Par Jorge Brites.
Place du Terreiro de Jesus, quartier du Pelourinho, dans le centre historique de Salvador (État de Bahia).
« Dans le quartier du Pelourinho, il n’y a pas une église, pas un pavé qui ne soit couvert du sang des esclaves noirs ». Ces mots, prononcés dans le centre historique de Salvador, dans l’État de Bahia, sont ceux de Tatiana, une jeune Brésilienne engagée pour la valorisation de la culture afro-brésilienne. Ils sont prononcés au pied de la somptueuse église São Francisco de Asis, l'un des nombreux monuments de style rococo bâtis entre le XVIIème et le XVIIIème siècles au temps de l’essor de la canne à sucre et de l’or des mines, dans le Brésil colonial. Le sacrifice humain qu’a impliqué la construction de ce formidable patrimoine n'est jamais évoqué dans les parcours touristiques qui conduisent des milliers de personnes, chaque année, à visiter les innombrables églises qui parsèment le pays.
De 1550 à 1850, le Brésil aurait absorbé près de 40% de la traite négrière atlantique, soit environ 5,5 millions d’Africains. Les premiers colons portugais avaient bien mis les Amérindiens en esclavage pour exploiter la canne à sucre et le bois précieux. Mais ceux-ci, en nombre insuffisant pour satisfaire les besoins en main d’œuvre, fuyaient à l’intérieur des terres ou mouraient rapidement au travail ou de maladie. Bon nombre d’entre eux préféraient même se suicider que d’être mis en esclavage. Les Portugais eurent alors recours massivement, à partir de 1532, à des esclaves noirs d’Afrique – dont environ 73% seraient originaires d’Angola et de la vallée du Congo, 17% du Mozambique et 10% d’Afrique de l’Ouest. La colonisation de l'Amérique exigea majoritairement des esclaves de sexe masculin, dans une proportion de deux hommes pour une femme. Jusqu’en 1888, année de l’abolition de l’esclavage au Brésil, le pays aura importé plus de huit générations d’Africains. Durant plus de trois siècles, des Africains de très diverses origines, et leurs descendants, ont cohabité dans les champs, les mines et les villes brésiliennes.
L’esclavage a marqué, et marquera probablement pour longtemps la mémoire et la conscience collective au Brésil, parce qu’il explique en grande partie la nature de cette société fortement emprunte de racisme. Pour autant, cette mémoire ne doit pas juste raconter le récit d’une exploitation humaine qui serait complètement linéaire. Elle doit montrer le visage fier d’une résistance et d’une identité noires qui se sont exprimées à travers des actes courageux et des stratégies de lutte. Ce sont quelques-uns de ces récits de la résistance noire au Brésil que nous vous relatons aujourd’hui.
Chico Rei, ou la légende de l’esclave (re)devenu roi
La figure de Chico Rei est devenue celle d’un personnage légendaire dans la tradition orale brésilienne, notamment dans l’État de Minas Gerais qui connut une période de forte importation d’esclaves africains au cours du XVIIIème siècle, suite à la découverte de mines d’or.
Probablement né à la fin du XVIIème, Chico Rei était, sous le nom de Galanga, le roi d’une tribu pygmée localisée dans la vallée du Congo. Guerrier et serviteur du dieu Zambi-Apungo. Il fut capturé puis emmené au Brésil comme esclave par des commerçants et trafiquants portugais, probablement en 1739 à bord du navire négrier baptisé Madalena. De sa famille, seuls lui et son fils Muzinga survécurent à la traversée – la reine Djalô et leur fille Itulo furent jetées dans l’océan durant le voyage, entre autres captifs, apparemment pour « alléger » le bateau et calmer la colère divine lors d’une forte tempête.
Le groupe d’esclaves auquel appartenait Galanga débarque à Rio de Janeiro, en terre brésilienne, et est acheté par le major Augusto, propriétaire de la mine d'Encardideira, dans le quartier (bairro) Antônio Dias. Baptisé suivant le rite catholique, il prend le nom de Francisco (d’où le diminutif Chico, en portugais) et arrive, toujours en compagnie de son fils, à Vila Rica (aujourd’hui Ouro Preto) en 1740. À l’époque, du fait des lourds besoins en main d’œuvre servile, Vila Rica comptait une grande majorité de population noire. Les colons blancs étaient essentiellement des commerçants (parmi lesquels les trafiquants d’esclaves), des artisans et des agents de la couronne portugaise.
Loin de se laisser abattre, Chico Rei a rassemblé de l’or, pépite après pépite, de sorte qu’il put acheter sa liberté et celle de Muzinga en 1745. Pour cela, l’histoire retient qu’avec d’autres esclaves, ils cachaient de l’or en poudre dans leurs cheveux, qu’ils lavaient ensuite dans les fonts baptismaux, avec la complice permission des prêtres. Une fois libéré, Chico Rei se fit couronner « roi », entouré d’une reine et d’une cour reconstituée, à l’occasion d’un congado (cérémonie afro-brésilienne reconstituant le couronnement d’un roi congolais, déjà observé depuis 1674 dans le Nordeste brésilien). Il le fit avec l’accord, manifestement, du Gouverneur-général de Rio de Janeiro, Gomes Freire de Andrada. Reconnu pour sa générosité, il acheta aussi la mine où lui-même avait travaillé – le major Augusto, malade et criblé de dettes, la lui céda bien volontiers – et libéra progressivement l’ensemble de ses compagnons débarqués avec lui du navire Madalena, probablement entre les décennies 1750 et 1760.
Devenus fervents catholiques, lui et certains de ses compagnons firent construire en 1785 une modeste église dédiée à Notre-Dame du Rosaire (Nossa Senhora do Rosário) et à Sainte Iphigénie (Santa Efigênia) dans le quartier (bairro) Alto da Cruz, en hauteur pour qu'elle soit vue de tous. Il s’y maria avec Antônia, fille du sacristain de l’église. Parallèlement, l’ancien groupe d’esclaves s’organisa en Fraternité au nom des mêmes saintes, qui devint la première fondée par des Noirs libres à Vila Rica, et l’une des plus importantes de la région de Minas Gerais à l’époque coloniale. Il prévit également autour de l’église un espace réservé à l’enterrement des anciens captifs – ce qui était jusque-là interdit dans les cimetières catholiques, réservés aux Blancs.
Âgé de 72 ans, Galanga mourut à Vila Rica d’une hépatite. Son fils hérita du titre symbolique de « roi » du congado – une tradition qui perdure jusqu’à nos jours et dont certains ont abusivement attribué l’origine à Chico Rei. Les autorités coloniales portugaises, à Lisbonne, prirent au sérieux le cas exceptionnel de cet esclave qui avait racheté sa liberté, devenu propriétaire d’une mine dont les bénéfices étaient dédiés à la libération d’autres esclaves. En réaction, ils interdirent aux esclaves de racheter leur liberté, et firent la chasse aux anciens compagnons de Chico Rei, dont son fils, qui dût s’enfuir.
D’aucuns affirment que Chico Rei constitue tout au plus une légende, en raison du manque de documentation le concernant. Pour les autres, la tradition orale a su maintenir la mémoire de son nom et s’ajoute à divers faits qui lui sont attribués, à lui ou à certains de ses compagnons, tels que la construction de l’église de Sainte Iphigénie et de Notre-Dame du Rosaire, qu’on trouve aujourd’hui dans le centre historique d’Ouro Preto. Son histoire apparaît dans une note du livre Histoire Antique de Minas (1904), de l’historien brésilien Diogo de Vasconcelos. Mais la disparition de nombreux documents d’archive peut aussi expliquer le manque de traces écrites antérieures. Dans tous les cas, le personnage s’est désormais inscrit dans la mémoire collective brésilienne comme l’un des symboles de la liberté et de la résistance noire.
Pré-carnaval à Ouro Preto, avec une représentation de Chico Rei.
De nombreux domaines artistiques lui rendent hommage. Pour ne citer que quelques exemples : en 1964, l’une des plus grandes écoles de samba de Rio de Janeiro, Grêmio Recreativo Escola de Samba Acadêmicos do Salgueiro, participa au Carnaval sur le thème de la légende de Chico Rei. Deux ans plus tard, l’écrivain Agripa de Vasconcelos publiait le roman Chico Rei. Plus tard, en 1985 le cinéaste Walter Lima Jr. réalisait le film homonyme. La mine qui lui appartint, rebaptisée Mina Chico Rei, située au cœur de la ville d’Ouro Preto, dans l’État de Minas Gerais, est aujourd’hui ouverte au public et participe à maintenir sa mémoire et sa légende.
Le quilombo de Palmares : quand les esclaves prenaient le maquis
À la traite négrière et à l’esclavage, la mémoire brésilienne oppose divers modèles de résistance. Parmi eux, le phénomène du quilombo (on trouve l'équivalent dans l'Amérique espagnole, avec le cumbe ou palenque dans l’Amérique espagnole) constitue sûrement l’un des cas les plus intéressants.
Au XVIIème siècle, les esclaves noirs travaillant sur les plantations de canne à sucre dans la capitainerie du Pernambouc (dans le Nordeste brésilien), se révoltaient régulièrement et s’enfuyaient dans les montagnes. Constitués d’esclaves en fuite et de leurs descendants, auxquels se joignaient souvent des Indiens, des mulâtres et même bon nombre de Blancs (souvent des soldats déserteurs ou des paysans sans terre), les quilombos ont ainsi constitué des proto-États autonomes à l’intérieur du Brésil, qui tentaient de tenir tête à l’État colonial.
Le quilombo de Palmares fut, de 1590 à 1695, le plus organisé et le plus durable d’entre tous. Il naquit aux alentours de 1590, quand des esclaves du Pernambouc se réfugièrent dans la montagne de Barriga et ses alentours (Serra da Barriga, dans l’actuel État d’Alagoas) et y créèrent les bases d’une confédération en lutte pour la liberté. Il parvint, pendant plus d’un siècle, à tenir en échec les expéditions militaires néerlandaises et portugaises grâce à des tactiques de guérillas dans la jungle, constituant ainsi probablement la révolte d’esclaves la plus longue de l’Histoire.
On estime que la confédération de Palmares aurait compté jusqu’à 30 000 membres, et entretint même des relations économiques, basées sur le troc, avec les communautés voisines. Les esclaves libérés y reproduisaient un mode de vie en communauté, semblable à celui que pratiquaient leurs ancêtres en Afrique, avec simplement quelques chefs de guerre en charge de la défense du quilombo. Celui de Palmares se caractérisait par une diversité des cultures, qui permettait une valorisation intelligente de la terre (très fertile dans la région), et par une céréaliculture variée souvent inspirée des traditions africaines : manioc, haricots, maïs, pommes de terre, bananes – tandis que les sociétés coloniales portugaise ou néerlandaise pratiquaient la monoculture autour de la canne à sucre (destructrice pour la qualité des sols), monopolisant la main d’œuvre (libre ou servile) et négligeant les cultures vivrières. Ce n'est pas un hasard si, à l'époque, la destruction des cultures du quilombo était souvent le principal objectif des troupes coloniales.
Dans l'ancien quilombo de Palmares, dans l’État d’Alagoas, la mémoire est entretenue par la reconstitution des habitats, ainsi que par ce monument en hommage à ses habitants.
Il faut souligner ici à quel point fut fondamental, pour la survie des Quilombolas (habitants des quilombos), le savoir des Indiens et leur socle de valeurs. Des recherches archéologiques ont ainsi révélé la présence d’Indiens dans la montagne de Barriga – une présence vieille de plusieurs siècles. La vie domestique tournait autour de grands concaves, où l’archéologie trouva à l’époque contemporaine divers objets, de la poterie, des urnes funéraires, des pipes en argile calciné, des outils de pierre, y compris des haches et des grattoirs.
La capacité de résistance du quilombo de Palmares fut telle qu’en 1678, Pedro de Almeida, gouverneur du Pernambouc, proposa une trêve à l’un de ses chefs de guerre, Ganga-Zumba, en lui assurant le pardon et la vie pour les insurgés. Une trêve que ce dernier accepta. Fils de la princesse Aqualtune, Ganga-Zumba a régné durant plusieurs décennies sur la confédération de Palmares qu’il a portée à son apogée et dont il obtint, à l’issue du pacte de 1678, la reconnaissance par la couronne portugaise.
La trêve fut toutefois perçue comme une trahison par beaucoup de Quilombolas, et Ganga-Zumba assassiné dans le hameau (mocambo) de Cucaú. En 1680, Zumbi de Palmares, chef de guerre resté le plus célèbre, prit la tête de la résistance contre l’ennemi portugais. Ce n’est qu’en 1694, presque quinze ans plus tard, que les commandants portugais Domingos Velho et Bernardo Vieira de Melo menèrent l’assaut final contre la Cerca do Macaco, centre névralgique du territoire autonome. Les survivants s’enfuirent vers la capitainerie de Paraíba ou se fondirent dans les forêts de la région, créant de nouveaux quilombos. Zumbi réussit aussi à s’enfuir et à se réfugier dans la montagne Dois Irmãos, mais il mourut finalement au combat le 20 novembre 1695 à l’âge de 40 ans, probablement victime de trahison. Il fut décapité.
Moins connue que Zumbi, Dandara, son épouse (et mère de ses trois enfants), participa elle aussi à l'organisation de la lutte de Palmares. Décrite comme une grande guerrière maîtrisant les techniques de la capoeira, elle semble avoir eu un rôle politique et militaire capital aux côtés de Zumbi. Son personnage reste toutefois enveloppé de mystères et de légendes du fait du manque de données sur sa vie ou ses actes. Elle se suicida après avoir été faite prisonnière le 6 février 1694, lors de la chute de Palmares.
Protégés par la forêt atlantique, très dense, les quilombos recouraient à une tactique de guérilla avancée qui a permis de surprendre et de dérouter des dizaines d’expéditions portugaises et néerlandaises au fil de plusieurs décennies. S’agissant de la montagne de Barriga, les troupes portugaises parvinrent à rompre et à pénétrer le « réduit palmarais » grâce à une lourde artillerie – des canons et des fusils – et au prix du massacre, le 6 février 1694, de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants.
De 1596 à 1716, année où fut anéantie la dernière poche de résistance, les « Palmarinos » ne souffrirent pas moins de 66 expéditions militaires, et attaquèrent eux-mêmes 33 fois. Les exactions furent nombreuses et caractérisées par leur dimension sanguinaire. Au XVIIIème siècle par exemple, le capitaine Bartolomeu Bueno do Prado, chargé de la répression de plusieurs quilombos irréductibles, marqua les esprits en rapportant dans les bagages de ses chevaux, en guise de trophées de ses expéditions, pas moins de 3 900 paires d'oreilles de ses victimes.
Ce n’est qu’en 1995 que pour le tricentenaire de sa mort, la figure de Zumbi fut officiellement intégrée à l’Histoire nationale. Depuis 2003, le 20 novembre, anniversaire de sa mort, est férié au Brésil, déclaré Journée de la conscience noire. Quant à Dandara, une loi d'avril 2019 a inscrit son nom dans le Livre des Héros et Héroïnes de la Patrie, qui se trouve au Panthéon de la Patrie et de la Liberté Tancredo Neves, à Brasilia.
Les révoltes d’esclaves : l’exemple du soulèvement des Malês à Salvador
Durant les premières décennies du XIXème siècle, diverses rébellions d’esclaves éclatèrent dans la province de Bahia. La plus importante fut celle qui se déroula dans la nuit du 24 au 25 janvier 1835 à Salvador, et qui vit près de 1 500 Noirs dirigés par les musulmans Manuel Calafate, Aprígio, Pai Inácio et d’autres, se soulever contre l’esclavage et les conversions forcées au catholicisme.
Ces Africains, connus sous l’appellation de Malês (« Maliens ») qui désignait en fait les musulmans, représentaient la majorité des esclaves en milieu urbain, à Salvador. Plus libres de leurs mouvements que les esclaves exploités dans les champs de canne à sucre, ceux des villes pouvaient parfois garder quelques sous pour eux. Au contact avec les autres esclaves, ils parvinrent à un extraordinaire niveau d’organisation pour planifier un soulèvement qui devait s’étendre à l’ensemble de la province, et menacer de se répandre à tout le Nordeste brésilien, comme cela avait déjà été le cas lors d’une révolte d’esclaves haoussas en 1807. L’identité ethnique et religieuse a pu constituer une force dans le soulèvement, tout comme le fait que bon nombre de Malês étaient alphabétisés, sachant lire et écrire l’arabe. Tous ces éléments ont permis une cohésion et une efficacité pour s’organiser contre les Portugais « infidèles », dont ils refusaient la religion.
En vue de ce fameux 25 janvier 1835, les Malês menant la révolte avaient rassemblé l’argent nécessaire pour acheter des armes et rédigé des plans (en arabe), mais ils furent dénoncés par une femme noire auprès des autorités portugaises. Ils tentèrent tout de même d’attaquer le camp militaire de la ville de Salvador, sans succès en raison d’une infériorité en hommes et en armement.
Mise en échec en quelques heures par les troupes de la Garde nationale, appuyée par la police et des civils armés, la révolte a toutefois donné lieu à une féroce répression qui fit des dizaines de morts parmi les esclaves ainsi que des centaines de procès, à l’issue desquels il fut décidé d’en expulser plus de cinq cents vers l’Afrique. Entre-temps, l’évènement avait été couvert par les journaux, au Brésil et à l’étranger, et a soulevé d'intenses questionnements sur l’esclavage – qui mettait en exergue l’inquiétude de la population blanche vis-à-vis du contingent d’esclaves, tout de même 40% de la population de Bahia.
Cet épisode a suscité plusieurs débats quant à sa nature, que d’aucuns ont considéré comme une continuation du djihad (« Guerre sainte » en islam) en Amérique – ce qui aurait supposé que Noirs et mulâtres chrétiens soient tout autant combattus que les Blancs d'origine européenne. Or, le grand nombre d’esclaves et d'individus libres originaires d’autres régions d’Afrique, et pratiquant une autre religion, qui s’y sont joints indique plutôt une motivation politique et sociale (pour se libérer du travail servile) à l'origine de la révolte des Malês.
Les religions afro-brésiliennes, ou l’art du syncrétisme
Fortement teintées de syncrétisme, les religions afro-brésiliennes ont permis de maintenir des éléments forts des cultures africaines « importées » sur le sol américain avec les millions d’esclaves victimes de la traite négrière. Elles sont le résultat de l'agrégation (et parfois de la confrontation) entre trois grandes matrices religieuses : des racines africaines, des traditions amérindiennes et le catholicisme portugais. Le développement du candomblé, par conséquent, est le fruit de la rencontre entre les groupes sociaux et ethniques qui composent la société brésilienne, et on y trouve en termes religieux les contraintes, les contradictions et les croyances existant dans les relations entre Noirs, Blancs et Indiens.
Les similitudes structurelles entre le catholicisme populaire, les croyances indigènes et les cultes africains (telles que la dévotion à des entités « intermédiaires » ou le caractère surnaturel qui entoure cette dévotion) ont permis des formes d’identification. Une riche et large gamme de religions afro-brésiliennes ont ainsi pu émerger – certaines plus ou moins proches des racines indigènes ou bantoues. On a ainsi une palette de croyances et de pratiques, de la pajelança (médecine traditionnelle amérindienne) au catimbó (pratiques cultuelles et mystico-religieuses amérindiennes), en passant par l’umbamda ou encore le candomblé de caboclo (religions afro-brésiliennes, l’une plutôt pratiquée par les communautés noires, l’autre par les descendants d’Indiens). On peut également citer le candomblé de Bahia, le Xangô de Recife, ou le Tambor de Mina du Maranhão.
Dans le candomblé, par le biais des rites et des mythes, les descendants d'Africains ont pu construire leur identité, dans le contexte difficile de l’esclavage, et plus tard de l’exploitation sociale et de la pauvreté, avec pour référence des valeurs religieuses d’origine africaine. Le candomblé emprunte dans ses rites un vocabulaire essentiellement issu des langues du golfe de Guinée, notamment le yoruba, confirmant ainsi la préservation d'une part des cultures d'origine. Cette organisation spirituelle et sociale révélée par le candomblé a permis une sorte de « réinvention » de l’Afrique en terre brésilienne. Dans le cas de l’umbanda par exemple, qui est apparu tardivement, son développement s’est caractérisé par la quête (initiée par des segments blancs de la classe moyenne urbaine) d’un modèle de religion qui puisse tenir compte légitimement des contributions des groupes qui composent la société brésilienne.
Résister par la danse et la culture musicale
L’identité afro-brésilienne, par laquelle la mémoire des ancêtres africains et la lutte contre la servitude pouvaient prospérer, s’est beaucoup exprimée à travers la culture musicale – notamment dans le Nord et le Nordeste du Brésil, où les communautés noires étaient les plus importantes, mais pas seulement. Cela a donné naissance à de nombreux styles, qui ont longtemps fait l’objet d’une marginalisation dans la société brésilienne, voire d’une interdiction pure et simple par l’État. Devant l’immense palette qui s’offre à nous, nous retiendrons, pour l’exemple, trois cas emblématiques : la capoeira, le maracatu et la samba.
À la fois art martial, sport, danse, musique et culture populaire, la capoeira est aujourd’hui mondialement connue. Elle s’est d’abord développée au Brésil par les descendants d’esclaves africains, à partir de la fin de XVIème siècle – on affirme souvent qu’elle est apparue au quilombo de Palmares que nous évoquions plus haut. Elle se caractérise par des coups et par des mouvements agiles et complexes, utilisant notamment les pieds, la tête, les genoux, les coudes, des acrobaties aériennes ou au sol. Elle se distingue des arts martiaux classiques par sa musicalité. Ceux qui la pratiquent apprennent non seulement à se battre mais aussi à jouer des instruments typiques et à chanter. Son nom vient du tupi kapu’era, qui signifie « la forêt qui a été », en référence aux pans de forêts qui étaient coupés ou brûlés pour permettre les plantations des Indiens.
Au Brésil comme dans le reste de l’Amérique latine, les esclaves africains étaient soumis à un régime de travail forcé, et devaient également adopter la langue portugaise et la religion catholique. La capoeira, dans ce contexte, a constitué l’expression de la révolte contre le traitement violent qui leur était infligé, et permettait d’apprendre à se battre sous couvert d’une danse inspirée de rituels d’origine africaine, probablement du sud de l’actuelle Angola.
Interdite par décret dès 1890 (deux ans à peine après l’abolition de l’esclavage, et seulement un an après la proclamation de la république au Brésil), la capoeira s’est longtemps pratiquée en cachette. Ceux qui étaient surpris par la police étaient arrêtés, torturés et bien souvent mutilés, comme le met bien en scène le film Besouro. Sorti en 2009, du réalisateur et producteur brésilien João Daniel Tikhomiroff, le film présente la légende de Besouro Mangangá (1885-1924), considéré comme l’un des plus grands capoeiristes de l’Histoire du Brésil – le nom de Besouro (« Coléoptère », « Scarabée ») viendrait de la légende qui raconte qu'il se transformait en scarabée lorsque ses adversaires devenaient trop nombreux, pour s’échapper en s'envolant.
Il a fallu attendre les années 1930 pour voir les premières tentatives de création d’écoles et d’académies de capoeira, notamment à Salvador, dans l’État de Bahia, sous le nom définitif de capoeira angolana. Aujourd’hui, elle est classée « patrimoine culturel immatériel de l'humanité » par l'UNESCO.
La musique tient une place fondamentale dans la capoeira, comptant généralement sur trois berimbaus (un instrument à cordes typique), deux tambourins et un atabaque (un tambour traditionnel). Le format peut toutefois varier, et on voit par exemple souvent s’y ajouter un agogô (la cloche brésilienne, originaire d'Afrique et également très présente dans le carnaval brésilien) et, instrument également très présent dans la salsa et la cumbia, un reco-reco (une percussion en bois sur laquelle on gratte, aussi appelée dikanza, originaire d’Angola). L’un des berimbaus définit le rythme et le jeu de capoeira développé dans le cercle de danse (roda de capoeira). C’est donc la musique qui commande, non seulement le rythme mais également le contenu.
Deuxième style musical : le maracatu, qui constitue un univers culturel afro-brésilien caractéristique du carnaval de Pernambouc, durant lequel on assiste au « couronnement » de rois africains. Les esclaves, réunis en fraternités sous la protection d’un saint catholique, couronnaient leurs rois et reines, accompagnés de princes, princesses, Dames, ambassadeurs et autres nobles richement habillés le jour de la cérémonie. Les Dames portent les calungas, des poupées qui symbolisent les ancêtres africains, et les orixás (divinités), dont l’importance est immense au sein des différents groupes.
Groupe de maracatu, dans les rues d'Olinda (État du Pernambouc).
Les danseuses, habillées à la mode bahianaise, se joignent au cortège royal, qui peut rassembler des centaines de personnes. Plusieurs groupes de maracatu défilent avec des drapeaux marqués des motifs et emblèmes de chaque « nation ». Les batuqueiros (joueurs de batuque, le tambour traditionnel) recourent aux tambours, aux agogôs (les cloches afro-brésiliennes), aux caisses et aux chocalhos (idiophone secoué, percussion souvent utilisée dans les batteries de samba) pour jouer le « bouleversement » (baque virado), rythme typique du maracatu.
Le maracatu cache lui-même une diversité de sous-styles et de branches. À titre d’exemple, le maracatu « rural » ou « orchestre » produit le baque solto, un rythme interprété par des percussions et des instruments à vent. Le caboclo de lança, figure folklorique héritée des cultures afro-indigènes, est considéré comme son plus grand symbole.
Enfin, la samba, nettement plus connue, est un genre musical et une danse, dont les origines sont retracées dans les traditions religieuses africaines, en particulier en Angola et au Congo. Née au début du XXème siècle dans les quartiers populaires de Rio de Janeiro (où bon nombre d’anciens esclaves, libres à partir de l’abolition en 1888, s’étaient installés), la samba était au départ très influencée par d’autres rythmes de l’époque comme le maxixe (un rythme très rapide) et la marcha (simple et binaire). Elle s’est ensuite développée avec autant de spécificités à São Paulo, Salvador ou encore Belo Horizonte, pour être reconnue avec le temps comme l’un des symboles du Brésil et de son carnaval. Une journée nationale lui est même consacrée, le 2 décembre. Le rythme y est donné essentiellement par les instruments de percussion, la guitare et le cavaquinho (sorte de guitare d’origine portugaise, à quatre cordes).
D’abord jugée trop obscène, brutal et violent, la samba ne fut pas immédiatement élevée au rang qu’on lui connaît, loin s’en faut. Les sambistas (danseurs de samba) et tout le contexte socioculturel qui l'a entourée ont été un temps marginalisés par une société brésilienne marquée par le racisme, la stigmatisation des rites d’origine africaine et les privilèges hérités du système esclavagiste. Le 31 décembre 1922, un quotidien, Jornal do Brasil écrivait : « Dimanche dernier, dernier jour de la fête de Penha, les autorités policières ont saisi tous les tambourins qui semblaient isolés, c’est-à-dire dont les propriétaires n’appartenaient pas à des groupes de musique ». Au Musée d’Art de Rio de Janeiro, on trouve cette citation de Donga, connu pour avoir été le premier musicien à enregistrer un morceau de samba (Pelo telefone, en 1916), qui rappelait en 1963 que le préjugé et la criminalisation de la samba étaient une constante dans la vie des sambistas : « Le gars de la police en arrêtait un qui jouait du violon, celui-ci était perdu. Perdu ! Pire que communiste, bien pire. Ce que je vous raconte est vrai. Ce n’était pas une plaisanterie, non. La punition était très sérieuse. Le commissaire te gardait là pour 24 heures ».
Avec la complexification du genre musical, le succès et la professionnalisation de la samba, son image a pris forme et s’est fixée autour de la figure même du sambista : chanteur, compositeur, percussionniste ou danseur, homme ou femme, très lié à un groupe ou à une école. Cette image est souvent abusivement associée à l’univers des voyous et du vagabondage, en raison des préjugés qui entourent les favelas ou les autres cadres socialement peu favorisés d’où les sambistas viennent le plus souvent.
Malgré cette discrimination et la violence encore pratiquée contre la culture noire, la figure du sambista voyou des années 1920 et 1930 (avec le chapeau de paille, la chemise à rayures et le pantalon blanc) est devenu également le symbole stéréotypé du Carioca (habitant de Rio de Janeiro). Pour les femmes, l’habit associé à la samba a été, pendant longtemps, le vêtement de la Bahianaise.
Le récit des luttes : un héritage mal assumé dans la mémoire collective
Le travail de mémoire se fait lentement, trop pour une société encore marquée par les inégalités raciales et sociales. On peut évoquer à cet égard l'histoire de Tereza de Benguela, qui vécut au XVIIIème siècle mais dont la reconnaissance est toute récente.
Devenue l’une des icônes de la lutte des femmes noires dans le pays, elle est connue pour avoir pris la tête du quilombo de Quariterê, dans la vallée de Guaporé (État du Mato Grosso), à la mort de son mari. Appelée en son temps « reine Tereza », elle assura, malgré les assauts réguliers des Portugais, la gestion politique, administrative et économique d'une communauté mélangeant une centaine de Noirs et quelques dizaines d'Indiens. Elle développa la forgerie pour doter les agriculteurs d'outils en fer, ainsi que la production de coton, qui était transformé sur place pour ensuite exporter les tissus produits en dehors du quilombo. Son sens de l’organisation permit la résistance durant plus de vingt ans, jusqu’aux alentours de 1775, quand le quilombo fut détruit par les forces envoyées par le gouverneur de la capitainerie portugaise. L’histoire de Tereza de Benguela est tombée longtemps dans l’oubli. Ce n’est que 250 ans plus tard qu’une forme de reconnaissance lui fut accordée : en 2014, une loi définit le 25 juillet comme Journée nationale de Teresa de Benguela et de la Femme Noire.
Il est clair que la venue forcée de millions d’esclaves a marqué à jamais le visage du Brésil. D’une façon qui peut d’ailleurs paraître paradoxale (puisqu’elle est le résultat des pires drames commis dans l’humanité), le Brésil constitue une nation multiraciale qui cherche à faire l’éloge du métissage – à l’opposé du modèle nord-américain qui s’inscrit plutôt dans une logique d’égalité raciale (tous égaux, mais différents). Il est clair que l’héritage portugais pour l’un, et britannique pour l’autre, explique pour une bonne part cette différence fondamentale, puisque pour le premier, le métissage (de gré ou de force) faisait partie intégrante de la stratégie de colonisation et de domination.
Pour autant, la société s’est forgée en même temps sur une conception hiérarchisée et inégalitaire : à sa tête se trouve la figure du Blanc, tandis que le Noir et l’Indien en sont les deux piliers, corvéables à merci. À tel point qu’il est parfois difficile de dire si, au Brésil, ce sont les critères raciaux qui déterminent l’appartenance à une classe sociale, ou l’inverse. Cette ambivalence entre éloge du métissage et endogamie sociale (et donc souvent raciale) rend très complexe la compréhension du Brésil. Ces questions sont probablement d'un enjeu essentiel pour la cohésion nationale, dans ce Brésil où la persistance des discriminations et de fortes inégalités ne sont rien de moins que l'héritage et la prolongation d'une société longtemps esclavagiste. Le cas des quilombos est à cet égard édifiant, puisque bon nombre de communautés au Brésil en sont aujourd’hui les héritières, et revendiquent une reconnaissance et une délimitation de leurs terres au même titre que les groupes autochtones en Amazonie. Souhaitons au Brésil de pouvoir porter un regard lucide et complet sur son passé – même si le contexte politique actuel n'y semble pas du tout favorable –, pour y voir d'une part les leçons à retenir en vue d'une relation apaisée entre ses citoyens, et d'autre part les actes de courage qui l'ont parsemé.
Peintures murales à Rio de Janeiro, au Brésil.
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Dans l'extrait suivant, tiré de l'essai L'homme prédateur publié en 2011, la politologue et militante féministe décoloniale Françoise Vergès revient sur la nécessité de mettre en lumière les récits de résistance face à l'esclavage et à la traite, pour déconstruire le fantasme d'une soumission apaisée et pour rappeler que les personnes mises en esclavage furent des acteurs de l'Histoire.
« La figure de l’esclave porte en double celle du marron. L’épopée des marrons brise le récit esclavagiste. Elle trace les routes et les sentiers de la résistance. Leur existence et leur lutte pour la liberté coupent de leur tranchant la surface du réel. Petit marronnage (s’échapper un jour, voler) ou grand marronnage (aller s’établir dans les montages), peu importe : tous les gestes des marrons, toutes leurs paroles trouent la trame de l’histoire. Ils apportent discontinuités et ruptures dans l’histoire coloniale. L’évènement est rendu à sa dimension âpre, imprévisible. Les paroles fragmentaires ébauchées dans les rapports de police disent l’histoire oubliée des mille petits gestes de refus, de désobéissance. Désordre social, guerre même, peut-on lire dans les commentaires des contemporains, mais guerre à la barbarie, guerre à l’ordre esclavagiste.
Ces millions d’histoires singulières, ces moments fugaces, nous offrent une leçon contre le fatalisme. Elles disent la patience de la lutte. Elles nous font retrouver sa radicale altérité. Le passé n’est pas un bloc, car ces voix montrent clairement que l’histoire ne dit ni le bien ni le mal, qu’elle n’enseigne pas de leçons directes, qu’elle est à l’image du désordre, des révoltes avec leurs imprévus, leurs rêves, leurs défaites et leurs victoires. Il ne faut pas céder à l’injonction qui fait de l’histoire un savoir mort, ni du passé une tombe, mais au contraire y puiser les raisons pour lutter. La lutte contre l’esclavage enseigne à la fois la colère et la patience ; loin de nous faire douter qu’il est juste de combattre, elle nous montre la capacité des opprimés à ne pas renoncer. »
Françoise Vergès, L’homme prédateur. Ce que nous enseigne l’esclavage sur notre temps, éditions Albin Michel, Paris, 2011, p. 154-155