Par Jorge Brites.
Ce 16 juin, qui correspond à la Journée de l'enfant africain, marque le tragique anniversaire du début des émeutes de Soweto, dans l'Afrique du Sud, en plein régime d'apartheid. Menées en 1976 par des élèves noirs de l’enseignement public secondaire, soutenus par le mouvement de la Conscience noire, ces manifestations virent participer jusqu’à 20 000 élèves. Leur but était de protester contre l’introduction de l’afrikaans comme langue officielle d’enseignement à égalité avec l'anglais dans les écoles locales. Pour disperser la foule, la police tira à balles réelles, causant au moins 23 morts et contribuant à la forte dégradation de l’image du régime ségrégationniste. Au total, plusieurs centaines de personnes auraient été tuées au cours de la répression des émeutes durant les semaines qui suivirent.
Le symbole de cette journée, qui vit cristalliser la colère d’une jeunesse noire sur la question linguistique, nous renvoie à la problématique complexe de la place des langues européennes sur le continent africain. La plupart des États africains ont conservé, à leur indépendance, la langue coloniale comme langue officielle, a priori par facilité dans des ensembles politiques d’une grande diversité ethnolinguistique et aux frontières artificielles. Mais cette « continuité », non seulement questionne le rapport des nouveaux « États-nations » aux langues autochtones et au principe de diversité, mais elle facilite, en prime, l’ascendant culturel des anciennes puissances coloniales sur le continent – puisque dans toute société, la langue, comme l’écrivait l’essayiste martiniquais Frantz Fanon, définit les limites des imaginaires.
La colonisation s’est rapidement doublée d’une exploration des formes langagières existant sur le continent. Des missionnaires engagèrent des traductions de la Bible dans des langues africaines, dans une entreprise d’aliénation des esprits aux valeurs occidentales chrétiennes, tandis que les administrations coloniales imposaient la langue de la métropole dans un double objectif de domination politique et de soumission culturelle. Les indépendances n’ont généralement pas constitué une rupture avec la politique linguistique héritée de l’époque coloniale, puisque les États nouvellement créés à partir des années 1950 adoptèrent, le plus souvent, les langues coloniales comme langues officielles de l’administration et de l’enseignement : le français au Sénégal et en Côte d’Ivoire, l’anglais au Nigéria et en Tanzanie, le portugais en Angola et au Mozambique, ou encore l’espagnol en Guinée-équatoriale. On compte aujourd’hui quelques exceptions, telles que l’Afrique du Sud avec onze langues officielles (dont neuf langues autochtones), le Madagascar avec le malgache, l’Eswatini qui a ajouté le swati à l’anglais, le Lesotho avec le sotho, les Comores avec le comorien, l’Éthiopie avec l’amharique, l’Érythrée avec le tigrigna (avec l’anglais et l’arabe), la Somalie avec le somali, la République centrafricaine avec le sango (en parallèle du français), ou encore le Maroc (depuis 2011) et l’Algérie (depuis 2016) avec l’amazigh (qui s’ajoute à l’arabe). Mais dans l’immense majorité, les pays africains comptent pour langues officielles des idiomes initialement étrangers au continent – y compris l’arabe, qui n’est pas reconnu dans ses formes dialectales, et qui est parfois perçu comme une langue coloniale par certaines communautés noires ou berbères du Maghreb et de la bande sahélienne.
La nature le plus souvent artificielle des frontières héritées de la colonisation explique probablement la facilité avec laquelle les nouveaux États se sont contentés de maintenir la langue coloniale comme langue véhiculaire principale. La diversité des communautés ethnolinguistiques réunies sous le même drapeau, ajoutée à la formation académique des nouveaux dirigeants, qui sortaient d’écoles et d’universités coloniales ou occidentales, tous ces éléments ont contribué à ne pas bouleverser le système linguistique en place sous l’administration coloniale. D’autant plus que la construction d’États-nations sur le modèle des anciennes métropoles imposait un modèle politique simpliste au possible : un État pour une langue et une nation. On ne saurait y voir simplement un élément pratique et fonctionnel. Car il faut rappeler que cet héritage s’inscrivait dans une politique active de dévalorisation des cultures et des identités africaines. Parler couramment le français, l’anglais ou le portugais était corrélé à la position sociale sous la domination européenne ; ce qui est toujours le cas, puisque l’enseignement étant encore généralement dispensé dans l’une de ces langues, leur maîtrise révèle un niveau d’études potentiellement élevé.
Cette corrélation entre domination politique et prééminence (en termes de représentation) dans le domaine des savoirs et de la connaissance, l'économiste sénégalais Felwine Sarr l’aborde dans Afrotopia en ces termes : « L’espace africain a été depuis le XVème siècle structuré par des discours dont l’objectif était de le dominer physiquement, de reformer les mentalités des autochtones et d’intégrer les histoires économiques locales dans une perspective occidentale. Ces savoirs, principalement mus par un objectif de gouvernementalité et ayant pour but de justifier et d’asseoir l’entreprise coloniale, ont regardé les cultures extra-occidentales à travers le prisme de la supériorité culturelle et du préjugé raciste. Ils continuent hélas de fortement structurer la perception du réel africain et sont un élément de la perpétuation de la domination, sinon de la dépendance. »
Au-delà de l’école et de l’administration, ce sont les universités et le domaine de la recherche qui ont fait l’objet d’une colonisation culturelle par la langue, toujours largement d’actualité : les grilles scientifiques occidentales demeurent prééminentes dans les universités. Les causes sont à la fois économiques et politiques. Économiques parce que la majeure partie des recherches reste financée par les institutions européennes ou nord-américaines, et les étudiants formés dans des cursus occidentaux. En 2013, Cécile Canut, professeure en Sciences du langage à l’Université Paris Descartes, écrivait justement, dans un article publié sur la revue internationale Cahiers d’études africaines : « La longue formation discursive du langage en Afrique, soit l’ensemble de la circulation des discours et des points de vue constituant le mode d’appréhension du langage, s’inscrit donc d’emblée dans un dispositif scientifique régi par des rapports de force et de pouvoir. L’élaboration des théories issues du Nord contraint de manière déterminante les productions internationales aboutissant à une appréhension du langage que nous pouvons qualifier d’ethniciste et d’essentialiste. »
Dans le même article, l’autrice nous explique les diverses manipulations opérées sur les études des langues par les chercheurs coloniaux : tentatives de démontrer une « langue première » sur le continent, ou encore de construire un lien continu entre Africains et Européens (notamment par le biais de l’Égypte antique, qui fait l’objet de nombreux travaux de recherche au cours du siècle et demi qui suit la campagne de Napoléon Bonaparte en 1799). Cette dernière tentative a pu notamment alimenter les théories raciales suivant lesquelles les Africains les plus « blancs » (Maures, Touaregs, Peuls, etc.) seraient d’un niveau intellectuel supérieur aux Noirs. Il faut attendre les années 1960 pour que les discours européens adoptent un changement sérieux de paradigme et considèrent les langues africaines, à l’image des autres langues du monde, comme des systèmes à part entière. Pourtant, paradoxalement, même l’intérêt porté par des ethnolinguistes européens vis-à-vis de langues africaines a pu contribuer en fait à un appauvrissement de leur diversité et de leur richesse. Nous l’avons dit, le modèle d’État-nation et les frontières héritées de la période coloniale ont contribué à un fossé entre la diversité culturelle et linguistique d’une part, et l’orientation des politiques nationales dans les domaines de l’éducation, de la culture et de la diplomatie. Dans la continuité d’une quête perpétuelle de rationalisation, les idiomes africains ont fait, pour bon nombre, l’objet de pratiques de formalisation, d’homogénéisation, de standardisation, avec des dictionnaires et grammaires, qui ont eu tendance à catégoriser les aires linguistiques sans reconnaître la complexité des langues traitées comme des objets détachés des autres composantes culturelles – en France, un phénomène qui s’est aussi constaté avec la formalisation écrite des dialectes, par exemple avec l’élaboration d’une langue bretonne, d’une langue occitane, etc., là où il existait auparavant une grande variété de dialectes.
Enfant qui travaille son Coran en alphabet arabe, dans le village d'Idool, situé dans la région de l'Adamaoua, au nord du Cameroun.
Aliénation de la pensée par la force des mots
Parmi les leviers de domination de l’imaginaire occidental sur les afrodescendants traités par Franz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952), le langage arrive en tête et nous semble absolument central. « Parler, nous-dit-il, c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation. […] Un homme qui possède le langage possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage. » Il n’est pas anodin qu’aucun idiome africain ne figure aujourd’hui parmi les langues officielles des institutions de coopération internationale, et que les États africains ne s’organisent pas pour que cela advienne. Aux Antilles comme en Afrique, la réalité linguistique fait face à un double processus issu de la colonisation : le déni de la diversité linguistique et culturelle (pour les nombreux créoles aux Antilles, et les milliers de langues africaines) ; et l’infériorisation des langues autochtones et non occidentales, rarement reconnues comme langues de transmission du savoir académique méritant une reconnaissance nationale et internationale – d’où le terme de « dialecte », qui reste encore fréquemment employé pour les désigner. Même en Afrique, seules les langues européennes se voient reconnues cette aura. Parmi les leviers de domination de l’imaginaire occidental sur les afrodescendants traités par Franz Fanon dans son ouvrage Peau noire, masques blancs (1952), le langage arrive en tête et nous semble absolument central. « Parler, nous-dit-il, c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation. […] Un homme qui possède le langage possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage. » Il n’est pas anodin qu’aucun idiome africain ne figure aujourd’hui parmi les langues officielles des institutions de coopération internationale, et que les États africains ne s’organisent pas pour que cela advienne. Aux Antilles comme en Afrique, la réalité linguistique fait face à un double processus issu de la colonisation : le déni de la diversité linguistique et culturelle (pour les nombreux créoles aux Antilles, et les milliers de langues africaines) ; et l’infériorisation des langues autochtones, rarement reconnues comme langues de transmission du savoir académique méritant une reconnaissance nationale et internationale – d’où le terme de « dialecte », qui reste encore fréquemment employé pour les désigner. Même en Afrique, seules les langues européennes se voient reconnues cette aura. Dans Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique (2019), Maria Candea et Laélia Véron, docteures en langue française, donnent la définition suivante d’un dialecte : « On parle de dialectes pour désigner les variétés régionales d’une langue. Mais du point de vue linguistique, il est difficile de différencier un dialecte d’une langue. Le terme dialecte permet surtout de hiérarchiser politiquement différents parlers : alors qu’une langue a un statut reconnu, le dialecte désigne une variété, souvent orale, qui ne bénéficie pas de la même reconnaissance sociale et institutionnelle. » Voilà où en sont de nombreux « dialectes » africains : il ne bénéficie toujours pas de la même reconnaissance sociale et institutionnelle que les langues européennes ou l’arabe.
Abordant la manière paternaliste et condescendante avec laquelle bon nombre de Blancs s’adressent aux Noirs, comme des adultes s’adressant à des enfants (ce qui était vrai à son époque, mais peut aussi se constater allègrement de nos jours, chez les expatriés occidentaux résidant en Afrique), Frantz Fanon explique, dans Peau noire, masques blancs, dans quelle mesure cette condescendance révèle une absence de reconnaissance culturelle aux Africains et aux afrodescendants : « Parler petit-nègre, c’est exprimer cette idée : ‘‘Toi, reste où tu es.’’ Je rencontre un Allemand ou un Russe parlant mal le français. Par gestes, j’essaie de lui donner le renseignement qu’il réclame, mais ce faisant je n’ai garde d’oublier qu’il a une langue propre, un pays, et qu’il est peut-être avocat ou ingénieur dans sa culture. En tout cas, il est étranger à mon groupe, et ses normes doivent être différentes. Dans le cas du Noir, rien de pareil. Il n’a pas de culture, pas de civilisation, pas ce ‘‘long passé d’histoire’’. On retrouve peut-être là l’origine des efforts des Noirs contemporains : coûte que coûte prouver au monde blanc l’existence d’une civilisation nègre. »
La civilisation étant supposément portée par l’Occident, la reconnaissance culturelle passe nécessairement par une reconnaissance des cercles intellectuels européens ou nord-américains. Or, la maîtrise des langues parlées dans ces mêmes cercles intellectuels s’accompagne naturellement de l’adoption de bon nombre de leurs codes culturels et de leurs grilles de lecture. Sauf qu’appliquées aux sociétés non occidentales, et en particulier aux sociétés africaines, ces grilles de lecture sont dévalorisantes, voire déshumanisantes puisqu’elles trouvent leurs racines dans des époques où la pensée raciste était la règle. Il en résulte un processus intériorisé de dépréciation de tous les éléments rattachés de près ou de loin aux cultures africaines et afrodescendantes – un processus certainement encore plus violent dans les Antilles du fait de la structure même des rapports sociaux hérités de la société esclavagiste, et que Frantz Fanon traite longuement dans son essai. Appliqué aux anciennes colonies africaines, Fanon prend toutefois le cas du Madagascar, pour questionner le prétendu complexe du colonisé : « Il est […] évident que le Malgache peut parfaitement supporter de ne pas être un Blanc. Un Malgache est un Malgache ; ou plutôt non, un Malgache n’est pas un Malgache : il existe absolument sa ‘‘malgacherie’’. S’il est Malgache, c’est parce que le Blanc arrive, et si, à un moment donné de son histoire, il a été amené à se poser la question de savoir s’il était un homme ou pas, c’est parce qu’on lui contestait cette réalité d’homme. Autrement dit, je commence à souffrir de ne pas être un Blanc dans la mesure où l’homme blanc m’impose une discrimination, fait de moi un colonisé, m’extorque toute valeur, toute originalité, me dit que je parasite le monde, qu’il faut que je me mette le plus rapidement possible au pas du monde blanc […]. »
Cet extrait est particulièrement intéressant parce qu’il questionne l’impact de la colonisation sur la définition même des identités africaines postcoloniales. On voit bien aujourd’hui que les mouvements kémites ou panafricanistes cherchent leur propre justification dans un travail de revalorisation des civilisations et des récits africains anciens, cherchant ainsi à stimuler une fierté noire, mais cela laisse en suspens une question : les populations noires se définissaient-elles comme telles avant l’arrivée des Européens en Afrique subsaharienne ? (Ou du moins avant les premiers contacts avec des populations sémites, berbères, ou encore polynésiennes, pour ce qui concerne les populations de certaines régions comme le Sahel, la vallée du Nil, la Corne de l’Afrique, ou encore Madagascar ?) Les Africains se définissaient-ils eux-mêmes comme « Africains » avant la colonisation ? Y avait-il une conscience de « race » ou d’appartenance à un même continent ? Au moins sur le plan du vocabulaire, on est en droit d’en douter, puisque le mot « Afrique » nous vient de la Rome antique, qui désignait ses provinces sud-méditerranéennes (Carthage, Numidie orientale, Tripolitaine, Byzacène) d’Africa – certes, inspiré du nom d’une tribu berbère autochtone, les Afri, mais probable que les royaumes du Kongo ou du Monomotapa n’aient jamais entendu parler de l’« Afrique » avant l’arrivée des Européens, ou au moins des Arabes, puisque ceux-ci récupérèrent le nom et l’arabisèrent en Ifriqiya (toujours pour désigner la région côtière du nord de l’Afrique).
Dans son roman L'Autre Moitié du Soleil (2006), l'autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie aborde de front cette problématique de l’appartenance identitaire lorsqu’elle fait dire à son personnage Odenigbo, intellectuel engagé au début des années 1960 : « La seule véritable identité authentique, pour l'Africain, c'est la tribu. Je suis Nigérian parce que l'homme blanc a créé le Nigéria et m'a donné cette identité. Je suis noir parce que l'homme blanc a construit la notion de noir pour la rendre la plus différente possible de son blanc à lui. Mais j'étais ibo avant l'arrivée de l'homme blanc. » Ce à quoi son ami, le professeur Ezeka, répond, comme pour souligner la complexité de l'identité africaine : « Mais c'est à cause de l'homme blanc que tu as pris conscience d'être ibo. L'idée même de pan-ibo ne s'est formée qu'en réaction à la domination blanche. Il faut comprendre que la tribu telle qu'elle existe aujourd'hui est un produit colonial au même titre que la nation et la race. » Éméché, Odenigbo lui crie ces derniers mots : « L'idée de pan-ibo existait bien avant l'homme blanc, demande donc aux anciens de ton village de te parler de ton histoire. » Cette réflexion est d'autant plus compliquée à traiter que la notion même de « tribu », sa valeur (et même sa force), peut sensiblement varier suivant le pays, de la Côte d'Ivoire au Zimbabwe en passant par l'Éthiopie ou le Burundi. « À l'indépendance, en 1960, le Nigeria était une collection de fragments tenus d'une main fragile », écrit encore Chimamanda Ngozi Adichie, dans ce roman où elle décrit son pays à l'aune de la guerre du Biafra (1967-1970).
Site archéologique de la ville antique berbère, puis romanisée, de Volubilis, capitale de l'ancien royaume de Maurétanie (dans l'actuel Maroc).
L’identification autour de la négritude ou de l’Afrique, si elle est d’abord le fruit d’un rapport de force avec des mondes étrangers (les puissances impérialistes européennes notamment), questionne donc à au moins deux niveaux : le premier, que nous avons déjà évoqué, est le déni de la diversité et la complexité de cet ensemble géographique qu’on appelle aujourd’hui l’Afrique. Le deuxième, c’est celui de la définition d’une identité rendue commune par une expérience partagée de violences, de déshumanisation et d’exploitation (l’esclavage et la colonisation), ce qui peut compliquer la constitution d’une « communauté de destin » fière de ses racines, de ses réalisations, de ce qu’elle est, et donc la constitution de modèles alternatifs au modèle dominant. Quoique sur ce dernier point, l’on puisse considérer les choses sous un angle plus complexe : dans la mesure où les différents peuples africains ont partagé des expériences similaires de mise en esclavage et de colonisation sur la base d’une déshumanisation de l’« homme africain » de manière globale, en tant qu’homme noir, on comprend que la réhabilitation historique de quelques royaumes ou civilisations en Afrique puisse faire l’objet d’une appropriation par l’ensemble des Africains, y compris ceux qui n’en sont pas les héritiers. Car la réhabilitation historique de ces royaumes correspond à une reconnaissance de leur contribution au « patrimoine de l’humanité », et donc à une forme de réhabilitation du Noir en tant qu’être humain. Dans cette configuration, les histoires des peuples africains sont perçues comme un tout imbriqué et indissociable, que tout Africain, voire tout afrodescendant pourrait s’approprier. Cette réhabilitation historique, ce fut l’un des objectifs de Cheikh Anta Diop (1923-1986), physicien sénégalais et historien engagé, qui s'est attaché toute sa vie à montrer l'apport de l'Afrique, et en particulier de l'Afrique noire, à la culture et à la civilisation au sens large. Il chercha notamment, dans Nations nègres et culture (1955) et dans Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur État fédéral d’Afrique noire (1960), à prouver les origines noires des premiers pharaons de l’Égypte antique, pour donner aux Africains la fierté commune d'un passé prestigieux.
De l’usage de la langue à des échelons institutionnels et académiques
Le grand écart entre la carte des langues officielles d’une part, et celles effectivement parlées au quotidien sur le continent africain, a de quoi laisser perplexe. Car il est un fait assez mal mesuré mais difficilement contestable : les citoyens africains sont, pour bon nombre, polyglottes, maîtrisant à la fois l’ancienne langue coloniale et une ou plusieurs langues nationales et vernaculaires. L’exemple de la République démocratique du Congo est à ce titre assez emblématique. Langue officielle : le français, utilisé dans l’administration et à l’école. Langues nationales : le munukutuba (ou kituba) et le lingala. Langues vernaculaires : près d’une soixantaine. Or, comme expliqué par Cécile Canut, le langage, dans le contexte postcolonial, est le terrain de rapports de pouvoir et de force qui ont de quoi laisser schizophrène. Car ces rapports de force, ils n’opposent pas seulement les langues africaines aux langues coloniales. Ils opposent également les langues africaines entre elles. Là encore, le modèle simpliste d’État-nation constitue une plaie, parce qu’il ne permet pas d’imaginer un horizon culturellement pluriel et multilingue pour les États issus de la décolonisation. Et dans la mesure où seul le scénario d’une unique langue prééminente est possible, l’ancienne langue coloniale est souvent la seule à même de faire consensus puisqu’elle offre un postulat de « neutralité » dans les relations intercommunautaires…
Sauf qu’elle ne l’offre pas dans les relations avec les autres États, et notamment avec l’ancienne puissance coloniale pour qui l’usage de la langue reste évidemment un instrument de diplomatie et d’influence politique, économique et culturelle – la francophonie étant parfois associée à l’impérialisme français, par exemple. Les contributions africaines à la littérature et à la musique francophones, anglophones, lusophones ou encore arabophones, doivent nous convaincre d’une appropriation pleine et entière de ces langues par des millions de citoyens africains. De fait, la langue française leur appartient aussi. Mais dans un contexte de domination politique et économique, cette appropriation ne peut compenser la violence que constitue l’exclusion pure et simple des idiomes africains du champ intellectuel. Car il faut aborder la question de la langue dans le champ plus large des imaginaires et de la pensée – dont les limites sont fixées par la langue. Or, les représentations et les grilles de lecture sont encore très eurocentrées. L’Organisation des Nations Unies compte six langues officielles, dont aucune africaine : l'anglais, l'arabe, le chinois, l'espagnol, le français et le russe. Aucune langue africaine ne constitue une langue diplomatique, malgré plusieurs langues transnationales, telles que le lingala en Afrique centrale (entre 20 et 30 millions de locuteurs), le peul dans une quinzaine de pays en Afrique de l’Ouest et centrale (estimé entre 50 et 80 millions de locuteurs), ou encore le swahili en Afrique de l’Est et centrale (avec près de 150 millions de locuteurs). Les universités et centres de recherche ne produisent que dans les langues européennes, et suivant des grilles scientifiques occidentales.
Dans Afrotopia, Felwine Sarr aborde la problématique de la production intellectuelle et universitaire en ces termes :
« Il s’agit d’opérer une transformation radicale des sciences humaines et sociales telles qu’elles sont envisagées et enseignées dans les universités africaines. […] Ce projet de refondation requiert un travail de reprise dans les sciences sociales qui passe par une interrogation épistémologique sur les objets, les méthodes et le statut du savoir produit par les sciences humaines et sociales, telles qu’elles sont pratiquées sur les réalités africaines. […] Il s’agit, pour restaurer la fécondité des sciences humaines et sociales africaines, de remettre en cause l’universalité du savoir social produit à partir des sociétés occidentales. […]
[Valentin Yves Mudimbé] se demande si l’ordre du discours africain recherché ne pourrait être obtenu en remplaçant les langues européennes par les langues africaines. Un changement de l’instrument linguistique de connaissance et de production scientifique provoquerait une rupture épistémologique et ouvrirait la voie à une aventure nouvelle pour l’Afrique, de la même manière que les promoteurs de la pensée grecque, en transplantant dans leur langue, techniques, méthodes et usages de la connaissance reçue de l’Égypte, ont déclenché une réorganisation du savoir et de la vie dont l’ordre essentiel est toujours en cours. Il rejoint sur ce point Wiredu et Ngugi Wa Thiong’o, qui estiment que recourir aux langues africaines permettrait non seulement de décoloniser les esprits et les imaginaires, mais de révéler des intériorités et des univers signifiants inscrits dans un ordre du monde qui fait sens intimement pour les Africains. Les langues ouvrent sur des galaxies, des univers et des mondes qu’il s’agit d’explorer. Les langues africaines sont les voies d’accès privilégiées permettant la prise en charge des cultures concernées., ainsi que leurs contenues en termes de pensée et de savoirs. »
Felwine Sarr, Afrotopia, Éditions Philippe Rey, Paris, 2016, p. 101-106.
L'université d'Addis Abeba (amharique : አዲስ አበባ ዩኒቨርሲቲ), en Éthiopie, fondée en 1951 par Haïlé Sélassié Ier.
On voit aisément dans quelle mesure, en l’absence de volonté politique forte et de vision, cette question d’un recours aux langues non-européennes dans la production académique et universitaire en Afrique semble inextricable. Puisqu’il convient naturellement d’y accorder des moyens financiers et humains, et d’envisager des formules nouvelles inspirées de pratiques anciennes et adaptées au réel. Pourtant, les obstacles ne sont pas infranchissables, et des exemples intéressants de démarches en ce sens s’observent déjà de l’autre côté de l’Atlantique, où l’héritage amérindien peine à s’affirmer dans le champ académique, compte tenu de l’histoire coloniale et postcoloniale particulièrement violente à son égard – et qui a consacré, depuis l’arrivée des Européens au XVIème siècle, l’hégémonie absolue des langues européennes (espagnol, portugais, français, anglais, néerlandais) et le génocide culturel des autochtones (en plus du génocide pur et simple).
On peut notamment citer l’exemple, au Pérou, de la linguiste Roxana Quispe Collante, qui a soutenu le 15 octobre 2019 sa thèse en quechua, et non en espagnol, à l’Université San Marcos de Lima, fondée en 1551. Son travail de recherche est intitulé Les larmes de sang, transfiguration et singularité dans le monde poétique quechua de l’harawi [un genre musical traditionnel] d’Andres Alencastre Gutiérrez. Il avait déjà été intégralement rédigé en quechua, ancienne langue véhiculaire de la civilisation inca et langue officielle au Pérou depuis 1975, parlée par plus de dix millions de personnes sur le continent sud-américain (dont quatre millions au Pérou). Il est vrai que le quechua n’a jamais été interdit, puisqu’il était même utilisé, au détriment des autres langues amérindiennes, pour la conversion des communautés autochtones au christianisme. Pour autant, cet évènement constitue à lui seul une micro-révolution qui contribue assurément à décoloniser les imaginaires et à un changement de paradigme dans les milieux intellectuels et académiques : le savoir et la recherche peuvent s’envisager désormais sous des frontières langagières autochtones non-occidentales. Il s’inscrit par ailleurs dans une dynamique plus large dans le pays : une députée s’exprime désormais en quechua au Parlement, et la radio-télévision publique (IRTV) propose des programmes dans cette langue depuis 2016, à la suite de quoi des émissions en aymara et dans deux langues amazoniennes, l’asháninka et le shipibo-conibo, ont aussi été lancées. Certaines écoles proposent même désormais un enseignement bilingue.
Il ne s’agit pas ici de dire que les contextes linguistiques, politiques, culturels, sont absolument transposables d’un continent à l’autre. D’autant plus que certaines problématiques sont différentes d’un pays à l’autre sur le sol africain lui-même – par exemple, le rapport de la société avec sa langue peut être très différent (et apaisé) dans un pays comme l’Éthiopie, où l’amharique est à la fois langue nationale et officielle, dotée d’un alphabet spécifique, et utilisée quotidiennement par la grande majorité de la population éthiopienne, dans la rue comme dans les cercles académiques. L’objectif de l’exemple péruvien mentionné plus haut est plutôt de mettre en lumière l’opportunité d’autres approches, davantage inspirées d’anciens pays colonisés qui se débattent encore avec l’héritage colonial, que de pays européens qui ont érigé un modèle d’État-nation simpliste qui écrase les identités et le concept de diversité – et qui s’avère par conséquent mortifère et appauvrissant pour un continent comme l’Afrique, tout comme il l’a été pour l’Europe occidentale. Par ailleurs, il convient de rappeler que les difficultés pour s’émanciper de l’emprise linguistique occidentale perdureront sans une revalorisation plus large des domaines du savoir non-occidental. L’équation est simple : de quelles marges disposent les langues africaines pour s’imposer dans les domaines scientifique, médical, sociologique, philosophique, historiographique, etc., si les productions africaines dans ces mêmes domaines ne sont pas reconnues et soutenues par les pouvoirs publics, par le grand public, par les intellectuels et chercheurs africains eux-mêmes. Or, force est de constater, le plus souvent, un manque de vision politique qui donne lieu à une simple continuité avec la situation postcoloniale. Les marges de manœuvre sont pourtant immenses, et répondraient à une demande de nombreux citoyens africains frustrés d’une offre limitée et trop souvent cantonnée à des initiatives citoyennes. Des maisons d’édition se spécialisant dans l’impression et la diffusion d’ouvrages en langues africaines demandent encore à être créées et appuyées par les pouvoirs publics un peu partout sur le continent. Des initiatives politiques de la part de coalition d’États partageant des langues transnationales (swahili, peul, etc.) pourraient également être imaginées et menées pour les élever au rang de langues « diplomatiques » (en formant leurs personnels d’ambassades et leurs diplomates, par exemple) et les faire ainsi reconnaître au niveau des institutions internationales. Des industries cinématographiques nationales, en langues africaines, demandent encore à être développées – l’industrie nigériane de films (Nollywood), de même que les séries télévisées au Sénégal, au Nigeria ou en Afrique du Sud, montrent déjà l’exemple. Les champs d’application et d’imagination sont immenses, dès lors que les langues autochtones doivent, par le travail de leurs locuteurs, se réapproprier les domaines de la vie sociale et de la production intellectuelle et culturelle.