Par David Brites.
Depuis le mois de février, plus d'une dizaine de personnes se sont immolées en Bulgarie. Les difficultés sociales qui touchent ce pays, après la crise économique de 2008, tiennent tant à une politique de rigueur budgétaire qui met à mal des services publics et des niveaux de salaires déjà catastrophiques, qu'à une corruption généralisée qui paralyse les leviers de création et de répartition de richesses. Retour sur une actualité tragique sous-traitée par les médias français.
La crise bulgare ne date pas d'hier. Elle vient de loin. De l'ère communiste déjà. De la transition capitaliste ensuite. En 2001, la victoire électorale (42,74% des voix) et l'arrivée à la tête du gouvernement de Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha, héritier de la famille royale bulgare (il a même été officiellement roi de 1943 à 1946), ne change pas la donne.
En 2005, les élections législatives aboutissent à une grande coalition gauche-droite entre le Parti socialiste et le Mouvement national Siméon II, mais le gouvernement d'union dirigé par Sergueï Stanichev n'est pas plus efficace que les précédents. Les rapports successifs de la Commission européenne et de Transparency International font régulièrement état d'une situation politique et sociale inquiétante. La sécurité alimentaire est pointée du doigt, de même que la faiblesse de la lutte contre le crime organisé et contre la corruption à tous les niveaux, notamment dans l’administration locale. En l’occurrence, la corruption engloutit dans le pays autant d’argent que les fonds agricoles et régionaux européens attendus. En dépit du bon sens, en 2005, l'Union européenne accepte tout de même l'adhésion du pays, effective le 1er janvier 2007.
Une campagne contre le détournement de fonds européens est lancée. À partir de janvier 2008, la Caisse Nationale de Santé exige de chaque patient hospitalier qu’il déclare par écrit s’il a été obligé de payer pour des services couverts normalement par la Caisse. Après le vote d’une loi limitant les conflits d’intérêt, une liste noire des entreprises ayant utilisé les fonds européens de manière frauduleuse est établie pour leur interdire l’accès à de nouvelles aides. Mais des mesures-chocs seules ne suffisent pas à éradiquer la corruption. Le niveau de pauvreté, ainsi que la place des réseaux mafieux, en particulier ceux venus de Russie, jouent également un rôle majeur.
Ce contexte difficile favorise l'émergence de forces politiques nouvelles, notamment à droite où le parti de Siméon II ne connaît qu'une domination éphémère. Créée en 2005 par l’ultranationaliste Volen Nikolov Siderov, l'Union nationale Attaque, plus connue sous son nom bulgare Ataka, fait une percée avec des scores oscillant régulièrement entre 8 et 12% des voix – Siderov parvient même au second tour de la présidentielle de 2006, où il obtient un quart des suffrages. Le parti se définit comme une « organisation patriotique et nationaliste » rejetant « la vente de la Bulgarie aux étrangers, la tziganisation de la Bulgarie, et la turquisation de la Bulgarie ». Dans un pays où cohabitent avec la majorité bulgarophone des minorités pomaks, macédoniennes, roms et turques, le phénomène Ataka illustre un malaise profond couplé d'une montée des relents nationalistes et xénophobes.
Fondé en 2006, le Parti pour un Développement européen de la Bulgarie (GERB) remporte les élections législatives de juillet 2009, une victoire (39,71% des voix) annoncée par de premier succès aux européennes de mai 2007 et de juin 2009. Nouveau-venu dans l’arène politique, son dirigeant Boïko Borrisov accède donc, au terme d’une campagne pro-européenne et anti-corruption, au poste de Premier ministre. Le soutien occasionnel que lui apporte le parti Ataka et sa dialectique populiste n'empêchent pas le personnage de préserver une certaine popularité et, semble-t-il, de maintenir une dynamique de réformes. Popularité confirmée par la victoire du candidat du GERB, Rossen Plevneliev, à la présidentielle de 2011. Mais entretemps, la crise de 2008 est venue frapper avec violence une population déjà à bout de souffle.
Tous les indicateurs virent au rouge en 2009, alors que les mesures de restriction budgétaire adoptées pour éviter de recourir à une aide de l'UE ou du FMI provoquent des mécontentements qui se cristallisent sur le coût de l'énergie. En février 2013, dix jours de manifestations contre la vie chère et la hausse des prix de l’électricité aboutissent à des affrontements avec les forces de l’ordre qui font une trentaine de blessés, dont cinq policiers. Deux citoyens s’immolent par le feu, chose exceptionnelle dans le pays. Ce geste renvoie à celui de Jan Palach en 1968 en Tchécoslovaquie, et à celui de Mohamed Bouazizi en décembre 2010 en Tunisie. Le 20 février 2013, six mois avant la date prévue, Boïko Borrissov démissionne et annonce des élections législatives anticipées. Les manifestations se poursuivent pendant plusieurs semaines, et de nouvelles auto-immolations ponctuent tragiquement l'année. Le 12 mai 2013, le GERB arrive en tête du scrutin avec une majorité fragilisée (32% des voix), ce qui permet au Parti socialiste (27% des voix), allié au Mouvement des droits et des libertés (10%), principale formation des Turcs et des musulmans de Bulgarie, de former une coalition conduite par Plamen Orecharski (PS).
Les manifestations révèlent une crise plus profonde
À la fin du mois de février, Emil Hursev écrivait, dans le journal Sega : « Nous croulons sous les revendications. Et elles sont toutes plus surréalistes les unes que les autres. [...] Il [y en a] quelque 7.000... Autant de vérités définitives lancées sous forme d'ultimatums, dont seulement une poignée sont d'inspiration économique – et douteuses de surcroît. » Et l'économiste et ancien directeur adjoint de la Banque nationale de Bulgarie d'en lister certaines : « Ne plus payer les factures d'eau et d'électricité, supprimer la TVA, diviser les prix par deux et doubler les salaires. Ensuite, punir les coupables. [...] Le reste est du même tonneau : nationaliser les compagnies de distribution et d'eau ; supprimer les monopoles ; sortir de l'Union européenne ; déclarer nuls et non avenus les contrats et engagements internationaux... [...] Je m'inquiète [...] de ne pas voir parmi ces milliers de revendications quelques-unes, très simples, que je mettrais en tête des priorités. À savoir : payer sans plus attendre les salaires – mais aussi les impôts – en retard ; mettre de l'ordre dans la gestion du patrimoine de l'État et des municipalités ; créer des conditions favorables au développement du business bulgare. À cause des chimères, ne perdons pas de vue l'essentiel. »
Le trait est un chouia tiré, car en fait, certaines des revendications évoquées, comme la sortie de l'Union européenne, ont été très marginales dans les manifestations et visent plutôt à dénoncer un système global qui favorise la loi capitaliste aux dépens des citoyens bulgares. En juillet, une nouvelle hausse de l'énergie donne au mouvement de protestation une tournure plus agressive. Le siège du Parlement se solde par une vingtaine de blessés. Les revendications ne sont plus seulement sociales. Un manifestant déclarait alors : « Dans les rues, il y a des gens de tous les partis et même des apolitiques. Les gens ne demandent pas des augmentations de salaires ou une baisse des prix de l’électricité. Les Bulgares manifestent au nom de la morale parce qu’ils en ont marre de l’oligarchie qui pille le pays. »
La crise s'est accentuée depuis quatre ans, mais elle est en fait structurelle : à l'image de son voisin roumain, la Bulgarie ne sort pas des maux de la transition post-communiste. Les revenus sont misérables (avec un salaire minimum de moins de 160 euros par mois, et un salaire moyen de 333 euros), la fonction publique corrompue, les services publics déstabilisés et l'industrie nationale à la peine. Plus grave peut-être, le pays connaît une crise démographique majeure en présentant le rythme de décroissance de population le plus élevé au monde. Selon les estimations de la Banque Mondiale, la Bulgarie, passée de 9 millions d'habitants dans les années 80 à moins de 7 millions aujourd'hui, ne comptera plus que 4 millions d'habitants en 2050. Le site du Courrier des Balkans mentionnait même récemment que « la population du pays diminue de huit personnes... par heure ». D'autres sources donnent une diminution de huit personnes par jour, estimation sans doute plus réaliste. Ce phénomène est délicat à aborder pour la classe politique, gênée d'admettre que la population se « tsiganise » et se « turcise ». Surtout, la modification de la structure par âge pose de lourdes questions économiques et sociales. À terme, comment l'État bulgare pourra-t-il supporter un tel rapport entre populations active et inactive ?
Comme pour d'autres peuples d'Europe de l'Est, cette atrophie démographique est révélatrice d'un manque considérable de confiance dans l'avenir et dans la classe politique. Résumant parfaitement l'état d'esprit d'une société lasse et sans espoir, un manifestant déclarait, en juillet dernier : « Tous les partis sont les mêmes, juste une façade. La Bulgarie est en fait régie par des cercles économiques. L'État appartient à la mafia. » Et l'adhésion trop rapide à l'Union européenne n'y a rien changé. Des mesures d’accompagnement avaient bien été établies par la Commission européenne par la voie d’un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés en termes de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption et le crime organisé, mais les progrès demeurent ténus et le ras-le-bol des Bulgares palpable.
Sur ce dossier comme sur tant d'autres, l'Union européenne est inefficace
Les carences terribles de l'État de droit, en Bulgarie comme en Roumanie, participent à faire de l’élargissement de 2007 une référence en termes de processus d’adhésion précipité. En décembre 2010, la France et l’Allemagne repoussaient sine die l’entrée de ces deux pays à l’espace Schengen, prévue pour mars 2011, au prétexte de la corruption et de la criminalité organisée qui y règnent. Comme l'expliquait en décembre 2007 un rapport de Transparency International, du policier bulgare impliqué dans un trafic de drogue au ministre roumain qui truque les appels d’offres, la corruption est omniprésente dans les deux pays, qu’il s’agisse de la santé, de l’éducation, de la police, des administrations ou encore de la justice.
En 2008 et en 2009, la Commission européenne a mis en exergue la kyrielle de démissions gouvernementales, de scandales de corruption et d’assassinats non élucidés qui ont frappé la Bulgarie ces dernières années, en dépit de quelques efforts notables, comme la restructuration du ministère de la Justice. Les réformes ne sont pas coordonnées dans le cadre d’une stratégie globale et souffrent d'un portage politique faible. En 2008, soupçonnant une utilisation abusive, la Commission gelait l’octroi d’environ un milliard d’euros de fonds à la Bulgarie – sur ce milliard, 220 millions lui ont même été retirés définitivement en novembre 2008.
Proposant ses éternelles mêmes recettes de rigueur budgétaire, l'Union européenne s'est montrée incapable d'intervenir dans une crise sociale où elle est pourtant directement responsable. Rappelons que la hausse des tarifs de l'électricité (+13% en juillet 2013) est consécutive à la libéralisation du marché de l'énergie de la Bulgarie. Le pays a transposé de manière incomplète les directives gaz et électricité du troisième paquet de libéralisation – libéralisation qui devait être effectuée au plus tard le 3 mars 2011. La question énergétique est un enjeu majeur pour le pays qui, comme ses voisins, est tributaire des importations de gaz et de pétrole russes. Le 27 janvier 2013, un référendum obtenu par le Parti socialiste, assez proche des milieux russes, a permis d'approuver à 60% des voix un vieux projet discuté depuis 1987, à savoir l'ouverture d'une centrale nucléaire à Béléné, dans le nord du pays. Toutefois, la trop faible participation (20,22% des inscrits) a entraîné son abandon. Là encore, la question de la dépendance était posée, puisque la Russie aurait été le principal fournisseur de combustible nucléaire pour cette centrale.
Ce projet abandonné, l'Union européenne manque un peu d'idées alternatives, à l'exception de la libéralisation du secteur énergétique – charmant programme ! Et l’UE est dans cette affaire totalement déconnectée des aspirations de la société bulgare. En effet, expliquait en mars dernier, lors d'un séminaire à l'Université de Sofia consacré à « L'Europe et la crise », Ivan Krastev : « Les dernières manifestations en Bulgarie sont les seules en vingt-cinq ans lors desquelles aucun drapeau européen n’a été brandi, à l’exception de celui qui a été brûlé sur le pont des Aigles [carrefour central de Sofia, point de ralliement des manifestants]. C’est la grosse différence. À la suite de la crise, près de 80% du flux financier a été renationalisé. Aujourd’hui, les manifestants bulgares demandent aussi la nationalisation des compagnies qui fournissent l’électricité. »
Sur ce sujet comme sur d'autres, l'UE semble un acteur impuissant et à court d'imagination. C'est que, du point de vue des institutions européennes, tout va pour le mieux, et la Bulgarie en est un exemple parfait, ainsi que l’a décrit ce même Ivan Krastev : « Ces dix dernières années, la Bulgarie est effectivement un pays financièrement stable, avec une dette publique minimale. Ainsi, il existe une continuité macroéconomique certaine dans un régime de grande instabilité politique. En douze ans, la Bulgarie a été successivement dirigée par quatre gouvernements, de droite comme de gauche, sans que cela change quoi que ce soit au cadre économique. C’est le message principal de l’UE actuellement : les électeurs ont le droit de changer les gouvernements, mais pas de politique. » Et le politologue et philosophe bulgare d’ajouter, dans ce même séminaire de mars à Sofia : « Le hic, c’est lorsque les électeurs décident qu’ils sont malheureux et s’en prennent à l’ensemble de la classe politique. Les dernières manifestations en sont la preuve : mécontents de la hausse du prix de l’électricité, les gens veulent désormais changer la Constitution. Le moindre problème concret devient une carence du système politique en tant que tel. […] En soi, la stabilité financière n’est pas une mauvaise chose. Seulement, elle ne doit pas être un objectif, mais un outil. Dans un pays riche, elle apporte le plus souvent aussi une stabilité politique. Mais dans un pays pauvre, elle est synonyme de stagnation économique. »
Bref, la vie politique bulgare souffre d’un véritable projet alternatif, et la Bulgarie aurait besoin d’un projet politique et économique clair, porté par des investissements importants et se traduisant par une amélioration des conditions de vie des gens. « En Bulgarie, nous sommes précisément à ce point où il existe une activité citoyenne sans que l’on sache où elle va », ajoutait encore Ivan Krastev. La rupture est consommée entre les institutions communautaires et les citoyens, même si, en avril dernier, les Bulgares demeuraient ceux qui, dans l’Europe à 27, restaient les plus confiants vis-à-vis de l’Union européenne – à peine plus d'un Bulgare sur deux avec une opinion plutôt favorable... La logique ? Les gens ont confiance en l’UE car, même si on ne connaît pas les personnalités politiques de Bruxelles, elles ne peuvent pas être pires que les nôtres. Plus de vingt ans après la chute du communisme, on en est là, à désespérer de la démocratie bulgare. Le plus probable, dans un tel contexte, est que le S.O.S. tragique envoyé par la société bulgare à ses dirigeants (nationaux et européens), à travers ces manifestations et ces auto-immolations en série, reste un appel vain et sans réponse.