Par David Brites.
L'Union européenne, devenue une scène où les rapports de force prévalent
Depuis l'entre-deux-guerres au moins, la construction européenne a toujours été promue au nom d'un idéal de paix et de fraternité entre les nations. Chaque peuple serait libre et égal dans ce beau projet visant à nous rapprocher et à nous unir autour d'une structure supérieure sans pour autant renier nos identités nationales. Un concert de nations apaisé et organisé dans un cadre démocratique. Une seule voix unie pour parler en dehors du continent.
La réalité est évidemment entre cet idéal et la realpolitik qui s'impose toujours. Dès les premières années de la construction européenne, celle-ci est avant tout portée par la France et son nouvel allié ouest-allemand. Américains et Britanniques ont poussé en faveur de la constitution d'un État fédéral à l'ouest du Rideau de Fer, pour mieux faire face à la menace communiste.
Pour l'Allemagne comme pour l'Italie, l'objectif est à la fois de faire amende honorable sur leurs crimes, et de réintégrer la scène politique européenne en normalisant leurs relations avec les ennemis d'hier. Pendant trente ans, l'Hexagone est la puissance dominante de cette Europe politique naissante. Trois pays sur les Six ont comme langue usuelle le français, la France est le pays le plus peuplé de la communauté, la puissance géopolitique la plus influente de ce nouvel ensemble, et même les normes juridiques européennes s'inspirent alors largement du droit français – un héritage encore visible de nos jours dans le domaine de la Justice européenne. La sortie de la France de l'OTAN en 1966 révélait même une volonté d'indépendance vis-à-vis du géant américain. C'est pour préserver cette situation privilégiée que le président de Gaulle a refusé à deux reprises l'entrée du Royaume-Uni dans les Communautés.La France a progressivement perdu la main. Deux référendums symbolisent cette perte de vitesse, validée par le corps électoral : celui de 1972 validant l'intégration des Britanniques, et celui de 1992 approuvant de justesse la ratification du traité de Maastricht permettant l'adoption de la monnaie unique. Dans un contexte de réunification allemande (1990) et d'élargissement vers l'Est (effondrement du Rideau de fer en 1989, début des négociations d'adhésion en 1997, adhésions en 2004 et en 2007), l'écrasante majorité de la classe politique française, qui craint que la géopolitique européenne ne favorise une prépondérance allemande face à une France en déclin industriel, pense pouvoir limiter la puissance de Berlin réunifiée en approfondissant la construction européenne, et qu'en cela, le projet de monnaie unique évitera le jeu de concurrence des monnaies. Mais les élargissements ont un impact sur l'essence même de l'Union européenne, parce qu'ils rééquilibrent les rapports de force sur le continent, en faveur d'une Allemagne plus peuplée, plus vaste, bénéficiant d'une position centrale dans l'Europe d'aujourd'hui, et profitant d'une main d'œuvre à bas prix, qualifiée et désormais intégrée à l'économie de marché. Sans parler de l'influence culturelle que l'Allemagne (et l'Autriche, accessoirement) a sur l'ensemble de l'Europe centrale, orientale et sur les Balkans.
Le 9 décembre 2013, Emmanuel Todd, invité sur France 2, expliquait ainsi que « les choses se sont inversées. Autrefois, l'Europe avait été construite avec l'idée d'une collectivité de protection. [...] L'Europe, avec en son cœur l'euro, a recréé des situations de compétition [...] maximale. Quelque chose qui ressemble un peu à l'effet de l'étalon-or autrefois. » L'ethnologue et historien français estime que cette situation est due à une double politique européenne, validée par les institutions communautaires mais évidemment aussi par les classes dirigeantes nationales : la disparition des tarifs extérieurs communs, qui faisaient de l'Europe une zone de protection pour ses citoyens ; et l'euro, qui consacre
, dans un contexte où les entreprises allemandes sont massivement installées en Europe de l'Est, sa zone d'influence privilégiée. « La rigidité des conceptions européennes, la rigidité de l'euro, fait que l'Europe lance les nations européennes, qui restent très différentes, les unes contre les autres. [...] Le principe de la concurrence, du libre-échange généralisé, dramatisé par la création de l'euro et la rigidité monétaire, a fait de l'Europe une sorte de champ de force où des nations [...] s'affrontent en termes de puissance. [...] L'Europe est devenue exactement le contraire de ce qu'elle était au départ. Il y a une puissance dominante qui est l'Allemagne. Il y a son brillant second, dont l'accord permet à l'Allemagne de régenter et de martyriser les pays du Sud... C'est devenu un monde hiérarchique. Parler du rapport de la France à l'Europe est ridicule. On devrait parler du rapport de la France à l'Allemagne. » Certains dans la classe politique française en parlent déjà, comme Jean-Luc Mélenchon, à gauche, ou encore Nicolas Dupont-Aignan, à droite. Et prônent d'aller au bout du rapport de force. La droite et la gauche souverainistes notamment souhaitent qu'à l'image d'une Allemagne qui se repose sur sa zone d'influence (Europe centrale et orientale, Balkans), la France se tourne laborieusement vers sa double-zone d'influence : l'espace méditerranéen, et plus largement l'Afrique francophone.Mal pensé dès ses débuts, le projet d'
proposé par Nicolas Sarkozy en 2008 allait dans ce sens, mais est quasiment mort-né face aux réticences de son homologue allemande, et a définitivement été oublié après les bouleversements du Printemps arabe. Pour ne pas s'enliser dans une logique de blocs qui constisterait à opposer Paris et Berlin, l'Allemagne doit assouplir sa politique économique et accepter de réviser la politique monétaire européenne. Elle doit comprendre que l'appauvrissement avancé de « l'Europe du Sud » n'est absolument pas dans son intérêt, d'abord parce que l'essentiel de ses échanges commerciaux se font dans le cadre de l'Union européenne ; ensuite parce que ces pays importent de nombreux produits allemands ; et enfin parce qu'une montée des haines anti-allemandes dans des pays comme la Grèce, l'Espagne et le Portugal n'est pas, à long terme, un atout, loin de là. Ni pour les entreprises allemandes, ni même pour les citoyens allemands. Mais l'exécutif allemand ne modifiera pas ses pratiques de gouvernance européenne sans pression de la seule des trois nations européennes qui, comme l'Allemagne et le Royaume-Uni, peut avoir un effet d'entraînement sur d'autres États-membres, à savoir la France. La démocratie européenne ne se fera pas tant que des rapports de hiérarchisation entre les nations existeront, pour la simple raison que l'idéal européen lui-même, s'il se veut démocratique, est incompatible avec une telle réalité.La démocratie européenne renaîtra-t-elle à Athènes ?
À l'occasion des élections européennes de mai et juin 2014, la classe politique européenne a tenté de redonner un sens à la notion de démocratie. La complexité du fonctionnement de l'UE n'aide pas au succès de cette démarche, mais la plupart des grands camps politiques se sont prêtés au jeu, en présentant des têtes de liste européennes susceptibles d'être désignées candidates à la présidence de la Commission européenne en cas de victoire : le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker pour le Parti Populaire Européen (droite), l'Allemand Martin Schulz pour le Parti Socialiste Européen (centre-gauche), le Belge Guy Verhofstadt pour les Démocrates & Libéraux européens (centre-droit), le Grec
pour la Gauche Unitaire Européenne (extrême-gauche), et un duo pour Les Verts Européens, l'Allemande Ska Keller et le Français José Bové. Quatre débats télévisés ont même été organisés entre ces différents leaders politiques, même s'ils n'ont jamais été tous réunis en même temps le premier d'entre eux a réuni quatre d'entre eux sur la chaîne Euronews, en avril 2014. Mais ils n'ont passionnés ni les médias nationaux, ni le citoyen lambda. Pire, les échanges et discussions ayant opposé, à quatre reprises (dont une en avril sur France 24 et RFI, une autre en mai sur LCI et RFI), les deux chefs de file ayant le plus de chance de l'emporter, Martin Schluz et Jean-Claude Juncker, ont été d'une qualité plus que médiocre.Le résultat final illustre d'ailleurs bien le niveau de désintérêt et de ras-le-bol des peuples à l'encontre de l'Europe politique. Déjà parce que le taux de participation, très faible en 2009 (43,10% des inscrits), n'a pas progressé (43,09%), au contraire du score des partis dits eurosceptiques : les formations prônant une sortie de l'Union européenne sont parvenus en tête en France (Front national), au Royaume-Uni (UKIP) et au Danemark (Parti populaire) ; et celles, de droite comme de gauche, favorables à une réorientation des politiques économiques européennes et à un renforcement de la souveraineté nationale, sont arrivés en tête en Grèce (Syriza) et en Hongrie (
), et en deuxième position en Italie (Mouvement 5 Étoiles), en Lettonie (Alliance nationale), ou encore en Pologne (Droit et Justice). Les formations eurosceptiques de la droite souverainiste ou d'extrême-droite représentent à elles-seules 17% du Parlement européen dans la présente mandature.Ces résultats révèlent évidemment une montée des insatisfactions vis-à-vis d'un modèle politique qui ne convient qu'aux partis de gouvernement traditionnels. En outre, ils illustrent peut-être à quel point l'échelon national représente encore, aux yeux des peuples, le niveau à travers lequel, pour l'essentiel, la démocratie doit s'exprimer et se vivre, et où la souveraineté populaire trouve son sens. C'est sans doute aussi pour cette raison que les Grecs ont donné une majorité au mouvement de la gauche radicale Syriza. À force d'humiliations et de plans de rigueur imposés, le peuple grec, bien conscient que le nouveau gouvernement ne résoudrait pas tous les problèmes, a voulu envoyé un message fort à Bruxelles, à Francfort et aux partenaires européens : leur dignité et leur capacité à décider collectivement de leur destin étaient en jeu. Les dirigeants européens, gouvernement allemand en tête, n'ont pas entendu ce message. On observe donc un face à face, depuis plusieurs mois, entre les institutions et partenaires européens d'une part, et Athènes d'autre part. Entre le symbole de la bureaucratie technocratique qui s'impose partout, au nom d'un idéal dévoyé et d'impératifs financiers contestables, et l'expression de la souveraineté populaire, les représentants d'un peuple qui a dû multiplier les sacrifices depuis maintenant six ans.
Aléxis Tsípras est donc engagé dans une négociation périlleuse avec ses créanciers européens et le FMI. Les négociations portent actuellement sur le déblocage d'ici la fin du mois de juin d'une tranche d'aide de 7,2 milliards d'euros, alors que le gouvernement grec doit rembourser 1,6 milliards d'euros dans la même période. En dépit de la nomination de Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission le 1er novembre 2014, en remplacement de José Manuel Durão Barroso, l'exécutif européen n'a pas modifié d'un iota sa ligne politique : il joue l'ami du Premier ministre grec devant les médias, puis suggère à la Grèce des économies supplémentaires de 3 milliards d'euros et des excédents primaires élevés. Les débats se cristallisent sur les économies budgétaires, la réduction de la fonction publique et le régime des retraites. En arrière-plan : la question irrésolue de la viabilité de la dette, de 180% du PIB. Pourtant, les voix se multiplient pour appeler à une remise en cause des mesures d'austérité refusées par le gouvernement grec, comme en janvier dernier, lorsque, dans une tribune publiée par le Financial Times, sept économistes connus, dont Joseph Stiglitz, et Massimo d'Alema, ont plaidé pour un abandon du programme de rigueur imposé aux Grecs. Parmi leurs arguments : l'inefficacité économique et budgétaire des mesures d'austérité, le risque qu'un défaut de la Grèce fait planer sur la zone euro, et les impacts de l'intransigeance des créanciers sur la démocratie, en Grèce mais aussi en Europe.
Si le temps presse, puisqu'il n'est pas à exclure que l'État grec doive bientôt se déclarer en défaut de paiement, il faut toutefois repenser le système européen dans son ensemble, au-delà des urgences financières propres à l'actualité. Bref, pas sous le seul prisme du cas grec ou, demain peut-être, de l'Espagne, si le parti Podemos parvenait au pouvoir. La crise de démocratie que connaît l'Europe a peu de chance de trouver une issue favorable avec les dirigeants européens actuels. La conséquence directe en est la montée des populismes de tout bord, certains se traduisant par un nouveau souffle démocratique, comme en Grèce et en Espagne, d'autres annonçant plutôt un vent de xénophobie et de nationalisme exacerbé, comme en France.
* * *
Le passage suivant est extrait de l'émission de Jean-Jacques Bourdin sur RMC/BFM-TV, le 20 mars dernier. À cette occasion, l'animateur interpelle son invité, Jean-Luc Mélenchon, par les mots suivants : « Aléxis Tsípras […] est obligé de renoncer : il avait promis de mettre fin à la tutelle de la fameuse Troïka. Rien de tout ça. […] Il avait promis qu’Athènes ne négocierait pas une prolongation du programme d’aide. Il avait promis de stopper les projets de privatisation. » Le leader du Front de Gauche lui répond en ces termes :
L’Europe est en train d’étrangler la Grèce d’une manière honteuse. […] Le banquier central a décidé de couper les liquidités, c’est-à-dire l’argent qui circule en Grèce. C’est une honte, c’est un acte de guerre. Et à chaque fois, M. Tsípras dit : « Je suis prêt à discuter, essayons d’avancer. » Et l’autre nuit, la Commission a dit : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que vous avez voté comme loi ? Sans nous demander notre avis ! » Une loi terrifiante […], un gâchis inouï : permettre aux gens de retrouver l’électricité quand on leur a coupée parce qu’ils ne peuvent plus la payer, retrouver leurs propres appartements… C’est ça qu’est en train de faire la soi-disant Europe qui nous protège et qui nous aide. Et je vais vous dire une chose : faîtes les malins, tous autant que vous voulez, à dire : « Oui, il a capitulé ». […]
Pourquoi la Grèce est-elle asphyxiée ? […] Parce que toutes les banques du monde sont obligées, quand vous demandez des sous, de vous les donner, et ces sous, elle va les trouver auprès de la Banque centrale européenne. Toutes les banques, y compris les banques françaises. Si on nous faisait une demi-journée de ce qu’on vient de faire à la Grèce, il n’y aurait plus un euro qui circulerait, et tout le monde fuirait la France. Il n’y a aucun pays européen qui peut résister à la coupure de liquidités, donc Aléxis Tsípras discute avec un révolver sur la tempe. Mais je vais vous dire : rira bien qui rira le dernier. Parce que des réformes, il en propose, et il va encore en proposer. Et je le félicite. Il va proposer de poursuivre les corrompus, il va proposer de récupérer l’argent qui s’est enfui, etc. etc. c’est-à-dire des mesures sociales.
Et pendant ce temps, M. Schäuble, qui est le ministre de l’Économie allemand, qui ne reste même pas jusqu’à la fin des réunions, qui donne des ordres, qui aboie d’avantage qu’il ne parle, et qui se figure que toute l’Europe va lui obéir, il va tomber sur un bec. Parce que quand ils font tous les malins à dire : « hé bien nous allons mettre dehors la Grèce », [il n’est dès lors plus possible de dire] : « C’est vous qui voulez quitter l’euro ». Non, ce sont les autres qui foutent les gens en dehors de l’euro. Et qu’est-ce qu’il va se passer avec l’euro ? Vous croyez que les Chinois qui ont 25% de leurs réserves en euros vont accepter une telle pantalonnade ? Une grande puissance comme l’Europe n’est pas capable de tirer d’affaire la Grèce ? Tout le monde va se dire : « Mais l’euro ne vaut rien ! L’euro ne vaut rien ! »
Et donc je vais vous dire ce que je soupçonne : je ne soupçonne pas les Grecs de vouloir sortir de l’euro, je soupçonne le gouvernement allemand d’avoir un plan B. Et je le soupçonne d’avoir l’intention d’avoir déjà annexé économiquement l’Europe et de vouloir se créer sa propre petite zone monétaire. Voilà ce que je crois.