusieurs mesures, un ensemble de décisions qui s’apparente surtout à une tentative de contrôler la « transition ». Parmi elles : une prolongation du quatrième mandat en cours, et donc un report de l’élection, ainsi qu’une « conférence nationale inclusive et indépendante » après la présidentielle – celle-ci rappelle les « Assises de la société civile » ayant réuni en juin 2011 des partenaires sociaux et des représentants de la société civile (pour légitimer les réformes législatives de 2011-2012), et qui n'avaient été qu'une parodie de consultation.

Le mouvement de protestation ne faiblit pas, même s’il conserve une dimension fortement pacifique, voire festive, d’où le surnom de « révolution du sourire ». La pression populaire isole Abdelaziz Bouteflika. Ainsi, courant mars, à mesure que les manifestations prennent de l’ampleur, les démissions se multiplient au sein du Forum des chefs d’entreprise (FCE), secoué par le mouvement, notamment le 28 mars le président de cette association patronale, Ali Haddad, richissime homme d’affaires et (jusque-là) puissant soutien du régime. Quant à Ahmed Gaïd Salah, il ne fait pas intervenir l’armée contre la rue. Ironie de l’histoire, c’est ce dernier, repêché par Bouteflika en 2004 et qui lui doit sa place dans le régime, qui donne le coup de grâce au président. En effet, c’est sous la pression du Haut-commandement de l’armée exigeant l’application « immédiate » de l’article 102 de la Constitution qu’Abdelaziz Bouteflika « [notifie] officiellement au président du Conseil constitutionnel sa décision de mettre fin à son mandat en qualité de président de la République ».

Comment un tel évènement a-t-il été possible ? L'étincelle à l'origine du soulèvement populaire tenait à la perspective d'une candidature du président Bouteflika à un cinquième mandat, toutefois le mouvement né en février 2019 s'est caractérisé surtout par sa profondeur historique, géographique et sociologique. En effet, nous l'avons vu plus haut, les manifestations de ce printemps ont été précédées par un climat de protestation diffus depuis près de dix ans. Une accumulation de luttes sectorielles s'observe depuis longtemps, laissant germé une grogne profonde : depuis la masse de chômeurs à d'innombrables corps de métiers, en passant par des émeutes, un empilement de résistances d'essence sociale ou, quand elles viennent des communautés berbères (entre 25 et 30% de la population, selon des estimations), identitaire. En outre, un ensemble de facteurs font fermenter depuis longtemps les colères et les frustrations et aboutiront à ce mouvement, comme on a pu l'observer quelques années plus tôt dans le reste du monde arabe. En dépit des spécificités qui caractérisent chaque pays (Tunisie, Égypte, Libye, Syrie, Yémen, Soudan, Algérie, etc.), les mêmes ingrédients sont en effet constatés, justifiant en quelque sorte le titre du présent article : à la fois des évolutions sociétales liées à des déterminants démographiques et sociologiques, et des éléments « déclencheurs » qui s'expliquent par la faiblesse du tissu économique et social de ces sociétés.

Rappelons ce qu'expliquaient dans leur essai Le Rendez-vous des civilisations, les démographes français et syrien Emmanuel Todd et Youssef Courbage : l'étude d'un ensemble de variables démographiques et sociologiques, comme le nombre moyen d'enfants par femme, la mortalité infantile, ou encore le taux d'alphabétisation, permet de montrer (l'ouvrage a été publié en 2007) que la plupart des sociétés du Moyen-Orient et du Maghreb connaissent leur transition démographique, et cela explique les troubles qui y sont constatés. Nombre de révolutions dans les sociétés européennes, rappellent-ils, ont eu lieu durant les transitions démographiques, et de toute évidence, ces transitions, ainsi que l'élévation du taux d'alphabétisation, conduisent les nouvelles générations des pays arabo-musulmans à revendiquer de plus en plus un accès à la modernité, à la liberté et à la démocratie, et à contester le principe d'autorité.

Or, dans ce contexte explosif, toute crise politique ou sociale d'envergure peut découler sur un mouvement révolutionnaire d'ampleur. Le 12 février 2019, l'ingénieur et enseignant Jean-Marc Jancovici, connu pour son travail de sensibilisation et de vulgarisation sur les thèmes de l'énergie et du climat, rappelait sur la chaîne Internet Thinkerview qu'en 2011, en Égypte, en Tunisie et en Syrie, nous avons eu la conjonction de plusieurs facteurs, climatiques mais aussi énergétiques : « Le facteur énergétique, c'est le pic énergétique de la zone OCDE en 2006. Derrière : problèmes économiques, crise financière en 2009, et à ce moment-là les touristes restent chez eux. Donc les recettes à l'exportation de pays à forte dépendance au tourisme que sont la Tunisie, l'Égypte, le Maroc aussi (mais le Maroc est un cas plus particulier), [...] la Syrie, baissent. Et dans le même temps on a un stress hydrique croissant sur le pourtour du bassin méditerranéen, dans le cadre du changement climatique (endémique). Et en 2010 on a un double processus qui s'applique. On a une remontée des cours du pétrole, qui entraîne dans son sillage une remontée du cours de toutes les matières premières – parce que toutes les matières premières sont asservies au pétrole pour des tas de raisons [...]. Et par ailleurs, grosse canicule en 2010 en Russie, et il se trouve que cette canicule a quasiment divisé par deux la production de céréales russes – et la Russie est un gros fournisseur à l'exportation sur le marché mondial, [elle] en fournit entre 15 et 20% [...]. En juillet, la Russie dit : "Cette année, nous n'exporterons pas". Overnight : le cours du blé à la bourse de Chicago prend 30%. Donc les importations alimentaires, dont l'Égypte, qui est le plus gros importateur de blé au monde – et qui importe tout un tas d'autres trucs, parce qu'il y a longtemps que le Nil ne nourrit plus ses habitants –, et la Tunisie, qui bon an mal an importe la moitié de ce qu'elle mange, les importations alimentaires de ces pays-là explosent, alors que leurs recettes à l'exportation se sont cassées la figure dans le sillage de la crise énergétique (et donc financière) de 2006. Donc on a une cisaille énergie-climat qui s'applique à ces pays-là, et on a eu des "émeutes de la faim". »

Et de conclure : « Le Maroc est un peu plus particulier, parce qu'il a une agriculture de subsistance plus développée que les autres pays, il est moins importateur de denrées alimentaires. [...] Et l'Algérie a baqué ses importations par le pétrole et le gaz, dont le cours remontait, mais l'Algérie, c'est la prochaine Égypte. [...] Le pic de production du pétrole et du gaz étant passé en Algérie, quand [ses] exportations de pétrole et de gaz commenceront à devenir suffisamment basses, avec une population suffisamment élevée, sur un sol pas capable de nourrir [cette population], c'est écrit. Je ne sais pas quand, mais c'est écrit. » Lors que l'ingénieur français prononce ces mots, on est à dix jours du premier vendredi de manifestation en Algérie.

De son côté, l'appareil d'État est affaibli lorsque surviennent les premiers rassemblements. Le démantèlement du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) en 2016 et le limogeage de certains de ses cadres lui ont fait perdre ses relais dans la société, et ont donc affaibli la capacité de répression « souterraine » de l’État. En outre, le pouvoir avait, en 2014, mis des moyens financiers colossaux et grassement payé ses relais. Mais entretemps, la situation économique s'est inexorablement dégradée, entre autres avec la chute du cours des hydrocarbures. Les réserves de change passent ainsi de 194 milliards de dollars en 2013 à 72 milliards en avril 2019. Dans le média algérien Maghreb émergent, le journaliste Tarik Hafid écrivait, dans un article publié le 23 février : « En 2019, le pouvoir n’a plus d’argent et de logements à distribuer. Il ne peut plus faire de promesse. Il n’y a plus de grands projets à inaugurer. Il y a bien eu la relance de la raffinerie de Sidi Rezine [à Meftah, à 26 km d’Alger], mais ce gouffre financier est un autre scandale à mettre dans le CV de la Sonatrach [société nationale œuvrant dans le secteur du pétrole en Algérie]. Il y a eu aussi le lancement du complexe intégré de transformation de phosphate de Bir El-Ater, un projet "fictif" de 6 milliards de dollars. Il y a aussi cette grande mosquée [d’Alger] qui a coûté l’équivalent de plusieurs hôpitaux modernes. En réalité, il n’y a plus que cette poignée de prédateurs qui se cache derrière le caprice d’un vieil homme malade qui, dit-on, tient à mourir président. »

Touche originale du mouvement de protestation : la place des chants issus du monde du football dans les manifestations. En effet, les tribunes des stades de football ont développé en Algérie, depuis une quinzaine d'années, une culture musicale à part entière. Émigration clandestine, corruption, chômage, dictature : les thèmes abordés par cette contre-culture insubordonnée au pouvoir ont tout naturellement trouvé leur place dans les rangs des manifestants, de février à avril. « Depuis 1962, les stades sont la caisse de résonance des revendications sociales de toute la jeunesse masculine, expliquait le politiste franco-algérien Youcef Fatès, cité dans Le Monde diplomatique de mai 2019. Historiquement, les clubs de football ont toujours été un espace de contestation du pouvoir. Ils revêtent une dimension sociopolitique de résistance et de lutte anticoloniale [Ce fut largement le cas avec l’émergence du club MCA, l’équipe la plus populaire du pays, dans un contexte de résurgence de l’anticolonialisme dans les années 1920-1930]. » Un exemple emblématique : l’un des hymnes de la contestation (entendu dès le 22 février), La casa del Mouradia, vient des tribunes de supporteurs de l’USMA, l’un des plus importants clubs de football du pays.

Manifestation à Alger, le 10 mai. (Crédit photo © Said Salhi)

Manifestation à Alger, le 10 mai. (Crédit photo © Said Salhi)

Le monarque est tombé, et maintenant ?

L’élection présidentielle est à présent prévue le 4 juillet, c’est-à-dire dans moins de deux mois. Un temps finalement très court, alors que l’opposition politique est dans une situation de grande fragilité et de division, et donc d'impréparation. En outre, le choix d’en passer d’abord par une nouvelle présidentielle, sans proposer une refonte profonde du régime, a de quoi laisser perplexe. C’est que le général Ahmed Gaïd Salah, toujours à la tête de l’armée, refuse que la transition se fasse en dehors du cadre constitutionnel. Le 30 avril, en marge de l’un de ses déplacements à Constantine, il a opposé une fin de non-recevoir aux revendications des manifestants, qui exigent de plus grands bouleversements, réitérant « l’attachement profond du commandement de l’armée […] à la Constitution », au prétexte que « tout changement ou amendement de ses dispositions ne relève pas des prérogatives » de l’armée mais « du président qui sera élu » (si celui-ci le souhaite) ; pour lui, une présidentielle est la « solution idéale pour sortir de la crise ».

Le processus de transition de la Tunisie voisine, mené laborieusement (mais avec succès) entre 2011 et 2014 – et qui s’est ouvert avec l’élection d’une assemblée constituante, avant l’approbation d’une nouvelle Constitution, puis l'organisation d'élections générales –, ne semble pas du tout inspirer le pouvoir algérien ; or, il reste le cas le plus réussi de transition démocratique observé dans les pays arabes depuis les révolutions de 2011. Le choix de se maintenir dans le cadre existant indique que le chef de l’état-major nie toujours la nature révolutionnaire du mouvement né le 22 février, pour feindre de considérer la démission de Bouteflika comme une simple vacance technique du pouvoir.

Depuis le 9 avril, Abdelkader Bensalah, en sa qualité de président de la Chambre haute du Parlement, assume l’intérim de la présidence de la République. Pourtant, la contestation se poursuit depuis la chute de Bouteflika. Et pour cause, la rue ne cesse de réclamer le départ des « trois B », prélude indispensable, aux yeux des protestataires, à un changement réel de système : Abdelkader Bensalah, chef de l’État par intérim ; Tayeb Belaiz, président du Conseil constitutionnel algérien, chargé de superviser l’élection présidentielle à venir (et notamment de valider les candidatures et de veiller à la régularité des modalités de vote) ; et Noureddine Bedoui, Premier ministre depuis le mois de mars (et déjà ministre de l’Intérieur de 2015 à 2019). Les vendredis 5, 12, 19, 26 avril… les manifestants ne se démobilisent pas, et obtiennent encore des avancées. Sous la pression, le 16 avril, Tayeb Belaiz pose sa démission de la tête du Conseil constitutionnel ; il est remplacé par un magistrat, Kamel Feniche. Il est toutefois le seul des « trois B » à avoir, à ce jour, accepté de quitter ses fonctions.

Surtout, une vague d’enquêtes judiciaires est désormais ouverte sur des dossiers de corruption ou d’abus de pouvoir visant des personnalités liées au régime – le général Salah a d’ailleurs assuré que l’armée veillerait à ce que ces enquêtes soient préservées de toute pression. Plusieurs puissants et richissimes hommes d’affaires proches d’Abdelaziz et Saïd Bouteflika ont d’ores et déjà été placés en détention provisoire. C’est le cas d’Ali Haddad le 3 avril, cinq jours après sa démission du Forum des chefs d’entreprise ; cette figure des affaires algériennes, propriétaire et président (impopulaire) du club de football USMA, a entre autres trempé dans un vaste scandale de corruption lié à la construction de l’autoroute nationale Est-Ouest. Le 22 avril, c'est Issad Rebrab, PDG (entre autres choses) du groupe privé Cevital (qui emploie 12 000 personnes dans l’électronique, la sidérurgie, l’électroménager et le BTP) et souvent considéré comme la première fortune du pays, qui est arrêté pour « fausse déclaration concernant le mouvement de capitaux ». La veille, le 21 avril, c’est une fratrie de milliardaires, les Kouminef, qui est mise aux arrêts, les quatre frères étant entendus dans le cadre d’une information judiciaire pour « non-respect des engagements contenus dans des contrats conclus avec l’État, trafic d’influence pour obtenir d’indus avantages et détournements de foncier » notamment. Le 4 mai, Saïd Bouteflika, ainsi que les généraux Toufik et son successeur à la tête des services de renseignement, Athmane Tartag, sont arrêtés, placés sous mandat de dépôt par le tribunal militaire de Blida pour « atteinte à l’autorité de l’armée » et « complot contre l’autorité de l’État » ; ils seront jugés devant cette juridiction, en vertu du Code de justice militaire.

En emprisonnant ces hommes autrefois tout-puissants, le pouvoir cherche à apaiser la rue, mais sans amorcer une réelle refonte du système. Dans un article intitulé « Des arrestations qui ne trompent personne », publié le 6 mai dans El Watan, le journaliste Omar Kharoum expliquait très bien : « Ces mesures inattendues de mise sous écrou de personnes qui ont défrayé la chronique populaire ces derniers temps rament peut-être dans le courant des desiderata de la vox populi. [...] Ces faits de police [sont] entretenus médiatiquement comme des opérations "mains propres" [...]. Mais [...] les décideurs semblent se conforter dans l'individualisme et la solitude de leur feuille de route et ne semblent pas prendre le courage de tenter des solutions radicales pour permettre l'émergence d'un nouveau personnel avec l'avènement d'institutions viables, tel que souhaité, à cor et à cri, par des millions de citoyens. » Et le journaliste d'ajouter que « l'arrestation de nombreuses personnes décriées pour leur exercice de la responsabilité ou de la mauvaise utilisation de l'argent public [...] reste peu par rapport au désir affiché qui est de remettre sur de bons rails le système politique et économique national ».

Il est désormais difficile de prévoir la suite des évènements. Si de toute évidence, le régime est profondément ébranlé par le mouvement révolutionnaire et ses échos, la mise en place d’un régime réellement démocratique, une IInde République algérienne transparente, empreinte de justice et qui accepte le principe de l’alternance, n'est pas une évidence. En effet, il sera difficile aux caciques du FLN de laisser le pouvoir, alors qu’ils considèrent que leur mouvement puise sa légitimité (évidemment incontestable, selon eux) dans la lutte pour l’indépendance des années 1954-1962 – que tant de jeunes algériens n’ont pas connu. Un peu comme si le pays était redevable au FLN de l'indépendance, voire comme si c'était la lutte menée par le FLN, finalement, qui avait fait de l'Algérie ce qu'elle est, une nation. « [Il] ne se contente pas d'être un super-citoyen exonéré d'impôts, il s'autorise à racler le fond du Trésor public autant de fois qu'il le souhaite. En Algérie, on appelle ce privilège la "légitimité historique". » Ainsi Yasmina Khadra décrivait-il la figure archétypale des « décideurs de l'ombre », des caciques du régime, dans son livre Qu'attendent les singes publié en 2014 ; et le romancier algérien de dépeindre le « comité restreint d’usurpateurs "historiques" [qui] tire les ficelles derrière les institutions et les gouvernements successifs, faisant porter le chapeau aux décideurs "visibles", aux militaires et, quand les choses dérapent, à la main de l’étranger ». Comme dans bon nombre de pays ayant connu un régime de parti unique, il existe une confusion entre la « nation » et le parti de l’indépendance, une vision qui sclérose les débats sur la nature du régime, puisqu’il est ainsi considéré que toute critique vis-à-vis du FLN (ou des oligarques qui y sont plus ou moins associés) serait en fait une attaque contre le peuple algérien lui-même. C’est peut-être le grand mérite de cette « révolution du sourire » que d’avoir mis à mal ce regard tronqué, en mettant en exergue la dimension antinomique existante entre l'accaparement des richesses par le clan au pouvoir et les intérêts du peuple.

Notons, pour finir, que le mouvement, fort de cette dimension populaire que personne ne lui conteste, présente tout de même de réelles faiblesses, et l'une d'elles est son absence de direction. Au contraire de la révolution au Soudan, qui a conduit à la chute d'Omar el-Bechir le 11 avril 2019, et où l'Alliance pour le Changement et la Liberté (plateforme dominée par l'Association des professionnels soudanais) a su s'affirmer comme leader dans la contestation, en Algérie, point d'équivalent. Or, aucun mouvement populaire ne peut s'installer dans la durée sans direction. La mobilisation algérienne peut se retrouver limitée par la pluralité et l'horizontalité de ses instances d'organisation, où coopèrent des acteurs très variés, allant des étudiants aux groupes d'opposition libérale et de gauche, en passant par les collectifs de travailleurs ou représentants de professions libérales. Aucune instance n'est en mesure d'en revendiquer le leadership. Or, pour imposer des doléances dans le cadre d'une négociation, d'un rapport de force avec le pouvoir, encore faut-il une interface identifiée de tous, et si possible incontestée. L'avenir dira si la révolution algérienne a pu dépasser les limites inhérentes à son horizontalité.

En attendant, des décisions futures du général Salah dépend sans doute la suite de cette séquence politique. Si celui-ci décidait de se porter candidat à la présidentielle – chose hautement improbable, compte tenu de son âge avancé (79 ans) –, d’« assurer » la victoire d’un candidat issu ou assimilé au FLN, ou encore d’interrompre le processus électoral et de réprimer la contestation (sur le modèle de ce qui s’est passé en janvier 1992), c’est toute la transition qui serait mise à mal. Souhaitons aux Algériennes et aux Algériens du courage (il ne semble pas leur en manquer) pour la suite, car le plus dur reste sans doute à faire. Ils sont à présent à la croisée des chemins, mais ont déjà offert au monde un beau modèle de mobilisation pacifique qui réunit toutes les générations, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, pour demander un peu de changement.

Manifestation à Alger, le 10 mai. (Crédit photo © Said Salhi)

Manifestation à Alger, le 10 mai. (Crédit photo © Said Salhi)

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