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Par Jorge Brites.

Ville de Travnik, en Bosnie centrale.

Ville de Travnik, en Bosnie centrale.

À Travnik, en Bosnie centrale.

Le 14 décembre 1995, il y a exactement vingt-cinq ans, étaient signés les accords de Dayton qui ont mis fin à la guerre de Bosnie-Herzégovine suite à la dislocation de la Yougoslavie en 1991. Ce conflit, démarré en 1992 et qui a vu s’affronter les communautés serbe, croate et bosniaque « musulmane », par le biais de milices armées, a fait plus de 100 000 morts et près de deux millions de déplacés. Par la violence qui le caractérise et sa longévité, il a transformé à jamais le visage de ce pays situé au cœur des Balkans, d’à peine 3,5 millions d’habitants et autrefois vanté pour son multiculturalisme. Aujourd’hui encore, cette terre porte les stigmates de la guerre et demeure administrativement découpée entre la Fédération de Bosnie-Herzégovine (elle-même partagée entre communautés bosniaque et croate) et la République serbe de Bosnie, auxquelles s'ajoute le district de Brčko. Une situation qui, doublée d’une corruption endémique et d’une vie politique ultra-communautarisée, ralentit le développement économique du pays et son cheminement vers une cohabitation pacifiée.

Le sort de la Bosnie-Herzégovine symbolise d’une certaine manière le dilemme identitaire de l’ensemble des Balkans, confrontés à partir du XIXème siècle au concept d’« État-nation » (ethniquement homogène, ou qui suppose du moins une identité unique) que de nombreux leaders politiques ou religieux ont cherché à imposer, à l’issue d’une indépendance tardive vis-à-vis de l’Empire ottoman. Il en a résulté le plus souvent un rejet du caractère multiculturel des mémoires nationales et de la période de domination ottomane. Nous avons aujourd’hui choisi de nous pencher sur cet enjeu de la mémoire, à travers l’héritage ottoman dans les Balkans et notamment en Bosnie-Herzégovine, qui démontre que quatre siècles de domination, de gestion politique et de coexistence ne peuvent pas constituer une simple parenthèse dans l’histoire d’une région si complexe.

Quelques rappels historiques tout d’abord : durant le Moyen-Âge et suite au déclin progressif de l’Empire byzantin, les Balkans se sont vus colonisés par divers peuples slaves, entre le VIème et le IXème siècle – organisés en petits royaumes (qui constituent souvent, aujourd’hui, la référence historique auxquels peuvent se rattacher les récits nationaux des différents pays). Dans le cas de la Bosnie-Herzégovine, le fief (banat) de Bosnie, État vassal du royaume de Hongrie, s’est établi en 1154, avant de prendre son indépendance et de devenir le royaume de Bosnie en 1377.

L’arrivée des Ottomans constitue l'un des évènements majeurs de l’histoire de la Bosnie-Herzégovine. Dès 1371, ils font des incursions dans les Balkans. En 1389 a lieu la bataille de Kosovo Polje qui est restée dans l’histoire serbe comme un moment fondateur de la nation. Ce jour-là, les armées du roi serbe Lazar, appuyé par d’autres princes des Balkans, affrontent celles du sultan ottoman Murat. Si l’issue de la bataille est restée incertaine, elle marque le début d’une conquête inexorable des Ottomans, commencée quelques années auparavant – une marche en avant sur l’Europe qui ne s’arrêtera qu’avec l’échec du siège de Vienne en 1529, mené par le sultan Soliman le Magnifique. En 1463, les Turcs ont déjà conquis pratiquement toute la Bosnie-Herzégovine. Quelques poches de résistance subsistent plus longtemps, comme la localité de Bihač qui ne tombe qu’en 1592. Immédiatement, s’opèrent des mutations profondes dans la société et dans l’administration. La conversion à l’islam n’est pas obligatoire, même si plus d’avantages sont offerts aux convertis, tels que l’accès à la propriété, le vote ou l’accès à des fonctions officielles. La Bosnie-Herzégovine, globalement, a prospéré sous les Ottomans. Les villes comme Sarajevo ou Mostar se sont considérablement développées, et l’apport architectural fut immense. Un système de propriété foncière s’est mis en place. Des districts militaires et administratifs furent créés, les sandjaks. En 1580, toute la région, y compris la Serbie, passait sous l’administration d’un pashadom qui reconnaissait au pays une certaine forme d’autonomie.

Néanmoins, le XVIIIème et surtout le XIXème siècles virent l’affaiblissement du pouvoir ottoman. Reculs territoriaux significatifs et révoltes diverses commencèrent à saper les fondements de l’empire. La première grande révolte paysanne eut lieu en 1831. La noblesse, jusqu’alors préservée, se sentit menacée dans ses privilèges tandis que les paysans, accablés de charges, s’organisaient. En 1875, l’Herzégovine, affamée, se souleva. Elle entraîna rapidement le reste de la Bosnie ; les Serbes et les Monténégrins, leurs voisins, appuyés par les Russes, en profitèrent pour déclarer la guerre aux Ottomans. Cette révolte a duré trois ans. La Révolution française avait fait des émules et le concept d’État-nation progressait dans les Balkans. Vaincus, les Ottomans durent négocier car les guerres de Crimée contre la Russie les avaient sensiblement affaiblis. En 1878, l’Autriche-Hongrie, qui avait déjà pénétré plusieurs fois en Bosnie et qui occupait la Croatie depuis longtemps, prit le contrôle administratif de la Bosnie-Herzégovine, suite au congrès de Berlin en juillet de la même année. Congrès de Berlin qui ne se tint pas pour la seule Bosnie, loin s’en faut. En effet, avec les révoltes de 1875, c’est la grande crise orientale qui débutait (la « question d'Orient »), et à l'issue de laquelle la Roumanie, la Bulgarie et la Serbie accédèrent à l'indépendance. Quoi qu’il en soit, l’Autriche-Hongrie se retrouvait à administrer la Bosnie et y étendit immédiatement son influence dans tous les domaines, même si le pays restait théoriquement sous la suzeraineté du sultan. En 1882, un gouvernement civil y fut installé, dirigé par le Hongrois Kallay, et en 1908, l’Autriche-Hongrie annexait carrément le pays.

Les deux guerres mondiales permettront ensuite à la Bosnie-Herzégovine de rejoindre le projet d'unification politique des peuples slaves des Balkans occidentaux : en 1945, la Bosnie-Herzégovine devient l’une des républiques socialistes fédérées de la Yougoslavie. Quand celle-ci se disloque en 1991, le pays décide d’organiser un référendum sur son indépendance. Tenu le 29 février et le 1er mars 1992 et boycotté par la majorité des Serbes de Bosnie, il voit 99,4% des votants s’exprimer pour une sortie de la Yougoslavie, avec une participation de 64%, soit une approbation finale d'environ deux tiers des électeurs inscrits. Ce référendum est suivi d’une rapide escalade des tensions, et le 6 avril, la guerre civile éclate à Sarajevo – la ville connaîtra quatre ans de siège par les forces serbes de Bosnie, armées et soutenues par Belgrade.

À l’image du génocide au Rwanda au cours de la même décennie, la mosaïque multiculturelle que représente le pays et la forte interpénétration des communautés complexifient les revendications territoriales et ont des conséquences tragiques : nettoyages ethniques (dont le plus tristement célèbre, le massacre de Srebrenica en juillet 1995, au cours duquel 8 000 hommes et adolescents bosniaques sont froidement exécutés par les troupes serbes de Bosnie), déplacements forcés de population, guérillas urbaines, destruction de symboles historiques et identitaires, délations et implication des civils (y compris entre voisins, amis, collègues, etc.), propagation de discours de haine à travers les médias, etc.

Mosquée de Fehrat-pacha, à Banja Luka.
Mosquée de Fehrat-pacha, à Banja Luka.
Mosquée de Fehrat-pacha, à Banja Luka.
Mosquée de Fehrat-pacha, à Banja Luka.
Mosquée de Fehrat-pacha, à Banja Luka.
Mosquée de Fehrat-pacha, à Banja Luka.

Mosquée de Fehrat-pacha, à Banja Luka.

L’idée n’est pas ici de s’attarder sur les détails ou les conséquences de ce conflit, ou des divers autres qui ont marqué la région, mais de mettre un exergue un héritage commun, caractérisé par une grande diversité, et pourtant mis au banc des différents récits historiques nationaux.

Qu’il soit considéré comme un apport significatif ou comme un fardeau obérant l’avenir de ses légataires, un héritage ne laisse pas indifférent. Et au-delà de son aspect matériel, un héritage est fortement connoté sur le plan symbolique. Tout comme la période islamique pour la Péninsule ibérique, le dilemme de l’Europe du Sud-Est, depuis le démantèlement de l’Empire ottoman entre 1699 (perte de la Hongrie) et 1913 (Seconde Guerre balkanique), est de savoir s’il faut accepter ou rejeter le legs de la « Sublime Porte ». Plusieurs paramètres entrent en jeu : au début du XXème siècle, toute la région souffre d’une mauvaise réputation auprès du reste de l’Europe : elle englobe un ensemble comprenant les Balkans et auquel on peut ajouter la Grèce et l’île de Chypre. Les Balkans représentent alors aux yeux des Occidentaux les confins de la civilisation européenne, ayant successivement servi de ligne de délimitation entre chrétiens et musulmans (du temps de l'Empire ottoman), puis entre catholiques et orthodoxes (une fois les États indépendants, et lorsque la région devient un terrain d'influence disputé entre l'Autriche et la Russie), et enfin entre la modernité européenne et le retard supposé de l’Empire ottoman. Libéré de la domination turque, cet espace s’est progressivement retrouvé livré à lui-même, tout en demeurant la proie des convoitises des grandes puissances européennes, partagé sur les modèles à suivre pour se développer – non seulement sur le plan économique afin de se mettre au diapason du reste du continent, mais également sur le plan politique pour créer des États-nations indépendants.

Dans le contexte de tensions qui succède aux conflits identitaires du XXème siècle (depuis les guerres balkaniques de 1912-1913 jusqu'à celles de la décennie 1990), la perception de l’héritage de l’Empire ottoman par un pays comme la Bosnie-Herzégovine, mais aussi et surtout par ses voisins serbe, croate, bulgare, etc., constitue sans doute un enjeu pour la paix – comme élément de construction d’un imaginaire collectif. Quatre siècles de domination et d’occupation par l’Empire ottoman laissent des traces : administratives ou culturelles, tous les types de structures sont touchés. Si les mémoires collectives doivent gérer les conséquences de cette présence ottomane, les réponses que les États y apportent tout au long du XXème siècle se heurtent à la difficulté de passer d’un empire multiculturel à de multiples États-nations. En Bosnie-Herzégovine, pays le plus cosmopolite (et comportant, après l’Albanie, la plus forte proportion de musulmans), cette difficulté a évidemment été plus aigüe encore, et crée une nécessité : celle de bâtir un État-nation sur la base de la différence, de la diversité ethnique et religieuse.

Les rues du quartier ottoman, à Sarajevo.
Les rues du quartier ottoman, à Sarajevo.
Les rues du quartier ottoman, à Sarajevo.
Les rues du quartier ottoman, à Sarajevo.
Les rues du quartier ottoman, à Sarajevo.

Les rues du quartier ottoman, à Sarajevo.

Pocitelj, en Herzégovine.

La persistance de structures héritées de l’Empire ottoman

La présence ottomane n’a pas manqué d’avoir des répercussions importantes dans de nombreux domaines structurels. Le plus important a été le millet, dont l’organisation a fortement marqué les sociétés du Sud-Est européen. Le terme millet désigne, en turc, une minorité confessionnelle ; l’Empire ottoman reconnaissait aux communautés religieuses une certaine autonomie, à travers un système d’autogestion. Les dirigeants religieux bénéficiaient ainsi de pouvoirs législatifs, judiciaires ou fiscaux assez étendus. C’étaient eux qui récoltaient les taxes garantes de la protection du Sultan, et étaient responsables devant lui.

L’Empire ottoman s'est servi de la reconnaissance des millets à des fins stratégiques. C’est ainsi que les Églises orthodoxes ont été favorisées au détriment de l’Église catholique romaine dans plusieurs pays, comme en Bosnie ou à Chypre – ce qui permettait à l’Empire de s’appuyer sur une hiérarchie plus conciliante que l’Église romaine. C’est pourquoi, à Chypre, l’archevêque orthodoxe de l’île devint ethnarque, « chef du peuple » : la persistance de cette organisation se retrouve dans l’identification des Chypriotes à leur archevêque durant l’occupation britannique (1878-1960). Et c’est donc naturellement que l’archevêque-ethnarque Makarios III, élu en 1950 à la tête de la communauté, encouragea le nationalisme et mena son peuple à l’indépendance. Il fut élu président de la République chypriote en 1960, sous son nom religieux.

L’impact de cette organisation sociale et administrative s’est vu renforcé par un élément exogène : au cours des XIXème et XXème siècles, les puissances extérieures, qui se déclaraient protectrices des minorités par la force des affinités religieuses, agissaient pour leur reconnaissance. Ainsi, la Russie appuya-t-elle le schisme de l’Église orthodoxe bulgare, qui devient autonome du Patriarcat Œcuménique de Constantinople en 1860. L’Exarchat bulgare fut instauré dix ans plus tard ; l’archevêque dirigeait les Bulgares au niveau religieux, mais aussi scolaire et linguistique, favorisant la formation de la nation bulgare, jusque-là incluse dans la région de Roumélie.

Dans ce contexte, les minorités ont intégré la conception du millet, avec de lourdes conséquences puisque l’organisation confessionnelle contribua progressivement à la faire correspondre à celle des « nationalités » que l’on connaît aujourd’hui. On peut citer l’exemple du Patriarcat de Pec qui exerçait, par définition, son mandat sur tous les orthodoxes serbes, sans considération de leur localisation géographique et de leur ethnicité : les nationalistes proposant au XIXème siècle une « Grande Serbie » la définissaient précisément sur les lignes du Patriarcat de Pec. Dans son ouvrage Histoire de la Bosnie-Herzégovine. Faits et controverses (1999), le juriste et historien français Thierry Mudry l’explique dans ces termes : « L'identité nationale des principaux peuples balkaniques se structura […] autour des millets », tandis que « dans le reste de l'Europe [...] le processus de nationalisation s'opéra par identification à une ethnie, à un groupe linguistique ». La nationalité, dans les Balkans, n’est pas envisagée autrement qu’au travers de l’identité religieuse, et cette caractéristique est prégnante dans les conflits récents qui ont frappé la Bosnie-Herzégovine.

Encore de nos jours, des années pourtant après la fin de la guerre à l’issue du démembrement de la Yougoslavie, l’édification de monuments religieux, notamment de la part des minorités croate (catholique) et serbe (orthodoxe), semble un enjeu de rivalité intercommunautaire. Deux des exemples les plus connus étant, à Mostar, la croix catholique érigée à la vue de toute la ville dans les hauteurs, ainsi que le « campanile de la paix » – également l’œuvre des Croates –, monument en béton d'une hauteur de 75 mètres...

Chantier de la nouvelle église orthodoxe, à Mostar, en Herzégovine.

Chantier de la nouvelle église orthodoxe, à Mostar, en Herzégovine.

On ne saurait aborder l’héritage ottoman en Bosnie-Herzégovine sans mentionner son impact sur la pratique de l'islam. On peut notamment citer l’islam des derviches, appartenant à la branche soufie, et qui a trouvé en pays bosnien un terreau favorable. Le soufisme est un mouvement islamique mystique connu pour ses derviches pratiquant la méditation, certains au moyen de la danse. Proches du chiisme, les confréries soufies jouèrent ainsi un grand rôle dans la conversion à l’islam des populations lors de la conquête des Balkans par les Ottomans (eux-mêmes majoritairement sunnites). La pratique religieuse derviche se caractérise par l’ascèse, la connaissance de la science, une grande tolérance (certaines confréries n’interdisent pas la consommation d’alcool et laissent les femmes prier avec les hommes) et des emprunts aux autres religions. Tout cela fut à même de séduire les populations chrétiennes, en particulier là où l’Église de Bosnie (les Bogomiles) se trouvait déjà en rupture avec le christianisme. Vivant à la manière de moines chrétiens (mais souvent mariés), les derviches se regroupent dans un tekké, dont l’apparence se distingue de la mosquée par son absence de minaret. Leur vie étant tournée vers une recherche perpétuelle pour trouver les mystères de la création, les derviches ne respectent pas les cinq prières quotidiennes. Au tekké de Blagaj, on peut assister parfois à la cérémonie du zikr (ou dhikr), le « rappel ». C’est un élément clé dans les pratiques de la voie soufie. Il peut prendre des formes diverses : méditation silencieuse, chants et danses des derviches tourneurs. C’est généralement par la musique que les derviches atteignent cet état de méditation.

Enfin, la période ottomane n’a pas été sans conséquences sur les structures socio-économiques des territoires de la région. Avec toute la prudence nécessaire à l’établissement de cette corrélation, on peut attribuer à l’héritage ottoman certains traits : dans la plupart des pays balkaniques, on constate l’absence d’une aristocratie terrienne, la faiblesse de la bourgeoisie, ainsi que la prédominance de la petite paysannerie. Cette spécificité peut s’expliquer par la grande centralisation ottomane. De plus, l’interdiction islamique de l’usure et des prêts à intérêts a freiné le développement des banques, des échanges et des assurances, dans un Sud-Est européen pourtant majoritairement chrétien. Les nombreux rattrapages économiques ont été accompagnés par les banques occidentales, en particulier britanniques, au cours du XXème siècle – ce qui ne manqua pas d'accentuer l’idée d’un retard dû à la période ottomane.

Il est intéressant de noter que, durant les années titistes, on trouve des versions de cette vision tant parmi les observateurs extérieurs que parmi les historiens marxistes yougoslaves. Ces derniers interprètent souvent la période ottomane comme une période de ralentissement économique lié au système féodal ottoman qui aurait empêché une prise de conscience paysanne et, plus tard, un développement industriel.

En outre, la domination ottomane aurait eu une influence profonde sur les mentalités balkaniques, notamment en les excluant des révolutions du monde « occidental chrétien », comme la Renaissance et les révolutions scientifique et industrielle. L'influence ottomane serait donc fondamentale, car le concept d'« État-nation » se serait imposé dans une région et un contexte ethnique très différents de l'Europe de l'Ouest. Explication un peu courte de la complexité et de la violence des nationalismes balkaniques, puisqu'elle semble négliger le fait que d'autres régions du continent, sans avoir été occupées par l'Empire ottoman, ont elles aussi accusé un lourd retard de développement ou connu des conflits violents (Europe centrale, Espagne, etc.), mais il semble évident que le lien entre nationalité et religion, consacré et accentué par l'administration ottomane a, à terme, pourri le rapport interconfessionnel dans la région. La conception religieuse des nationalités, en ignorant les frontières et les ethnies, serait coupable de la création de minorités nationales (comme les Serbes ou les Croates en Bosnie-Herzégovine) qui, malgré une appartenance ethno-linguistique et géographique commune, réclament une nationalité « religieuse » spécifique.

Tekké soufi de Blagaj, en Herzégovine.

Tekké soufi de Blagaj, en Herzégovine.

Monument de la flamme éternelle, à Sarajevo.

De la construction d’identités nationales à une revalorisation récente (et timide) de la période ottomane

Il faut évidemment nuancer la vision opposant un Ouest civilisé et un Est barbare. Par exemple, on voit émerger aujourd’hui une lecture historique différente, comme l’idée que les difficultés économiques des États balkaniques, une fois indépendants, ont surgi après la chute de l’Empire et en partie à cause de la perte du marché impérial. De la même manière, on voit resurgir une revalorisation de l’héritage de l’Empire ottoman, notamment le fait que la destruction des vieilles aristocraties pré-ottomanes a favorisé l'émergence de petits propriétaires et donc la création d’une société plus égalitaire que ses voisines en Europe.

Pour autant, changer le regard sur cette longue page de l’histoire du continent est un chemin compliqué : les nations sont encore souvent présentées à la fois comme victimes et résistantes à ce qui est communément appelé le « joug ottoman ». Oubliée, la stabilité appréciable apportée par la Pax ottomanica avec la bénédiction du clergé orthodoxe qui y voyait un rempart contre une Europe catholique agressive : le clergé orthodoxe serbe justifie sa coopération passée avec l’Empire ottoman par la nécessité de protéger l’identité serbe de toute influence externe.

Le mythe du « tous résistants » s’est largement diffusé dans la région, avec un discours récurrent, selon lequel les descendants en droite ligne des ancêtres de la nation bulgare ou roumaine se réfugièrent « dans les montagnes » lors de l’invasion ottomane et y ont demeuré durant tout le temps de l’occupation, préservant ainsi leur culture et leur « race » de tout mélange. Chacun fait appel à une glorieuse lignée, comme les Daces pour les Roumains, les Illyriens et Dardaniens pour les Albanais, ainsi qu’à de nombreux héros tirés d’un fond commun balkanique dont les différents États-nations se disputent l'héritage. Un consensus se dégage, réduisant la période ottomane à une parenthèse : les histoires nationales auraient été interrompues au Moyen-Âge par l’Empire turc pour reprendre leur cours à sa chute. Le désir exacerbé de reléguer l’ère ottomane parmi les âges sombres pour ne conserver que les histoires nationales reconnues, se retrouve dans la résurgence de grands projets fédérateurs remontant au Moyen Âge : Grande Serbie modelée sur l’Empire de Dušan, Grande Bulgarie, etc. Négligeant totalement les apports ottomans – en dépit de la présence de minorités turcophones dispersées dans toute la péninsule des Balkans –, ces projets s’avèrent irréalistes et alimentent les rivalités entre des États-nations qui se disputent les mêmes territoires.

Les figures héroïques emblématiques de la résistance aux envahisseurs turcs sont glorifiées, à l'image de Milos Kobilic, héros serbe mort en tuant le Turc Murad lors de la bataille de Kosovo Polje en 1389 ; la plupart de ces légendes sont issues du romantisme folklorique en vigueur au XIXème siècle, propre à la construction d’États-nations.

Du fait de la vaste dimension de l'Empire ottoman, une grande variété de populations, de religions, de langues et de cultures y cohabita durant plus de quatre siècles. Les peuples y relevaient d’une multiplicité d’ethnies : Turcs, Aroumains, Tatars, Tziganes, Grecs, Arméniens, Slaves, Albanais, Roumains, Hongrois… De nombreuses religions s’y côtoyaient. En Europe, l’islam était présent essentiellement sous sa forme sunnite. Le christianisme y apparaît sous plusieurs formes, comptant des Églises grecque orthodoxe, arménienne, catholique… Le judaïsme y comprenait quant à lui des communautés romaniotes, karaïtes, séfarades, ashkénazes…

La Bosnie-Herzégovine est à cet égard illustrative, puisqu’elle se caractérise par un cosmopolitisme inégalé dans les Balkans. Depuis longtemps, de nombreuses communautés étaient venues s’y installer. La plus importante était peut-être celle des juifs et plus particulièrement des juifs séfarades qui fuyaient l’Inquisition espagnole. Dès le XVIème siècle, ils quittent l’Espagne vers l’Italie, l’Allemagne, l’Afrique et pour certains d’entre eux, la Dalmatie croate. Au contact des musulmans de Bosnie et devant leur accueil, ils décident de s’y installer. Les Ottomans acceptent toute autre religion monothéiste et autorisent les juifs à préserver leur culture et leur religion. La communauté s’installe à Sarajevo mais aussi à Mostar, Tuzla et Zenica. Les juifs s’intègrent alors dans la mosaïque bosnienne et prospèrent jusqu’aux deux guerres mondiales qui, particulièrement la seconde, leur sont aussi cruelles qu’ailleurs en Europe : 14 000 juifs de Bosnie furent déportés. Aujourd’hui, ils ne sont plus que quelques centaines dans le pays.

Le vaste ensemble géopolitique qu’a constitué l’Empire ottoman était donc aux antipodes d’un État-nation, d'autant plus que la « Sublime Porte » ne peut pas être accusée d’avoir mené une politique massive et systématique de turquisation ou d’islamisation forcée. Certes, elle a recruté des janissaires (du turc yeni çeri, « nouveau soldat »). Constituant le principal corps d’infanterie militaire dans l’Empire ottoman, ils étaient enrôlés et convertis par la force parmi les populations chrétiennes des Balkans et d’Anatolie ; mais le pourcentage des garçons recrutés pour le corps des janissaires fut infime. De plus, les monuments construits directement par l'Empire se limitèrent souvent à des mosquées, des casernes ou bâtiments administratifs, ainsi qu'à des infrastructures. Il s’agissait bien d’un empire qui rassemblait des éléments hétérogènes sans chercher à les fondre dans un moule unique.

La « Mosquée colorée », à Travnik, en Bosnie centrale.
La « Mosquée colorée », à Travnik, en Bosnie centrale.
La « Mosquée colorée », à Travnik, en Bosnie centrale.
La « Mosquée colorée », à Travnik, en Bosnie centrale.
La « Mosquée colorée », à Travnik, en Bosnie centrale.
La « Mosquée colorée », à Travnik, en Bosnie centrale.
La « Mosquée colorée », à Travnik, en Bosnie centrale.

La « Mosquée colorée », à Travnik, en Bosnie centrale.

Ancienne synagogue séfarade, abritant le Musée juif de Sarajevo.

Il n’y eut pas vraiment de conversions forcées et les catholiques, orthodoxes et juifs purent continuer à exister en tant que tels – même si les uns et les autres durent attendre le déclin de l’Empire pour bâtir ou rebâtir de nouveaux temples. L’État qui en principe ne devait tenir compte que de la cherî’a, c’est-à-dire de la loi religieuse musulmane, s'est vu contraint, en raison de la nature cosmopolite de son peuplement, de reconnaître le droit coutumier des diverses communautés. Il y eut toutefois, localement et surtout à partir du XVIIème siècle, des vagues de conversion à l’islam, notamment en Albanie, au Kosovo, en Bulgarie et chez les adeptes de l’hérésie bogomile en Bosnie. La plupart furent volontaires, même si un certain opportunisme économique et social en fut souvent la cause. Les convertis se concentrèrent dans les villes où ils constituèrent une classe privilégiée alliée du régime ottoman. La majorité des villes des Balkans étaient divisées en quartiers, mahallas, chacun étant habité par une communauté. Avec leur « quartier ottoman », beaucoup de villes bosniennes sont encore les héritières de ce découpage.

Il y eut, parallèlement à cette grande diversité et par influences réciproques, un certain degré d’unification dans divers domaines de la vie courante : habitat, costume, cuisine, artisanat, architecture, arts décoratifs, musique, etc. Et si les villes perdent lentement leur « aspect ottoman », les coutumes et un certain vocabulaire continuent de se perpétuer dans les langues des peuples qui vécurent sous l’autorité sultanique. Un simple coup d’œil jeté sur le vocabulaire hérité par les Albanais, les Bulgares, les Grecs, les Macédoniens, les Bosniaques, les Serbes et les Roumains montre combien la civilisation ottomane a su s’imposer et modeler certains aspects de la vie. Près de deux cents mots d’origine turque concernent les divers éléments qui entrent dans l’agencement d’une maison, l’habillement, le mobilier, l’alimentation ou l’environnement urbain. Ce qui montre bien le rôle qu’ont joué les Turcs ; entre autres, ils ont posé les premières bases d’une nouvelle civilisation urbaine. Mais, pour l’essentiel, les divers peuples de l’Empire ottoman conservèrent leurs langues, leurs traditions culturelles, et le plus souvent leurs religions.

Quelques exemples : on habite une oda (chambre), on couche dans un yatak (lit), on regarde à travers une fenêtre pourvue d’un djam (vitre) et, bien entendu, d’un tchertcheve (cadre). La chambre a un döcheme (plancher) et un tavan (plafond). Les affaires sont rangées dans un dolab (armoire) et l’on prend ses repas dans la sofragerie, où se trouve une sofra (table à manger). Sur la table il y a des farfurii (assiettes) dont l’étymon ottoman, faghfur, n’est plus en usage. Le lit est pourvu de tcharchaf (draps) et les fenêtres de perde (rideau). Le consommateur fait ses achats chez le bakkal (épicier) et chez le zerzavattchi (marchand de légumes). Le touriste qui consulte le menu d’un restaurant y relèvera un certain nombre de plats et de gâteaux portant des noms turcs ou s’approchant de leur équivalent anatolien, du café turc au ćevapi, en passant par le baklava.

Point(s) de vue des communautés musulmanes : les vestiges d’une histoire rejetée

Dans le cadre des États-nations, les communautés musulmanes sont l’objet d’une grande diversité de perceptions qui relèvent, souvent, du fait que ces communautés représentent, au moins dans l’imaginaire populaire, les années de domination ottomane (voire « turque »). Leur simple présence rappelle les « conversions forcées » qui avaient arraché les convertis à leur nation. Il existe ainsi une rhétorique chez les nationalistes serbes qui tente de décrire les musulmans bosniaques comme la partie la plus faible de la population, celle qui a succombé à la pression de la conversion. Même quand elles ne sont pas perçues comme ayant trahi leur nation, les communautés musulmanes peuvent représenter un vestige douloureux de la période ottomane. L'importance, notamment, du Kosovo pour l'historiographie serbe (par le biais de la bataille de Kosovo Polje et le Patriarcat de Pec) se voit contrariée par la présence actuelle d'une majorité albanophone dans cette province. Le discours serbe vise donc à présenter la communauté albanaise comme « importée » par les Ottomans sur l’espace national serbe.

La méfiance envers les communautés musulmanes est confortée et entretenue par la diplomatie active de la Turquie actuelle, héritière de l'Empire ottoman. Depuis l'arrivée de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir notamment, Ankara cherche à réactiver ses liens culturels dans la région, par exemple en jouant sur l'appartenance religieuse – elle est en cela concurrencée par les Saoudiens et les Émiratis, d'ailleurs. Cette méfiance n'est toutefois pas nouvelle. Dès les dernières années de la Yougoslavie, les médias serbes évoquaient un complot entre les Turcs et les « shiptars » albanais dans le but de détacher le Kosovo de la Yougoslavie. La peur d'une affinité culturelle et identitaire entre Turcs et musulmans des Balkans contribue à faire apparaître les minorités pratiquant l'islam comme un danger pour les cohésions nationales. Dans cette lecture, l’existence même d’une Bosnie multireligieuse et dominée par une composante musulmane pose question et explique les tractations secrètes menées en 1991 entre la Serbie et la Croatie pour se partager le pays.

Monument au multiculturalisme, par Francesco Perilli. Érigé à Sarajevo en juillet 1997.

Monument au multiculturalisme, par Francesco Perilli. Érigé à Sarajevo en juillet 1997.

Le café turc, aussi appelé café bosnien dans sa version locale.

Pourtant, on constate un refus presque univoque, chez les musulmans de la région, d'être considérés comme « Turcs », accompagné d’une nécessité de justifier l’appartenance à la foi musulmane par quelque chose de plus légitime qu’une conversion forcée. L'adhésion à l’islam étant le moment fondateur de ces communautés, les circonstances de la conversion deviennent fondamentales et le débat sur leur caractère volontaire ou forcé est central. Un exemple de ces débats est celui qui vise à démontrer l'extension du bogomilisme, foi dualiste et considérée comme compatible avec l'islam, dans les populations converties sous l'ère ottomane dans l’actuelle Bosnie-Herzégovine. Cette thèse sert à démontrer la continuité entre la foi pré-ottomane et l'islam et à indiquer que pour les musulmans actuels, le passage à l'islam n'était que la continuation d'une foi antérieure, une suite logique, et non une rupture de leurs racines.

Il faut souligner, cependant, que les perceptions des communautés musulmanes, tant extérieures qu’intérieures, sont très diverses. Les variations dans le temps et l’espace sont importantes : les identités ne sont pas fixes et elles sont influencées par des événements externes. En l'occurrence, malgré l’extension de certains groupes panislamistes avant la guerre, les gouvernements communistes, notamment en Yougoslavie, ont eu tendance à définir une identité communautaire, ethnique, voire nationale bosnienne dans le cas très particulier de la Bosnie-Herzégovine. L'athéisme dans l'après-guerre était d'ailleurs élevé et c'est même un Bosniaque, Džemal Bijedić, président du Conseil général exécutif de Yougoslavie sous Tito, qui fut longtemps pressenti pour lui succéder – jusqu'à sa mort dans un accident d'avion en 1977.

La guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995) n’est malheureusement que l’un des chapitres tardifs des conflits post-ottomans. Les guerres balkaniques (1912-1913), qui ont définitivement réduit l’édifice ottoman à sa portion congrue, ont provoqué de nombreuses épurations ethniques et des mouvements malheureux de population. Trop souvent, ce fut par les guerres que s'est réglée la définition des frontières, l’Empire ottoman léguant des espaces ethniquement hétérogènes et donc difficiles à délimiter. Entre le premier armistice de décembre 1912 et la Seconde Guerre balkanique, en juillet 1913, ont eu lieu dans la région de Macédoine des massacres religieux, en quelque sorte dans la continuité des atrocités bulgares de 1876. À la fin de la Seconde Guerre balkanique, de nombreux réfugiés ont quitté la Macédoine : 200 000 Turcs ont rejoint l’Anatolie et 110 000 Bulgares ont fui. De leur côté, 100 000 Grecs ont quitté la Bulgarie, et 400 000 Pomaks furent par la suite convertis de force à la religion orthodoxe. Certains déplacements de population furent même organisés entre États : par un accord entre la Grèce et la Bulgarie, 25 000 Grecs sont échangés en 1919 contre 60 000 slaves (bulgares et macédoniens) venant de la Macédoine orientale (grecque). Le principal échange fut conclu entre la Grèce et le nouvel État turc le 10 janvier 1923, avec l’accord de la Société des Nations. L’échange porta, au total, sur un million et demi de personnes. La population de la Grèce augmenta considérablement, passant de six à près de sept millions d’habitants. En furent exemptés les Grecs d’Istanbul, et les Turcs de Thrace orientale, deux communautés à la situation symétrique.

Si la Yougoslavie avait été relativement épargnée jusque-là, les guerres de la décennie 1990 ont bien changé la donne. La Bosnie-Herzégovine a connu de nombreuses épurations ethniques, ainsi que de nombreuses destructions de mosquées, de monuments, de cimetières ou d'archives d’époque ottomane. L’incendie criminel de l’Institut d’études orientales de Sarajevo, en 1992, fit ainsi disparaître de nombreux manuscrits arabes, persans et turcs, dans une volonté d’effacer le passé ottoman.

Le mythe développé par des États-nations en construction, selon lequel l'héritage ottoman serait une parenthèse négative à rejeter en bloc, joue logiquement sur les perceptions mutuelles des différents groupes ethniques et religieux de la région. C'est pourquoi le souci de pacifier les esprits et de recréer du lien entre communautés impose un constat : l'Empire ottoman était par nature une mosaïque de peuples et de religions, et les États issus de son démantèlement (ou de celui de l'Empire austro-hongrois, ou de celui de la Yougoslavie) étaient par nature très hétérogènes – d'autant que la domination ottomane a eu pour conséquence la naissance de minorités musulmanes ou turcophones dans les Balkans. Il en résulte une contradiction évidente avec la définition des États-nations, qui se veulent homogènes. Une redéfinition partagée des identités sera sans doute nécessaire, pour intégrer la différence dans le récit national et l'imaginaire collectif, mais cela demande beaucoup de temps, et surtout une volonté politique qui manque probablement à la génération actuelle de dirigeants. La transition relativement pacifique de la Macédoine depuis son indépendance, et surtout depuis la décennie 2000, au cours de laquelle le gouvernement a su négocier des compromis et partager le pouvoir avec la minorité albanaise (dont l'identité est reconnue par Skopje), peut servir d'exemple. Autre exemple : notons la présence d'une communauté musulmane en Serbie qui a subsisté malgré les échos des guerres de Bosnie-Herzégovine puis du Kosovo ; s'ils représentent officiellement moins de 4% de la population serbe, les musulmans sont en fait concentrés dans la région de Raška (l'ancien sandjak de Novi Pazar), à hauteur de 59% de la population. Quoiqu'il en soit, en attendant des changements identitaires plus profonds, souhaitons aux prochaines générations de Bosniens la modération et le désir de coexistence pacifique qui ont tant manqué à leurs aînés.

À Jajce, en Bosnie centrale.

À Jajce, en Bosnie centrale.

Tag(s) : #International, #Histoire
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