Par David Brites.
Le paysage urbain au Mozambique illustre le poids de l'héritage du régime socialiste (1975-1990) dans la vie politique mozambicaine et dans les mentalités. Ici dans le nord du pays, à Nampula dans la province éponyme (ci-dessus) et à Cuamba dans la province de Niassa (ci-dessous).
Regard sur les MadGermanes, ces travailleurs mozambicains envoyés en Allemagne de l’Est entre 1979 et 1990 pour être formés et employés. Une injustice relative à ces retornados mozambicains perdure.
Une fois indépendant en 1975, le Mozambique, présidé par Samora Machel (jusqu’à sa mort en 1986), s’est immédiatement placé dans le camp socialiste, et pour cause, Cuba et l’URSS avaient largement soutenu le Front de Libération du Mozambique (Frelimo) dans sa lutte pour l’indépendance. Les échanges diplomatiques et commerciaux se sont dès lors multipliés entre le gouvernement de Maputo et les pays du bloc de l’Est, par exemple le Viêt-Nam, ou encore la Pologne. Avec la République Démocratique Allemande (RDA), fondée en 1949 dans le cadre de la Guerre froide opposant les États-Unis et l’Union soviétique, une coopération spécifique se met en place à partir de 1979, lorsque des citoyens mozambicains arrivent à Berlin pour bénéficier de formations puis d’un travail. Mais la polémique naît en 1990, quand ces travailleurs mozambicains sont retournés au pays. Quelques éléments d’éclaircissement.
L’accord d’échange de 1979
Le 24 février 1979, soit dix ans avant la chute du mur de Berlin, le président du Conseil de l’État de la RDA, Erich Honecker, signait à Maputo, avec le président Samora Machel, un accord d’échange de travailleurs sous contrat, prévoyant l’emploi temporaire, dans des entreprises d’État en Allemagne de l’Est, des Mozambicains formés. À l’époque, les deux parties soulignaient la dimension d’amitié et de coopération inhérente à cet accord. Dans ce cadre, entre seize et vingt-mille travailleurs mozambicains sont venus en Allemagne pendant onze ans, et quand le mur est tombé le 9 novembre 1989, il en restait encore quinze mille, employés dans 193 entreprises. Le dernier d’entre eux revint au Mozambique en 1990.
La réalité de cette « amitié » exprimée en 1979 ne se résume pas à une volonté sincère de coopérer entre pays socialistes. Des deux côtés, des intérêts spécifiques s’expriment : le Mozambique veut alors des devises pour combler le déficit considérable accumulé depuis l’indépendance, et le gouvernement espère que les travailleurs formés en Allemagne participeront ensuite, une fois revenus, au développement du pays ; la RDA, de son côté, a un besoin urgent en main d’œuvre à bas coût. MadGermanes (reformulation populaire de « Made in Germany »), tel est le nom donné à ces travailleurs par leurs compatriotes mozambicains.
Vingt-sept ans plus tard, beaucoup de ces travailleurs mozambicains n’ont pas été réintégrés socialement, et pour cause, ils n’ont jamais reçu les salaires prévus dans le cadre de l’accord d’échange de 1979. Ils vivent dans une certaines pauvreté, la RDA ne leur ayant octroyé que 40% de leurs salaires ; les 60% restants étaient déduits de leurs revenus sur place, en Allemagne de l’Est, et envoyés au Mozambique, car il était prévu que les MadGermanes reçoivent la somme restante sous forme de pensions. Ils accusent désormais l’État mozambicain, en particulier le parti au pouvoir depuis l’indépendance, le Frelimo, d’avoir gardé l’argent de ces pensions et de faire le strict minimum pour trouver une solution. Ils manifestent depuis les années 1990 une fois par semaine, à Maputo, pour réclamer cette pension qui leur est dû. En vain.
À Berlin, l'un des lieux où passait le mur de séparation entre l'est et l'ouest de la ville, de 1961 et 1989.
Une responsabilité de l’État mozambicain ?
En 2002, le gouvernement de la République Fédérale Allemande montrait la preuve que les salaires manquants des MadGermanes avaient bien été transférés à l’État mozambicain, et que c’est donc ce dernier qui ne les a pas versés aux retornados mozambicains. Les Allemands disent avoir déboursé 74,4 millions de dollars en salaires, et 18,6 millions en cotisations de Sécurité sociale au Mozambique, le tout converti in fine sous la forme de 5.000 dollars pour chaque travailleur. De son côté, le gouvernement mozambicain évoque des quantités bien inférieures, qui auraient déjà été partiellement rendues aux anciens émigrants, ne parlant plus que de sommes dérisoires à leur rembourser, entre 370 et 550 dollars…
En juillet 2004, une quarantaine de MadGermanes a occupé pacifiquement, pendant quelques jours, l’ambassade allemande à Maputo, celle-ci fermant alors ses services et évacuant son personnel. Le 14 juillet, la représentation allemande déclara officiellement considérer les revendications des Mozambicains protestataires comme une « question close », et renvoya la responsabilité d’une « solution harmonieuse et durable » aux autorités mozambicaines. Un communiqué fut alors distribué, dans lequel était écrit : « Selon les informations dont l’Allemagne dispose, le gouvernement de la RDA a rempli toutes les conditions négociées dans l’accord sur l’emploi des travailleurs mozambicains. » Le document ajoutait que les obligations transférées dans ce dossier, en 1990, de la RDA mourante à la République Fédérale Allemande, ont aussi été « pleinement réalisées » et n’ont pas fait « l’objet de contestation de la part du Mozambique ».
Sur la même base, le gouvernement allemand considère que ce même accord de 79 est caduc depuis la disparition de la RDA le 3 octobre 1990, raison pour laquelle Berlin prétend que les exigences des travailleurs mozambicains doivent être traitées au Mozambique, par le Mozambique. Encore aujourd’hui, les MadGermanes accusent les autorités allemandes de connivence avec l’État mozambicain, mais dès lors que l’Allemagne réaffirme n’avoir plus de responsabilité dans ce dossier, les doléances des retornados s’adressent exclusivement à leur gouvernement. Dès le début des années 1990, ils lui ont demandé le paiement des décomptes effectués à la Sécurité sociale et autres fonds publics de cotisations.
Le premier rassemblement de protestation date de décembre 1990, quand les anciens travailleurs exigèrent tout bonnement le versement des salaires non-perçus en Allemagne. À l’occasion de la seconde manifestation, en avril 1991, ils réclamaient le rendu rapide de leurs bagages… En janvier 1992, la troisième réunit quelques milliers de personnes, réclamant l’argent toujours non-versé. Les retornados dénonçèrent très tôt le ministère du Travail, qui était chargé de la gestion de l’argent transféré par la RDA. Le gouvernement mozambicain reconnaît à peine une dette de 6,3 millions d’euros, dont le paiement aurait déjà été amorcé. Face à ce chiffre, les MadGermanes présentent celui de 18 millions d’euros. Une différence abyssale.
Le Mozambique a une dette vis-à-vis de ces anciens travailleurs, qui avaient vocation à devenir l’un des piliers de la politique de développement du pays. Les formations reçues en Allemagne devaient se traduire par la création d’emplois au Mozambique. C’est le gouvernement de Maputo lui-même qui a négocié, à Berlin-Est, le fait que les émigrants mozambicains concernés par l’accord de 1979 ne recevraient que 40% de leurs salaires en espèces, en Allemagne, et que les 60% restants leur seraient versés une fois revenus au Mozambique. À l’époque, les espoirs des MadGermanes étaient considérables, dans un contexte de guerre civile dans leur pays, et de grande misère. Sur ce sujet comme sur bien d’autres, l’État mozambicain n’assume pas ses responsabilités et ne défend pas les droits de ses citoyens.
Une mémoire et un orgueil méprisés par l’État mozambicain
Au-delà des réclamations relatives aux salaires non-perçus, il faut rappeler les conditions de vie difficiles qu’ont connues les MadGermanes en Allemagne. Ils demeurent dans une situation sociale compliquée, qui reste largement sous-traitée dans les médias mozambicains et dans le débat politique. Personne ne parle d’eux, tout bonnement. Alors qu’ils parlent encore bien allemand, un savoir qui pourrait être employé au service de l’économie mozambicaine. D’ailleurs, les MadGermanes sont orgueilleux du temps qu’ils ont passé en Europe. Là-bas, leur traitement n’a pas toujours été simple, car nourri de racisme à leur égard, mais aussi de restrictions de déplacement (couvre-feu, etc.), mais ils ont appris beaucoup, sur l’Allemagne comme sur leur propre pays. En 1989-1990, ils ont préféré revenir au Mozambique, toutefois on voit encore se dresser, dans leurs rassemblements de protestation, des drapeaux de l’ex-RDA. Le destin de ces immigrés a récemment fait l'objet d'une bande dessinée intitulée MadGermanes, dans laquelle la dessinatrice allemande Birgit Weyhe construit son récit à partir du témoignage de plusieurs d'entre eux.
Beaucoup d’entre eux avaient des projets plus ou moins ambitieux, une fois retournés au Mozambique : se doter d’ateliers d’artisanat ou de menuiserie, par exemple. Ils ramenaient de beaux vêtements, des télévisions et d’autres technologies. Mais les espoirs sont morts quand ils ont compris que le gouvernement ne leur rendrait pas l’argent pourtant si durement acquis. Comble de l’ironie, les formations suivies en Allemagne n’étaient pas toujours adaptées à l’économie mozambicaine, très peu industrialisée, ce qui s’est traduit par un taux de chômage élevé dans cette communauté d’anciens travailleurs. Notamment ceux qui ont été employés dans le secteur automobile, totalement inexistant au Mozambique. Les premières protestations organisées devant le ministère du Travail visaient d’ailleurs aussi cette réalité économique et sociale triviale.
L’absence de ce dossier dans le débat public mozambicain est problématique, déjà parce qu'il met en lumière un déficit de compétence ou de déontologie dans les grands médias nationaux. En outre, le droit des MadGermanes à manifester en toute liberté est lui-aussi restreint, dans ce pays où l’état de la démocratie est fréquemment question. Un traitement inadmissible, qui pose plus généralement la question de l’action policière et de la qualité du travail des forces de l’ordre.
L’histoire n’est pas finie. Le 12 septembre 2015, des MadGermanes et leurs familles ont manifesté à Berlin pour obtenir des explications sur la situation de leurs dossiers, en vain. Pire, au cours de l’automne 2015, l’Association des ex-Travailleurs de l’ancienne République Démocratique Allemande (ATRDA) a dénoncé les mots de celui qui était alors ministre allemand des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, qui venait d’affirmer ne pas avoir connaissance de désaccords entre les MadGermanes et le gouvernement mozambicain. Zeca Cossa, président de l’ATRDA, déclarait alors : « Certainement il doit y avoir une manifestation à la porte de chez lui, pour savoir s’il a connaissance de la cause ou non. » À Maputo, les rassemblements se poursuivent timidement, en dépit de la répression des autorités et de l’indifférence générale. Le réalisme nous oblige à dire que le plus probable est que ce dossier tombe dans quelques années dans l’oubli.
La mémoire des MadGermanes est, on peut l’imaginer, très riche. Les témoignages de ces travailleurs noirs, africains, en Europe centrale, sous régime socialiste, sont éclairants, et nous ramènent à une époque révolue où les moyens de communication, en particulier dans le bloc de l’Est où l’information était très contrôlée, étaient bien différents d’aujourd’hui. Les rares travaux visant à la sauvegarde de cette mémoire sont évidemment à saluer. Parmi eux, notons, en 2013, le livre de photographies réalisé par l’Allemand Malte Wandel sur les MadGermanes, qui a reçu un prix artistique outre-Rhin (le second prix du Deutscher Fotobuchpreis 2013) ; intitulé Einheit, Arbeit, Wachsamtkeit (« Unité, Travail, Vigilance »), il donne l’occasion de voir la RDA sous un point de vue autre qu’européen. On a également déjà évoqué l’œuvre récente, sous forme de BD, de l’Allemande Birgit Weyhe.
La chute du mur de Berlin a apporté en Europe de l’Est un vent de libertés, y compris celui de manifester. Les MadGermanes en savent quelque chose, eux qui ne se lassent pas, depuis 27 ans, de se rassembler et de protester pour que justice et reconnaissance leur soient rendues.