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Par David Brites.

Depuis juillet 2018 et l’affaire Benalla, Emmanuel Macron a connu une chute de popularité vertigineuse dans les enquêtes d’opinion, à l'image de celle qu’avaient connue en leur temps ses prédécesseurs, Nicolas Sarkozy et Français Hollande. Cette réalité vaut encore aujourd’hui, en dépit des résultats des élections européennes de mai dernier, lors desquelles la coalition LREM-Modem a obtenu 22,42% des suffrages exprimés. La cote de popularité du chef de l'État a légèrement remonté ces derniers mois, mais n'atteint jamais ne serait-ce que 40% d'opinions favorables, même selon les estimations les plus clémentes. Le but affiché tout au long de la dernière campagne électorale d'arriver en tête, pour avoir le privilège de s'autoproclamer « première parti de France », montre l'illusion du président de la République, qui a cru que les Français allaient lui donner un satisfecit pour son action à la tête du pays. Décryptage sur une vaste mystification.

Le mouvement des Gilets jaunes aura marqué au fer rouge le quinquennat d'Emmanuel Macron. Il incarne l'incompréhension, le fossé croissant entre la plupart des Français et leurs élites politiques, économiques et médiatiques. En outre, les dérives policières observées pour disperser les manifestations non-déclarées, détruire les cabanes construites lors de l'occupation des ronds-points, ou en marge de la répression des Black Blocs, ont conforté chez les protestataires le sentiment d'avoir en face d'eux un pouvoir frappé de surdité. Le recours disproportionné à la force, attesté par des centaines de photos et vidéos diffusées sur les réseaux sociaux (mais étrangement absentes des médias), rend suspecte et discrédite d'emblée toute mesure coercitive, préventive et préemptive de l'État. Depuis le 17 novembre, on aura compté au moins onze morts, dont cinq Gilets jaunes, la plupart lors d'incidents liés à des accidents de la route ; environ 4 000 blessés (une large majorité de manifestants, mais aussi des membres des forces de l'ordre), dont au moins une quinzaine d'éborgnés et quatre mains arrachées, par exemple par des tirs de Lanceurs de Balles de Défense (LBD) ; et près de 2 000 condamnations prononcées, dont 40% incluant de la prison ferme.

Dans ce contexte de montée des tensions, les libéraux de gauche et de droite qui dirigent notre pays, convaincus, aveugles, ne remettent absolument pas en cause le modèle économique promu par les prescripteurs d'opinion depuis les années 1980. Cela, en dépit du fait que le système montre des limites évidentes, avec un nombre record de pauvres en France, la paupérisation et le déclassement d'une grande part de la classe moyenne, la mise à mal des services publics, ou encore la dégradation de l'environnement au prix de notre santé et de nos ressources naturelles.

Le « Grand débat national », une farce républicaine

La réponse politique aux Gilets jaunes a consisté en l'organisation d'un « Grand débat national », annoncé le 15 décembre 2018 sur décision du seul président de la République. Lancé le 15 janvier, il s'est structuré en quatre thèmes, arbitrairement choisis : transition écologique ; fiscalité ; démocratie et citoyenneté ; organisation de l'État et des services publics. Le gouvernement a indiqué que l'objectif était « de redonner la parole aux Français sur l'élaboration des politiques publiques qui les concernent ». Soit dit en passant, on aimerait savoir quelles sont les politiques publiques qui ne les concernent pas (la gestion des flux migratoires, la diplomatie, la création monétaire ?...), mais passons. La consultation s'est déroulée en deux phases : remontée des cahiers de doléances et des échanges entre citoyens et maires, de mi-décembre 2018 à mi-janvier 2019 ; et débats locaux organisés par les maires, les associations, les particuliers, etc. Après maintes tergiversations et reports (à l'image de la vague synthèse des contributions présentée par le chef du gouvernement le 8 avril au Grand Palais, à Paris), Emmanuel Macron conclut le débat par une conférence de presse à l'Élysée, le 25 avril.

De nombreuses critiques se sont élevées, concernant la transparence du débat, sa neutralité ou son organisation. En outre, il semble que les personnes issues des Gilets jaunes ont été sous-représentées lors de cette consultation, et les électeurs d'Emmanuel Macron surreprésentés... Tout cela, sans compter le coût de cette séquence 12 millions d'euros, pour en tirer des leçons non seulement évidentes, mais par ailleurs tronquées, revisitées et reformulées, avec ses yeux et ses mots, par le chef de l'État (Que demandent les Gilets jaunes, ou comment s'épargner un débat à 12 millions d'euros ?).

« Qu'a dit ce mouvement, et qu'est-ce que j'ai saisi de ce Grand débat ? » Dès le début de son intervention, Emmanuel Macron donnait le ton : le discours allait être tourné autour de sa personne. « Qu'est-ce que j'ai saisi », nous dit-il. Le Grand débat lui a servi, lui, à prendre la température du pays. Et donc à lui d'en tirer les leçons. « Je crois que les transformations en cours, et les transformations indispensables à faire, ne doivent pas être arrêtées. Parce qu'elles répondent profondément aux aspirations de nos concitoyens. » Voilà où on en est, au terme de ce famaux Grand débat : la majorité présidentielle n'est juste pas allée assez vite, assez loin, assez fort. Pas assez pédagogique aussi.

Il y aurait beaucoup à dire sur les annonces du chef de l'État. Par exemple, que des promesses comme un retour des services publics dans des « déserts » ruraux sont bienvenues, mais qu'elles entrent en contradiction avec le désengagement constant de l'État dans presque tous les domaines. À peine annonce-t-on un arrêt des fermetures d'écoles et d'hôpitaux (mais pas des salles de classe et des services hospitaliers), voilà ce que l'on a, concrètement, sur la table ; pas d'investissements massifs qui permettraient un retour effectif des services publics de base dans les zones rurales les plus reculées (tout juste un arrêt de l'hémorragie), ni une réflexion sur la durabilité de l'aménagement du territoire dans les zones les moins densément peuplées. Par ailleurs, derrière des faux-semblants de démocratie, le président a annoncé la délégation de nouvelles compétences aux collectivités territoriales, comme si les Gilets jaunes avaient, d'une façon ou d'une autre, réclamé un nouvel affaiblissement de l'État en tant qu'acteur public, ne serait-ce qu'au profit des Régions, des Départements ou des communes.

D'autres grandes annonces caressent sans doute les citoyens dans le sens du poil, mais elles induisent à terme des retours de bâton sévères. Sur la baisse de l'impôt sur le revenu par exemple, qui doit supposément faire plaisir à tout le monde, alors qu'elle est rendue possible par des économies et donc de potentielles coupes budgétaires dans les services publics c'est-à-dire pas vraiment ce que réclamaient les Gilets jaunes. Quant à la réindexation des petites retraites sur l'inflation, cette mesure constitue en fait à peine un renoncement de l'exécutif, qui en avait lui-même décidé précédemment la désindexation.

Parodie de concertation, plutôt une consultation boiteuse et inutile, le Grand débat a fait penser au chef de l'État qu'il s'imprégnait de la réalité du quotidien des Français. Il entend adopter une posture plus coopérative, consulter davantage les corps intermédiaires lors de la seconde moitié de son mandat. Pourtant, le ton extrêmement personnel employé lors de la conférence de presse du 25 avril confortait sa gestion « jupitérienne ». L'usage récurrent de la première personne du singulier y était frappant. « Je pense », « Je veux », « Je crois », « Je souhaite », « Je n'y crois pas », « Je ne la retiendrai pas », « C'est comme ça que je l'ai entendu », etc. Autant d'expressions pour exprimer le souhait du monarque, l'un des exemples les plus frappants ayant été sa réponse à une question portant sur la dose de proportionnelle qu'il entend accorder aux législatives : « Moi je suis favorable à ce que ce soit autour de 20%. » Difficile de faire conception du pouvoir plus personnelle.

Dans la manifestation des Gilets jaunes à Paris, le 4 mai dernier.

Un manque d'empathie à la tête de l'État

Alors que les Gilets jaunes étaient mobilisés depuis déjà près de six mois, se tenait à l'Assemblée nationale, le 10 mai, la première réunion d'une mission parlementaire « Impacts Gilets jaunes », censée être transpartisane. Le jour même, le député La France Insoumise (LFI) François Ruffin, tout en précisant « [condamner] bien sûr tous les actes de dégradations », déclarait au journal Le Monde : « Il ne s'agit pas d'une mission sur l'impact mais sur le coût des Gilets jaunes. On parle d'emblée de dégradations, de violences. C'est une mission à charge, alors que les études économiques ont montré les bénéfices du mouvement pour l'économie : la suppression de la hausse de la CSG pour les retraités jusqu'à 2 000 euros, la prime Macron... » Avec ce rapport, qui doit être rendu ce mois-ci, difficile de croire que la majorité présidentielle fait preuve d'une empathie réelle. En effet, le choix d'établir un tel « bilan », qui rappelle l'éternelle approche comptable du gouvernement, semble à peine une manœuvre destinée à marginaliser le mouvement, et illustre à quel point on s'entête, au sommet de l'État, à juger illégitime la contestation observée depuis novembre 2018 (Gilets jaunes : jacquerie de beaufs « réfractaires au changement » ou révolte de la « France périphérique » ?). A-t-on jamais établi le bilan comptable de mouvements de lutte sociale tels que la Révolution de 1789, ou les grèves de 1936 ? Quel type de leçons les députés d'En Marche espèrent tirer d'un tel rapport ? Les mêmes demandent-ils de faire le bilan des politiques qu'ils soutiennent en termes de destruction des écosystèmes, de chômage, de détresse sociale ?

Reformuler le programme présenté aux Français en 2017 pour l'inscrire dans un projet sincèrement empreint de justice, et qui serait ancré dans le réel du quotidien, de la fameuse « fin de mois » des gens, le chef de l'État et ses acolytes en semblent bien incapables, en dépit des efforts de communication de l'exécutif. À Colombey-les-Deux-Églises, le 4 octobre 2018, Emmanuel Macron, à une retraitée qui lui disait ne toucher que 500 euros de retraite, ne déclarait-il pas, sur un ton penaud : « [C'est] parce que vous n'avez pas cotisé toute votre vie », sans plus d'explication ou d'autocritique ? Outre la dimension purement comptable, froide et inhumaine d'une telle réponse, cette répartie nous renvoie à l'idée de « faire société » développée par le géographe Christophe Guilluy : puis-je vivre avec si confortablement, sans état d'âme, sachant que tant de mes propres concitoyens vivent avec si peu ? Ce manque d'empathie est symptomatique de la « sécession des élites » vis-à-vis du reste de la société, et en cela, Macron est leur meilleur représentant. Le 22 novembre, au début du mouvement des Gilets jaunes, c'est Gérald Darmanin, ministre du Budget depuis 2017, qui se lançait dans une comparaison douteuse qui en dit long sur le train de vie des gens qui nous gouvernent : « Nous devons tous intégrer et pas seulement expliquer, mais entendre et comprendre, ce que c'est de vivre avec 950 euros par mois quand les additions dans les restaurants parisiens tournent autour de 200 euros, lorsque vous invitez quelqu'un et que vous ne prenez pas de vin. » Autre monde, autres réalités.

Dernier exemple, à moins d'un mois et demi des élections, distribuant des tracts de campagne à Paris, Nathalie Loiseau était interpelée par un homme à la retraite qui se plaignait que le gouvernement « tape sur les vieux ». À cela, la tête de liste La République en Marche (LREM) s'est contentée de répondre par des hochements de tête las, dédaigneux, accompagnés d'un petit sourire narquois, avant de partir en lançant : « Personne tape sur les vieux, et puis c'est nous qui payons votre retraite ! Alors tapez pas sur nous. [...] C'est notre génération qui vous la paie ! »

Au terme du Grand débat, Macron avouait, chose incroyable dans la bouche du premier personnage de l'État, avoir « découvert » les gens et leurs problèmes (« l'épaisseur des vies », disait-il, ajoutant même : « Je crois que j'ai compris beaucoup de choses de la vie du pays »). « On n'a pas assez mis, je pense, l'humain au cœur du projet. L'humain. [...] Quand on n'explique pas suffisamment, quand on ne convainc pas suffisamment, quand on n'associe pas suffisamment les élus, qui sont sur le terrain, les partenaires sociaux, on peut prendre les bonnes décisions, [mais] ils disent : "On me les a imposées, vous n'y arrivez pas". » Le chef de l'État maintient avoir pris « les bonnes décisions ». De ses erreurs d'appréciation, il ne tire nullement la leçon que sa politique est injuste, voire in fine inefficace.

Dans la manifestation des Gilets jaunes à Paris, le 4 mai dernier.

Dans la manifestation des Gilets jaunes à Paris, le 4 mai dernier.

Une crispation du pouvoir qui se traduit par des entorses à la démocratie

Les réformes en cours sont carabinées et ne devraient pas permettre à l’exécutif de redorer son blason. « Je souhaite que nous mettions fin aux grands corps, disait Emmanuel Macron le 25 avril. Je pense que nous avons besoin de services d’excellence, de filières d’excellence ; nous n’avons plus besoin de protection à vie. » C’est l'objet du paquet législatif adopté récemment sur la fonction publique. En octobre 2016 sur le média en ligne Atlantico, l’économiste Jean-Jacques Netter décrivait une France « coupée en trois », avec : un tiers des Français bien intégrés à la mondialisation ; « une France protégée par l’État à l’ombre de statuts particuliers, de subventions et d’allocations diverses » (environ un Français sur cinq) ; et la France des exclus. Avec la remise en cause du statut des fonctionnaires, la « France protégée » est clairement dans le viseur. C’est-à-dire que plutôt que d’assurer aux plus vulnérables une amélioration de leurs conditions de vie, la majorité détruit les derniers filets de sécurité qui protègent encore certains de nos concitoyens du déclassement.

La réforme du système d’assurance-chômage, remplacée à terme par une retraite par points, est menée dans la même logique : sous couvert de mettre tout le monde au même régime, on amorce une précarisation terrible et généralisée. Christiane Marty l’expliquait très justement dans Le Monde diplomatique de mai dernier : « Jusqu’ici, les réformes des retraites ont été menées au nom de l’équilibre financier. Maintenant que le déficit est en voie de résorption – au prix d’une baisse continue du niveau des pensions –, c’est l’"équité" qui est mise en avant par M. Emmanuel Macron. » Cette chercheuse, membre de la Fondation Copernic, ajoutait avec justesse, et à cet égard nous renvoyons les lecteurs à son article : le système établi ne permettra pas de visibilité sur la pension, ni aucune garantie sur son montant. Sans oublier qu’un tel calcul prendra en compte l’ensemble de la carrière, et plus seulement les 25 meilleures années de salaire comme c’est le cas aujourd’hui dans le régime général (ou les 6 derniers mois dans la fonction publique) : outre d’inclure des périodes de la vie moins bien payées, ce système ajoutera donc également les périodes de la vie non travaillées, et conduira ainsi à une réduction des futures pensions. Une modification qui pénalisera avant tout les femmes, disposant en moyenne de carrières plus courtes.

Face au rejet qu'il suscite, le pouvoir se crispe, comme déstabilisé dans ses soubassements par des convulsions imprévues. Et cette crispation se traduit par des violations toujours plus importantes aux principes démocratiques et à l'État de droit. Nous avons déjà évoqué la violence policière contre les Gilets jaunes, elle est même dénoncée sur la scène internationale. Fin février, le commissariat aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe ne demandait-il pas au gouvernement de « suspendre l'usage du LBD » par les forces de l'ordre ? Pour rappel, le LBD 40 (Lanceur de Balle de Défense) est considéré comme une arme de guerre par le droit international, son usage en France illustre donc assez bien la banalisation des violences policières. Et dans un rapport publié début mars, la haut-commissaire aux droits humains à l’ONU, la Chilienne Michelle Bachelet, n’épinglait-elle pas la France pour « usage excessif de la force » par la police et les CRS lors des manifestations des Gilets jaunes ? La réalité des bavures est clairement niée par l'exécutif. Le 7 mars dernier, interpelé sur le sujet lors d'une réunion du Grand débat à Gréoux-les-Bains, en Alpes-de-Haute-Provence, Emmanuel Macron déclarait : « Ne parlez pas de répression, de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit », une réponse tout bonnement absurde. Compte tenu des évènements que nous avons connus, du 17 novembre 2018 au 1er mai 2019, Christophe Castaner aurait dû démissionner à maintes reprises de ses fonctions de ministre de l’Intérieur, non pas parce qu’il a utilisé le mot « attaque » au lieu d’« intrusion violente » à propos de l’épisode de l’hôpital Pitié-Salpêtrière, à Paris, mais tout simplement parce qu’il est, c’est désormais évident, totalement incompétent à son poste.

Déploiement des forces de police le 4 mai dernier, près de Gare du Nord, à Paris.

Déploiement des forces de police le 4 mai dernier, près de Gare du Nord, à Paris.

Dans la manifestation du 1er mai, à Paris.

Quant à la très controversée Loi anticasseurs, adoptée en réponse aux violences qui ont eu lieu en marge des Gilets jaunes, le Conseil constitutionnel a partiellement censuré son article 3, central dans le projet de loi, estimant qu’il portait atteinte à la liberté d’expression ; il donnait notamment à l’autorité administrative le pouvoir d’interdire de manifestation toute personne présentant une « menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Dans la continuité de la Loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, adoptée en octobre 2017 par les députés LREM, Modem et même Les Républicains pour remplacer l’état d’urgence proclamé en 2015 (et maintes fois prolongé depuis), l’exécutif a posé une pierre de plus dans le renforcement des outils de répression et de surveillance. Pour rappel, le paquet législatif de 2017 facilite le recours aux assignations à résidence administratives et les perquisitions hors d’état d’urgence.

Beaucoup plus récemment, le 8 mai, une centaine de médecins ont publié une tribune dans L’Express pour demander un « arrêt immédiat » du « fichage » par les autorités sanitaires des personnes blessées lors des manifestations des Gilets jaunes. Plus précisément : « le fichage de patients à des fins possibles d’exploitations politiques ou judiciaires ». En effet, le fichier SI-VIC, un système d’information pour le suivi des victimes, mis en place après les attentats de 2015, a été « détourné par l’administration hospitalière et les agences régionales de santé », avec la création « d’un fichier parallèle renseigné après sélection [des] patients pour n’y entrer que les Gilets jaunes » (sans leur consentement), dénonçaient les signataires de la tribune. La lumière n’a toujours pas été faite sur les responsabilités et les objectifs visés dans cette séquence, et cela aussi pose évidemment question. Quand on sait que des dérives ont été constatées, depuis 2015, dans l’application de l’état d’urgence, qui a plus servi à assigner à résidence des militants écologiques que de potentiels terroristes djihadistes – une atteinte honteuse au droit de manifester, employée notamment lors de la COP 21 à Paris –, on peut s’inquiéter de ce type de détournement d'outils administratifs, et de l'usage qui en est potentiellement fait.

Il s’est établi une véritable méfiance des élites vis-à-vis du peuple, une crainte de voir les privilèges contestés, de donner la parole aux citoyens, en dehors de tout cadre de consultation établi par le pouvoir lui-même. Le déploiement, le 8 décembre 2018, face à la première mobilisation d’ampleur des Gilets jaunes aux Champs-Élysées, à Paris, d’un dispositif considérable pour « défendre » le palais de l’Élysée (« 500 gardes républicains du premier régiment d’infanterie, plus une petite centaine de flics et de gendarmes du Groupe de sécurité de la présidence de la République », dixit Le Canard Enchaîné, ainsi que des « lances à eau » et des « drones »), et surtout la présence d’un hélicoptère, prépositionné pour exfiltrer le chef de l’État, sont parfaitement révélateurs. Interrogée le 10 mai dernier sur ThinkerView, la journaliste et essayiste Coralie Delaume expliquait que ce jour-là, le 8 décembre, « Macron a pris conscience qu'il était haï, […] parce qu'il représente la sécession des élites, tout simplement ; il en est la substantifique moelle. C'est la trajectoire parfaite du technocrate banquier : l'ENA, le ministère des Finances, et puis le monde bancaire... C'est un homme néolibéral chimiquement pur. Et c'est pour ça qu'il est haï. »

Le résultat des élections européennes a conforté la coalition LREM-Modem, qui, sans être arrivée en tête, s’est maintenue à un score relativement proche de celui d’Emmanuel Macron en 2017, à savoir 24,01%. Mais il est très éloigné de celui obtenu aux législatives de 2017 (32,32% des voix au premier tour). Le tout, sur fond d'abstention élevée aux européennes (49,88% tout de même). Pourtant, ça n’a pas manqué : les représentants de la majorité présidentielle se sont succédé sur les plateaux TV et les radios, le soir et les jours suivants le scrutin, pour répéter à qui voulait l’entendre que les Français n’avaient pas sanctionné le gouvernement, et que la leçon à tirer était qu'il fallait poursuivre les réformes engagées, et même les accélérer. Au final, le mouvement d'Emmanuel Macron n’est pas fort d’une bonne campagne électorale – il n’y avait qu’à constater le manque de charisme et étudier le contenu des propos de Nathalie Loiseau pour s’en convaincre –, mais de la faiblesse des forces d’opposition, parcellisées. Son électorat, précisait l'essayiste Coralie Delaume, toujours dans son interview du 10 mai, « c'est son socle, c'est les gagnants de la mondialisation, qui votent pour lui, et qui voteront toujours pour lui, parce qu'il est moderne, parce qu'il est jeune, parce qu'il est beau […]. Je pense qu'il y a un certain nombre de gens, c'est-à-dire des diplômés du supérieur, souvent urbains, qui continueront de voter pour lui, quoi qu'il arrive. »

Surtout, si Emmanuel Macron peut se rassurer depuis les élections européennes, notamment au regard de la situation des partis d'opposition (LR, LFI et le PS étant tous sous la barre des 10%), une analyse fine de la sociologie électorale de LREM devrait en fait l'inquiéter. Les professions dites intermédiaires (infirmiers, commerciaux, techniciens, emplois d'administration-gestion, etc.), c'est-à-dire la masse de travailleurs qui n'appartient ni à la catégorie des ouvriers, ni à celle des employés, ni à celle des cadres – masse parmi laquelle Macron avait eu un score honorable en 2017 –, ont déserté le vote LREM, le mouvement présidentiel ayant clairement mis en place un programme libéral qui leur est défavorable. Ainsi, LREM obtenait 27% du vote des professions intermédiaires en avril 2017 (au-dessus de son résultat à l'échelle nationale), contre 18% en mai 2019. LREM a substitué cet ancien électorat par les anciens électeurs fillonistes qui, forts d'un capital solide et d'une situation sociale confortable, non seulement approuvent le programme libéral de Macron, mais rejettent également, depuis ses débuts, le mouvement des Gilets jaunes. Pour les anciens électeurs fillonnistes, la majorité LREM incarne à la fois la défense de leurs intérêts économiques, et le « parti de l'ordre ». Le « remplacement » de l'électorat PS par l'électorat filloniste, en quelque sorte, s'est traduit par un brusque vieillissement du corps électoral macronien. Ainsi, alors qu'en avril 2017, un quart de l'électorat de Macron avait plus de 65 ans, en 2019, le chiffre passe à 47%, soit près d'un votant LREM sur deux !

Les gens au pouvoir ont bien conscience qu’ils sont largement minoritaires dans le pays. C’est sans doute pour cela qu’ils ne veulent pas de référendum, par exemple sur la privatisation des Aéroports de Paris (AdP). Ils se savent minoritaires, tout comme l’étaient en leur temps Nicolas Sarkozy et François Hollande – tous deux s’étaient également bien gardés d’organiser un référendum quand ils étaient à la tête de l’État. D'ailleurs, cas illustratif, le Premier ministre Édouard Philippe, a rapporté le journal Le Monde le 22 mai, a déclaré vouloir instaurer des garde-fous afin d'empêcher à l'avenir une procédure de Référendum d'Initiative Partagée (RIP), comme celle enclenchée à propos d'AdP, de « porter sur des textes en discussion ou adaptés ». Estimant « très dangereux d'opposer les souverainetés », il a ainsi expliqué que cela « [créait un] instrument de dysfonctionnement de la démocratie parlementaire ». Petit rappel au chef du gouvernement : les souverainetés ne « s'opposent » pas. La souveraineté incarnée par le Parlement s'applique, mais elle doit (évidemment) s'effacer quand la souveraineté populaire s'exprime par voie directe, c'est-à-dire par référendum. Auquel cas, c'est la majorité populaire qui décide. En outre, quand les députés et sénateurs français sont revenus sur le référendum de 2005, en approuvant en 2008 le traité de Lisbonne qui reprenait les points essentiels de la Constitution européenne, on n'a pas entendu M. Philippe dénoncer une manœuvre qui « opposerait les souverainetés ».

La vraie leçon des européennes, ce n’est pas que LREM s'est maintenu au-dessus de la barre des 20%, ni même qu'il ait été en tête ou pas, mais plutôt que le mouvement macroniste coalise contre lui 77,6% des suffrages exprimés. Dans une telle configuration, comment pourrait-il ne serait-ce que concevoir, sur une question aussi emblématique que la privatisation d’une grande entreprise publique française (en charge d'infrastructures stratégiques, de surcroît), réunir 50% + 1 voix ?

Dans la manifestation du 1er mai, jour de la Fête du Travail, à Paris.

Dans la manifestation du 1er mai, jour de la Fête du Travail, à Paris.

Tourner le dos aux questions sociales, pour jouer la carte identitaire

Le « nouvel acte » de son quinquennat vise, Emmanuel Macron l’a dit et redit le 25 avril, « à reconstruire […] l’art d’être français, qui est une manière très particulière d’être ce que nous sommes » – une telle profondeur d’esprit se passe de commentaires. Et le président d’ajouter que cet « art d’être français […] est un attachement particulier à notre langue, à notre culture, et à quelques permanences. La famille d’abord. […] La laïcité. […] Des frontières […]. » La famille, la laïcité, des frontières, voilà un choix... audacieux. Décryptons-le, au regard de ce qu'en a dit ce jour-là le chef de l'État.

Le thème de la famille est développé à travers le prisme de la natalité. Ou comment le « nouveau monde » macroniste nous ressort du chapeau présidentiel une vision somme toute très traditionnelle de la puissance nationale, qui passerait par la dynamique démographique – une vue de l’esprit éternellement répétée par nos dirigeants, et héritée d’une époque où nous étions continuellement en guerre (et avions donc besoin de chair à canon). La laïcité est quant à elle évoquée sous le prisme du communautarisme islamique dans les « quartiers populaires », un communautarisme qui entraînerait des formes de sécession. Enfin, dernier sujet, le « combat en matière de migration » se traduirait par une fermeture des frontières européennes et, à l’échelle nationale, par la mise en place d’un débat annuel sur la question migratoire au Parlement.

Étrangement peu commentée et analysée dans les médias, cette insistance sur « l’art d’être français » n’est évidemment pas due au hasard, pas plus que le choix des thèmes qui y ont été accolés : en perte de vitesse, notamment sur sa gauche, Emmanuel Macron, après avoir fait repeindre en vert le programme de Nathalie Loiseau aux européennes, par pur opportunisme, a fait un choix très clair, à savoir capter un électorat de droite qui se satisfait pleinement de ses réformes libérales, mais hésite peut-être encore à voter LREM à cause des sujets sociétaux et culturels. Les résultats des élections municipales de 2020 et des élections régionales et départementales de 2021 ne seront sûrement pas un bon indicateur pour savoir si cette stratégie est gagnante, car ce sont des scrutins aux enjeux locaux parfois très spécifiques. Mais dans tous les cas, une telle posture ne mettra pas fin à la crise démocratique que nous connaissons. En aucun cas. Elle confirme, au contraire, que nous sommes bel et bien dans une impasse. Comme nous l'analysions plus haut, le chef de l'État a choisi de conforter son assise électorale sur sa droite. Nul doute d'ailleurs que, dans les prochains mois, les thématiques liées à l'immigration, à l'intégration, et par extension à la laïcité, seront remises au goût du jour, avec pourquoi pas, quelques propositions carabinées de la part de la majorité présidentielle pour caresser son « nouvel » électorat – majoritairement âgé, doté d'un capital solide, et conservateur sur le plan sociétal – dans le sens du poil.

Emmanuel Macron, qui avait placé aux postes économiques clefs du gouvernement des personnes de droite (Édouard Philippe, Bruno Le Maire, Gérald Darmanin) ou issus du monde des affaires (Muriel Pénicaud), « chasse » sur les terres de la droite traditionnelle, se détournant ainsi des catégories populaires. La vision est celle de cette bourgeoisie qui méprise le peuple et tout ce qui s'y rattache, depuis deux siècles déjà : à ses yeux, les masses sont vulgaires, ignorantes, et fondamentalement violentes. Ce n'est pas par hasard si Macron emploie pour désigner ses adversaires le terme populiste, dont la racine étymologique est la même que celle du mot peuple.

La crise démocratique va donc encore durer un moment, et risque de déboucher sur des crises politiques et sociales, sur un réveil de plus en plus violent des « perdants » de la mondialisation, sur des tempêtes de réactions à côté desquelles le mouvement des Gilets jaunes passera sans doute aux yeux du pouvoir pour une promenade de santé.

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