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Par Jorge Brites.

Œuvre d’art intitulée « 5 664 mulheres » (5 664 femmes), composée d’autant de balles d’armes à feu, en hommage aux femmes victimes de violences (Museu de Arte Contemporânea da Universidade de São Paulo).

Œuvre d’art intitulée « 5 664 mulheres » (5 664 femmes), composée d’autant de balles d’armes à feu, en hommage aux femmes victimes de violences (Museu de Arte Contemporânea da Universidade de São Paulo).

Au Brésil, l'année 2019 a été marquée par un climat pour le moins tendu entre le nouveau pouvoir, incarné par le président Jair Bolsonaro, et la plupart des groupes qui depuis longtemps connaissent une marginalisation politique et sociale : les femmes, les minorités sexuelles, les communautés autochtones, les Noirs. Le 24 janvier dernier, Jean Wyllys, un député du Parti Socialisme et Liberté (PSOL), une formation de gauche, annonçait via les réseaux sociaux qu’il renonçait à son troisième mandat et quittait son pays en raison des nombreuses menaces qu’il recevait depuis l’élection de Bolsonaro. Il écrivait alors sur Twitter : « Préserver une vie menacée est aussi une stratégie de lutte pour des jours meilleurs. Nous avons fait beaucoup pour le bien commun. Et nous ferons beaucoup plus quand viendront des temps nouveaux, peu importe que nous agissions par d’autres moyens ».

Son départ faisait clairement écho au meurtre retentissant, le 14 mars de l’année dernière, de Marielle Francisco da Silva, plus communément appelée Marielle Franco, élue au sein du conseil municipal de Rio de Janeiro sous la bannière du même parti, le PSOL. Femme métisse, sociologue de formation et militante des droits humains et LGBTQ, elle-même lesbienne, Marielle Franco représentait par sa personne et par son activisme le symbole de bon nombre de discriminations que connaît la société brésilienne – des discriminations qui contrastent bien souvent avec l’image cosmopolite que l’on se fait de ce grand pays métissé d’Amérique latine, dont il faut chercher les causes profondes dans un racisme bien enraciné, hérité de l’État colonial et du temps de l’esclavage. Son assassinat en 2018 – dont on suspecte qu’il ait été commis par une milice privée, et commandité par des membres du Mouvement Démocratique Brésilien (PMDB), le parti de droite alors au pouvoir – avait provoqué une onde de choc et une série de manifestations dans plusieurs villes du pays, autour du slogan « Marielle presente ».

À Rio de Janeiro, L’allumeur de réverbères est allé à la rencontre d’Ana Carolina Lourenço. Sociologue de 28 ans, elle est l’une des coordinatrices du Réseau Umunna (Rede Umunna) qui œuvre en faveur d’une plus grande participation des femmes noires à la vie politique et qui a créé, à l’occasion des dernière élections générales au Brésil, la plateforme Mulheres negras decidem (« Les femmes noires décident »). Elle nous livre son analyse des dernières évolutions politiques et sociales au Brésil.

*     *     *

L’allumeur de réverbères (L'AdR) : Comment a émergé la plateforme Mulheres negras decidem (« Les femmes noires décident »), lancée l’an passé par le Réseau Umunna ?

Notre point de départ [au sein du Réseau Ummuna] était de constater que dans le cadre électoral, dans le cadre démocratique, les femmes noires peuvent décider du futur de la démocratie. Mais plus que ça, la question était de savoir comment on pouvait profiter du processus électoral pour demander aux femmes noires ce qu'elles voulaient décider, justement. Car nous pouvons décider électoralement, mais quel est notre choix de nouveau projet de société ? [Il fallait] essayer de construire un discours plus positif sur les femmes noires.

On a compris qu’on n’arrivait pas à ressortir de données positives sur les femmes noires. Assumer une identité noire et agir politiquement, c’est tomber dans un discours que beaucoup d’auteurs qualifient d’« afro-pessimiste » : si vous vous considérez comme femme noire, vous vous percevez […] comme le groupe qui ne porte aucun indicateur de bien-être. Alors nous avons tenté de comprendre quel serait ce fait structurant, cette grande donnée plus positive sur les femmes noires : nous sommes le plus important groupe démographique brésilien, et le groupe qui appuie le plus indifféremment les corps de la société, les politiques pro-droits humains. C’est le groupe de la société qui vote le plus pour des questions progressistes. Alors on a travaillé ce discours qui était : « Les femmes noires décident ». Et de fait, les femmes noires décident. […] La population brésilienne compte plus de 27% de femmes noires. Et comme la population de femmes noires est de 0,2% plus nombreuse que celle des hommes, nous sommes de fait le plus important groupe démographique. Mais nous sommes aussi l’un des groupes qui participent le plus aux processus démocratiques. Alors aussi de par notre activisme, nous sommes le plus grand groupe.

État du Rio Grande do Norte, dans le Nordeste du Brésil.

État du Rio Grande do Norte, dans le Nordeste du Brésil.

L'AdR : Si l’on part d’une définition de l’afroféminisme qui considèrerait qu’il y a une hiérarchie des discriminations, et que la femme noire se trouve en bas de la pyramide, comment définiriez-vous l’afroféminisme appliqué spécifiquement au Brésil ?

Je suis une féministe intersectionnelle et anticoloniale, alors je crois que les oppressions se croisent. Cela signifie qu'être une femme noire, ce n'est pas exactement être « en-dessous » d’une femme blanche. Ce n’est pas aussi simple. L'ensemble d’oppressions [qui s'opèrent] sur la femme, noire, latino-américaine, lesbienne ou bisexuelle, ne fait pas que s’accumuler. C’est factoriel, [les discriminations] se multiplient. Ce n’est pas comme si, pour comprendre les oppressions qui frappent une femme noire, il suffisait de prendre les oppressions que vit un homme noir, et les ajouter à celles que vit une femme blanche. Cet ensemble d’oppressions produit quelque chose de spécifique. Alors ce n’est pas exactement hiérarchique, même si les indicateurs sont hiérarchisés. […] Nous ne croyons pas en un « podium » des oppressions. En aucune sorte, une expérience de harcèlement sexuel vécu par une femme blanche vaut moins que le harcèlement d’une femme noire. Ce n’est pas ça. Mais cette combinaison d’oppressions produit une place très spécifique dans la société, pour qui porte cet ensemble d’oppressions. Et cette place produit une vision du monde – qui est toute la question de la perspective du sujet –, ainsi qu’une façon très spécifique de ressentir l’oppression et de comprendre cette société.

Premier point, qui n’est pas une spécificité du Brésil, mais une spécificité de l’Amérique latine, important dans le contexte brésilien actuel : l’Amérique latine (et le Brésil) possède une expérience très concrète de conjonction de débats sur l’identité, de débats sur les classes et les inégalités. L’Amérique latine [...] porte ce poids d’être la région la plus inégalitaire du monde. Pas la plus pauvre, mais la plus inégalitaire. La question des classes y est très pertinente. En outre, l’Amérique latine est marquée par l’expérience coloniale, portée par un projet racial, depuis les premiers arrivants [européens] jusqu’au processus colonial et d’indépendance, et même après, quand vient l’idée de « blanchissement » au Brésil et dans le reste de l’Amérique latine.

Dans le cas brésilien, l’indépendance [en 1822] ne mène pas à la fin de l’esclavage. […] Le Brésil a deux dates qui sont fondamentales au XIXème siècle : 1888 et 1889. 1888, c’est l’abolition, et 1889, la proclamation de la république. Peut-être que si ces dates avaient été inversées, l’Histoire du Brésil serait toute autre. Mais le Brésil est un pays où la république n’est pas responsable de peut-être l’une des plus grandes oppressions et l’une des plus grandes institutions qui ont fondé la société brésilienne. La fin de l’esclavage, c’est un héritage de la monarchie au Brésil. Et beaucoup de groupes qui appuyaient la monarchie ont cessé de l’appuyer à cause de la fin de l’esclavage. Beaucoup d’auteurs disent qu’en vérité, au contraire des autres pays d’Amérique latine, [le Brésil] a été un empire [au moment de l’indépendance] parce qu’il avait besoin de protéger l’esclavage. La taille du Brésil, le fait que le pays n’ait pas été divisé, son modèle centralisateur, la construction de l’empire, tout cela avait pour optique de protéger, non seulement le système culturel et l’esclavage, mais les bases du système économique du Brésil. […]

B.D. exposée au Centre culturel Estação Cabo Branco (Pernambuco).

Second point, qui est une spécificité du Brésil, pour y comprendre le féminisme noir [...] : il ne s’agit pas d’un mouvement en faveur de minorités politiques, ni de minorités démographiques. Le Brésil est la plus grande nation noire hors d’Afrique. Il a une population noire qui est à peine plus petite que celle du Nigeria. Alors il y a un potentiel de discours mobilisateur […]. Si ce mouvement arrive à toucher 5% des femmes noires, on parle déjà de quelque chose de plus grand que les Printemps arabes ou que Black Lives Matter, parce que 5% de la population des femmes noires au Brésil, c’est un contingent énorme. Cela explique pour beaucoup comment les protestations en faveur de Marielle sont devenues si massives. Cela explique pour beaucoup pourquoi les manifestations [...] sur les violences et la femme noire, sont si massives. Ce n’est pas parce que tout le monde débat dessus, mais parce qu’elles forment un groupe très grand.

L’AdR : Au mois de juillet 2018, une Brésilienne âgée de 29 ans, Tatiane Spitzner, était filmée par les caméras de surveillance de son immeuble, battue par son mari, quelques minutes avant qu’il ne la tue. C'était une femme blanche et une avocate. Son meurtre a suscité un vif débat au Brésil. Pourtant, le phénomène de violences faites aux femmes est loin d’être nouveau. S’il s'agissait d’une femme noire et employée de maison, pensez-vous que sa mort et la vidéo auraient fait réagir de la même manière ?

Ça, c’est important. Il y a divers exemples comme celui-là que l’on pourrait citer. Il existe des choses qui arrivent dans l’expérience d’une femme blanche au Brésil, qui sont spécifiques à la femme blanche. Par exemple, le mythe de la fragilité, l’idée que l’émancipation féministe passe par des femmes s’assumant comme fortes, capables de faire. Moi-même je me souviens, la première fois que j’y ai été confrontée. Je suis d’une famille très matrilinéaire et matriarcale, où les femmes ont une place très importante – ce qui est quelque chose de très commun chez les femmes noires au Brésil. Je n’ai pas le moindre souvenir d’une femme de ma famille qui n’ait pas travaillé […]. Les femmes noires au Brésil ont été rattachées à l’expérience de l’esclavage et de la servitude. Nous sommes l’image de la « forte », de la « prête à servir ». Si l’on cherche à mettre ensemble les oppressions, on ne va rien comprendre, parce que l’un n’a rien à voir avec l’autre.

Cela étant, s’agissant des réactions, je crois que c’est peut-être le point le plus intéressant de 2018. Je pense que cela explique le mouvement Mulheres negras decidem et les victoires électorales que plusieurs femmes noires ont obtenues aux législatives. Peut-être pour la première fois, une mort a été politiquement plus « pertinente » parce qu’il s’agissait d’une femme noire. Si une parlementaire blanche avait été assassinée, ou un cadre, un homme blanc de gauche, cela n’aurait pas rempli les rues. Ça a permis de parler de l’oppression raciale ici au Brésil […]. Donc peut-être que le grand changement politique, c’est que, sans dire que la mort de Marielle est plus importante que ne le serait celle d’une autre parlementaire blanche, on a compris avec beaucoup de clarté à quel point cet assassinat et la pression que subit une femme noire représentent toutes les failles de la société brésilienne. Alors, elle devient ce cas « parfait » qui permet de discuter de nos problèmes.

L’AdR : Difficile de parler des problématiques politiques et sociales actuelles au Brésil, sans évoquer votre président de la République, Jair Bolsonaro. Voilà quelques mois qu’il a pris ses fonctions. Avec le recul, comment analysez-vous sa victoire – sachant qu’il a rassemblé près de 50 millions de voix dès le premier tour, et presque 60 millions au second ?

57 millions. Parce que s’il avait eu 60 millions, il aurait été le président le mieux élu du Brésil. Mais Lula reste le président élu avec le plus grand nombre de voix au Brésil. Cela paraît anodin, mais c’est important, parce que cela montre les contradictions de la société brésilienne. Comment des politiciens si opposés ont-ils mobilisé tant d’émotions et les cœurs ?

L’AdR : Ce qui signifie que probablement beaucoup de gens qui avaient voté pour l’un, ont ensuite voté pour l’autre…

Sans nul doute ! Peut-être, les seules qui ne l’ont pas fait ont été les femmes noires. Bien sûr que certaines ont voté pour lui ; statistiquement, les femmes noires évangéliques. […] Ce ne sont pas les évangéliques qui ont fait gagner Bolsonaro, mais sans doute ont-ils été très importants, et quand on regarde du côté des femmes évangéliques, c’est là que le plus de femmes ont voté pour Bolsonaro. Alors potentiellement, ici, se trouvent des femmes noires. Mais si on analyse [...], on s’aperçoit que le plus grand frein à ce qu’une femme évangélique vote pour Bolsonaro, c’est le fait d’être noire. Ça, c’est très important. [Partout] où la population de femmes noires est plus importante, Bolsonaro a eu les pires déroutes. C'est clair : si Bolsonaro n’a pas gagné dès le premier tour, c'est à mettre sur le compte des femmes noires.

[...] Certes, Bolsonaro a eu plus de 50 millions de voix, mais le Brésil est un pays de plus de 210 millions d’habitants. Ce qui signifie que la majeure partie de la société brésilienne n’aime pas, n’appuie pas Bolsonaro. En outre, une élection, ce n’est pas un portait de la société. Ce n’est même pas un bon portait du processus électoral. Mais ce que je peux dire, c’est que dans l’élection de 2018, il n’existait aucune autre « réponse » qui pouvait conquérir les esprits, les émotions, […] qui ne soit un vote anti-Bolsonaro, ou alors un vote anti-PT [Parti des travailleurs, la formation des anciens présidents Lula da Silva (2003-2011) et Dilma Rousseff (2011-2016)]. C’est contextuel. La société brésilienne n’est pas devenue extrêmement conservatrice parce que Bolsonaro a gagné. Non que nous n’ayons nos conservatismes, mais je tente d’atténuer ce qu’a été ce processus électoral, pour répondre par ce qu’est la société brésilienne. Ce qui s’est passé pour moi est très clair, et c’est bien le centre de notre débat : en 2018, un secteur de l’extrême-droite et un secteur du libéralisme économique au Brésil se sont rejoints avec beaucoup de facilité sur le plus radical des discours de droite que le Brésil n’ait jamais connu, et ont créé une machine politique – qui n’est pas un processus brésilien, mais un processus global. Nous n’avons rien inventé. Et la gauche peut-être a été peu habile pour répondre à ce processus.

Sur l'avenue Paulista, à São Paulo.

[Alors que] rien en 2017 et 2018 n'était plus fort que le mouvement des femmes, et plus fort que les femmes noires, ce débat a été totalement absent dans la décision pour le choix du président. Aux législatives, qui est une élection super complexe, un calcul mathématique, qui dépend des listes, les femmes noires sont allées voter. […] De nombreuses personnes ont été voter uniquement parce qu’elles votaient pour des femmes noires. Parce que d’une certaine manière, en 2018, à l’issue du meurtre de Marielle, s’est aussi créé un sentiment d’urgence, comme si c’était la dernière fois que les gens pouvaient le faire. Et ça, ça se ressentait dans la course à la présidence. […] Le maximum que les femmes noires ont réussi à faire, dans l’élection présidentielle brésilienne, ça a été de tenter de sauver la démocratie. Parce que c’était l’unique élément qui reliait l’activisme des femmes noires et les propositions présentées par la gauche.

[…]

Cas très intéressant : […] dans la favela du Maré, l’une des plus importantes de Rio de Janeiro […] où la majorité de la population est noire, […] les deux partis arrivés en tête ont été le PSL [Parti Social Libéral], qui est le parti du président de la république, et le PSOL [Parti Socialisme et Liberté] qui était le parti de Marielle. Marielle vient de Maré, et Rio de Janeiro avait des candidatures de femmes noires qui venaient de Maré, qui y ont fait campagne, et qui, dans le cas présent, ont gagné. […] Quand la gauche choisit de disputer ce territoire avec la bonne personne, avec le bon discours, avec la bonne identification, elle gagne. Donc ici, on a un exemple clair de comment un parti socialiste de gauche arrive à faire jeu égal avec le PSL (qui est le parti d’extrême-droite de Bolsonaro), à partir des votes et de l’activisme de femmes noires, absolument connecté à une défense de la communauté, et de questions plus locales. Je trouve cet exemple très emblématique de ce qu’aurait pu être 2018.

Dans les rues de Rio de Janeiro.

Dans les rues de Rio de Janeiro.

L’AdR : Le contexte était très particulier en 2018. Mais un candidat qui affichait son racisme, son homophobie, sa misogynie, sa nostalgie de la dictature militaire de manière transparente, a été élu. Sans aller jusqu’à dire que tous ses électeurs pensent pareil ou sont racistes, cela révèle au moins que bon nombre d’entre eux tolèrent son discours et acceptent qu’il les représente.

Avant que Lula ne sorte de la course, et avant que ne commence le processus électoral, Bolsonaro était donné à 16 ou 17% d’intentions de vote. Ces 16%, c’est le noyau dur pro-Bolsonaro [...], qui connaissait son discours, savait l’homophobe qu’il est, le raciste qu’il est, le machiste qu’il est. J’ai tendance à croire que ce groupe, plus extrémiste de son électorat, demeure. Et qu’au-delà de ces 16%, on a un ensemble de gens. Il y une chose qu’il faut comprendre sur le processus électoral – et qui est très difficile à concevoir pour des gens très intéressés à la politique. Pour moi qui suis toutes les actualités, toutes les interviews de Bolsonaro, c’est très bizarre de penser que peut-être ma petite voisine chérie a voté pour Bolsonaro. Mais je dois me rappeler que cette petite voisine chérie, elle n’a pas vu toutes les interviews de Bolsonaro, elle n’a pas lu toutes les interviews de Bolsonaro, et que cette petite voisine chérie a pleuré la mort de Marielle. La contradiction vient de ce que les gens ne vivent pas une élection de façon complète. Peut-être que ma petite voisine n’a entendu que le discours de Bolsonaro sur la Sécurité sociale. Ou alors qu’elle n’a entendu que le discours anticorruption de Bolsonaro. Parce que la plupart des Brésiliens, et pas seulement des Brésiliens mais la plupart des gens dans le monde, dans les États modernes, ne vivent pas les élections de façon complète. Le contenu de l’information politique ne parvient pas de la même manière à tout le monde.

Chose importante, dans ces 16 ou 17% plus durs, qui eux, oui, savaient que Bolsonaro portait un discours de haine, de racisme et de misogynie : […] le fait qu’il soit raciste, homophobe et misogyne animait ces 17%. Peut-être que 2018 n’était pas la première fois qu’une élection brésilienne avait connu un discours de haine, mais c'était sans doute la première fois qu’un discours de haine s’est avéré une arme politique. Quand sa popularité est faible, il repart sur des propos racistes, misogynes, pour flatter ces 17% qui sont un groupe fixe.

Une rue de São João Del-Rey, dans l’État du Minas Gerais.

Parce que je suis de gauche et non de droite, j’estime que cela a été un grand échec de la gauche. Ces hommes blancs qui prétendaient aux plus hautes fonctions n’ont pas suffisamment défendu les groupes qui étaient malmenés par Bolsonaro. Ils ne les défendaient pas parce qu’ils ne pouvaient pas le faire, parce qu’ils ne savaient pas comment faire. Et ils ne convainquaient pas. […] On a là tout un débat sur comment la gauche plus traditionnelle absorbe ces thèmes de l’identité. […] Il était difficile pour des hommes blancs de convaincre que c’était une grande violence politique que de s’attaquer à des femmes noires, quand ces mêmes partis ne présentaient pas de femmes noires […]. C’est la capacité de la gauche à parler avec sa base [électorale] qui se joue. Une gauche qui est élue jusqu’à présent par des femmes et par des femmes noires, et par des Noirs, par des pauvres… Je ne suis pas quelqu’un qui pense que seules les femmes noires peuvent avoir un agenda progressiste ou défendre la femme, mais il existe une perspective spécifique que ces personnes portent, et cette perspective crée un lien. Les femmes noires étaient très prédisposées à être défendues par Marielle, pour des raisons de perspective. Parce que la capacité de Marielle à répondre à cette violence était plus rapide, de par sa réflexion, de par son expérience de vie, parce que ce n’était pas la première fois. Ces femmes noires se sentaient plus ouvertes aux réponses que Marielle apportait. Vous aviez une candidate qui a mis au centre du débat les femmes, la question raciale, la LGBTQphobie.

L’AdR : La mort de Marielle en 2018, et cette année le départ pour l’Allemagne du député Jean Wyllys (suite à des menaces de mort). Il semble que la situation soit tendue et de plus en plus dangereuse pour les militants des droits humains. Comment voyez-vous les années qui viennent ? Êtes-vous pessimiste ?

Il est une chose en politique : c’est très difficile, en particulier en termes de représentation, de revenir en arrière. En général, la participation des femmes à la vie politique reste stable ou progresse, mais elle ne diminue pas. […] Par exemple, une députée fédérale, élue dans un État, produit généralement trois conseillères pour l'élection municipale suivante. Parce que cette femme, elle parvient à imposer à un niveau national l’importance d’une cause, et en général le parti va y consacrer plus de ressources et d’attention, et les gens se sentent généralement influencés par cette personnalité politique. […] Des femmes noires, avec un discours féministe et issues d’un parti de gauche, ont été élues dans des villes très importantes, à Belo Horizonte, Rio, Niterói, suite à une campagne qui devait beaucoup au financement collectif, avec des stratégies activistes. Le cas le plus exemplaire de ce mouvement, c’était Marielle.

Cette nuit-là, Marielle est devenue un exemple. Elle avait fait un an et demi de son mandat, et elle commençait à gagner en aura, ouvrant une voie pour les femmes noires. Sa dernière nuit, elle était dans un évènement appelé Jovens mulheres negras movendo as estruturas [« Jeunes femmes noires changeant les structures »]. Et quand elle est sortie de cet évènement, qui se passait en centre-ville, elle a été exécutée de tirs dans la tête, à deux rues du plus grand centre de vidéosurveillance d’Amérique latine – qui se trouve à Rio de Janeiro. Il y a tellement de symbolisme dans ce processus. C’était un traumatisme social qui, le jour suivant, s’est transformé en protestation, la plus grande protestation post-mortem jamais vue au Brésil. […] C'est un cas où la violence politique est centrale, et plein de symbole ! […] Ça aurait pu paralyser les femmes noires, mais ça a non seulement produit un mouvement dans les rues, mais aussi fait que beaucoup de femmes noires qui disaient qu’elles n’iraient pas participer parce qu’elles avaient peur, ont décidé de se présenter. C’est le cas de deux, parmi les trois qui ont gagné aux législatives à Rio. [...] Je pense que c’est difficile d’imaginer un autre traumatisme social qui soit plus grand que ce qui est arrivé à Marielle. On est dans une dynamique qui a tout pour s’amplifier.

L’AdR : Ces deux dynamiques semblent tellement contradictoires : la montée puis la victoire de Bolsonaro d’un côté, et la réaction à la mort de Marielle de l’autre… Quelle lecture en faites-vous ?

C’est ce que les gens appellent parfois la polarisation. Mais je ne pense pas que cette polarisation était bien posée dans ces élections parce qu’on n’a pas eu ce qu’il y avait de plus neuf, en matière d’activisme, de démocratie, en face de Bolsonaro. Bolsonaro peut être beaucoup de choses, mais il est nouveau. Cette manière de faire de la politique a été construite dans la dernière décennie au Brésil, avec le PT au pouvoir. Tout le discours de Bolsonaro est alimenté par un secteur de la société qui s’est dégoûté du projet du PT. D’un autre côté, l'activisme [afroféministe] est aussi le fruit des années du PT. Toutes les femmes qui sont coordinatrices du Réseau Umunna, presque toutes, sont les fruits de politiques éducatives menées sous le gouvernement du PT. Juliana, qui est notre statisticienne, qui a produit toutes nos données et dont les travaux sont repris par l’IBGE [Institut Brésilien de Géographie et de Statistique], est entrée à l’université grâce à la politique de discrimination positive, les quotas, du gouvernement du PT. Gabi, qui est journaliste, a fait une université publique d’élite, à travers des conventions spécifiques. La réaction que constitue Bolsonaro vis-à-vis du PT n’est pas la seule chose qu'ont produite les quinze dernières années : il y a aussi l’activisme des femmes noires.

L’AdR : Dans ce contexte, pas étonnant que Bolsonaro veuille en finir avec les quotas pour l’accès des Noirs à l’université.

Ce n’est pas surprenant [...], et chose intéressante : ces 17%, ce noyau dur pro-Bolsonaro, ils ne détestent peut-être personne plus que Marielle. Il n’y a personne qu’ils haïssent plus qu’une femme noire, lesbienne, socialiste, qui vient de la favela et qui, en même temps, a étudié dans une des meilleures universités du pays, et a fait l’un des meilleurs Masters du pays. Et juste parce que le PT a décidé d’ouvrir les portes de l’université, rien, il n’y a rien qu’ils haïssent plus que Marielle […].

Sur l'avenue Paulista, à São Paulo.

Sur l'avenue Paulista, à São Paulo.

L’AdR : Y a-t-il des connexions entre le mouvement afroféministe et les mouvements féministes autochtones ?

Dans les années 1990, un groupe d’activistes […] a écrit une « Lettre de la patrilinéarité des femmes noires et indigènes » (Carta da patrilinearidade das mulheres negras e indígenas), qui est une très belle lettre que nous avons diffusée sur les réseaux sociaux. C’était un moment très important. Il s’agit d’une lettre réaffirmant les origines communes des oppressions entre femmes noires et autochtones, et affirmant que toutes les décisions et les avancées politiques auxquelles parviennent les femmes noires doivent être étendues aux femmes indigènes, et vice versa. […] À partir de ce moment, femmes noires et autochtones se déclarent sœurs. C'est très beau.

Sous les gouvernements du PT, le mouvement noir a beaucoup agi dans certaines politiques. Par exemple, les politiques en matière d'éducation pour les quotas, qui étaient essentiellement gérées par des femmes noires occupant des postes au ministère de l'Éducation, ont été rapidement élargies aux autochtones – toute proportion gardée, puisque les quotas sont proportionnels à la population. Un autre exemple, c’est le débat sur la démarcation des terres : lorsqu’il s’est étendu aux populations Quilombolas [habitants des Quilombos, communautés d'afro-brésiliens dont les ancêtres avaient fui l’esclavage], en général, toutes les règles se sont aussi appliquées à la délimitation des terres autochtones. Les inégalités entre femmes noires et autochtones sont similaires, en raison de la composante raciale et du caractère intersectionnel […]. Après, vous avez des spécificités : dans les formes de violences, ou encore en raison de l’expérience d’extermination des autochtones, qui fait de leur population une minorité démographique – ce qui rend parfois très difficile de se battre pour des politiques publiques. Pourtant, les populations autochtones, précisément parce qu’elles étaient des minorités, ont souvent pu avancer dans certains débats. Par exemple, la démarcation des terres autochtones a une histoire beaucoup plus ancienne que celle des communautés de descendants d'esclaves, et on comprend qu’une politique de réparation pour les communautés autochtones menacera moins les intérêts de l’État qu’une politique de réparation pour plus de la moitié de la population brésilienne.

[…] Il existe un climat de coopération, dans plusieurs parties du Brésil, dans la région Nord. Dans l’État du Pará et certains endroits du Nordeste, il existe une identité qualifiée d’« afro-indigène ». Donc il existe, au-delà de cette fraternité de lutte, une expérience très commune.

L’AdR : Forte de votre expérience, que conseillez-vous aux féministes qui, en dehors du Brésil, tentent de s’organiser et de prendre des initiatives ?

Étant une personne responsable, je crois que la première chose est de dire à ces femmes activistes de se protéger, surtout les femmes noires. Elles doivent créer des espaces sûrs et confortables pour créer une autre politique. Et la seconde, qui peut-être n’est pas quelque chose de transformateur, mais c’est de réussir à se regarder soi-même, sa communauté, et comprendre les vecteurs capables de mobiliser et de produire un message commun. Ce n'est pas une chose simple, parce que la plupart des activistes, dans toutes les sociétés, sont allées à l'université et sont engagées dans un processus de transformation, et sont donc sorties de leur communauté. [...] Mais si elles arrivent à créer un vecteur qui mette en lien leur regard (celui de quelqu’un qui arrive à avoir un œil critique vis-à-vis des structures de la société) avec l’expérience de ces mères, ces grands-mères et tantes, telles qu’elles sont dans leur communauté, elles pourront faire des choses transformatrices.

La communication de Mulheres negras decidem a touché des générations et des catégories politiques différentes. Je crois que c'est l'une des choses qui font partie de la réalité brésilienne : nous sommes déjà leaders de nos communautés, de notre espace. C'est quelque chose d'assez spécifique des communautés afro-descendantes. Donc reconnaître cette capacité de leadership qui existe déjà, et créer de l'espace pour renforcer le potentiel et comprendre tout ce que les femmes noires construisent déjà dans leurs communautés [...], ce sont les meilleures réponses pour davantage de justice.

[...] On a beaucoup cette idée que ce sont des sujets qui viennent de l'Occident, mais ce n'est pas vrai. [...] C'est le contraire, en vérité. Cette autre manière de voir fait déjà partie des structures de la société [...]. Les plus grands défenseurs des droits humains sont, en général, ces personnes qui se battent le plus pour les causes. C'est concret et c'est comme ça partout. Ce n'est pas un discours qui vient de l'extérieur ; les outils sont déjà là. Elles connaissent ces outils. Elles ont juste besoin d'être appuyées.

L'Amérique latine connaît les indicateurs les plus forts de féminicides par exemple. Et pourtant, beaucoup de gens disent que le débat des violences domestiques est un débat qui vient de l'ONU, ou un débat de la classe moyenne. Sauf que non. Les dénonciations, les mécanismes de protection ont déjà été créés dans ces communautés. [...] La plupart des solutions sont déjà ici. Si vous n'êtes pas vous-même une femme noire dans une communauté pauvre, peut-être que le mieux que vous puissiez faire est de développer les réseaux de protection de ces femmes qui travaillent dans leur communauté. Parce qu'elles sont puissantes, et qu'elles arrivent à mobiliser plus de gens que n'importe quel discours de l'extérieur. […] Une bonne culture de l’écoute et de la reconnaissance des capacités [locales] de leadership, c’est très important. Et ça marche.

État de Pernambuco, dans le Nordeste brésilien.

État de Pernambuco, dans le Nordeste brésilien.

Pour aller plus loin :

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