Par David Brites.
Les élections présidentielles de 2017 et de 2022 nous ont offert, à chaque fois, un second tour opposant Emmanuel Macron, prétendument candidat d'un centre libéral indépendant du clivage gauche-droite, à Marine Le Pen, candidate d'extrême-droite se revendiquant du camp des « patriotes ». Ce, quelle que soit la configuration de premier tour : avec quatre forces susceptibles d'atteindre le second tour en 2017 (réunissant autour de 20-25% des voix chacune), et trois en 2022. Lors des deux dernières présidentielles, les principaux mouvements politiques se réclamant (à tort ou à raison) de la droite ou de la gauche – Les Républicains et Reconquête d'une part, le Parti socialiste et La France Insoumise d'autre part – ont été éliminés dès le premier tour. De toute évidence, le duel final consacré par ces deux échéances majeures arrange bien les macronistes et les lepénistes, désireux de maintenir leur hégémonie sur le reste de la classe politique. Dans une Europe où la gauche a perdu de plus en plus en radicalité et connaît des déboires électoraux considérables (voire a quasiment disparu, comme en Italie, en Tchéquie, en Pologne...), et où les discours de droite se confondent de plus en plus avec ceux de l'extrême-droite montante ou enracinée, la question se pose de savoir si le clivage gauche-droite, qui a structuré la vie politique depuis le XIXème siècle, est désormais dépassé.
À l'occasion de l'élection présidentielle de 2007, on s'en souvient, le représentant de l'UDF (qui allait créé le Mouvement démocrate dans le foulée du scrutin) François Bayrou parvenait, avec 18,57% des suffrages, à ressusciter un semblant de centre politique indépendant, héritier de la démocratie chrétienne de la IVème République. Toutefois, comme nous l'avons rappelé dans un article publié le mois dernier (En France, le centre est-il condamné à être toujours de droite ?), cette expérience s'est terminée par un échec (le Modem n'obtenait que trois députés aux législatives de 2007, et Bayrou repassait sous la barre des 10% à la présidentielle de 2012), à la fois du fait des erreurs tactiques et stratégiques de François Bayrou lui-même, mais également parce que le cadre institutionnel de la Vème République (dans lequel s'imposent le plus souvent des modes de scrutin majoritaires à deux tours) conforte considérablement la bipolarisation de la vie politique, et rend difficile (quoique pas impossible) l'émergence et surtout le maintien, sur la durée, d'une « troisième force » totalement indépendante.
Il a finalement fallu attendre le surgissement de la figure d'Emmanuel Macron dans le champ politique – et son ralliement par François Bayrou, en février 2017 – pour voir un centre indépendant, libéral idéologiquement, prendre l'ascendant. Concours de circonstances, ce scénario a été rendu possible, non pas tant par la campagne d'Emmanuel Macron (qui fut somme toute assez médiocre sur le fond comme sur la forme), mais plutôt par l'effondrement d'un Parti socialiste à la fois discrédité par le quinquennat Hollande et concurrencé sur sa gauche par une France Insoumise brillamment conduite, en campagne électorale, par Jean-Luc Mélenchon ; ainsi que par l'affaissement (avant le déclin) d'une droite déboussolée par l'« affaire Pénélope Fillon » et par la tournure très conservatrice (quasi-réactionnaire) de la campagne de François Fillon. En face, Marine Le Pen, dirigeante du Front national depuis 2011, parvenait, quinze ans à peine après son propre père, à accéder au second tour d'une présidentielle. Un nouveau clivage semblait naître, opposant le camp des progressistes – adeptes de la mondialisation, du libre-échange et de la construction européenne – et à celui des souverainistes – taxés de nationalistes et de xénophobes. Pourtant, il serait faux de dire que le brouillage (ou le dépassement) du clivage gauche-droite date de 2017. Et pour cause, il est sans doute une des causes, nombreuses, qui sont à l'origine, depuis quarante ans, de la montée irrépressible du Front national.
Un clivage en lent déclin depuis les années 1980
Depuis de nombreuses années, et dans presque tous les pays européens, l'ensemble des enquêtes portant sur le sujet semblent attester un déclin du clivage gauche-droite. Indicateur de sociologie électorale qui mesure la spécificité du vote de classe, l'indice Alford, défini en 1963 par le chercheur nord-américain Robert Alford dans l'ouvrage Party and Society, a longtemps montré l'attachement d'une majorité d'ouvriers à la gauche, par exemple ; il indique toutefois, depuis plusieurs décennies, une forte atténuation de ce constat. Autrement dit, depuis les années 1980 (et le déclin du Parti communiste français), le vote ouvrier est de moins en moins singulier, et se rapproche de plus en plus du résultat global des élections. De même, les principaux instruments d'étude d'opinion français en la matière (basés sur une échelle de 7, l'échelon numéro 4 étant le centre) et ceux européens (basés sur une échelle de 10) donnent une même tendance, avec un clivage de moins en moins net, des recentrages, doublés de façon paradoxale de cas de fortes polarisations aux extrêmes. Ce phénomène trouve plusieurs explications. De profonds changements économiques, sociaux et sociétaux jouent dans la balance. La population ouvrière a fortement diminué, passant d'environ 40% des actifs en 1960, à 30% dans les années 1980, à 25% à l'aube du XXIème siècle, et à moins de 20% désormais. En outre, les métiers ouvriers ne sont plus les mêmes que dans les années 1970. L'amélioration des conditions de travail et de vie de cette même classe ouvrière a modifié son rapport à la gauche et en particulier au PCF, en déclin complet depuis la crise puis l'effondrement du Bloc de l'Est (qui intervient, en France, pendant la présidence Mitterrand). L'augmentation du poids de la classe moyenne (la moyennisation de la société), la désaffection religieuse dès les années 1960-1970 qui s'est accompagnée de grandes victoires féministes et de changements dans les mœurs, ou encore la tertiarisation de la société (et la parcellisation du monde du travail remettant en cause les collectifs organisés), sont autant d'éléments qui ont pu affecter la structure du vote, à gauche comme à droite. Il en est de même des changements d'habitus en matière de consommation, de l'essor de la consommation de masse, qui a créé de nouveaux besoins et désirs (Cf. cet article de juin 2017 : La société de consommation en Europe : chronique d'une construction socioculturelle sans issue durable).
Les partis politiques, de droite comme de gauche, sont largement responsables de ce brouillage du clivage. D'abord car chacun cherche, par principe, à élargir son électorat dans une optique de victoire. C'est ce qui a permis, par exemple, le succès du PS en 1981, en dépit de son alliance avec le PCF, qui avait pourtant un effet repoussoir sur une grande partie des Françaises et des Français. François Mitterrand aurait ainsi obtenu, selon les sondages SOFRES de l'époque, 62% des suffrages exprimés au second tour par la classe moyenne et les cadres, contre 53% lors de sa défaite de 1974. La droite n'est pas en reste sur ce point : elle a toujours cherché, elle aussi, à élargir son assise électorale. Pour ne citer qu'un exemple, en 2007, on sait que Nicolas Sarkozy est arrivé en tête de l'électorat ouvrier, avec environ un quart de leurs suffrages exprimés au premier tour (contre 21-22% pour Ségolène Royal et 21-23% pour Jean-Marie Le Pen), et environ 54-55% au second tour. Progressivement, le clivage ouvriers/non-ouvriers, structurant dans l'opposition entre la gauche et la droite, a perdu de sa force, au profit d'un clivage salariés/indépendants, moins systématique toutefois.
Surtout, les droites et les gauches européennes ont amorcé, à partir des années 1980 et 1990, une convergence idéologique, assumée ou non, mais observée dans presque tous les pays. La gauche est acquise à l'économie de marché – elle devait l'être pour accepter le principe de la construction européenne, ce qui a été un pas difficile pour le Labour britannique en 1974-1975, ou encore pour le PS français en 1983. En cela, le Parti social-démocrate allemand (SPD) a été précurseur, annonçant dès 1959 (dans le cadre du programme dit de Bad Godesberg) renoncer à la doctrine marxiste. Le Parti socialiste espagnol (PSOE) a fait de même en 1979, un an à peine après l'instauration d'une Constitution démocratique ; et le Labour l'a fait officiellement en 1995, par la révision de la clause IV du parti, peu de temps avant l'arrivée au pouvoir de Tony Blair, défenseur d'une Troisième Voie (Third Way). En France, le Parti socialiste, sous le gouvernement de Laurent Fabius (1984-1986), sous ceux de Michel Rocard, Édith Cresson et Pierre Bérégovoy (1988-1993), sous celui de Lionel Jospin (1997-2002), et surtout sous la présidence de François Hollande (2012-2017), ont mené des politiques qui ne marquaient pas de rupture avec l'ordre libéral croissant : pas de stop aux vagues de privatisations, pas de stop à la politique de concurrence libre et non faussée de l'Union européenne, quasiment pas de grandes réformes sociales (et en tout cas pas dans une proportion comparable à la « vague » de mesures prises en 1981-1982), pas de stop aux politiques de rigueur budgétaire.
Dans les années 1990 et 2000, le PSOE, le PS portugais, le PASOK en Grèce, la gauche alliée aux démocrates en Italie (sous l'égide de Romano Prodi), ou encore le centre-gauche hongrois, ont porté des programmes très libéraux – ces derniers ont parfois été remis en cause, dans l'Europe méditerranéenne, suite à la crise de 2007-2008, aux plans de rigueur budgétaire qui l'ont suivie, puis à l'émergence d'une gauche radicale concurrente (Bloco de Esquerda, Podemos, Syriza...). En France, l'évolution du Parti socialiste est très emblématique, ses prises de position successives, à partir de 1983, entrant bien souvent en contradiction avec les engagements pris jusqu'en 1981. Et de fait, les orientations en faveur de la construction européenne (et de sa politique monétaire naissante), du libre-échange, de la désindustrialisation, du principe de concurrence libre et non faussée, entre autres choses, ont à la fois suscité une forte désillusion au sein des CSP d'ouvriers et d'employés, et séduit d'autres classes sociales, plus urbaines, ayant plus d'appétence pour la mondialisation en cours (car elles en subissent moins les effets néfastes). Petit à petit, on obtient plutôt un clivage entre partisans et opposants d'une relative correction du marché, entre défenseurs d'une intervention de l'État et opposants qui souhaitent son désengagement global.
Même à droite, certes beaucoup plus lentement qu'à gauche, s'amorce un travail d'adhésion à un socle de libertés et de tolérance sur le plan sociétal, qui est d'ordinaire plutôt le propre de la gauche progressiste. Au minimum, les partis de droite, quand ils remportent les élections et accèdent au gouvernement, ne reviennent pas sur les grands acquis sociétaux, quand bien même ils les ont combattu quand ils étaient cantonnés dans l'opposition. En Europe par exemple, aucun gouvernement n'a remis en cause, fondamentalement, des acquis comme le droit au divorce, la démocratisation de la contraception, l'interruption volontaire de grossesse, ou encore le mariage et le droit à l'adoption pour les couples de personnes de même sexe. Dans le détail, on trouve évidemment des différences, dans les modalités d'application de toutes ces avancées, mais dans le discours comme dans la loi, les remises en cause restent rares, voire exceptionnelles – elles sont de plus en plus décomplexées, tout en restant plutôt l'apanage d'une droite et d'une extrême-droite en cours de fusion (en Hongrie notamment).
Dans ce contexte de brouillage de l'ensemble des clivages, l'« alternance » observée donne l'impression que quel que soit le vote, la politique menée sera la même. Impression renforcée, en France, par deux séquences, à savoir les suites du « non » au référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen (Cf. cet article de mai 2015 : Du rejet de la Constitution européenne à la crise grecque : l'Europe face à la démocratie), les grandes lignes du TCE ayant été reprises dans le traité de Lisbonne signé en 2007 (et ratifié par l'UMP au pouvoir comme par le PS dans l'opposition) ; et le mandat présidentiel de François Hollande, qui a assumé, malgré de grands discours de campagne axés contre « la finance », une politique marquée par une baisse de charges massive à destination des grandes entreprises et par des mesures de « flexibilisation » du marché du travail. Alors que Nicolas Sarkozy avait tant polarisé les opinions par ses postures et sa rhétorique, François Hollande donnait l'impression de conduire une politique similaire, voire plus à droite sur certains aspects.
Les partis dits (à tort ou à raison) anti-système, qualifiés de « populistes » par les partis dits de gouvernement, ont le vent en poupe depuis une quinzaine d'années, autant que l'abstention qui n'a fait qu'augmenter au cours des dernières décennies (et sur laquelle nous revenions dans cet article de juillet dernier : Quelles leçons tirer des élections de 2022 ? (1/3) Abstention, recomposition, tripartition : la Vème République à bout de souffle). La plupart s'inscrivent tout de même encore dans le clivage gauche-droite (en Pologne, au Portugal, aux Pays-Bas, en Belgique, etc.), et cela se voit d'ailleurs d'autant mieux quand ils doivent intégrer des groupes transnationaux au sein du Parlement européen. Mais ce n'est pas toujours le cas. En Italie, le Mouvement 5 Étoiles est emblématique de cela. Si son passage au gouvernement entre 2018 et 2022 lui a coûté cher, électoralement parlant, le fait qu'il ait pu, au cours de ces années-là, s'allier successivement avec la Ligue (extrême-droite) puis avec le Parti démocrate (centre-gauche) confirme qu'il ne s'inscrit pas lui-même dans un bord particulier. Dans une certaine mesure, l'alliance, en Grèce, du parti de gauche radicale Syriza avec le petit parti souverainiste et conservateur Grecs Indépendants (AN.EL) entre 2015 et 2019 (lorsqu'Aléxis Tsípras assuma la fonction de chef de gouvernement), sur la base d'une posture anti-austérité, est un autre exemple de dépassement du clivage gauche-droite par des partis dits anti-système.
En France, le FN/RN est le premier bénéficiaire de ce contexte, même s'il se perd parfois entre le souhait de s'ancrer dans la droite de l'échiquier politique et le désir de revendiquer un dépassement des clivages pour rassembler tous les « patriotes », quel que soit leur bord – Marine Le Pen a d'ailleurs toujours dit qu'elle n'était pas opposée à l'« union des droites » (promue notamment par Éric Zemmour), mais qu'elle était convaincue qu'elle ne se ferait jamais. Quant au mouvement de La France Insoumise, il a intelligemment mis sous le tapis, au terme du mandat Hollande, l'étiquette « de gauche » pour privilégier une connotation plus souverainiste et populaire. Il en est revenu après le premier mandat d'un Emmanuel Macron qui s'est fortement droitisé, ce qui lui a permis de se poser en leader voire en rassembleur des principales forces de gauche, lors des législatives de 2022 au cours desquelles s'est constituée la coalition de la Nouvelle Union Populaire, Écologique et Sociale (NUPES). Plus globalement, on constate que la crise de confiance à l'égard de tous les corps intermédiaires, est générale, et qu'elle a entraîné une volonté des citoyennes et des citoyens de se détacher des partis politiques (qui incarnent le clivage gauche-droite), et de leurs consignes de vote (Cf. cet article de mai 2014 : Les partis politiques, corps malades de la démocratie). Bref, une volonté des citoyennes et des citoyens de ne pas être pris pour des « moutons électoraux ». Ce qui peut d'ailleurs expliquer pourquoi les appels aux « barrages républicains » contre le RN ont de plus en plus de plomb dans l'aile.
Un clivage gauche-droite remplacé par une opposition entre « progressistes » et « patriotes » ?
Dans les années 1970, dans la foulée des grands mouvements sociaux et sociétaux de la période (dont le point d'orgue, en France, fut Mai 68), le politologue nord-américain Ronald Inglehart a théorisé le fait que nous étions entrés dans l'ère du post-matérialisme, c'est-à-dire que les valeurs individuelles seraient passées de matérielles, économiques et physiques à post-matérielles, centrées sur l'autonomie de l'expression individuelle. On ne se soucierait plus d'obtenir le minimum vital et de se doter de biens matériels, les principales préoccupations seraient désormais l'épanouissement et la défense des libertés individuelles. Le clivage gauche-droite, centré pour beaucoup sur l'économique et le social, en serait atténué. Dans cette logique, les clivages entre libéraux et autoritaires, entre progressistes et conservateurs sur les mœurs, entre pro ou anti-mondialisation, ou encore entre pro ou anti-construction européenne, seraient des exemples d'éléments (plus ou moins) nouveaux et structurants de notre scène politique. L'exemple de la question européenne est intéressant et mérite que l'on s'y penche un instant. Opposer les pro ou les anti-européens (comme a l'habitude de le faire la macronie, par exemple), c'est faire fi de l'orientation même de l'Union européenne en matière économique et sociale : on est pour ou on est contre le projet européen, mais dans cette logique, il devient difficile de se prononcer pour le projet européen tout en ne cautionnant pas l'orientation de la Commission européenne (puisque l'on part de l'idée, comme l'a dit en son temps une chantre du néolibéralisme, qu'il n'y a « pas d'alternative » à la politique menée). Le duel Le Pen-Macron serait emblématique de ce nouveau clivage centré sur les « valeurs », et le fait que le Parti socialiste et l'UMP aient connu des voix dissidentes, en interne, lors de la campagne référendaire de 2005 sur le Traité constitutionnel européen, prouverait bien à quel point la bipolarisation dominée par le PS et LR est devenue dépassée, qu'elle ne reflète plus les « vrais clivages », qu'elle ne répond plus aux « vrais » enjeux de notre temps, aux questions à trancher à l'occasion des élections nationales.
Au premier tour de la présidentielle de 2017, le Parti socialiste et Les Républicains avaient obtenu, respectivement, 6,36% et 20,01% des suffrages exprimés. Au premier tour de 2022, leur score était tombé à 1,75% pour le PS, et 4,78% pour LR. De fait, l'effondrement plus ou moins progressif de ces deux formations, anciens mastodontes de la vie politique, a laissé le champ libre à l'émergence de deux forces qui refusaient de s'inscrire dans le traditionnel clivage gauche-droite, à savoir LREM (devenue Renaissance en 2022) et le FN (rebaptisé Rassemblement national en 2018). Si ces deux dernières se sont bien accordées sur une chose, c'est sur la définition du « nouveau » clivage sur lequel semblait se structurer la scène partisane française. Seul le choix des mots différait. Pour les partisans du chef de l'État, aux nationalistes, porteurs d'une vision rabougrie et surannée de la nation, venaient s'opposer les progressistes, auxquels le macronisme se rattachait évidemment. Toutes les autres forces politiques sont soit reléguées à un statut de satellites lointains du bloc central (le tout formant l'« arc républicain » au-delà duquel rien ni personne n'est « acceptable » ou « raisonnable »), soit mises sur le même plan que le RN, au rang des « extrêmes » – c'est notamment le cas de LFI, voire également des Verts et de n'importe quel acteur militant ancré dans la société civile ou contestataire des politiques menées par le gouvernement. Pour les membres du Rassemblement national, les patriotes, conduits par Marine Le Pen notamment (mais auxquels on associe la droite la plus dure qui soit, ainsi que les souverainistes de droite et de gauche), portent l'espoir d'une restauration de la grandeur passée de la France, face au camp des mondialistes, libre-échangistes, « immigrationnistes », adeptes d'une mondialisation qui signe la mort de la nation et l'avènement d'un « citoyen du monde » hors-sol, symbole d'une haine du peuple. Aux yeux des lepénistes, la gauche, réduite à peau de chagrin sur le plan électoral, servirait d'idiot utile de la globalisation, et mérite d'être criminalisée pour ses excès et sa haine du peuple (d'où un choix des mots qui interpelle : « féminazies », « écoterroristes », « islamo-gauchistes », etc.).
La présentation de ce clivage – quel qu'en soient les termes : progressistes/nationalistes, mondialistes/patriotes – est par ailleurs confortée par le fait qu'il s'observe également dans beaucoup d'autres pays : en Hongrie, en Pologne, en Italie... Dans de nombreux pays occidentaux, la droite et l'extrême-droite se confondent désormais, le centre-gauche s'est rallié à un centre libéral ou démocrate qui le domine idéologiquement, tandis que la gauche radicale a disparu ou presque du champ politique. Pour les macronistes comme pour les lepénistes, le choix de se placer dans cette nouvelle opposition a un double intérêt. Pour les deux parties, il permet avant tout d'éviter d'aborder de façon prioritaire la question de leur orientation économique et sociale. Et pour cause, c'est là la grande faiblesse de leur programme respectif, soit parce qu'il est rejeté par une majorité d'électrices et d'électeurs (c'est le cas de la macronie), soit parce qu'il est faible, incohérent et inconstant (pour le RN). Il est plus simple de se placer sur le plan de la morale – nous sommes le bien, les défenseurs du peuple, ou les hérauts de valeurs progressistes, et eux sont le mal, sont une élite déconnectée, ou sont des xénophobes antirépublicains – que sur le plan des idées, pour débattre des choix économiques et sociaux à faire.
Second intérêt, ce clivage permet une perpétuation de la situation, et pérennise donc leur suprématie sur la scène politique. Ainsi, aux yeux des macronistes, un second tour de présidentielle contre l'extrême-droite paraît être le meilleur moyen de toujours l'emporter à la fin, en passant pour les héros de la démocratie contre « le fascisme à nos portes ». En quelque sorte, le RN représente l'« assurance-vie du système », comme on se plaît à le dire à gauche. Du point de vue des lepénistes, un duel contre les libéraux leur assure une assise populaire, le bon rôle de « défenseurs du peuple » contre les « élites déconnectées », et finalement une place au chaud dans la vie politique et les institutions, sans les inconvénients de la gestion du pouvoir – rappelons que le RN n'est, finalement, rien d'autre qu'une entreprise familiale, dont les membres vivent au crochet de la politique quasiment toute leur vie. Pour Marine Le Pen en particulier, cette situation est également l'assurance que, à terme et du fait de l'usure de la macronie au contact du pouvoir, elle accèdera effectivement à la tête de l'État. L'évolution du score des Le Pen père et fille au second tour de la présidentielle (17,79% en 2002, 33,90% en 2017, 41,45% en 2022), avec un resserrement de l'écart les opposant au « candidat du système » (Chirac en son temps, Macron depuis 2017), la conforte sans doute dans cette conviction, de même que les sondages de 2027 qui la donnent d'ores et déjà gagnante, quelle que soit la configuration du scrutin.
Alors, le clivage gauche-droite est-il dépassé, par la force de la volonté de l'extrême-droite et du centre libéral ? La réalité est bien différente. Nous pouvons tout d'abord relativiser le constat fait en première partie de cette article, où nous évoquions l'affaiblissement du clivage gauche-droite à partir des années 1980. Ponctuellement, de grands débats sont venus nous rappeler la force de ce clivage, en général quand la gauche au pouvoir se rappelait de porter des mesures sociales fortes, ou quand la droite au gouvernement appliquait tel ou tel pan de son programme qui suscitait une forte opposition, et de la rue, et de la gauche parlementaire. Quand Lionel Jospin était Premier ministre par exemple, entre 1997 et 2002, deux réformes ont provoqué, à l'Assemblée nationale, de vifs débats : la loi établissant la durée hebdomadaire de travail à 35 heures (la question du temps de travail et de sa régulation reste un invariant du clivage gauche-droite) ; et celle mettant en place le Pacte civil de solidarité (PACS), qui permettait l'union de deux personnes de même sexe (à défaut du mariage, à l'époque). Sur la thématique de l'immigration, le clivage reste bien vivant, avec en général plus de vagues de régularisation à gauche, plus de mesures restrictives à droite – même si bien sûr, des exceptions sont observées çà et là.
Surtout, notons que le clivage gauche-droite n'est pas tant affaibli parce qu'il ne serait plus pertinent, mais tout simplement car les forces politiques traditionnelles ont vu leur programme économique et social respectif (et les politiques menées, une fois au pouvoir) converger au fil des décennies. Autrement dit, que le PS n'ait pas, sous François Hollande, assumé une politique économique de gauche, et ait en cela amorcer un rapprochement idéologique avec la droite libérale, cela suffit-il à discréditer la pertinence du clivage gauche-droite ? L'effondrement du PS depuis 2017 peut au contraire indiquer que c'est cette posture centriste qui a, in fine, coûté cher à ce parti.
Un clivage plus vivant que jamais, sur les questions économiques, sociales et écologiques
Pour mémoire, dans un premier temps, le clivage gauche-droite s'est forgé au XIXème siècle sur la nature de nos institutions, à savoir le maintien ou non de la monarchie, la proclamation ou non de la république. Des subtilités sont (plus ou moins vite) venues complexifier ce clivage : entre les partisans d'un régime centralisé sur la capitale, et ceux d'une forte décentralisation des pouvoirs ; entre les partisans d'une monarchie absolue et ceux d'une monarchie constitutionnelle ; entre les partisans d'une république conservatrice et, à partir de 1848, ceux d'une république sociale ; etc. À partir de la seconde moitié du XIXème, avec l'ancrage de la république, le clivage se conforte plutôt autour du rapport au religieux (entre défenseurs et opposants au principe de séparation des Églises et de l'État) et surtout, autour de la question sociale – dans le contexte de la Révolution industrielle et de montée en force de la classe ouvrière. Les antagonismes politiques de la IIIème République connaissent sans doute leur apogée dans les années 1930, avec pour point d'orgue l'avènement du Front populaire (1936). Suivra, après la Seconde Guerre, mondiale, la grande vague d'acquis sociaux de 1944-1946 sous le Gouvernement provisoire (consacrant notamment la protection sociale moderne), impulsée par les gaullistes et les communistes. Or, la question sociale reste-t-elle d'actualité ? Quand on fait le double constat de revenus records des ultrariches français, avec le niveau historique d'inégalités que connaît le pays, il est évident que la réponse est positive.
Bien sûr, le degré d'ouverture de nos frontières commerciales, ou le sort destiné aux immigrés, sont des sujets importants, même cruciaux, mais les débats publics ne peuvent pas, dans le contexte qui est le nôtre (près de 10 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté), faire fi de la question de la répartition des revenus, de la place des services publics, du rôle de l'État dans la redistribution... Des enjeux déterminants, auxquels s'ajoute désormais la question écologique (incluant le climat, mais aussi la biodiversité et la santé environnementale), qui oppose là encore la gauche et la droite. Bien entendu, le capital a profondément évolué au cours des dernières décennies, à l'aune surtout de la globalisation qui a permis sa grande mobilité actuelle. Mais les transformations du capitalisme à l'aune de la mondialisation ne changent pas fondamentalement les enjeux, à peine les élargissent-ils. Contrôler les excès du capital, voire repenser totalement les modèles de production, consommation et distribution, pour réduire les inégalités, la pauvreté, et permettre le bien-être de la population dans le respect de l'environnement, est plus nécessaire que jamais. Et par le prisme de ces enjeux, on peut bel et bien classer les forces politiques sur la base d'un clivage gauche-droite.
La recomposition du champ politique français, amorcée depuis 2017, n'est pas terminée. L'instabilité actuelle des lignes partisanes est une conséquence, en quelque sorte, du quinquennat Hollande, pendant lequel a semblé disparaître à gauche toute offre politique qui soit une alternative crédible aux politiques libérales proposées par le centre et la droite. La crise de la gauche, son affaiblissement (elle cumule à peine 32% des suffrages exprimés au premier tour de la dernière présidentielle), signifie la fin de la bipolarisation, le déclin de la participation, et finalement, un « boulevard » pour le RN. Dans ce contexte, nous étions déjà revenu dessus en juillet 2020 (De la Monarchie de Juillet à Emmanuel Macron : le centre libéral, intrinsèquement hostile au peuple). LREM, à mesure que l'électorat de gauche se détournait du chef de l'État (vers 2018-2019), est devenue sociologiquement le premier parti de droite, provoquant, par contrecoup, un brusque recul des Républicains depuis les européennes de mai 2019 – recul qui s'est poursuivi lors de la présidentielle de 2022. Au final, et à contrecourant du discours tenu en 2017 par Emmanuel Macron, la macronie est devenue la première force de droite à l'échelle nationale, appuyée – depuis les législatives de 2022 qui n'a donné à la coalition présidentielle Ensemble qu'une majorité relative – par un parti LR qui reste puissant à l'échelle locale. Le centre libéral, avec ses renoncements, ses virages autoritaires, ou encore la mise en avant de ministres porteurs de discours ultra sécuritaires, est devenu de façon claire et nette la nouvelle incarnation de la droite française.
À gauche, s'il est vrai que le bilan de l'année 2022 est plus que mitigé, avec un total historiquement faible à la présidentielle et des législatives en demi-teinte (dont nous analysions les résultats en septembre dernier : Quelles leçons tirer des élections de 2022 ? (3/3) À gauche, le verre est-il à moitié vide ou à moitié plein ?), on peut tout de même constater que, quoi que l'on pense de Jean-Luc Mélenchon, sa bonne prestation de campagne et, au final, son score de quasi 22% des voix, lui ont permis de faire jeu égal (ou presque) avec Emmanuel Macron et Marine Le Pen, puis d'empêcher la macronie d'obtenir une majorité absolue à l'Assemblée nationale. Bien qu'affaiblie, la gauche reste donc debout. Comme l'expliquait déjà le 14 juin 2019 le député François Ruffin, en entretien sur Europe 1 : « C'est quelqu'un qui a remis la gauche sur ses deux jambes, rouge égalitaire et verte écologiste, et c'est pas rien. » Bien malin celle ou celui capable de dire quel aurait été le total de la gauche et son état si l'offre politique proposée par LFI n'avait pas existée, et si l'électorat de gauche avait vu ses choix de premier tour limités à Roussel, Jadot, Hidalgo, Poutou et Arthaud. À présent, il apparaît que le leader insoumis laisse peu d'espace pour permettre sa succession, mais encore a-t-il fallu qu'il crée l'espace considérable occupé depuis 2012 par le Front de Gauche d'abord, par LFI ensuite. D'ailleurs, l'effondrement du PS et, en 2022, la captation des deux tiers des voix de gauche au profit de Jean-Luc Mélenchon montrent bien que, dans cette partie du corps électoral, le souhait de renouer avec un programme clairement de gauche est là, et bien là. Le score relativement bon de Mélenchon a permis d'éviter la disparition totale du clivage gauche-droite – notamment en 2022 où sa campagne s'est clairement ancrée à gauche et a débouché, dans un second temps, sur l'accord électoral de la NUPES avec le PS, EE-Les Verts et le PCF – et donc de mettre en avant les questions économiques, écologiques et sociales tout au long de la campagne (y compris lors des législatives).
La NUPES, qui tient encore tant bien que mal, et la coalition Ensemble et son désormais acolyte le parti LR (qui est devenu la « béquille » parlementaire de la macronie), incarnent en quelque sorte la gauche et la droite actuelles, dans leur diversité. Et d'ailleurs, ce clivage aurait été considérablement renforcé si Jean-Luc Mélenchon était parvenu à atteindre le second tour de la présidentielle à la place de Marine Le Pen – dans une telle configuration, on imagine aussi que la qualité du débat d'entre-deux tours aurait été tout autre, et que le chef de l'État sortant y aurait été un chouia plus déstabilisé. Dans cet échiquier politique, quel rôle vient jouer le RN ? Nous l'avons vu en août dernier (Quelles leçons tirer des élections de 2022 ? (2/3) De la construction à petits pas du « macro-lepénisme » : les droites à la croisée des chemins), la posture de plus en plus autoritaire de la droite libérale (qui court derrière le tout sécuritaire de l'extrême-droite), et les revirements libéraux opérés par Marine Le Pen depuis quelques années (dans l'espoir de se rallier les milieux d'affaires), semble esquisser un rapprochement possible, à terme, entre ceux deux blocs (central et d'extrême-droite), même si celui-ci reste à ce stade purement hypothétique – tant que la gauche sera incapable d'atteindre le second tour de la présidentielle, il ne restera très probablement.
Finalement, et quelle que soit la personnalité qui la représentera au plus haut niveau électoral, c'est sans doute la capacité de la gauche à accéder au second tour de la prochaine présidentielle, en 2027, qui permettra de conforter l'idée que le clivage gauche-droite n'est pas mort – car nul doute qu'en face, la ou le candidat qui parviendra au second tour, qu'il soit libéral ou RN, fera le plein des voix de droite. Cas contraire, un duel opposant une énième fois une/un candidat d'extrême-droite à une/un représentant du centre-droit libéral, alimentera encore l'illusion de la disparition du clivage gauche-droite. Rendez-vous en 2027 pour le savoir !
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