Par Jorge Brites.
Un rythme rapide résonne dans les rues d’Alter-do-Chão, petite localité au bord du fleuve Amazone. S’y mêlent les sons du curimbó (un tambour traditionnel creusé à même le tronc), des maracas et du banjo. Puis la voix d’une femme se joint à la musique pour chanter l’identité autochtone, dans un mélange de portugais et de langue nheengatu. Dans une ambiance bon enfant, les rires succèdent aux tentatives répétées de la chanteuse de faire les présentations : « Et maintenant, je vais vous présenter le groupe de carimbo Suraras do Tapajós… » Dans quelques jours, elles chanteront devant public. Elle s’y reprend à plusieurs fois, en mentionnant la communauté d’appartenance pour chacune de ses camarades, et une fois que la présentation est bien rôdée, elles enchaînent sur la musique.
Le Brésil compte aujourd’hui plus de 900 000 citoyens autochtones, dont les droits sont régulièrement menacés et ignorés. Et l’entrée en fonction le 1er janvier dernier du nouveau président de la République, Jair Bolsonaro, qui ne cache pas ses préférences pour le lobby de l’agro-industrie, n’a évidemment pas arrangé les choses. Mais depuis des décennies, sous diverses formes, les communautés autochtones s’organisent pour revendiquer leurs droits et défendre leurs territoires. Parmi d’autres, un collectif féministe autochtone, Suraras do Tapajós, a émergé depuis près de trois ans dans l’État fédéré du Pará, dans l’optique de renforcer les femmes autochtones, de lutter contre les violences auxquelles elles font face et contre le racisme. Et ainsi d’apporter leur pierre à la cause autochtone. L’une de leurs armes : la musique. Regard sur cet exemple de résistance, au cœur de l’Amazonie.
« Depuis l’élection de Jair Bolsonaro, nous vivons les prémices d’une apocalypse ». C’est en ces termes que s’exprimaient quatorze représentants de peuples autochtones de différents continents (parmi lesquels certains sont issus de l’Amazonie), dans une tribune du 10 avril 2019 appelant à protéger le caractère « sacré » de la nature et à s’opposer aux projets du président brésilien récemment entré en fonction. Il convient de rappeler qu’au Brésil, les défenseurs de l’environnement comme les autochtones luttant pour protéger leurs terres payent souvent de leur vie le prix de leur engagement. Selon l’ONG britannique Global Witness, qui a enregistré 57 exécutions au Brésil en 2017, le pays est en tête pour les assassinats d’activistes écologistes en 2016 et 2017. Les Philippines figurent en deuxième position dans le classement, avec 48 morts. La troisième place revient à la Colombie, avec 24 exécutions. En Afrique, 19 militants ont été assassinés, dont 12 rien qu’en République démocratique du Congo. Selon le rapport de Global Witness, les activistes ont été exécutés car ils s’opposaient à des projets forestiers, agro-industriels ou à des sociétés minières.
Au détour d’une rue d’Alter-do-Chão, petite ville touristique de 2 000 habitants située au bord d'un affluent du fleuve Amazone, le Tapajós, dans l’État du Pará, nous rencontrons les membres du collectif féministe autochtone Suraras do Tapajós, en pleine répétition musicale. L’une d’elles, Milena Raquel, une femme autochtone de l’ethnie tupinamba, du Bas-Tapajós, et accessoirement qui travaille sur la communication et la coordination externe du collectif, nous explique qu’elles répètent au moins deux fois par semaine. « Nous avons un espace qui nous est prêté, nous dit-elle, que nous appelons ‘‘notre base’’, avec nos affaires, notre matériel. Qu’est-ce que nous faisons ? Nous jouons de la musique, nous participons à des conférences, à des formations, à des tables-rondes. […] Le collectif s’inscrit au sein du mouvement autochtone, pour la défense et la lutte des peuples, pour la question environnementale. Le tout en lien avec les Tapajós actifs, qui s’opposent aux projets, comme ceux hydroélectriques ».
Milena Raquel (au centre), en charge de la communication et de la coordination externe au sein du collectif Suraras do Tapajós, entourée de deux autres membres (février 2019).
À partir de 2016, les femmes qui composent aujourd’hui le collectif se sont réunies pour faire des peintures corporelles traditionnelles et pour travailler sur l’estime de soi. Progressivement, elles se sont organisées et constituées en collectif, participant aux actions du mouvement autochtone, produisant de petits évènements. « Des activités politiques liées au mouvement autochtone, au mouvement social dans la région, précise Milena, par exemple contre les projets hydroélectriques ou le port, sur les questions de territoires, les aires de préservation environnementale, contre la spéculation immobilière qui est forte ici à Alter-do-Chão ». En 2016, elles participent même directement à l’organisation d’un premier évènement culturel important. À ce stade, le volet musical n’existe pas encore. « Mais quand nous allions à une activité politique, nous raconte Milena Raquel, à la fin des réunions, nous commencions à jouer, à taper sur le seau, avec les maracas. […] Nous nous réunissions toujours pour… pour se défouler ! Parce que tout ça est très fatigant, vous savez ? Alors à la fin, on se réunissait, on préparait un casse-croûte, on mangeait du poisson, et c’est venu comme ça… Et pour le deuxième gros évènement culturel, qui était une démonstration de l’art autochtone, nous avions besoin d’attractions musicales. Alors on s’est mises dans la programmation. C’est là qu’on a commencé à répéter, ici même, pour pouvoir jouer durant l’évènement. Ce fût la première fois que nous présentions devant un public. Cela fait un an déjà, en avril [2018] ».
Leur style : le carimbo, un rythme musical de l’Amazonie d’origine autochtone et marqué des influences africaines et portugaise, typique de l’État du Pará. Il est notamment caractérisé par l’usage d’un tambour artisanal, le curimbo (ou korimbó, en langue tupi), qui lui a donné son nom. On y trouve également des maracas, du chant et souvent du banjo. Aujourd’hui, le collectif revendique quatre musiques de sa composition, en nheengatu – langue générale d’Amazonie, de la famille tupi-guarani – ou mélangées avec du portugais.
Répétition du collectif Suraras do Tapajós dans la localité d'Alter-do-Chão, dans l’État du Pará (février 2019).
Un mouvement communautaire qui s’est découvert féministe
À la question de savoir si le mouvement se considère féministe, Milena Raquel nous répond sans ambages : « Nous avons une mission. Notre lutte, c’est celle de combattre les violences contre les femmes autochtones, et le racisme. Là-dedans, nous travaillons sur l’autonomisation économique, notre renforcement – le nôtre et celui des autres femmes –, sur la base de l’accueil, de la valorisation de l’estime de soi des femmes. Faisant tout cela, nous renforçons notre lutte, pour pouvoir défendre nos territoires. Nous sommes formées de trois ethnies autochtones ; toutes participent au collectif même si toutes ne font pas de la musique ».
Loin de refuser l’aide des hommes, le collectif est sur une ligne égalitariste qui vise, d’abord et avant tout, à renforcer les femmes dans leur rôle actif : « Nous ne voulons pas être meilleures que l’homme, nous voulons juste être avec lui, et renforcer la femme. Alors n’importe quel homme est bienvenu, qu’il soit autochtone ou non. Mais les protagonistes sont les femmes ».
La constitution d’une conscience féministe a toutefois fait l’objet d’un processus et d’un apprentissage : « Nous avons fait un travail sur le combat contre les violences à l’égard des femmes, avec des femmes autochtones. Nous avons appris sur le sujet : les données, les types de violences, où il faut dénoncer ici dans la région. Nous avons compris que les femmes n’ont pas ce savoir, qu’elles n’ont pas conscience de souffrir des violences. Elles l’ont découvert, ça a été un premier pas. Nous tentons de le combattre. Nous avons eu un peu de formation sur ce qu’est le féminisme. Et nous avons alors compris qu’en fait, nous sommes féministes. C’est juste qu’il ne s’agit pas de cette féministe qui parle à l’université ; c’est celle qui parle dans sa terre, celle qui plante. Nous parlons de ''féminisme amazonien'' [feminismo amazónico], de cette femme qui travaille au sein de son territoire, dans sa maison, et qui va tenir un discours politique, à l’égal de l’homme, avec respect, aux côtés de l’homme. Une chose est de faire attention, et une autre est l’égalité. C’est ce que nous voulons : notre respect, notre espace. Aujourd’hui, nous nous considérons comme un groupe féministe, porteur d’un féminisme communautaire ».
Le défi de maintenir la lutte dans le contexte politique actuel
Comme nous l'avions déjà écrit en avril dernier (Présidence Bolsonaro : au Brésil, les communautés autochtones doivent-elles s'attendre au pire ?), les premiers effets de la prise de fonction du président Jair Bolsonaro en janvier 2019 se font sentir, à commencer par l’accélération de la déforestation – celle-ci, jamais interrompue, avait déjà largement repris sous la présidence Temer, de 2016 à 2018. Pire, le président Bolsonaro minimise les données relatives à ce drame écologique ; le 19 juillet face à la presse étrangère, il accusait même l'organisme public brésilien chargé d'évaluer la déforestation, l'Institut national de recherches spatiales (INPE), de grossir les chiffres sur cette réalité, aux dépens de l'image du Brésil à l'international. Mis sous pression par le pouvoir, et accusé par Bolsonaro d'être à la solde des ONG, le directeur de l'INPE, Ricardo Galvão, a été contraint de démissionner le 2 août dernier. En mai, l'INPE, sur la base d'images satellites, avait estimé à 739 km² la superficie déforestée, soit l'équivalent de deux terrains de football détruits par minute. En juin, le chiffre était de 920 km² (soit une hausse de 88% par rapport à la même période en 2018), et en juillet de 1 864 km² (+212%). Ainsi, l'Amazonie aurait perdu 4 699 km² de forêts depuis le début de l'année, presque deux fois plus qu'en 2018 à la même période. Surtout, la majeure partie de la déforestation se serait produite dans des zones privées, préservées et occupées par des autochtones, ce qui signifie un relâchement du contrôle gouvernemental ainsi qu’un arrêt des démarcations et une course au déboisement.
Pendant la campagne électorale, Jair Bolsonaro avait clairement dit qu’il n’était pas favorable au programme socio-environnemental mis en place par ses prédécesseurs. Dès janvier, le gouvernement a donné le ton en transférant la responsabilité de l’identification, de la reconnaissance et de la démarcation des terres autochtones au ministère de l’Agriculture, actuellement dirigé par la ministre Tereza Cristina Dias, cheffe du Front parlementaire agroalimentaire (FPA) et fervente défenseuse de l’agrobusiness. La Fondation Nationale de l’Indien (FUNAI), l’organisme défenseur des autochtones, a quant à elle perdu le peu de pouvoir qu’elle possédait et est désormais subordonnée au nouveau ministère de la Femme, de la Famille et des Droits humains. Heureusement, le 1er août, le Tribunal fédéral suprême du Brésil, au prétexte d'un vice de forme (le Parlement ayant le dernier mot sur le sujet, dixit le Tribunal), a bloqué un décret du président Bolsonaro qui transférait au ministère de l'Agriculture, sensible aux intérêts de l'industrie agro-alimentaire, des compétences foncières jusqu'alors dévolues à la FUNAI. Une décision qui survenait une semaine après le meurtre d'un leader autochtone dans le nord-est du pays (issu du peuple waiapi), probablement orchestré par des orpailleurs clandestins. Mais l'exécutif n'entend pas s'arrêter là. Après avoir démantelé les organismes chargés de verbaliser les crimes environnementaux, Bolsonaro a réaffirmé qu'il comptait ouvrir les « terres autochtones » d'Amazonie à l'exploitation minière et légaliser l'orpaillage pourtant accusé de polluer les cours d'eau au mercure. Avec sa ministre de l'Agriculture, Tereza Cristina, le chef de l'État a également validé l'usage massif de pesticides hautement toxiques pour les êtres humains et les sols tout en modifiant la réglementation sanitaire afin d'afficher une moindre dangerosité.
Très lucide sur la situation, le collectif Suraras do Tapajós adopte une stratégie constructive en identifiant les alliés et les approches qui peuvent leur permettre de faire le mieux pression pour protéger leurs droits et leurs terres. « Mon analyse générale, nous explique Milena Raquel, si l’on s’arrête aux peuples autochtones, c’est que durant les trente dernières années, nous avions réussi à faire avancer la lutte pour les droits. Et que le gouvernement actuel est en train de déconstruire cela en peu de temps. Il détruit tout, c’est un massacre. Il n’a pas le plus petit respect, ne prend pas en considération le principe d’autodétermination, ne tient pas compte de la Constitution fédérale. Il ouvre les portes à ce racisme, au massacre. Mais nous essayons de nous coordonner pour poursuivre la lutte. Le peuple brésilien n’a pas encore compris. Peu à peu, il se réveille ».
Et d'ajouter : « Ce que nous pensons est que les peuples traditionnels peuvent s’unir, comme les Quilombolas [habitants des quilombos, communautés de descendants d’esclaves en fuite et d’afro-descendants], comme l’ensemble des groupes minoritaires. Parce que même si une personne ne se considère pas faisant partie de ces groupes, elle a besoin aussi de notre mère-nature, de notre mère la Terre pour survivre. Elle a besoin de manger, de s’alimenter, d’un air pur. […] Nous nous sommes déjà jointes au Collectif Noir Caripuna, qui est également présent dans cet État. Pour le moment, nous agissons très localement. Mais nous avons déjà participé à des évènements nationaux ».
De fait, les terres sur lesquelles vivent les communautés autochtones sont de plus en plus convoitées en raison de leurs richesses naturelles. Le nombre d’invasions des terres avait déjà considérablement augmenté entre 2016 et 2017, passant de 59 à 96 cas. La cause : l’absence de démarcation des terres et du manque de protection des communautés. D’après le Conseil Missionnaire Indigène (CIMI), 110 autochtones ont été assassinés dans le pays en 2015, dont 17 au Mato Grosso do Sul, et 118 en 2016 – la plupart lors de conflits liés à la déforestation et à l’invasion des terres.
Or, la présence d’un fort lobby en faveur de l’agrobusiness à la présidence comme dans les bancs du Congrès National (occupés par trois groupes d'intérêts particulièrement puissants, souvent appelés les « BBB » : les lobbys pro-Bible, pro-balles et pro-bœuf), se double au Brésil d’une marginalisation ancienne des peuples autochtones, voire d’un mépris global de la société consumériste pour leurs cultures et leur mode de vie. L’image négative dont souffrent trop souvent ces communautés, dont les droits sont pourtant intrinsèquement liés à ceux de la forêt, dessert évidemment leur cause.
Dès le mois de février 2018, alors en campagne électorale, le candidat Bolsonaro avait annoncé que « [s’il assumait] le pouvoir, l’Indien n’aura plus un centimètre de terre », promettant d'en finir avec les réserves autochtones protégées et les parcs nationaux. Il avait ajouté, dans un monologue mémorable, en conférence de presse, qui avait alors circulé sur les réseaux sociaux : « Vous devez intégrer l'Indien à la société. J'ai été [dans l'État de] Roraime voir les problèmes là-bas. L'Indien veut de l'énergie électrique. Il veut un dentiste pour lui arracher la dent, de sa bouche. Il veut un médecin pour soigner une maladie. Il veut voir la télévision. Il veut jouer au football, il veut venir au cinéma. Il veut planter du soja aussi, planter du riz. Il veut être quelqu'un, d'accord ? Alors il a besoin de ça. Et pas d'un gouvernement via les ONG ou via la FUNAI. [...] Nous avons un Indien président de la Bolivie. Pourquoi est-ce que notre Indien ici doit être confiné dans une terre indigène ? [...] Je n'ai pas d'obsession. J'ai ce que les autres n'ont pas : j'ai le peuple avec moi, et j'ai Dieu aux commandes ». Un discours alors partagé sur Internet par Eduardo Bolsonaro, le propre fils de l'actuel président, qui y ajoutait ce commentaire : « L’Indien ne veut pas de terre, il veut de la dignité ».
Des propos auxquels Milena Raquel, du collectif Suraras do Tapajós, répond : « De la dignité, nous en avons déjà. Nous avons beaucoup d’orgueil. Je suis contre ce qu’il affirme. C’est très raciste, très irrespectueux, parce qu’il parle avec un regard extérieur, un regard colonisateur, eurocentriste. Il exprime la manière dont il voit. Il ne connaît pas notre réalité. Il juge. Mas nous avons de la dignité. Et nous avons besoin, bien sûr, de territoires pour survivre, pour maintenir notre culture. Nous ne voulons la terre de personne, nous ne voulons que ce qui est à nous, par le droit. Comme tout un chacun. Nous sommes des citoyens, nous payons aussi des impôts. Nous avons des droits et nous sommes là dans la lutte. Nous n’allons pas abandonner. Nous continuons fermes, nous renforçons nos positions, nos enfants, nos femmes. Nous cherchons cet espace, et les femmes sont au premier plan. Nous cherchons aussi à nous coordonner avec les autres luttes. Et à pénétrer les lieux de prise de décision ».
S'il est bien un lieu de pouvoir où il es difficile aux peuples autochtones de faire entendre leur voix, c'est Brasília, la capitale brésilienne, et son lot d'instances élues. Pourtant, à contre-courant de la vague très conservatrice qui a remporté les élections législatives d'octobre 2018, Milana identifie une bonne nouvelle : « Aujourd’hui, nous comptons une femme au Congrès, qui est la première députée fédérale élue ». Il s’agit de Joenia Wapichana, pour le parti Rede Sustentabilidade. « Elle tente d’y jouer la représentativité, au sein d’une commission parlementaire sur les droits humains par exemple. À travers ces actions coordonnées, et en ayant un pied dans la machine, nous pouvons faire la différence. Et toute la lutte autochtone est légitime. Que ce soit dans une musique, à l’université, en se formant comme docteur, que ce soit en plantant au sein de son territoire. [...] Que ce soit à travers la peinture [corporelle], quand nous sortons ici, en ville, et que les gens n’aiment pas ou trouvent cela bizarre ; ou que nous sortons dans une autre ville où il n’y a même pas d’autochtones. Toutes les formes de lutte auxquelles nous pouvons avoir recours, c’est en quête de cette ''territorialité'', dans cette lutte des peuples ».
La musique comme outil dans la lutte : faire passer des messages et promouvoir l’identité autochtone
De nature informelle et au fonctionnement horizontal, le collectif avance pas à pas. « Pour le moment, on préfère qu’il reste informel, parce qu’il a encore peu de temps d’existence. Nous mûrissons cette idée. On se construit ensemble : qu’est-ce que chacune veut, comment chacune peut contribuer… Si une femme est plutôt tournée vers la musique, elle va être dans le groupe ; si une femme se sent mieux dans la coordination et la partie politique, elle va être de ce côté-là… L’idée est de faire valoir le potentiel de la femme dans ce qu’elle peut faire et là où elle se sent le mieux ». Pas de cheffe, pas de présidente : « Nous n’en avons pas encore. On s’organise comme ça, naturellement. Quand l’une ne peut pas, une autre va. Quand l’une a besoin d’un coup de main, on va l’aider. Mais peut-être avec le temps… Je crois qu’il faudra bien, au moment de se formaliser davantage, en association. Il faudra remuer des choses plus en détail et plus bureaucratiques ».
Le rôle de la musique ? Un outil complémentaire dans la lutte : « Le groupe n’est qu’un volet du collectif, nous explique Milena Raquel, une façon de renforcer la partie culturelle, car à travers la musique, on arrive à occuper des espaces que l’on ne pouvait pénétrer avec le seul discours politique. À travers la musique, nous arrivons à parler d’une façon plus lisse, plus douce, de notre lutte, de la question de la démarcation des territoires, etc. [...] Chanter en nheengatu par exemple, c’est contribuer au renforcement culturel et identitaire de notre langue. D’autant plus cette année, année internationale des langues autochtones, d’après l’UNESCO ».
Répétition du collectif Suraras do Tapajós dans la localité d'Alter-do-Chão, dans l’État du Pará (février 2019).
Les membres du collectif achèvent de ranger leurs instruments, de remballer leurs affaires dans le local, leur « base ». Notre interlocutrice, qui se veut positive, termine sur ce conseil aux femmes qui, ailleurs, souhaiteraient s’organiser pour lutter pour leurs droits : tenir dans la durée et être capable de s’élargir, pour permettre au mouvement de prendre de l’ampleur et de multiplier les « espaces » qu’il occupe. Elle précise ainsi : « Au sein du collectif, nous nous sommes inspirées d’autres femmes qui étaient dans cette lutte depuis bien plus longtemps. Et quand une nouvelle femme vient, ne sait pas mais montre de l’intérêt, c’est motivant. Multiplier cet accueil, se renforcer entre femmes, c’est ce qui encourage le plus. Alors les femmes qui viennent s’ôter un doute, apprendre, parler de politique, ou de musique, ou parler d’une chose qui est le plus souvent l’apanage d’un homme, parler de la santé de la femme… Ou chercher une petit revenu pour gagner un peu de sous, et se réunir avec d’autres femmes, c’est bon, parce que quand l’une ne sait pas, une autre va la conseiller. Et à trois ou quatre femmes, se joignent d’autres, et sans s’en apercevoir le groupe a grandi, et demande de l’appui à une autre organisation avec qui il va se renforcer. Quand nous arrivons à nous mettre ensemble, nous nous sentons plus sûres, avec moins d’appréhensions, plus fortes. On ne se sent jamais seule, toujours à parler, à dénoncer ».
Vue sur le Tapajós, un affluent méridional du fleuve Amazone, depuis la localité d'Alter-do-Chão, dans l’État du Pará (février 2019).
Une pluie tropicale s’apprête à tomber en cette soirée de février. Les nuages laissent s’échapper des éclairs spectaculaires au-dessus du fleuve Amazone, sur lequel reposent des siècles d’histoire autochtone. Le son du carimbo a cessé de se faire entendre pour laisser place au tonnerre qui se rapproche. Par la musique ou par les mouvements sociaux, la lutte continue pour sauvegarder à la fois la dignité des communautés autochtones et la forêt qui préserve leur qualité de vie – et surtout, ne nous en déplaise, la nôtre.
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Pour aller plus loin, rendez-vous sur la page Facebook du collectif Suraras do Tapajós :
Pour écouter un extrait de l'entretien avec Milena Raquel, du collectif Suraras do Tapajós, datant du 14 février 2019 :