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Par David Brites.

Si la Révolution de 2011 a ouvert de nouvelles perspectives en Tunisie, le pays n'en a pas moins connu, depuis, de nombreux troubles, sécuritaires, politiques et sociaux. Le tourisme, qui donnait du travail à pas moins de 400 000 personnes en 2010, en a été lourdement affecté, et il a fallu attendre jusque récemment pour renouer avec un nombre de touristes équivalent à celui observé il y a dix ans. En outre, malgré la dépendance de l'économie nationale vis-à-vis du secteur touristique, la valorisation du patrimoine tunisien, dont le site antique de Carthage, en banlieue nord-est de Tunis, est l’un des plus beaux exemples, a longtemps laissé à désirer, et reste un enjeu de taille. Les pouvoirs publics ont préféré encourager le tourisme de masse qui vise à remplir les plages chaque été, façon Club Med. Résultat : les premiers à souffrir de la sous-valorisation du formidable patrimoine de ce pays de 11,5 millions d'habitants situé au nord du continent africain, ce sont les Tunisiennes et les Tunisiens eux-mêmes.

La Tunisie accuse par ailleurs un fort retard en termes de réseaux de transport, que les changements politiques depuis 2011 n’ont pas corrigé. Les modes de transport se limitent presque uniquement à la voiture. À peine quelques lignes de chemin de fer, dans l’intérieur et en banlieue tunisoise, proposent une laborieuse alternative. À noter que les modes doux comme le vélo demeurent très marginaux, et qu’ils ne font presque jamais l’objet d’initiatives stratégiques de la part des autorités, ni d’aménagements spécifiques au niveau de la voirie.

Célia Corneil, cofondatrice du Lemon Tour.

C’est pour tenter de répondre à plusieurs de ces enjeux que le projet du Lemon Tour a vu le jour. L’entreprise éponyme est le fruit d’une coopération entre Célia Corneil, son conjoint Nicolas Planchenault, Français tous les deux, et Markus Breitweg, un Allemand qu’ils ont connu à Tunis en 2017 les trois sont âgés de 31 ans. Le concept est simple : il s’agit d’un service de location et de visites à vélo pour découvrir des sites de la banlieue de Tunis, notamment celui de l’antique Carthage. L’objectif est double : réhabiliter le vélo en Tunisie, et faire découvrir le patrimoine (culturel, architectural, historique), aux Tunisiens comme aux étrangers. Le cyclotourisme est donc au cœur de l’initiative. Centré initialement sur Carthage et son site archéologique, le projet propose à présent de découvrir d’autres lieux dans le Grand Tunis. Disposant d'une soixantaine de vélos : VTT, vélos de ville, vélos enfants, Le Lemon Tour est une démarche basée sur le développement local et l'innovation sociale, au service de l'humain et de l'environnement.

Le 1er juin dernier, L’Allumeur de Réverbères (L’AdR) a interrogé Célia Corneil, associée et co-fondatrice du Lemon Tour. Le but : comprendre comment s’est construit ce projet original qui entend s’inscrire dans la dynamique de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), quelles sont ses perspectives de développement, et ce qu’en tirent ses initiateurs comme leçons sur l’entrepreneuriat en Tunisie, sur le rapport des Tunisiens à leur propre patrimoine, et sur la pratique du vélo dans le Grand Tunis.

Célia Corneil, diplômée d’un Master Stratégies Territoriales et Urbaines à l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Paris, doublé d’une Licence spécialisée sur le Moyen-Orient et la Méditerranée, a travaillé pendant six ans dans le secteur public en France où elle s’est spécialisée dans la planification et la réalisation de projets urbains et de mobilité durable. Amoureuse du voyage et des cultures arabes, elle a notamment fondé, depuis son arrivée en Tunisie en 2017 avec son conjoint Nicolas Planchenault (ingénieur, spécialiste en énergie solaire et en mobilité électrique), le bureau d’études et de conseil Kandeel. Cette jeune entreprise est spécialisée sur les mobilités durables dans les villes tunisiennes, les énergies renouvelables et l’accompagnement au développement de projets urbains locaux. En 2018, ils ont également fondé Le Lemon Tour, une entreprise solidaire de découverte à vélo du patrimoine tunisien, qu’elle nous présente dans le présent entretien.

Dans les ruines du site antique de Carthage.
Dans les ruines du site antique de Carthage.
Dans les ruines du site antique de Carthage.
Dans les ruines du site antique de Carthage.
Dans les ruines du site antique de Carthage.

Dans les ruines du site antique de Carthage.

Ruines du site de Carthage.

L’Allumeur de Réverbères : Pouvez-vous présenter le projet et nous expliquer comment il est né ?

Quand on est arrivé avec Nicolas, il y a deux ans, comme tout touriste, on a visité le site archéologique de Carthage. On l’a fait à pied, et on a trouvé que c’était très long. Sur le moment, on a émis l'idée de louer des vélos pour visiter le site, un peu sur le ton de la blague, mais comme on venait de lancer notre bureau d’études, Kandeel, on ne voulait pas se lancer dans trop de choses en même temps. On a laissé ça de côté, mais comme Kandeel avait du mal à démarrer, et surtout qu'on avait du mal à faire reconnaître nos métiers, très spécialisés et qui n'existent pas forcément en Tunisie, l'idée a refait surface. Finalement, on s'est dit : « Allez, on se lance sur ce service de visites à vélo, parce que ce sera aussi une vitrine pour nous, pour montrer comment on peut faire un projet avec pas grand-chose, sans investir des milliers, mais qui peut marcher et avoir un impact positif localement ! » Ça, c’était vraiment l’idée de base. On en a parlé à Markus, qui était intéressé.

Lancer le projet, ça voulait dire lui donner corps juridiquement. Et donc créer une entreprise. Pour ça, on a un peu tourné en rond. On proposait un service qui était inexistant en Tunisie, donc on ne [rentrait] dans aucune case. Le ministère du Transport nous a renvoyés vers le ministère du Commerce, qui nous a renvoyés vers le ministère du Tourisme… On a fait le tour de tous les ministères, pour au final un peu contourner le problème. On a mis quelques mois – ce qui n’est pas grand-chose en Tunisie – pour créer une entreprise. Ce n’est pas dramatique, mais on avait [la volonté] d’être très rapide, très agile sur un petit projet, très efficace… Donc à l’époque, ça nous a paru long, ces trois mois. En même temps on cherchait un local. On se disait qu’il fallait être près du site archéologique, puisque notre première idée était de le faire visiter à vélo. Donc on a cherché dans la ville de Carthage même. C’est une ville très résidentielle, il n’y a pas de bureau. Et on s’est décidé assez rapidement. Il nous fallait de l’espace, pour stocker les vélos. […]

Dans les mois qui ont suivi, on a fait maturer l’idée du projet. De septembre à décembre 2017, on a rencontré des gens, que ce soit du secteur du tourisme ou du secteur du vélo... On a rencontré notamment Adel Beznine, qui voulait lancer du vélo en libre-service dans le quartier [des Berges] du Lac [extension urbaine au nord de Tunis], et qui nous a encouragés. En décembre 2017, on savait déjà qu'on allait lancer une campagne de crowdfunding et devoir chercher un local début 2018. On a fait une première réunion avec des bénévoles, des futurs stagiaires, le 14 février 2018. Ensuite, nous avons eu la livraison de nos premiers vélos. On en a pris dix, d’abord chez Décathlon, qui venait d’ouvrir en Tunisie. Tous les Tunisiens nous disaient qu’il fallait absolument prendre des VTT, donc on a pris dix VTT. Et en l’occurrence, ce n’est pas du tout ce qui est recherché ! Ils servent quand même, mais notre public, ce ne sont pas des cyclistes confirmés, alors que le VTT, c’est un vélo qui est fait pour quelqu’un qui est à l’aise. Du coup, c’est très bien qu’on ait commencé par dix vélos, car on s’est rendu compte que ce n’était pas ça qu’il nous fallait. La livraison des dix vélos, c’était en mars. Mars, avril et mai 2018, on ouvrait tous les week-ends avec Nicolas, en mode à poster un truc sur notre page Facebook, en disant : « On est ouvert, on a dix vélos, venez visiter, c’est gratuit ! »

On l'a fait gratuit un mois et demi ou deux, et on faisait remplir des petits questionnaires aux gens : « Qu’est-ce que vous avez aimé ? Qu’est-ce que vous avez trouvé compliqué ? Etc. » On échangeait aussi pas mal avec les jeunes qui étaient motivés pour venir avec nous. Le premier jeune qui a été motivé s’appelait Aziz. Lui, il habite à La Goulette, un quartier pas loin. C’est un fan de vélo, et fan de faire découvrir la Tunisie. Il nous a contactés et nous a dit : « Je suis avec vous ! » […] Après, on a eu une stagiaire, mais qui n’est pas restée ; elle était plus intéressée par le côté innovant de l’idée, mais comme elle ne savait pas faire de vélo, elle ne touchait pas aux vélos […].

À ce stade-là, on galérait encore avec nos statuts, on n’avait pas encore d’existence légale, et en plus, pour la création d’entreprise […], nos capitaux étaient à l’étranger, donc il y a eu toute une mécanique à mettre en marche… Mais on avait un petit embryon d’équipe. Et on a eu un premier contact avec Zied Gaaloul, un guide qui nous avait contactés en disant qu’il trouvait notre idée superbe, et avec lequel on travaille toujours. Lui, c’était vraiment le côté « découverte alternative » qui l'intéressait. […]

Début 2018, on a visité une usine de vélos dont on nous avait parlé, Eurocycles, qui est à Sousse [une ville portuaire à l'est de la Tunisie]. […] Ils nous ont dit : « Nous, c’est minimum 50 vélos. » Donc on a compris qu'il fallait qu’on achète 50 vélos, ce qu’on n’avait pas forcément prévu. On a acheté 40 vélos adultes, et 10 vélos enfants [qui s’ajoutaient aux 10 VTT déjà acquis]. Ces mois-là se sont passés aussi à faire le design des vélos, la commande, etc. Tout ça ne se fait pas si simplement. Et nous étions pressés, on voulait avoir des vélos pour la belle saison, pour après Ramadan, fin juin, ce qu’on a réussi à avoir. On avait tenu nos délais.

L'AdR : D'où vient le nom « Lemon Tour » ?

Short long story ! On cherchait un nom. Les « Hannibal », « Didon » [Nom d'une princesse phénicienne, fondatrice légendaire et première reine de Carthage], « Carthage » étaient déjà pris. À ce moment-là, je lisais beaucoup sur l'époque romaine pour réaliser les guides de visite du site archéologique. J'ai appris qu'à l'époque romaine, les paysages en Tunisie étaient bien différents : très peu de fruits (grenades, raisins, figues uniquement), aucun agrume... Sauf un type de citron, le cédrat. Voilà ! On a trouvé que le citron, c'était plein de peps, et ça représentait bien la Tunisie, où l'on boit tout le temps des citronnades.

L’AdR : Où en est le projet à présent ? Pouvez-vous présenter un peu l’équipe en place actuellement ?

Ça fait quasiment deux ans que ça a été lancé. Sur le concept même, on a beaucoup évolué. Parce que dès l’été où on a eu nos 50 vélos, ce dont on s’est rendu compte, c’est que notre public est à 90% tunisien, et ce sont en très grande majorité des femmes… On pensait qu’on allait galérer à avoir ce public, qu’il faudrait aller les chercher, mais pas du tout. Ce sont elles qui viennent. D’une part, parce que les femmes sont plus dégourdies en Tunisie et qu’elles se bougent les fesses – même quand des hommes viennent, ils viennent avec leur femme ou une amie –, et de deux parce que les hommes peuvent faire du vélo seuls sans problème, alors que les femmes, pour faire du vélo seules, elles ne sont pas toujours à l’aise. Donc pour elles, c’était vraiment une opportunité de faire du vélo […]. Parmi nos habitués, on n’a pratiquement que des femmes, entre 25 et 40 ans. […]

Ce dont on se rend compte au début de l’été 2018, c’est que faire des balades en autonomie, en solo, ce n’est pas du tout le délire du public tunisien. Eux, ce qu’ils veulent, c’est faire des balades en groupe. Là, on se met à organiser chaque semaine plusieurs évènements, où on fait des trucs tout simples : une sortie à vélo jusqu’à Sidi Bou Saïd [ville située à 20 km de Tunis], jusqu’à La Goulette [située à 10 km de la capitale, principal port de Tunis], et des évènements un peu plus culturels, avec visite guidée. On bricole un peu pour trouver notre public, et en septembre 2018 on recrute pour structurer notre équipe, car pour nous, c’était énormément de travail. On était sept jours sur sept au Lemon Tour, à gérer des réservations, etc. C’est une période où on était sur les rotules. C’était vraiment crevant.

Donc là, on recrute des gens. Et notamment une responsable d’agence, mais [qui] a eu rapidement une réponse pour une bourse de doctorat en France, donc elle a quitté l’équipe. Et on avait reçu une lettre de motivation – une perle ! – d’un jeune homme, Zied Hannachi : un fan de vélo, un fan du patrimoine tunisien… […] Il faisait accompagnateur pour les tours, puis a assuré des permanences le week-end. Donc ensuite, on a tout de suite pensé à lui, et c’est notre responsable d’agence encore aujourd’hui. Sont arrivés [ensuite] Hamdi, notre stagiaire, et Elhem, une jeune fille qui assure les permanences le week-end, après avoir fait accompagnatrice au début. […] Aujourd’hui on a une équipe structurée. Deux permanents, plus un stagiaire, permanent aussi. Des accompagnateurs, on en a six, qui viennent tous les week-ends, plus souvent encore en vacances. Et on a deux guides avec qui on travaille tout le temps, pour les visites guidées – un produit plutôt à destination des étrangers.

L'AdR : L’équipe tunisienne s’est donc approprié le projet ?

C’était notre objectif. On ne voulait surtout pas que ça devienne notre activité principale, et qu’on passe notre temps à louer des vélos. On trouve que le projet est sympa, […] mais on voulait que ça devienne un projet tunisien, pas le projet de Markus, Nicolas et Célia.

Des membres de l'équipe du Lemon Tour. De gauche à droite : Aziz, Hanen, Zied, Elhem et Marouen. (Crédit photo © Le Lemon Tour)

Des membres de l'équipe du Lemon Tour. De gauche à droite : Aziz, Hanen, Zied, Elhem et Marouen. (Crédit photo © Le Lemon Tour)

L'AdR : Quels sont les parcours proposés actuellement par Le Lemon Tour ?

On a trois parcours, chacun prenant une demi-journée. 1) Le site archéologique de Carthage ; 2) La Goulette et son port ; 3) Sidi Bou Saïd et La Marsa. Ce sont les trois parcours majeurs depuis notre local.

On a ajouté un évènement, qu’on fait très régulièrement : une sortie à la journée à Tébourba. […] Jihed Bitri, un de nos partenaires, fait visiter sa ferme en permaculture. Le midi, il y a un repas qui est fait avec les produits de sa ferme, précédé d’un tour à vélo, soit à Tébourba et à El Batan [deux villes qui ont une histoire liée aux Maures revenus d’Andalousie à partir du XVème siècle], soit à la campagne. [À noter qu’à] Tébourba, c’est une visite qui est beaucoup faite soit par des CSP + tunisiens, soit par des expatriés. Parce qu’ils n’y ont pas accès autrement que par nous.

On organise aussi des teambuildings. On s'adapte à nos clients, à ce qu'ils souhaitent faire, certains voulant des offres plus élaborées, avec du paddle ou du yoga par exemple. Donc du teambuilding, on en fait un peu, on a nos habitués, comme Teleperformance, l'un des plus gros centres d'appel du Maghreb, [ils] sont déjà venus trois fois ! On aimerait en avoir plus. C'est bien, les groupes qui viennent à 50 !

L'AdR : Depuis le démarrage, avez-vous rencontré des difficultés, et quelles leçons en avez-vous tirées ?

Au tout début, une difficulté était qu’on avait un regard européen. On se disait qu’on allait faire des tours du site archéologique en autonomie. En réalité, ce n’était pas du tout ça qui était attendu du public tunisien. Eux, ce qu’ils attendaient, c’était de profiter du vélo […], et le faire en groupe. Du coup, on a vraiment réévalué notre offre pour ce public tunisien, tout en gardant l’offre de visite guidée pour un public européen. Et ce changement de regard, c’est beaucoup grâce à notre équipe tunisienne, qui nous disait qu’il fallait faire des évènements, des trucs « cools ». C’est comme ça qu’on a fait des évènements qui combinaient un autre sport, comme le Bike & Paddle, le vélo-yoga...

Aujourd’hui, on a réussi à être visible auprès de la clientèle tunisienne. On est assez bien identifié dans le Grand Tunis. Par-contre, on capte une part infime des touristes étrangers, sur lesquels on comptait pour équilibrer la balance financière, entre une offre aux Tunisiens peu chère et une offre pour une clientèle étrangère qui a un pouvoir d’achat plus important […].

Autre difficulté, majeure : les réparations. Comme on a une clientèle qui est majoritairement composée de débutants, et de débutantes, ils cassent beaucoup les vélos. Ils tombent, ils ne savent pas passer les vitesses, et du coup ils cassent des pièces majeures comme les dérailleurs, qui normalement ne sont pas cassés sur un vélo. Notre équipe a beaucoup appris sur la réparation, même s’ils n’osent pas trop faire quand Nicolas n’est pas là. […] C’est une grosse difficulté, les week-ends où il y a beaucoup de monde. […] Il a fallu vraiment une montée en compétences sur tout ça. Ça va mieux, mais ça prend énormément de temps, et on ne pensait pas qu’on aurait autant de pièces cassées.

Le palais kheirredine, résidence estivale d'un grand vizir au XIXème.

L'AdR : Comment en général, les Tunisiens ont appréhendé et accueilli le projet, notamment dans sa dimension patrimoniale ?

Ultra-positivement. De manière générale, c’est très positif. […] Ça avait un côté un peu insolite, car c’est [parfois] un patrimoine qu’eux-mêmes ne connaissaient pas. Ça, ils adoraient. Il y a une visite où j’avais contacté des descendants des Beys [Titre turc désignant des chefs locaux à l’époque ottomane, devenus autonomes au XVIIIème siècle sous la dynastie des Husseinites qui transforma progressivement le régime beylical en véritable monarchie], pour qu’ils nous ouvrent leurs maisons. Et ça, c’était chouette. On entre dans ces anciens palais, et là, il y a toute une histoire. Après l'indépendance, Habib Bourguiba [chef de l’État de 1957 à 1987] a fait nationaliser beaucoup de biens des Beys, ou les a laissés tomber en ruines, parce qu'il ne voulait pas de ces biens qui rappelaient le passé royaliste. En outre, il y a eu une série TV sur les Beys en Tunisie, et je pense que ça a joué aussi à raviver cette ferveur sur les Beys. […]

Du coup, les gens adorent découvrir cette histoire-là. Et même à La Goulette, les Tunisiens adorent. Comprendre les racines maltaises, italiennes, le brassage qu’il y a eu à l’époque ! Ils ne connaissent pas, et je pense que les Tunisiens sont ceux qui apprécient le plus ces tours-là, parce qu’ils découvrent énormément sur la Tunisie. Et c’est une histoire plutôt valorisante, donc ça change aussi un peu des nouvelles habituelles. […]

L'AdR : Quelles leçons tirez-vous de l’expérience du Lemon Tour sur la relation des Tunisiens à leur patrimoine ?

Il y a un fort nationalisme. Ils en sont fiers a priori, mais quand tu le leur fais découvrir, ils en sont d’autant plus fiers. Mais il y a une méconnaissance incroyable. Après, je suis sûre qu’en France, tu retrouverais la même chose, mais c’est vrai que quand on fait la visite du site archéologique [de Carthage] avec un public tunisien, ils ont tous l’impression de le connaître parce qu’ils l’ont fait quand ils avaient dix ans, en classe, mais en fait ils ne le connaissent pas du tout. […]

Il n’y a rien de pédagogique pour rendre ce patrimoine accessible. Le site archéologique, ça va encore, mais La Marsa [à 18 km au nord-est de Tunis], Sidi Bou Saïd et La Goulette, […] c’était compliqué de trouver des sources fiables pour trouver des choses intéressantes sur l’histoire et le patrimoine du coin.

À La Goulette. (Crédit photo © Le Lemon Tour)

À La Goulette. (Crédit photo © Le Lemon Tour)

L'AdR : Et quelles leçons en tirez-vous sur la relation des Tunisiens aux modes doux, en particulier au vélo ?

C’est particulier, au Grand Tunis : là, tout le monde se déplace en voiture. Si tu n’as pas de voiture, tu as beaucoup de difficultés à te déplacer, parce que les transports en commun sont très faibles ou inefficients. Du coup, le vélo est vu comme le mode de déplacement du pauvre. Et le fait est que dans le Grand Tunis, ceux qui se déplacent à vélo, ce sont des hommes, d’un certain âge, qui n’ont pas beaucoup de moyens, sur des vélos tous pourris, pneus à plat et tous rouillés. Ce qui est en train d’émerger – mais ce n’est pas que nous, d’autres associations y participent –, c’est que le vélo [apparaît de plus en plus] cool, jeune, etc. Ça reste une ultra-minorité. […]

Et le vélo reste considéré comme dangereux. Donc tu ne peux pas l’utiliser. C’est vélo-loisir, mais ce n’est pas vélo-mobilité quotidienne. Donc faire faire du vélo aux gens, c’est aussi leur montrer qu’ils peuvent se déplacer à vélo. Et ça, c’est important, de leur dire : « Quand vous vous déplacez en voiture, vous allez sur les routes […] qui vont aller le plus vite, mais quand vous êtes à vélo, vous ne prenez pas le même itinéraire. […] Vous croyez connaître Carthage, mais si vous prenez toujours la même route où on roule à 70 km, à côté il y a un quartier résidentiel où les gens roulent à 30 km, vous pouvez y aller avec un enfant sans souci. » Il y a toute cette pédagogie à faire autour de l’usage du vélo. […]

Il y a aussi cette idée que tu fais du vélo enfant, et ensuite tu arrêtes. Si c’est un adulte, c’est un pauvre. Et c’est plutôt les hommes. Mais ce n’est pas le cas dans toute la Tunisie : dans le sud de la Tunisie, à Djerba notamment, et sur le Cap Bon [pointe nord-est de la Tunisie], beaucoup de femmes font du vélo. Parce que là, il y a beaucoup moins de voitures, les gens sont encore plus pauvres, et les femmes travaillent beaucoup dans les champs, dans cette région-là.

L'AdR : Au-delà du Lemon Tour, avez-vous d’autres initiatives pour promouvoir la pratique du vélo ?

C’est toujours relié au Lemon Tour. Il faut avoir la flotte de vélos, donc c’est Le Lemon Tour qui le fait. Par exemple, j’ai rencontré une élue d’une ville au nord-ouest de Tunis, La Manouba, où on était allé faire un évènement vélo-école un dimanche. Ils avaient prêté le camion pour transporter les vélos, et on les louait pour rien du tout. […] On est aussi allé à Bizerte, une ville importante au nord de la Tunisie. Là, on avait participé au Forum de la Mer [première édition organisée en octobre 2018 par l’Institut tunisien des études stratégiques] ; on profitait d’un évènement pour faire découvrir le vélo. On était sur le port, […] et on proposait des vélos à la location, [sur la base d’un] parcours […]. Ce dont on s’est rendu compte, c’est que même si nos prix nous semblent faibles en banlieue nord, en fait ils sont super élevés pour le niveau de vie tunisien ; et qu’on ne pouvait pas du tout se permettre de faire ces prix de location quand on était en dehors de Tunis. Autrement dit, se mettre en dehors de Tunis et de la banlieue nord, on ne pourra le faire que si on est subventionnés.

[…] On fait une vélo-école aussi. On voulait faire deux formules, mais pour l’instant on n’en fait qu’une seule. On propose à des gens qui ne savent pas faire de vélo de passer une heure avec nos accompagnateurs, qui étaient coachs sportifs avant. Et que ce soit adulte ou enfant. Ça marche plutôt bien, les gens qui le font sont contents. […] On voulait aussi le faire en groupe, à La Marsa, dans un parc, mais c’est un peu plus compliqué ; il faut des autorisations, et là ça traîne.

Des exemples de sorties à vélo dans le cadre du Lemon Tour.  (Crédit photo © Le Lemon Tour)
Des exemples de sorties à vélo dans le cadre du Lemon Tour.  (Crédit photo © Le Lemon Tour)
Des exemples de sorties à vélo dans le cadre du Lemon Tour.  (Crédit photo © Le Lemon Tour)
Des exemples de sorties à vélo dans le cadre du Lemon Tour.  (Crédit photo © Le Lemon Tour)

Des exemples de sorties à vélo dans le cadre du Lemon Tour. (Crédit photo © Le Lemon Tour)

L'AdR : Le projet ne vise pas simplement à faire du profit. Vous avez voulu l’inscrire dans une logique ESS (Économie Sociale et Solidaire). Quel en est le bilan pour l’instant ? Et plus généralement en Tunisie, où en est l’ESS ?

Je vais commencer par ça. Parce qu’aujourd’hui, il n’existe pas de statut particulier pour les entreprises de l’ESS en Tunisie. C’est l’objet d’un lobby de la part du mouvement ESS en Tunisie, mais ce n’est pas encore réglementé. C’est aussi une problématique pour nous, pour demander des fonds : [on a] notre bonne foi, mais en fait, on pourrait être les pires capitalistes, qui sont en train d’exploiter leur personnel. Donc on s’est imposé des règles, à la fois dans nos statuts, dans notre pacte d’associés à Markus, Nicolas et moi, et dans les faits, on s’en impose aussi au quotidien. Pour nous, l’ESS, c’est déjà dans l’objectif qu’on a avec Le Lemon Tour, de viser un public tunisien [malgré les défis tarifaires]. D’abord parce qu’aller vers autre chose ne nous intéresse pas. Et ensuite parce que c’est ça, le but du Lemon Tour.

Ensuite, l’ESS, c’est aussi au quotidien avec le management de l’équipe. C’est vraiment une structure horizontale. Les gens avec qui on travaille sont vraiment partie prenante de toutes les décisions. Par exemple, si on prend la décision d’acheter des vélos, […] on en discute beaucoup avec eux, on leur explique tout ce que ça implique financièrement. […] Ce sont des outils un peu difficiles à lire encore pour eux. Ils ne sont pas encore à l’aise, […] mais ils sont preneurs d’informations à ce niveau-là, et ils vont tout de suite nous faire leur retour, il n’y a pas de gêne là-dessus.

Après, il y a tout le côté environnemental. On a installé un filtre pour boire l’eau du robinet, on a un compost, on fait le tri […]. Mais pour moi, la grosse réussite du Lemon Tour, c’est l’équipe. Et c’est ça qui a été le plus riche dans cette histoire.

L'AdR : Vous avez parlé du lobby de la part du mouvement ESS. En Tunisie, existe-t-il un acteur visant à former ou sensibiliser les entreprises à l'ESS ?

J’aurais cité le LAB’ESS [Laboratoire de l’Économie Sociale et Solidaire]. […] C’est un incubateur de l’ESS, basé à Tunis. Il dépend du groupe SOS en France, mais c’est une structure tunisienne. Avec eux, on est vraiment en lien très étroit. Là, ils viennent de lancer une plateforme des acteurs de l’ESS en Tunisie, qui s’appelle Chabaka. Nicolas a participé au développement de la plateforme, il a participé à toutes les réunions de brainstorming dessus… Bref, on est sur cette plateforme. Maintenant, on est un acteur intégré à ce réseau de l’ESS.

(Crédit photo © Le Lemon Tour)

L'AdR : Quelles sont les perspectives du Lemon Tour ? Que verra-t-on si l’on vient au Lemon Tour dans un an ?

Le gros projet qu’on est en train de finaliser, c’est une nouvelle commande de vélos. Cette fois-ci, on va acheter des vélos à assistance électrique et des vélos pliants. Vélos à assistance électrique, parce qu’on se rend compte que tout simplement, c’est quelque chose d’inexistant sur le marché tunisien. Donc on veut le faire tester aux Tunisiens. Et on pense que pour la clientèle étrangère, ça va changer la donne [pour l’attirer].

Les vélos pliants, parce que nos vélos actuels sont des 28 pouces, une taille standard en Europe, et pour un public habitué à faire du vélo. Or, les vélos pliants, c’est bas. Ça va nous permettre de renforcer la flotte pour la vélo-école, pour répondre à des adolescents, ou des gens qui ne sont pas très grands ou pas très à l’aise à vélo. […] En septembre normalement on aura notre livraison. Markus et Zied sont allés à l’usine cette semaine, et ils ont passés commande.

À un peu plus long terme, on souhaiterait s’implanter à La Marsa. À Carthage, nous sommes dans un endroit très résidentiel, les gens ne viennent pas au hasard. [Or] on s’est rendu compte, quand on a fait des sorties depuis La Marsa, où nous étions sur l'espace public, visible, que les gens venaient nous voir spontanément. Ils prennent un vélo et font un tour avec nous. […] Ça rejoint un de nos objectifs, de remettre du vélo sur les routes tunisiennes : en Tunisie, il manque des vélos. On voudrait renouveler notre flotte de vélos, et donc les vélos qu’on a utilisés pendant un ou deux ans, on les revend, dans ce [futur] magasin à La Marsa… On a aussi un atelier de réparation pour les gens qui veulent le réparer, on fait [encore trop rarement] de la location longue durée, etc. C’est un peu un challenge financier parce que La Marsa c’est cher, mais on pense qu’on aura beaucoup plus de visibilité, et on passerait à une étape supérieure. […] Ce serait vers mars-avril 2020, pour commencer après le Ramadan […].

L’AdR : Dernière question, quels conseils stratégiques donneriez-vous à quelqu’un qui veut lancer un projet similaire ?

Surtout en Tunisie, je dirais de ne pas viser trop gros. Parce que souvent, quand on parle avec des Tunisiens qui ont un projet, c’est faramineux. […] Et ils ne se rendent pas compte que des fois, tu n’as pas besoin d’un investissement délirant. Avec un petit investissement, tu commences, tu testes, tu vois ce qui marche, tu vois ce qui ne marche pas… Comme ça au pire tu tombes, mais tu ne tombes pas de très haut. Donc tester, y aller, voir si l’idée vaut le coup ou pas… Ne pas rester en chambre pendant dix ans, ça c’est clair.

Et faire confiance aussi. Ça c’est dur, parce que quand tu as pondu ton bébé, tu n’as pas forcément envie de le partager, mais il faut absolument, parce que sinon ça reste le projet de monsieur machin, et ce n’est pas un projet qui est porté par plusieurs personnes. Et ça c’est une force, en fait. Nous aujourd’hui, les gens ne savent même pas qu’il y a nous trois derrière, ce qu’ils voient c’est l’équipe du Lemon Tour. Et c’est eux qui transmettent nos valeurs aujourd’hui, auprès des clients. Et d’ailleurs, on ne pourrait pas se permettre que ça repose sur nos épaules. D’une, on n’est pas tunisiens, on ne va pas parler en tunisien. Et on n’a pas l’énergie pour faire ça. Donc plus on est à répandre notre bonne parole, mieux c’est.

[…] Je dirais aussi de, certes prendre les conseils, mais de ne pas trop écouter les gens. Parce que [par exemple ici], les Tunisiens ont vraiment cette impression que tout est impossible en Tunisie. Et ce n’est pas vrai, en fait. Tu peux faire des choses en Tunisie. Il faut juste se bouger les fesses, mais comme partout. Ils ont tellement l’impression qu’ils sont face à une administration incompréhensible et kafkaïenne qu’ils se disent que c’est un pays où tu ne peux pas bouger. Et vu qu’on n’avait pas cette vision-là, on s’est lancé. Au final, c’est aussi un pays de la débrouille, et ça ils l’oublient. Tu trouves toujours une solution. […] Les gens nous prenaient pour des dingues. Nous, on se disait : « Au pire, on revend les vélos, et puis voilà ! » Donc prendre du recul sur ce qu’on te dit.

Quand même écouter, parce que si on n’avait pas écouté les gens, on ne ferait pas Le Lemon Tour aujourd’hui. Et avoir une équipe locale. Ne pas rester entre étrangers – après, ça dépend de ce que tu fais évidemment –, parce que même pour toi, c’est ça qui sera vraiment enrichissant.

Fin de journée sur les ports puniques, à Carthage.

Fin de journée sur les ports puniques, à Carthage.

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