Par David Brites.
L'image que nous avons de l'Europe à la veille de la Grande Guerre est celle d'un continent en cours de modernisation, d'industrialisation, économiquement prospère, et qui domine la quasi-totalité de la planète, par le biais de la colonisation ou de ses capitaux investis un peu partout à travers le globe. Pourtant, le continent européen, dans toute sa diversité, est traversé en 1914 par des mouvements contradictoires et de vives tensions, qui dépassent de loin les rivalités interétatiques qui aboutiront au conflit mondial de 1914-1918. L'Europe connait, au XIXème siècle et jusqu'en 1914 des bouleversements considérables, à tous les niveaux : politique, économique, social, sociétal, linguistico-culturel, technique et technologique, etc. Ce que l'on connaît sous l'expression de Belle Époque, à peu près de 1890 jusqu'en 1914, consacre en quelque sorte l'apogée de cette Europe en cours d'industrialisation et de modernisation – et le choix des termes « belle époque » en dit long sur l'imaginaire collectif qui s'est construit autour de cette période. Les nombreuses expositions universelles de l'époque, notamment celle de Paris en 1900, constituent la vitrine de cette modernisation.
Pourtant, les pays européens ne suivent pas tous au même rythme ce qui paraît être la voie du Progrès, et souvent, les traditions et les conservatismes demeurent forts. À bien des égards, modernité et traditions s'opposent de façon violente, à grand ou à bas bruit. Les us, les coutumes, les dogmes et les habitus sont balayés ou restructurés à l'aune des grands phénomènes qui accompagnent cette modernité : industrialisation, exode rural, démocratisation de l'école, apparition de modes de transports qui réduisent de façon drastique les distances, etc. Il arrive pourtant que modernité et traditions coexistent encore, voire qu'elles perdurent jusqu'à la seconde grande phase de modernisation des années 1950-1960 (marquée notamment par la mécanisation de l'agriculture, par les pratiques de remembrement des terres agricoles et donc par la chute du nombre de paysans, et par l'essor de la voiture, de la télévision et du téléphone). Dans ce nouvel article, nous proposons de tourner notre lanterne, avec un regard critique, sur cette période de l'histoire européenne, considérée comme marquée par le sceau de la prospérité et de la modernité, de la suprématie et du progrès, mais qui – sans même parler du fait colonial qui a caractérisé la période – a aussi représenté un temps de profonds bouleversements, de grandes transformations parfois très violentes pour les populations européennes.
Il serait difficile de traiter des sociétés européennes, et de la violence du choc traditions-modernité qu'ont connu les Européennes et les Européens à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, sans dire préalablement un mot sur la violence qu'a connu, parallèlement et du fait des pays européens eux-mêmes, les peuples colonisés, en Afrique, en Asie, en Océanie, à la même époque. D'autant que le processus de « modernisation » européen est justement permis par le fait colonial, et notamment par l'exploitation des matières premières africaines, asiatiques (et même latino-américaines) desquelles dépendaient totalement les filières industrielles en Europe. Là, et en particulier en Afrique où les frontières sont complètement remodelées à l'aune du Congrès de Berlin de 1884-1885, le choc de la « modernité » est d'une violence incommensurable, d'autant qu'elle est doublée de phénomènes d'occupation territoriale, de spoliation foncière, de massacres de masse, de travail forcé et de servage imposé aux populations, de déstructuration des tissus économiques ancestraux au profit des réseaux de commerce et d'approvisionnement européens, de construction de nouvelles villes et de nouvelles routes, etc. S'ajoute encore l'imposition d'une langue coloniale, administrative, venue d'Europe, ainsi qu'un processus d'acculturation à la fois brutal et raciste. La « disparition du monde connue », pour reprendre le mot de l'autrice camerounaise Léonora Miano en novembre 2013 sur France 3, est une réalité d'abord et avant tout pour les peuples colonisés. Pour revenir en détail sur ce vaste sujet, nous renvoyons les lectrices et les lecteurs à une série de deux articles que nous publiions en 2020, et dont le premier volet est accessible ici : En Afrique, comment dépasser le choc de la colonisation et le mythe du rattrapage par le développement ? (1/2) L'héritage d'une entreprise de dévalorisation systématique
Une séance à la Chambre des Députés, peinture réalisée en 1907 par René Rousseau-Decelle. Titre attribué : Jaurès à la tribune.
Une modernité européenne qui prend plusieurs facettes : institutionnelle, économique, technologique, etc.
La modernité est d'abord politique, et elle se fait aux dépens du système de monarchie absolue qui s'imposait encore partout sur la carte du continent un siècle plus tôt. Tout d'abord, certaines monarchies pluriséculaires ont purement et simplement disparues, au profit de nouveaux régimes. La Suisse est une république fédérale depuis l'adoption de la Constitution de 1848. En France, la royauté est tombée une première fois en 1792, puis à nouveau en 1848, et la république est définitivement proclamée le 4 septembre 1870. Cette dernière est confortée par les crises politiques de 1877-1879 (qui s'achève avec la démission du président Patrice de Mac-Mahon) et de 1887-1889 (conclue par l'exil du général Georges Boulanger). Le Portugal devient une république en 1910. L'Espagne s'y est brièvement essayée, en 1873-1874, mais l'instabilité marque surtout la période. Surtout, en 1914, plusieurs pays ont établi un régime de monarchie parlementaire, aux dépens des pouvoirs du souverain. C'est le cas au Royaume-Uni, en Suède, au Danemark, en Norvège, aux Pays-Bas et en Belgique. Le droit de vote y est le plus souvent dit universel direct, quoique réservé aux seuls hommes adultes. Le Royaume-Uni élargit le suffrage en 1832 puis à nouveau dans les décennies 1880. En Grèce en 1821, en Belgique en 1893, le suffrage universel est proclamé. Certes, la démocratisation prend parfois du temps. Les fraudes sont longtemps importantes, le clientélisme s'installe, et en France, la dimension secrète du vote n'est garantie qu'en 1902, avec l'impression des bulletins, et en 1913 avec l'installation systématique des isoloirs. Mais en 1914, dans les pays susmentionnés, voter est devenu une pratique commune (chez les hommes), et le principe d'alternance politique s'installe. Même dans les pays où la démocratie demeure absente, on observe une modernisation relative de la vie politique. Pour mémoire, de nombreux pays ont établi une Constitution, mais leur fonctionnement n'est pas véritablement celui d'une démocratie libérale : l'Allemagne bien entendu, mais également l'Autriche-Hongrie, la Bulgarie, la Serbie, la Roumanie, et même l'Italie et l'Espagne, où les régimes parlementaires présentent de grands dysfonctionnements. Quant à la Russie et à l'Empire ottoman, leur régime reste clairement autoritaire. Conséquence de la révolution de 1905, en Russie, le tsar Nicolas II instaure une forme de parlement élu, la Douma, même si la période de libéralisation s'avère courte (1905-1907) et que ce nouvel organe n'entame pas véritablement, à la veille de la Grande Guerre, les pouvoirs du chef de l'État. Dans l'Empire ottoman, c'est la révolution des Jeunes Turcs, en 1908, qui esquisse un début de modernisation politique – même si, en ce début de XXème siècle, cela induit aussi un rapport à la nation (épurée de ses composantes minoritaires et de sa diversité) qui aura des impacts tragiques.
Partout, l'État se modernise. D'abord, il le fait par la promotion du sentiment national. L'instruction publique est mise au service de la modernisation et de la construction de l'identité nationale. En France, les lois portées par le ministre Jules Ferry en 1881-1882 rendent l'école laïque, gratuite, et obligatoire de six à treize ans. C'est alors un coup dur pour l'Église, qui avait une place prépondérante dans l'éducation depuis la loi Falloux de 1850. Le français s'impose comme langue officielle, partout dans le pays, et le maintien de dialectes et patois locaux est érigé au rang d'arriération culturelle. Une politique drastique d'homogénéisation linguistique est mise en place dans tous les pays européens, avec des succès variables. En Italie par exemple, la langue « italienne » officielle, inspirée du toscan, n'est toujours pas maîtrisée par la totalité du peuple italien en 1914. Quant au français, il finira de s'imposer à l'occasion de la Grande Guerre, quand, dans les tranchées, des soldats venus des quatre coins de l'Hexagone et de l'outre-mer devront bien arriver à se comprendre, et donc par mettre de côté leur dialecte respectif.
L'État se modernise aussi par sa bureaucratisation. Les services administratifs sont organisés, parcellisés, hiérarchisés, comme jamais ils ne l'ont été dans leur histoire. Des écoles de formation administrative sont créées. Les employés travaillent dans un cadre de travail modernisé, permis par l'investissement de l'État, et avec de nouveaux matériaux et lieux (machines à écrire, dossiers papiers, bureaux, etc.). De nouveaux métiers naissent : dactylographie, sténographie, courrier postal... La bureaucratie prend bien souvent modèle sur l'armée, connue pour son organisation – c'est particulièrement le cas en Prusse, puis dans toute l'Allemagne. Le service public, mis en œuvre au nom d'un certain « bien commun », remplace la seule volonté du monarque qui prévalait autrefois. La nation est placée au cœur de l'action de l'État, devant la seule soumission au souverain.
L'Europe connaît aussi une certaine modernisation sociale. On peut notamment noter une palette d'acquis sociaux, conquis de haute lutte par les mouvements ouvriers tout au long du XIXème et jusqu'au début du XXème siècle. Le droit de grève (en 1824 au Royaume-Uni, en 1864 en France) et la liberté syndicale (en 1824 au Royaume-Uni, en 1881 en France), sont parmi les plus importants. La Confédération Générale du Travail (CGT) est fondée à Limoges en 1895. En Russie, l'abolition du servage intervient en 1861, sur décision du tsar Alexandre II. Les partis socialistes et sociaux-démocrates se multiplient : le SPD en Allemagne dès 1875, le Parti ouvrier belge en 1885, le Parti ouvrier social-démocrate en Russie en 1898, le Labour Party au Royaume-Uni en 1900, la SFIO en France en 1905... Les classes prolétaires se détournent de plus en plus de l'Église, à mesure d'ailleurs que s'accélère l'exode rural et l'industrialisation, et se tournent de plus en plus vers le socialisme dans toutes ses formes – syndicale, associative, partisane/politique. En France, la loi de séparation des Églises et de l'État donne un coup sévère à la place de la religion catholique, qui structurait fortement les coutumes populaires, notamment dans les campagnes.
La Révolution industrielle participe amplement à la modernité européenne, voire elle la rend possible. Dans son essai Abondance et liberté – Une histoire environnementale des idées politiques, publié en 2020, le philosophe Pierre Charbonnier décrypte finement comment l'« abondance » des ressources énergétiques (et les progrès techniques qu'elles ont rendu possibles) a créé les conditions indispensables à l'établissement du régime de libertés qui s'est développé dans les pays industrialisés à partir du XIXème siècle. Les nouvelles techniques se multiplient, comme les premières inventions électriques, la radio, le télégraphe, le cinéma naissant, et surtout le train et l'incroyable réseau de chemins de fer qui permet son déplacement. Sur le plan des sciences et de la médecine, les avancées sont également considérables. En 1885, Louis Pasteur injecte pour la première fois le vaccin contre la rage à un enfant mordu par un chien. Entretemps, les recherches de naturalistes : le Français Jean-Baptiste Lamarck, puis le Britannique Charles Darwin, puis encore un Britannique, Alfred Russel Wallace, pour ne citer que les plus célèbres, bouleversent notre regard sur l'évolution de l'espèce humaine et sur sa place dans le monde vivant, questionnant profondément la vision biblique des origines humaines. Même sur le plan urbain, le XIXème siècle a marqué un tournant, avec des politiques de démolition et de reconstruction d'une grande ampleur (à Paris, elles sont notamment conduites par Georges Eugène Haussmann, préfet de la Seine entre 1853 et 1870), des visées hygiénistes inédites (un vaste réseau d'assainissement se déploie à Paris à partir de 1854, et à Londres vers la même époque, par exemple), et un renouvellement des matériaux de construction (moins de bois, plus de pierre, par exemple). Des bâtiments modernes sont érigés, symboles de cette époque : la gare de l'actuel Musée d'Orsay, en fer et en houille, à Paris, ou encore les Palais de Cristal à Porto (Palácio de Cristal) et à Londres (Crystal Palace), en verre, sont emblématiques.
Enfin, nous l'avons esquissé précédemment en abordant la question de l'instruction publique : l'alphabétisation de masse que connaît alors l'Europe est inédite dans l'histoire humaine. Le seuil de 50% des hommes, puis des femmes, en capacité de lire et écrire, est successivement dépassé par l'ensemble des États européens. Elle est notamment permise par l'école obligatoire et gratuite. La révolution technique permet aussi une meilleure diffusion de l'information. Ainsi, l'amélioration des techniques d'imprimerie favorise l'essor de la littérature et de la presse – ce qui, indirectement, favorise la politisation des citoyens et consolide le régime démocratique. À Paris par exemple, quatre journaux (L'Aurore, Le Petit Journal, Le Petit Parisien et Le Petit Matin) tirent à plus d'un million d'exemplaires chacun. Les romans feuilletons sont souvent dénoncés par les forces politiques d'inspiration catholique. La figure du journaliste professionnel apparaît : avec le maître d'école, c'est une des grandes figures de la modernité du continent.
Expulsion le 29 avril 1903 des moines chartreux, congrégation « non autorisée » selon des décrets publiés dans les années 1880. Ils furent expulsés manu militari après un vote de la Chambre basse du Parlement quelques jours plus tôt. Le monastère, la Grande Chartreuse, se situait dans la commune de Saint-Pierre-de-Chartreuse, dans l'Isère. Cet évènement fut l'un des symboles de la politique anticléricale de la IIIème République, qui devait aboutir à la loi de séparation des Églises et de l'État, en 1905. (Photographie de 1903 publiée dans le journal L'Illustration.)
Un monde préindustriel mêlant traditions et conservatismes, en résistance face à la modernité en marche
Évidemment, la liste précédente, des différentes facettes de la modernité politique et industrielle que connaît l'Europe du XVIIIème siècle à 1914, et qui à bien des égards s'accélèrera pendant la Première Guerre mondiale, n'est pas exhaustive. Elle donne une idée de l'ampleur des transformations que connaît l'ensemble du continent dans cette période. Forcément, ces phénomènes ont entraîné à la fois une grande violence, des désillusions et des drames, puisqu'ils sont venus mettre à terre des modes de vie, des croyances, des mœurs et des tissus économiques ancestraux, à un rythme soutenu. Politiquement, on note évidemment des résistances. Si l'Europe de l'Ouest est dominée par des régimes de type parlementaire ou en cours de parlementarisation, l'Est reste autoritaire, voire très autocratique. En Allemagne et en Autriche-Hongrie, du fait du système de classes au Parlement, le suffrage universel n'est qu'une illusion. Les Empereurs allemand et austro-hongrois préservent des pouvoirs très étendus, qu'ils assurent tenir de Dieu, de même que le tsar russe, incapable d'amorcer une véritable réforme institutionnelle qui offrirait une respiration à son peuple. Les Habsbourg, les Romanovs, de même que les Ottomans à Constantinople, dynasties qui paraissent inamovibles, sont les garants des traditions absolutistes et religieuses, luttant contre toute remise en cause des paradigmes qui fondent leur pouvoir. La société d'Ordres perdure en Russie, malgré l'abolition du servage, et en Autriche-Hongrie. La noblesse y conserve l'essentiel de ses pouvoirs, et le retard industriel en Russie, en Hongrie et dans les Balkans explique en partie la difficulté des bourgeoisies nationales à émerger et à se faire une place dans la vie politique.
Dans toute l'Europe, si la religion recule, elle conserve encore une place prépondérante, imposant ses traditions, ses fêtes, ses valeurs. Les différents papes adoptent d'ailleurs des postures diverses pour revenir dans le jeu. Après Pie IX (1846-1878) qui a marqué par son conservatisme et sa condamnation du modernisme et de la laïcité (Syllabus errorum de 1864, proclamation de l'Infaillibilité pontificale en 1967...), Léon XIII (1878-1903) tente de moderniser l'Église catholique, par exemple en reconnaissant la république française, ou encore en publiant des encycliques appelant à la mobilisation des catholiques en faveur du monde ouvrier. La multiplication des « miracles », des canonisations, des pèlerinages, et d'autres initiatives de diverses natures, visent à redynamiser la pratique religieuse, à réanimer la ferveur. Liste non exhaustive : en 1830 dans une chapelle de la rue du Bac à Paris, en 1846 à La Salette (Isère), en 1858 à Lourdes (Hautes-Pyrénées), en 1871 à Pontmain (Mayenne), en 1877 à Gietrzwald, dans le nord de la Pologne, et un peu plus tard, en 1917 à Fátima, dans le centre du Portugal, la Vierge est supposée être apparue, et ces miracles sont successivement reconnus, dans les années ou décennies qui suivent, par l'Église. Cette dernière développe d'ailleurs, dans cette période, le culte de l'Immaculée Conception. De 1875 à 1891, est construite une église monumentale à Montmartre, pour expier les crimes commis lors de la répression de la Commune. Et la ferveur ne touche pas que les catholiques, puisqu'entre 1860 et 1914, environ 5 000 églises sont construites outre-Manche, au Royaume-Uni. Dans de nombreuses campagnes, partout en Europe, la vie villageoise reste marquée par les fêtes religieuses et la jeunesse encadrée par les activités de la paroisse. Bref, si les croyantes et croyants sont moins nombreux, la pratique reste très visible. Bientôt, les catholiques imitent les protestants dans les pays d'Europe septentrionale, en s'engageant en politique, dans la vie sociale, ou encore dans l'univers de la presse (Le Pèlerin en 1873, La Croix en 1883...). À noter que la vigueur religieuse est également boostée par l'apparition de nouvelles formes de croyances, comme le spiritisme d'Allan Kardec (Le livre des Esprits, 1857).
Si beaucoup de traditions perdurent, notons que d'autres, sans être religieuses, se développent ou résistent aussi. Ce sont surtout des traditions régionales (fêtes et chants en Bretagne, dans le Midi...) ou nationales. En France, on formalise des symboles pour fédérer la nation : l'hymne national, la devise républicaine, le drapeau tricolore, le culte de Marianne. Nation et République sont confondues, et leur éloge fait l'objet de traditions nouvelles. On se mobilise en famille pour assister la fête nationale, le 14 juillet. Idem pour venir voir passer la compétition cycliste du Tour de France, dont la première édition se tient en 1903. Ailleurs en Europe, les figures allégoriques telles que Britannia, Germania, ou encore Italia turrita, visent à fédérer le peuple. On construit des monuments et des statuts à la gloire du patriotisme et de l'unification : Monument à la République sur le place du même nom, à Paris, inauguré en 1883 ; Monument de la Bataille des Nations à Leipzig, construit entre 1898 et 1913 ; statue de Garibaldi érigée à Milan en 1895 ; statue Vittoriano dédiée à Victor-Emmanuel II, construite entre 1885 et 1911 ; etc. La cathédrale de Cologne, par exemple, devient un haut lieu de pèlerinage patriotique.
En outre, la préservation des traditions – notamment religieuses – devient primordiale pour les (nombreux) peuples opprimés d'Europe, pour défendre leur culture quand leur foi se distingue du culte officiel de l'empire occupant. Ainsi, la Pologne et l'Irlande développent un catholicisme fervent et promeuvent les langues gaélique et polonaise, s'opposant ainsi à la suprématie des Russes (majoritairement orthodoxes) et à celle des Britanniques (anglicans), respectivement. Les chants populaires, les fêtes traditionnelles, la préservation des contes et légendes anciennes, sont autant d'outils pour y parvenir. La Catalogne connaît un essor de la littérature (la poésie surtout) et de la musique catalanes, pour défendre la culture locale face à la domination castillane imposée par la monarchie espagnole. En France, des initiatives sont prises aussi, mais sur le long terme, elles n'ont pas tant de succès car la machine d'écrasement linguistique est en marche et continuera à s'imposer tout au long du XXème siècle. De fait, les principes modernes que sont le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et la nation, sont largement compatibles avec les traditions nationales qui permettent justement de les faire valoir.
En conclusion de cet article, nous souhaitons souligner la violence qu'ont pu signifier, pour les peuples européens, les grandes transformations qui ont été à l'œuvre à partir du XIXème siècle. De fait, elles ont mis à mal de grands pans de nos cultures locales, et engagé un processus d'assimilation contraint à une culture dite nationale qui faisait fi de la préservation des langues, des savoirs, des mœurs, des particularismes – c'est particulièrement vrai en France. Processus qui a connu ensuite un second coup d'accélérateur après la Seconde Guerre mondiale, durant une période de nouveau boom technologique et technique. Ce second temps est marqué par une précipitation de l'exode rural, par une restructuration de la propriété foncière (Cf. l'excellente BD Champ de bataille, l'histoire enfouie du remembrement publiée en 2024), par la mécanisation de l'agriculture, et par voie de conséquence, par une diminution drastique du nombre de paysannes et de paysans en France. Mais aussi par une perte de la mémoire des cultures locales, des traditions, des folklores, et des langues, à mesure que le temps scolaire et le niveau d'instruction s'allongeaient à chaque génération, que la télévision accélérait l'uniformisation de la langue française, et que la voiture et l'avion se « démocratisaient » et permettaient une mobilité jamais observée jusque-là dans l'histoire. Il n'y a qu'à constater le faible nombre de locutrices et de locuteurs des langues régionales ou de leurs patois (occitan, breton...), ou même des variantes du français d'oïl (comme le picard, l'angevin, le berrichon...), pour se convaincre de l'ampleur de cette transformation. En deux siècles, un nombre difficile à déterminer de langues locales et de patois divers sont devenus, tout simplement, des langues mortes, ou en passe de l'être, malgré les efforts entrepris depuis quelques décennies pour sauvegarder ce qui peut encore l'être. Pour aller plus loin sur cette perte considérable de notre patrimoine immatériel, nous renvoyons les lectrices et lecteurs à l'essai Portrait du colonialiste – L'effet boomerang de sa violence et de ses destructions, de Jérémie Piolat, publié en 2024. Ce constat permet, plus globalement, de relativiser l'expression Trente Glorieuses pour qualifier la période 1945-1973, qui est finalement aussi simpliste et réductrice que celle de Belle Époque pour évoquer les années précédant la Grande Guerre.
L'Europe connaît donc, en 1914, à la fois prospérité et modernité. À son apogée, elle s'érige en symbole de la Civilisation, du Progrès et de la Raison, qui semblent de plus en plus incompatibles avec la perpétuation d'un ordre religieux et conservateur dépassé et en déclin. Au nom de l'exportation de cette même civilisation, plusieurs pays d'Europe de l'Ouest conduisent la colonisation outre-mer, qui permet justement l'approvisionnement en ressources qui est la condition pour que la Révolution industrielle se fasse – car sans les matières premières et ressources énergétiques qui sont exploitées en Afrique, en Asie et en Amérique latine, guère d'industrie. Pourtant, non seulement les traditions préindustrielles n'ont pas disparu, mais elles ont parfois gagné en visibilité, ou d'autres traditions s'y sont encore ajoutées, liées au folklore régional ou national. Un ordre nouveau est né, où cohabitent, parfois difficilement, parfois dans une très grande violence sociale et symbolique, traditions et modernité. Dans le contexte de rivalités internationales qui domine le continent européen depuis la fin du XIXème, la modernité, notamment le perfectionnement des armes et leur production à une échelle industrielle, mêlée à la montée des nationalismes, conduit aussi à la montée des rivalités et, finalement, au premier grand conflit mondial. C'est cette même « modernité » qui permettra toute son horreur et son ampleur.
Vue sur la Seine, à Paris. À gauche, on peut voir le Musée d'Orsay, installé dans l'ancienne gare d'Orsay, construite par Victor Laloux de 1898 à 1900. Au centre de l'image, dans le fond du paysage, on peut voir le Grand Palais des Beaux-Arts, édifié à partir de 1897 pour l'exposition universelle de 1900. Le paysage du centre parisien est donc en grande partie marqué par les monuments construits pendant la Belle Époque.
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