Sous ce soleil tropical, à 40 degrés, nous suons tous à grosses gouttes. Le fleuve Sénégal est à deux pas et l'air est chargé d'humidité. L'irrigation des champs vient apporter un peu de fraîcheur, lorsque notre hôte, agriculteur mauritanien d'une quarantaine d'années, allume sa motopompe dont l'installation est très récente. Ce système d'irrigation, explique-t-il, lui permet de cultiver à bonne distance du fleuve, sur l'ensemble de son terrain de deux hectares. D'un coût modeste, ce matériel s'inscrit surtout dans la stratégie réfléchie d'une ONG locale, l'Association Mauritanienne pour l'Auto-développement (AMAD), qui cherche à renforcer les capacités des producteurs locaux pour mieux justifier leur présence et leur légitimité face à l'État mauritanien qui mène depuis plusieurs années une politique discrète d'accaparement des terres, qu'il revend bien souvent à des entreprises multinationales (saoudiennes, soudanaises, libyennes, etc.). Une problématique commune à bon nombre de pays, et notamment sur le continent africain. Nous avons pu rencontrer, le 2 octobre 2014, le président d'AMAD, M. Elhadj Mamoudou Ba, au siège de son ONG. Il nous a accordé une interview et nous a ainsi exposé les contours de sa démarche et ses motivations. Un combat digne de David contre Goliath.
Désertique ou semi-aride au nord, mais doté de terres fertiles au sud, aux abords du fleuve Sénégal, ce pays du Sahel de moins de quatre millions d'habitants qu'est la Mauritanie peine pourtant à atteindre l'autosuffisance alimentaire. Au contraire, la faible productivité des exploitations agricoles, ajoutée aux périodes de sécheresses, a contribué à créer une situation structurelle et chronique d’insécurité alimentaire dans certaines zones du territoire. Prenons un instant pour en comprendre les raisons. On peut identifier plusieurs facteurs d'explication, comme la divagation animale, ou encore la dégradation des terres non inondables (qu’on appelle aussi « terres de diéri », en langue peule). Ces terres de diéri sont caractérisées, autour du fleuve Sénégal, par un tissu végétal insuffisamment dense pour retenir le sol et empêcher les ravinements. Surtout, le niveau d’investissement (public ou privé) dans l’agriculture est très faible en Mauritanie. Il en résulte une situation paradoxale, où les terres les plus fertiles du pays, celles de la Vallée du fleuve, sont également celles le plus durement frappées par la sous-alimentation.
Le secteur de l’élevage également est confronté à des problèmes de fond : mauvaise gestion des espaces pastoraux, faiblesse des circuits de commercialisation, manque d’intégration avec le secteur agricole, etc.
Le faible niveau de production agricole ou pastorale a naturellement une incidence directe sur les revenus, d’autant plus qu’en l’absence de moyens et de techniques de conservation, l’ensemble de la récolte commercialisable arrive sur le marché au même moment et se trouve bradé à prix bas. Résultat : les revenus agricoles ne permettent pas d’investir sur des techniques plus modernes et performantes. La faiblesse des revenus tirés de l’exploitation agricole et la difficulté pour les populations à se nourrir de façon suffisante toute l’année, sont des éléments clés pour expliquer l’exode rural que connaît le pays, et qui affaiblit encore davantage le milieu rural et la profession d’agriculteur.
Une politique d’accaparement des terres facilitée par la faiblesse du secteur agricole
Profitant de ces faiblesses structurelles, l’État mauritanien mène depuis plusieurs années maintenant une politique active d’accaparement des terres, au bénéfice bien souvent de sociétés étrangères ou de Mauritaniens liés au pouvoir. Comment une telle politique est-elle possible ? Il existe en Mauritanie une contradiction de base entre le droit hérité de l'ancienne puissance coloniale, la France, et le droit traditionnel mauritanien, qui résulte simplement de conceptions différentes de la propriété. Le premier, issu du cadastre de 1900, privilégie l’attribution de titres fonciers individuels. Or, la loi mauritanienne est aujourd'hui régie par une réforme foncière, l'ordonnance 83-127 du 5 juin 1983, qui va dans ce sens en stipulant : « La terre appartient à la nation. Tout Mauritanien, sans discrimination d’aucune sorte, peut, en se conformant à la loi, en devenir propriétaire, pour partie ». « Le système de la tenure foncière traditionnelle du sol est aboli » (article 3) et « l’individualisation est de droit » (article 6). En théorie, la loi mentionne également que la terre revient à celui qui l’occupe et l’exploite depuis un certain nombre d’années (un héritage du droit traditionnel), mais celui-ci doit tout de même être en mesure de fournir un titre de propriété individuelle en bonne et due forme. Une demande biaisée, selon Elhadj Mamadou BA, de l'ONG AMAD : « Il n'y a pas de gens en zone rurale qui ont de papiers. [...] Alors que ces terres, depuis des générations et générations, ça fait plus de 200 ou 300 ans que les gens [les] travaillent... mais qu'ils n'ont pas de papiers. [...] Ces terres, elles sont au niveau de la vallée, et sont très difficiles à individualiser, parce que ce ne sont pas des terres "héritées". [...] Les terres appartiennent à une famille, à une communauté, à un groupe ». Ajoutons au passage que le bureau local supposé délivrer ce fameux titre de propriété individuelle est fermé depuis plusieurs années maintenant…
L’État mauritanien profite de cette difficulté de nombreux agriculteurs à fournir un titre de propriété, et qualifie les terres non exploitées comme autant de « terres mortes ». Ce que nous confirme Elhadj : « L'État dit aux populations : vous, vous n'avez pas travaillé ces terres, et les terres ne peuvent pas rester sans être aménagées. Alors que les populations qui vivent ici n'ont pas les moyens pour faire ces aménagements. Du coup [...] l'État va dire : ce sont des terres mortes, et les terres mortes appartiennent à l'État ». Cette qualification de « terres mortes » pose problème, d’abord pour les agriculteurs qui manquent de moyens pour exploiter la totalité de leurs parcelles ; ensuite pour ce qui est des terres pastorales qui sont un bien collectif bénéficiant à l’ensemble des éleveurs, mais qui sont considérées comme « mortes », dès lors que nul n’en possède le titre de propriété (puisqu'elles appartiennent à tous et non à une personne).
C’est donc devant cette situation et le caractère démuni des agriculteurs locaux que l’association AMAD et son président, Elhadj, natif de la région (wilaya) du Brakna, ont décidé de réagir. Dès la création de son ONG en 1999, l’objectif était d’aider les populations à améliorer leurs conditions socio-économiques à travers l’auto-développement dans les régions aux abords du fleuve.
Aujourd’hui encore, son projet vise à atteindre ses objectifs sur la question de l'accaparement des terres par le prisme de l’auto-développement. Pour cela, un premier volet d’action consiste à renforcer les capacités des agriculteurs locaux pour justifier la propriété des terres par ceux qui la cultivent.
Le renforcement des capacités des producteurs locaux
Le principe est simple : l’ONG a identifié et sélectionné 25 bénéficiaires « pilotes » dans les communes de Dar El Barka et Ould Birem, près de la ville de Bogué, dans la région (wilaya) du Brakna, au bord du fleuve Sénégal. Leurs parcelles ont été clairement localisées par GPS, après quoi une motopompe, des clôtures et de la tuyauterie PVC leur ont été livrées et installées (à crédit, qu'ils rembourseront sur leurs revenus agricoles) pour leur permettre d’irriguer, y compris à une certaine distance du fleuve. Une cinquantaine de personnes ont bénéficié d’une formation sur l’utilisation et la maintenance des motopompes (de petit cylindre, pour rester financièrement accessibles à tous) et sur le conditionnement du terrain. De courts ateliers de formation sur les itinéraires techniques de production sont ensuite venus compléter.
Si l’on ajoute à cela l’acquisition d’intrants (semences horticoles, engrais, etc.), d’arbres fruitiers et de haies vives pour la protection des cultures, dont ont bénéficié les 25 exploitations, le projet a permis un réel renforcement des capacités des agriculteurs locaux avec peu de moyens. L’ONG a même contribué à élaborer avec les agriculteurs une stratégie de commercialisation des produits agricoles, et a pu former 24 personnes sur les techniques de transformation et de commercialisation des légumes.
L'ambition affichée de l'association, à terme, est d'intéresser les institutions de microfinance au maraîchage pour faire bénéficier les exploitations familiales de micro-crédits. « Il y a le fleuve Sénégal qui est là. L'eau est disponible. Mais juste faute de moyens, on n'arrive pas à exploiter », nous explique Elhadj. Déjà, l'ONG AMAD, dans son projet, a fait le choix judicieux de fournir les mini-motopompes à crédit aux 25 bénéficiaires (pour des montants accessibles). Elle s'assure ainsi un retour de liquidités d'ici quelques mois qui lui permettra de reproduire l'expérience et de fournir des mini-motopompes à d'autres agriculteurs de la région. Le cercle vertueux est engagé, la démarche pérennisée, avec peu de moyens et beaucoup de bon sens.
Livraison des motopompes aux agriculteurs de la commune de Dar El Barka, dans la Région du Brakna. (© François-Xavier Cherdo, 11/12/2013).
Une sensibilisation et un plaidoyer contre l’accaparement des terres par l’État
Parallèlement, un autre volet de l’action d’AMAD porte sur un travail de conscientisation des populations rurales sur la question de l’accaparement des terres, avec des actions de plaidoyer à la clé. L’ONG a accompagné la création de l’association locale des producteurs, ainsi que la mise en place de comités composés de représentants des producteurs et des habitants, qui doivent accroître leur visibilité auprès des autorités publiques. Une dizaine de personnes a bénéficié d’un atelier de formation en organisation et en gestion administrative et financière, et des réunions de sensibilisation ont eu lieu dans une vingtaine de villages répartis entre les deux communes. Celles-ci avaient pour but d’informer les populations des risques liés à la politique d’accaparement menée par l’État, de même que des ateliers ont permis de vulgariser les textes législatifs et réglementaires auprès des élus locaux, des représentants des ONG locales et des services techniques.
Les revendications d’AMAD sont simples : permettre à tous d’obtenir un titre foncier, et ne pas considérer la terre « collective » (telles que les zones de pâturage) comme une terre morte. Également que l'État soutienne les exploitations familiales, et engage systématiquement un dialogue avec les producteurs locaux en préalable à tout projet d'investissement étranger. En bref, prendre note de situations bien réelles et respecter la présence et le travail des habitants de zones rurales délaissées par les pouvoirs publics.
L'action de l’association a permis d'obtenir des résultats prometteurs : la production a été améliorée et diversifiée, passant de 7 tonnes par hectare de maraîchage par an à au moins 16 tonnes/ha pour les cultures du chou, de l'aubergine, de la tomate et de l'oignon. Les 25 producteurs sont aujourd’hui mieux organisés et structurés au sein de plusieurs comités (des « pôles » de trois, quatre ou cinq producteurs), formés en techniques agricoles, commercialisation et conservation de produits. L’installation de mini-motopompes bon marché assure la viabilité du projet, puisque les producteurs les remboursent progressivement, ce qui permettra à l’ONG d’en acheter de nouvelles pour d’autres agriculteurs.
Le combat contre l’accaparement des terres est loin, très loin d’être gagné. Toutefois, les populations sont progressivement informées et sensibilisées sur les textes juridiques (code pastoral, loi foncière, etc.) et plaident pour leur respect et application sur le terrain pour protéger leurs biens. La tâche est immense, et le paradoxe repose en ce que l'État, théoriquement garant de l'unité nationale et des droits des citoyens, se trouve dans la posture de l'adversaire qui met en danger la présence harmonieuse et prospère des communautés rurales. Rien que dans le cas des communes de Dar El Barka et Ould Birem, ce ne sont pas moins de 30.000 hectares que les comités constitués tentent de récupérer et que l’État souhaite classer en terre domaniale pour ensuite les revendre au plus offrant. La résistance s'inscrit dans une logique de développement des capacités locales et de revalorisation de la terre par les producteurs locaux, car l'idée n'est nullement celle d'un énième affrontement, mais simplement de prendre acte des réalités rurales et de rendre justice aux agriculteurs. Si l'on suit ce proverbe algérien du XIXème, qui nous dit : « Donne à la terre (ta sueur), elle te donnera », alors la piste empruntée par une démarche comme celle d'Elhadj Mamoudou Ba et de son association est sûrement la bonne. Reste à espérer que les pouvoirs publics sauront écouter les appels de ces terres cultivées, couvertes de la sueur de leurs habitants.