Par David Brites.
Regard sur les célébrations de Santo Tomás à Chichicastenango, principale localité du pays Quiché, au Guatemala, à mi-chemin entre Guatemala Ciudad, la capitale, et les hautes terres de la Sierra de los Cuchumatanes, au nord-ouest du pays.
Des halos de fumée s’échappent des brûleurs d’encens posés sur les marches de l’église de Santo Tomás, elle-même décorée de fanions colorées. Les chants traditionnels religieux s’élèvent, dans le centre historique de Chichicastenango. Ils sont prononcés en quiché, la langue amérindienne qui domine la région. À près de 2 000 mètres d’altitude, il règne en début de matinée un petit froid sec, que permettent de supporter les premiers mouvements de foule à l’approche des défilés traditionnels, ainsi qu’une boisson chaude et un petit déjeuner consommés dans l’un des comedores, ces petits stands du marché adjacent qui vendent des plats typiques de la région. On y trouve notamment les fameuses tortillas – des galettes sans levure ni sel, au goût assez fort de maïs – et les accompagnements traditionnels, comme le guacamole, une purée d'avocats, ou encore les frijoles volteados, cette purée de haricots noirs agrémentée de petits oignons et revenue avant cuisson dans l'huile. Ce 21 décembre, Chichicastenango célèbre comme chaque année la fête du saint patron de la ville, Saint Thomas – Santo Tomás, dont la statue trône sur la façade de l’église éponyme (en lieu et place de la Vierge et du Christ).
Les processions des différentes confréries religieuses (cofradías) de la localité convergent vers l’église, après avoir promené les images du saint dans les rues, au milieu d’une grande ferveur. Ces processions de saints porteurs de miroirs et drapés de riches parures sont accompagnées de danseurs masqués, ainsi que de groupes de musiciens où trompettes, caisses de percussion et marimbas (sorte de xylophone version guatémaltèque) ont la part belle. Le tout, toujours dans une écume de parfums d’encens qui brûlent sur les dix-huit marches de l’église de Santo Tomás. Des habitants de toute la région sont présents dans la ville à cette occasion, pour participer à l'évènement.
Les festivités traditionnelles de la Semana Santa ont leurs spécificités à Chichicastenango. Elles sont marquées par leur très fort syncrétisme, alliant rites amérindiens et catholiques. Il faut dire que toute l’année, les messes dominicales locales et les visites quotidiennes des villageois à Santo Tomás sont fortement teintées de rituels autochtones. Le lieu est chargé d’histoire. Il semblerait que les idoles mayas aient refait leur apparition dans l’église et sur ses marches dès le début du XVIIIème siècle. Sur un sol recouvert de pétales de fleurs, au milieu d’une forêt de cierges, les fidèles se livrent à des prières et déposent des offrandes pour s’attirer les bonnes grâces du saint. Sacré pour les Quichés, les escaliers se terminent par une petite terrasse d’où un religieux (le tzajorin) purifie l’air d’un simple encensoir, aidé d’incantations en langue quiché.
Le Guatemala et les cultures autochtones : des cicatrices encore ouvertes
Si des festivités empreintes de syncrétisme sont si remarquables au Guatemala, c’est bien parce que le pays entretient des relations compliquées avec ses communautés autochtones. De nombreux Guatémaltèques descendent des peuples mayas, et l’Amérique centrale plus généralement a été l’un des grands berceaux de civilisation de l’humanité, dont les Guatémaltèques partagent dans leur ensemble, d'une manière ou d'une autre, l'héritage. C’est l’« invention » de la culture du maïs, vers le Vème millénaire avant J.-C., qui, en entraînant une sédentarisation et une différenciation sociale accentuée, est à la base des civilisations de la région dans l’Antiquité – les historiens parlent de Méso-Amérique. Et c’est au Ier millénaire avant notre ère que l’on voit émerger la culture maya, dont le développement serait lié à l’influence des Olmèques, descendus du plateau central mexicain le long de la côte atlantique. Dans les basses terres guatémaltèques du Péten (Tikal, Uaxactún, Ceibal), les Mayas ont édifié à partir du IVème siècle de notre ère la plus brillante civilisation de la région, qui rayonne au Chiapas (Palenque, Bonampak, Yaxchilán, et, dans le Honduras actuel, Copán). Elle n’est pas politiquement unifiée, comme le sera au contraire l’Empire aztèque dans le Mexique central ; elle constitue plutôt une mosaïque de cités-États, en quelque sorte à l’image de ce que furent les cités grecques ou phéniciennes dans la Méditerranée antique. À la puissance de Tikal, sa cité la plus prestigieuse, répond celle de Uaxactún, Ceibal, Piedras Negras, ou encore Quiriguá. De 600 à 900, cette civilisation atteint son apogée (on retient notamment ses extraordinaires connaissances en arithmétique et en astronomie, leur alphabet élaboré ainsi que le travail de la céramique et la culture du coton), mais disparaît subitement, pour des raisons mal connues, à la fin du Ier millénaire après J.-C. Il est probable que plusieurs facteurs se sont ajoutés : la rivalité entre les villes qui ne se privaient pas de guerroyer entre elles, des phénomènes environnementaux liés à la surexploitation des ressources locales et à une crise démographique, et les incursions de chasseurs nomades venus du Nord, en particulier les Toltèques.
Au sud du Guatemala, sur la zone du haut-plateau, ont subsisté les peuples Quiché-Cakchiquel, autour de cités telles qu’Utatlán ou Iximché. C’est la période post-classique. Ce sont ces peuples auxquels se heurtent les Espagnols à leur arrivée, en 1523 ; un lieutenant de Cortès, Pedro de Alvarado, « pacifie » le pays, en jouant justement sur les rivalités entre Quichés et Cakchiquels, appuyant ces derniers avant de les réprimer également. La zone est rattachée à la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne, devient le centre d’une capitainerie générale, mais, du fait de l’absence de gisements d’or importants, elle attire peu de colons espagnols, ce qui explique sans doute que le Guatemala reste l’un des pays du continent où la part de la population autochtone est la plus importante. En outre, les Mayas, bien que non unifiés politiquement comme l'ont été les Aztèques à l'arrivée des Européens, n'en ont pas moins fait preuve d'une très grande combattivité au régime colonial. Tout comme dans le reste de l'Amérique coloniale de l'époque, la domination espagnole se fit plus dure à mesure que cette résistance prenait forme.
Dans son essai Caliban et la sorcière, publié en 2014, Silvia Federici, sociologue et philosophe américano-italienne, rappelle que la préservation des cultures précolombiennes – et notamment les croyances religieuses – s'est faite malgré les campagnes de répression terribles menées par l'Église et les autorités coloniales : « Au Mexique, cela démarra en 1562 avec une campagne contre l'idolâtrie menée dans la péninsule du Yucatán par le supérieur jésuite de la province, Diego de Landa. Plus de quatre mille cinq cents personnes furent capturées et brutalement torturées sous l'inculpation de pratique du sacrifice humain. Elles furent soumises à un châtiment collectif savamment orchestré qui les anéantit corporellement et psychologiquement. Les peines infligées étaient si cruelles (des flagellations, si dures que le sang coulait à flot, des années d'esclavage dans les mines) que de nombreuses personnes en moururent ou restèrent invalides. D'autres s'enfuirent ou se suicidèrent. [Ces persécutions] demeurèrent la fondation d'une nouvelle économie coloniale, qui signifiait aux populations locales que les Espagnols allaient rester et que le règne des anciens dieux était révolu. »
Silvia Federici décrit également le souci qu'eurent les Européens d'interdire le culte, en attaquant non seulement la communauté, mais également « ses racines historiques, son rapport à la terre et ses fortes relations spirituelles avec la nature », détruisant de façon systématique « tout ce qui ressemblait à un objet de culte ». Elle cite notamment une campagne contre l’idolâtrie menée par les franciscains contre les Mayas du Yucatán, à partir des années 1550 : idoles brisées, temples incendiés, réjouissances et activités intellectuelles ou artistiques prohibées (car soupçonnées d'être inspirées par le Démon), rites et sacrifices punis de mort... Mais, en Amérique centrale comme andine, la marche vers le syncrétisme était déjà là, malgré la répression : « Il apparut bientôt que, sous couvert de christianisation, les gens continuaient à adorer leurs dieux, de la même façon qu'ils continuaient à revenir à leurs [champs] malgré les déplacements forcés. C'est ainsi qu'au lieu de se résorber, les attaques contre les divinités indigènes s'intensifièrent au fil du temps, pour atteindre leur apogée entre 1619 et 1660. La destruction des idoles s'accompagna alors de véritables chasses aux sorcières, qui prirent cette fois les femmes pour cible particulière. [...] Et en effet, les anciennes religions furent préservées en grande partie grâce à la résistance des femmes. »
Indépendant de l’Espagne en 1823, et de la république des Provinces Unies d’Amérique centrale en 1841, le Guatemala voit arriver dans le pays, sous la dictature de Manuel José Estrada Cabrera (1898-1920), les capitaux nord-américains, dans les secteurs des transports, de l’énergie ou encore de l’agriculture. En 1899, c’est la naissance de la United Fruit Company, qui symbolisera cette domination des États-Unis, et tout ce qu’elle impliquera en termes politique et social. Comme au temps de la colonisation avec la mita (période de travail obligatoire), les Amérindiens se voient soumis à un impôt en nature, devant participer à la construction des infrastructures du pays – un développement qui vise uniquement à favoriser l’exploitation des ressources locales par les Américains. Entre 1931 et 1944, Jorge Ubico Castañeda, autre militaire qui accède à la présidence du pays, octroie également de nouveaux avantages à la United Fruit Company. La situation est telle que des révoltes ont lieu, celles de 1920 et de 1944 aboutissant à la chute des deux dictateurs, Estrada Cabrera puis Ubico Castañeda.
Les présidences de Juan José Arévalo (1944-1951) et de Jacobo Árbenz Guzmán (1951-1954), les premières réellement démocratiques, constituent une parenthèse dans l’histoire du Guatemala indépendant. En dépit de l’opposition farouche des élites conservatrices et des États-Unis, qui fomentent plusieurs complots contre le pouvoir, les deux chefs de l’État impulsent l’adoption de réformes sociales réellement favorables aux communautés autochtones, développent des services publics de base, et octroient le droit de vote aux femmes. Mais une tentative de vaste réforme agraire visant une meilleure répartition de la terre motive la United Fruit Company et la CIA américaine à faire pression pour provoquer la chute du président Árbenz, en juin 1954. Dans le contexte de la Guerre froide, où la prétendue lutte anti-communiste sert de prétexte à la défense des intérêts nord-américains, les terres sont alors rendues aux grands propriétaires et à la United Fruit Company.
Commence en 1960 une terrible guerre civile entre la guérilla autochtone et des groupes paramilitaires d’extrême-droite soutenus par l’armée. Ce conflit symbolise la révolte de masses paysannes réduites à la misère – il faudra attendre 1982 pour voir les mouvements de guérilla se fédérer au sein de l’Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque (URNG), issue entre autres du Comité d’Union Paysanne (CUC) du pays Quiché, la zone la plus touchée par la répression. Pendant plusieurs décennies, de très grandes exactions sont commises par l’armée et ses supplétifs. Des commissions indépendantes mandatées par les Nations Unies ont qualifié de génocide cette répression systématique et arbitraire. Après une succession de dictateurs, l’année 1985 permet finalement le déroulement de nouvelles élections libres, mais la paix n’est pas encore là, compte tenu de la permanence du pouvoir de l’armée, largement corrompue, impliquée dans le narcotrafic et qui accapare 40% du budget de l’État. Les présidences de Vinicio Cerezo (1986-1991) et de Jorge Serrano Elías (1991-1993), très complaisantes avec les élites traditionnelles ladinos (blanches et métisses) et les pouvoirs oligarchiques de l’« État profond », déçoivent : absence de dialogue réel avec les organisations autochtones, persistance de pratiques violentes comme les massacres perpétués par l’armée et les assassinats politiques, etc. Au contraire, Ramiro de León Carpio (1993-1996) amorce un dialogue avec l’URNG, que poursuit Álvaro Enrique Arzú Irigoyen (1996-2000), aboutissant à un accord de paix signé le 29 décembre 1996.
Le Guatemala contemporain est largement tributaire de ce terrible héritage, d’autant plus que les stéréotypes à l’égard des citoyennes et citoyens amérindiens perdurent, consacrant une forme de racisme structurel qui participe à la marginalisation de la majorité de la population, maintenue dans une très grande pauvreté. Notons déjà que la société guatémaltèque elle-même reste en partie structurée telle qu’elle le fut à l’époque coloniale, c’est-à-dire en trois types distincts de population : les descendants d’Européens, groupe numériquement le plus faible, souvent des créoles en réalité, situés au sommet de la pyramide sociale ; les ladinos, population strictement urbaine et métissée, historiquement composée de petits commerçants et d’artisans, fruit de l’union de populations roturières blanches et amérindiennes ; enfin, la très grande masse des autochtones, où dominent le métier de paysan et diverses formes d’artisanat et de petit commerce.
En outre, les séquelles de la guerre sont encore là. En trente-six ans, elle a fait entre 150 et 200 000 morts et disparus, et un million de déplacés – dans un pays qui comptait quatre millions d’habitants en 1960, dix millions en 1996. Grâce à des témoignages notoires comme celui de Rigorberta Menchú, prix Nobel de la paix en 1992, et qui a raconté le massacre de sa famille et de son peuple durant cette période, il a été possible de se rendre compte du degré d’horreur atteint durant le conflit. À titre d’exemple, selon l’ONU, 448 villages ont été rasés dans le cadre de la politique de la « terre brûlée » établie sous la (courte) présidence du général Efrín Ríos Montt (1982-1983), connu pour avoir mis en place les tristement célèbres Patrullas de Autodefensa Civil (PAC). En 1998, le meurtre de l’évêque Juan José Gerardi Conedera, qui venait de publier un rapport particulièrement dense énumérant les noms des victimes, les conditions de leur mort, et mettant en lumière la responsabilité de l’armée et des PAC, a rappelé que malgré l’accord de paix, le chemin de la pacification et de la démocratie était encore long. Malgré l’activisme de la société civile, la très grande majorité des familles de victimes de la guerre n’a pas encore obtenu justice – et plusieurs anciens généraux, comme Otto Pérez Molina et Efraín Ríos Montt, qui ont du sang sur les mains, ont jusque récemment occupé de très hautes fonctions publiques ou joué un rôle majeur dans la vie politique guatémaltèque.
Chichicastenango, lieu de syncrétisme et de fête
Le pays se reconstruit lentement, même si les différents présidents qui se succèdent depuis 2000 ont tous participé au discrédit de la classe politique, du fait des nombreux scandales de corruption qui les concernent – et Jimmy Morales, chef de l’État de 2015 à 2020, élu justement sur la promesse de la lutte contre la corruption, n’a pas fait exception. Pire, sa présidence s'est traduite par une répression accrue contre les magistrats anti-corruption. Pour rappel, L'ONU a créé en 2006 – sous couvert de validation du Parlement guatémaltèque en 2007 – la Commission Internacionale Contre l'Impunité au Guatemala (CICIG), destinée à aider la pays à lutter contre le fléau de la corruption. Les débuts était encourageants, et en 2008, est même institué, au sein du ministère public, un Parquet spécial contre l'impunité (FECI, en espagnol), pour collaborer avec la CICIG. De concert avec la FEPI, à l'époque chapeautée par la procureure générale Thelma Aldana, la CICIG a réussi à démanteler une soixantaine de structures criminelles et à faire arrêter des dizaines de politiciens, militaires, chefs d'entreprise, considérés jusque-là comme intouchables. En tête, la président du pays, Otto Perez Molina (2012-2015) et sa vice-présidente, Roxana Baldetti, ont dû démissionner suite à une enquête de la CICIG, appelée « La Linea », pour association illicite et fraude sur les revenus douaniers. Mais quand, à partir de 2017, la CICIG s'est attaquée à des proches du président, puis au chef de l'État lui-même, soupçonné de détournement de fonds pour financer sa campagne électorale, ce même Jimmy Morales a décidé (en 2019) de mettre fin à la mission de l'organisme et d'expulser les fonctionnaires de l'ONU. Depuis lors, la successeuse de Thelma Aldana à la tête du ministère public, Consuelo Porras, proche des élites mises en cause, conduit une véritable cabale contre les anciens procureurs et enquêteurs de la FECI et de la CICIG, et contre les juges indépendants qui ont collaboré avec ces dernières. Certains ont déjà quitté le pays pour échapper à cette persécution – l'ancienne procureure générale Thelma Aldana est en exil à Washington depuis 2019 –, et d'autres ont été arrêtés, officiellement pour obstruction à la justice et abus d'autorité.
Le mouvement de contestation observé dans le pays depuis plusieurs semaines, appelé « révolution des haricots » (revolución de los frijoleros), protestant contre la corruption et l'opacité de la présidence d'Alejandro Giammattei (en poste depuis janvier), contre la permanence des inégalités, mais aussi pour dénoncer la mauvaise gestion gouvernementale de la crise du COVID-19, est la dernière manifestation d'une grogne populaire qui vise des élites qui se sont presque toujours montrées incapables de répondre aux doléances populaires – le 21 novembre 2020, les protestataires sont allés jusqu'à incendier le Parlement à Guatemala Ciudad.
Depuis quelques années, des infrastructures voient progressivement le jour pour désenclaver les zones les plus pauvres, le pays est l’un de ceux recevant le plus de touristes dans la région (aidé en cela par la mise en valeur des sites antiques mayas), et la sécurité s’est clairement améliorée depuis les années 90, même si de graves problèmes persistent, liés surtout à l’action des maras (gangs urbains) et au narcotrafic à Guatemala Ciudad. Mais, outre les cicatrices de la guerre civile qui restent largement ouvertes, des problématiques sociales et culturelles demeurent. Entre 50 et 60% de la population vit toujours sous le seuil de pauvreté, entre 20 et 25% dans l’extrême-pauvreté, et évidemment, il s’agit quasi-exclusivement d’autochtones. Quant aux élites politiques et économiques du pays, elles s’entêtent à voir dans le système capitaliste et consumériste nord-américain un modèle de développement à promouvoir au Guatemala, où pourtant la permanence de modes de vie autochtones et de valeurs traditionnelles amérindiennes (familiales, religieuses, mais aussi liées à la vision cosmologique maya et au rapport à la nature) supposerait de prendre un peu de recul pour prévenir la violence des « chocs » qu’entraîne l’entrée dans la « modernité » occidentale.
Fort de dix-sept millions d’habitants, le Guatemala compte, parmi ses peuples autochtones, vingt-trois groupes ethnolinguistiques que l’on retrouvait déjà à l’époque maya. Les plus importants sont les Quichés, les Cakchiquels, les Mams et les Tzutuhils. Le quiché est peut-être la langue la plus parlée parmi les idiomes mayas : on estime à deux millions le nombre de locuteurs, dans la région des hautes terres (Chichicastenango, lac Atitlán, Quetzaltenango…). Les traditions n’ont pu, en dépit de la force de l’Église catholique (et plus récemment, des Églises évangéliques), être totalement éradiquées. Les Mayas ont développé un syncrétisme subtil mêlant rites traditionnels et catholiques.
Celle que l’on appelle communément « Chichi », Chichicastenango, constitue un concentré de cette richesse syncrétique. Son marché bihebdomadaire (chaque jeudi et dimanche) constitue l’un des charmes de la ville. Les produits les plus célèbres qui y sont vendus sont les vêtements brodés, appelés güipiles – l’habit traditionnel des femmes autochtones, sorte de poncho ou de chemise sans manches confectionnée en grosse toile, rentrée dans la jupe et maintenue grâce à une ceinture large. Longtemps l’un des principaux centres mayas (quiché), à la fois pour la religion et pour le commerce, le site de la localité a concentré la vente de poterie, d’ébénisterie, de condiments, de plantes médicinales, d’animaux, ou encore d’encens traditionnels. C’est là, à l’emplacement même de l’église de Santo Tomás, que se trouvait jadis un temple maya où le frère espagnol Francisco Ximénez découvrit le Popul-Vuh, ou Livre des Évènements, texte sacré des Quichés dont le dominicain entreprit la lourde mais très riche traduction, entre 1701 et 1703. Cet ouvrage de plus de 9 000 vers décrit la création du monde et de l’humanité et la façon dont les Quichés migrèrent de leurs terres ancestrales (supposément) méridionales vers les plateaux du Guatemala ; il sert en outre à guider quotidiennement le croyant.
Dans le marché de Chichicastenango.
L’influence de la culture des Quichés s’étend historiquement jusque dans les hautes terres, où ils guerroyaient avec les Mams dans la Sierra de los Cuchumatanes, les Cakchiquels du lac Atitlán et les Rabinals de l’Alta et du Baja Verapaz. Outre les Quichés, largement majoritaires autour de Chichicastenango, on trouve à « Chichi » quelques autres communautés descendantes des Mayas, notamment les Ixils. Les danses et la musique, très présentes lors de la fête de Santo Tomás, font partie du patrimoine culturel quiché. Elles revêtent un caractère rituel, en l’honneur du saint et pour célébrer la coutume. Il faut dire que l’union entre la religion et l’art est intimement présente dans les cultures autochtones guatémaltèques.
Les habitants s'investissent personnellement dans la fête de Santo Tomás pour la rendre possible, en participant aux danses, en assistant aux différentes festivités, en s'associant aux processions et aux prières, mais aussi en s'impliquant dans la confection des costumes et des masques. Au Musée des Masques notamment, qui est plutôt un gigantesque atelier doublé d’une boutique où l’on peut admirer les fabrications, on produit les masques portés lors des cérémonies, mais aussi les costumes utilisés pour les danses traditionnelles. Fondé en 1880 par Miguel Ignacio Ordoñez, ce « musée » a été conservé par son fils, son petit-fils, son arrière-petit-fils… La transmission est assurée par la famille, garçons comme filles, hommes comme femmes s’y impliquent, et font vivre les activités qui garantissent la pérennité de la fête de Santo Tomás et les traditions locales.
La Fabrique de Masques de Chichicastenango.
La dernière procession s'éloigne lentement de l'église, en descendant la Quinta avenida direction sud, au rythme des percussions et de chants quichés. L'année prochaine, les mêmes traditions, les mêmes célébrations, le même cérémoniel, les mêmes rituels seront respectés, consacrant la sauvegarde d'un patrimoine incroyablement riche et complexe. C'est sans doute cette capacité de préservation des coutumes et des valeurs ancestrales qui explique, pour partie du moins, la résilience des communautés amérindiennes, encore insuffisamment valorisées par les autorités guatémaltèques elles-mêmes, sauf quand il s'agit d'attirer les touristes avec la carotte d'un folklore local « authentique », ou quand la classe politique, par pure démagogie, cherche à récupérer des voix lors des campagnes électorales. Une forme de reconnaissance nationale existe certes. Les vingt-trois langues mayas sont officiellement reconnues. L'histoire maya (et les vestiges archéologiques qui vont avec) est « réappropriée » dans le récit national guatémaltèque – d'autant plus que cela permet à cette nation de se distinguer de ses voisins sur la base d'une histoire prestigieuse. Et à titre anecdotique, la monnaie nationale, le quetzal, introduit en 1925, doit son nom à l'oiseau symbole national, dont les plumes de la queue, dans l'ancienne culture maya, étaient déjà utilisées comme monnaie, ce qui donne au nom actuel une valeur historique importante. En outre, le quetzal est la seule monnaie d'Amérique centrale à contenir – en haut à droite sur les billets de banque – la valeur en chiffres indo-arabes (ceux utilisés dans la graphie occidentale), mais aussi en chiffres mayas. Le quetzal (l'oiseau) est par ailleurs également visible au centre du drapeau national, trônant sur la déclaration d'indépendance de 1821, et encadré par deux bandes couleur « bleu maya » (azul maya) – représentant les océans Pacifique et Atlantique.
Mais au-delà des symboles, les défis politiques, économiques et sociaux restent immenses pour les communautés autochtones guatémaltèques, et le chemin pour une véritable valorisation culturelle long et semé d'embûches. « Seule la magie dénoue la réalité qui nous attache au peu que nous sommes, au peu que nous valons, au peu que nous pouvons », écrivait dans son roman Le larron qui ne croyait pas au ciel (Maladrón, publié en 1969) l'auteur guatémaltèque Miguel Ángel Asturias, prix Nobel de littérature en 1967. À défaut de « dénouer la réalité », souhaitons au moins que la mystique et la transcendance syncrétiques des Quichés, qui ont déjà su résister à l'épreuve du temps, sachent les inspirer pour continuer leur lutte pour la défense de leur culture et de leurs droits.