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Par David Brites.

1968 : il est des années comme ça, comme 1848 pour le Printemps des Peuples européen, 1989 pour l'effondrement du bloc de l'Est, ou encore 2011 pour le Printemps arabe, qui marquent par leur ampleur et par leur impact sur le long terme. Pourtant, cinquante ans après Mai 68, il n'y aura pas de célébration de l'évènement en France. En septembre dernier, l'Élysée a certes laissé planer un doute sur la possibilité d'une commémoration, au prétexte de « réfléchir sur ce moment et en tirer des leçons qui ne soient pas "anti" ou "pro" mais tiennent compte de ces évènements dans les mentalités actuelles, car 68 fut le temps des utopies et des désillusions et nous n'avons plus vraiment d'utopies et vécu trop de désillusions ». Sans trop d'explications, la présidence de la République a finalement annoncé ne rien prévoir pour évoquer l'héritage du mouvement.

La dimension révolutionnaire de Mai 68 et les doctrines d'extrême-gauche qui ont à l'époque porté certains de ses chefs de file sont autant d'éléments qui ne peuvent plus être valorisés, car depuis le tournant de la « rigueur » en 1983 et la chute du monde communiste en 1989, les grands idéaux politiques n'ont plus vraiment leur place dans le débat public. Les idéologies sont vues comme utopiques, voire dangereuses. À présent, il faut être « réaliste » pour ne pas recréer les désillusions passées. Un demi-siècle après Mai 68, l'utopie a-t-elle donc encore sa place en politique ?

Le 25 janvier dernier, le Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères français organisait sa Nuit des Idées. Cet évènement annuel, qui fait dialoguer des intervenants de tous horizons (intellectuels, chercheurs, artistes) invités à débattre dans des lieux partenaires répartis sur les cinq continents, portait cette fois sur « L'imaginaire au pouvoir ». Un tel sujet n'est pas dû au hasard. La question sous-jacente est de savoir si l'utopie, le rêve, ont encore leur place dans le débat public, dans la sphère politique... Peut-on encore inventer, imaginer au pouvoir ? En 2016, lors du mouvement Nuit Debout sur la place de la République à Paris, il était frappant d'entendre les différents intervenants garder le plus souvent, dans leurs propos, le souci de rester concrets, réalistes, crédibles autant que possible, y compris sur des sujets inédits, décalés voire utopiques, comme l'antispécisme, ou le revenu universel d'existence. Alors que « L'imagination au pouvoir » était l'un des principaux slogans de Mai 68, pourquoi désormais une telle préoccupation, un tel besoin de s'inscrire dans le réel ?

Crise économique oblige, il est exigé à notre classe politique d'être réaliste, au nom de la bonne gestion des fonds publics. Avec en arrière-plan le même mantra : la dette, la dette, la dette ! Parce que nous vivrions au-dessus de nos moyens, cessons de rêver, cessons d'être généreux et socialement ambitieux, cessons de vouloir tirer nos droits vers le haut, pour nous aligner sur les pays émergents avec lesquels la mondialisation nous met directement en concurrence... Dans un monde « ouvert », on ne peut pas se permettre d'être solidaires, de promouvoir des services publics de qualité avec la garantie de l'emploi pour les fonctionnaires, d'exiger un degré d'imposition élevé pour les plus riches qui sont tentés par l'exil fiscal, d'assurer une sécurité sociale pour tous, de privilégier la préservation de la nature aux opportunités qu'offrirait l'exploitation des ressources encore enfouies sous nos pieds, etc. Au nom d'un principe de réalité. Pourtant, l'usage qu'il est fait de cette notion de « réalité » est discutable. Car ce que la France a pris plus d'un demi-siècle à bâtir en termes d'État-providence et de services publics est démantelé à petit feu, et force est de constater que nous en perdons notre humanité. Cela est flagrant quand il s'agit d'accueillir les migrants, de trouver des solutions pour nos sans-abri, ou encore de réagir à la détresse sociale de corps de métiers comme le monde paysan, les enseignants ou les forces de l'ordre, qui se traduit par des taux de suicide particulièrement élevés. Les options économiques retenues par notre classe dirigeante défient parfois toute logique. Ainsi, n'a-t-on pas remis en cause l'année dernière, sur une simple logique comptable, les dits « emplois aidés » pourtant nécessaires à l'activité d'associations ou de services publics ? Dans un cas comme celui-là, qui est réaliste et qui est dans une approche froide et théorique ? Quand un gouvernement supprime des postes d'éducateurs et d'auxiliaires nécessaires au bon fonctionnement de crèches ou de maternelles, ou de cuisiniers dans une association caritative, peut-on parler d'une politique ancrée dans le réel ? L'inhumanité comptable est-elle plus « réaliste » que l'utopie que représenterait une politique généreuse ?

Ces questionnements se posent pour de nombreux autres sujets. Pour réformer le statut des cheminots, on dénonce la dette de la SNCF... sans s'interroger sur l'origine de cette dette, ou encore sur l'usage qu'il est fait de ce type d'argument depuis des décennies dans tous les secteurs. Pour réformer l'assurance-chômage, c'est le coût encore qui est invoqué. Emmanuel Macron est le digne héritier de l'ensemble des chefs d'État et de gouvernement qui ont dirigé ce pays depuis le milieu des années 80, en termes de rigueur budgétaire, de politique de l'offre, de financiarisation de l'économie, d'ouverture des frontières commerciales, d'affaiblissement de l'État-Providence et des services publics, ou encore de concessions au grand patronat. Le 12 juillet 2017, en plein débat sur la dernière Loi Travail à l'Assemblée nationale, le député Erwan Banalant, député inscrit au groupe La République En Marche, déclarait, pour justifier le projet de loi déposé par son gouvernement : « Le monde change, [...] on s'adapte au monde qui change. » Soyons réalistes ! Ce à quoi la députée Clémentine Autain, membre du groupe La France Insoumise, répondait très justement : « Le monde change, mais c'est nous qui décidons dans quel sens on a envie qu'il évolue. C'est absurde. Il n'y a pas "le monde qui change et on s'adapte au monde", il y a le monde qui change et la démocratie et la politique qui décident de la société dans laquelle nous voulons vivre. »

Paradoxalement, c'est la génération qui a porté le mouvement de Mai 68 (Romain Goupil et Daniel Cohn-Bendit en sont le plus bel exemple) qui, désormais, soutient les mouvements politiques, au centre-droit et au centre-gauche, qui enterrent le plus l'idée d'utopie. Sur le long chemin parcouru entre l'idée de révolution en 1968 et le programme libéral de Macron en 2017, la génération des Baby-boomers a laissé de côté, très tôt après Mai 68, les doctrines d'extrême-gauche qui dominaient l'arrière-plan idéologique des manifestations cette année-là. Le mouvement de libération qu'a incarné Mai 68 a en fait servi de terreau à l'idée de libéralisme économique et social, et la remise en cause des figures traditionnelles d'autorité s'est faite concomitamment à l'affaiblissement de l'État par des processus parallèles tels que la privatisation d'entreprises publiques, la décentralisation, et la construction européenne. Les thèmes de société à l'œuvre en 68 se sont certes imposés depuis les années 70-80, sur les ruines de la société patriarcale et sur le corps agonisant de l'Église catholique, mais sur les questions économiques, c'est le dogme libéral et l'austérité budgétaire qui sont devenus des évidences. Libéralisme sociétal et libéralisme économique se sont en quelque sorte rejoints, au détriment des utopies sociales. À présent, la gauche exprime un besoin renouvelé de protection : protection des individus, protection de l'environnement... Et cela, également au nom d'un certain réalisme. Pas un réalisme purement comptable, mais un réalisme social, humaniste, environnemental.

« Je suis en effet intimement convaincu que c'est en affrontant la réalité du monde, que nous pourrons retrouver dans le pays de l'espérance », affirmait Emmanuel Macron le 16 novembre 2016 dans sa déclaration de candidature à la présidentielle. Force est de constater qu'à la dernière élection, c'est le candidat du « réalisme économique » qui l'a clairement emporté. Pouvait-il en être autrement ? Une majorité écrasante de médias ont encensé le candidat qui combinait à la fois le libéralisme de gauche sur les questions de mœurs et le libéralisme de droite sur les sujets économiques. Comme nous l'analysions dès février 2017 (Benoît Hamon, François Fillon, Emmanuel Macron : les médias feront-ils l'élection présidentielle de 2017 ?), les médias mainstream ont joué leur rôle « promotionnel » en faveur de leur candidat à merveille. Peu importe son visage, qu'il s'agisse d'Alain Juppé hier, ou d'Emmanuel Macron aujourd'hui. Macron, c'est la conjonction réussie des libéraux de gauche et de droite. Ceux qui ne se veulent pas conservateurs sur les questions sociétales, et qui veulent détruire les derniers « carcans » imposés par l'État-providence et qui empêcheraient l'économie de se « libérer ». A contrario, toute proposition inédite qui sortirait du cadre libéral entraîne une réaction quasi-épidermique de la machine médiatique. L'exemple le plus frappant étant le traitement qu'a connu Benoît Hamon après sa victoire à la primaire socialiste, en janvier 2017, toutes les attentions s'étant cristallisé sur sa proposition de revenu universel d'existence. L'ironie étant que l'un des premiers dans l'Histoire à avoir évoqué cette idée de revenu universel est l'Anglais Thomas More, dans un ouvrage publié en 1516 et intitulé... Utopia. À la question de la faisabilité de son programme, Benoît Hamon justement, répondait ainsi sur France 2, le 8 décembre 2016 : « Au moment où on a fait, en 1945, la Sécurité sociale, on n'a pas demandé à M. Croizat qui était le père de la Sécurité sociale, de savoir immédiatement quelle est la tuyauterie, la robinetterie qu'ils allaient faire. Le sens, c'était : protéger contre la maladie et assurer la retraite pour tous. Quel était le PIB de la France en 45, quand on est sorti de la guerre ? » Et en effet, c'est dans un tel contexte que nous avons su mettre en place le modèle social qui est le nôtre.

Place de la République, juillet 2016.

Il faut remonter à 2007 pour dater symboliquement la critique la plus ouverte et la plus véhémente contre Mai 68. Nicolas Sarkozy a porté ce discours, notamment à l'occasion de son meeting du 29 avril 2007, lors duquel il a déclaré : « Les héritiers de Mai 68 avaient imposé l'idée que tout se valait, qu'il n'y avait donc désormais aucune différence entre le bien et le mal. [...] D'ailleurs, il n'y avait plus de valeurs, plus de hiérarchie, ils avaient réussi : il n'y avait plus rien du tout, et eux-mêmes, c'était pas grand-chose ! » Bien que libéral lui-même sur le plan économique, celui qui dirigea la France de 2007 à 2012 avait fait du rejet de Mai 68 le cœur idéologique de son positionnement. Comme une volonté de marquer un retour de l'autorité de l'État et du volontarisme en politique, après des décennies d'affaiblissement voire d'impuissance du pouvoir. Dans le même état d'esprit, l'ancien dirigeant de l'UMP Jean-François Copé commentait ainsi, en avril 2016 sur la chaîne I-télé, le mouvement Nuit Debout : « Les Indignés là, [...] qui font le siège de la place de la République, et qui nous décrivent avec des yeux émerveillés un monde nouveau qui commence, alors que pour beaucoup d'entre eux je les sens surtout avoir besoin d'un accompagnement pour vraiment comprendre que la solution c'est de trouver un travail, une formation... » Comprendre : les gauchos, cessez de rêver et de croire en un monde meilleur, coupez vos cheveux et allez bosser !

Toujours empreinte du même « réalisme », la génération de socialistes qui a accompagné François Hollande au pouvoir (Michel Sapin, Stéphane Le Foll, etc.) achève, sur les traces de Lionel Jospin auparavant, de briser le socle culturel qui permettait encore à une gauche authentique de pouvoir prétendre accéder aux responsabilités. Encore Lionel Jospin a-t-il fait voter des mesures qui seraient aujourd'hui qualifiées d'utopiques, telles que la Couverture Maladie Universelle, ou les 35 heures. La présidence Hollande, elle, a considéré utopique toute proposition économique « de gauche ». Et Macron, ancien ministre de l'Économie de François Hollande, et à bien des égards continuateur de sa politique, ne diverge pas là-dessus. Ce qui se prépare en ce moment n'est rien de plus rien de moins, sur la base de concepts tels que la start-up nation ou l'ubérisation de la société, que la construction d'un monde du travail parcellisé. En 1998, le sociologue Pierre Bourdieu expliquait très justement : « Qu'est-ce que le néolibéralisme ? Un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur. » Le travail indépendant, l'émiettement des tâches, l'atomisation des luttes et des négociations socioprofessionnelles, la fin en fait des luttes collectives, le tout au nom de la liberté, du réalisme et du progrès, voilà ce qui se profile.

« Une révolution fait en deux jours l'ouvrage de cent ans, et perd en deux ans l'œuvre de cinq siècles », écrivait Paul Valéry en 1934. La violence des révolutions et des régimes révolutionnaires au XXème siècle a largement desservi l'idée d'utopie en politique. Les révolutions conduisent à des changements radicaux, à des bouleversements, mais, dans un espace relativement pacifié comme l'est l'Occident depuis 1945, elles ne sont plus considérées avec bienveillance dès lors qu'elles entraînent de la violence ou de l'incertitude. Dans une France qui n'a pas connu de guerre sur son sol depuis 1944 (ou 1962, si l'on compte la guerre d'Algérie), l'idée de « saut dans l'inconnu » choque et inquiète les classes moyennes boboïsées des centres-villes, bien intégrées à la « mondialisation heureuse ». Ce sont elles dont le géographe Christophe Guilluy, dans Fractures françaises (2010), expliquait très bien qu'elles sont les premières à prôner de grandes valeurs de partage et d'ouverture, mais à appliquer au quotidien des stratégies d'évitement vis-à-vis des catégories populaires et immigrées, en contradiction avec ces mêmes valeurs. Macron est en cela leur meilleur représentant : des discours emphatiques qui prônent de façon creuse de belles valeurs comme le progrès et l'ouverture, et des politiques qui se traduisent par plus d'injustice sociale et moins de solidarité.

« Tout ce qui a été fait de grand dans ce monde a été fait au nom d'espérances exagérées », écrivait Jules Verne en son temps. Le rabaissement des ambitions politiques et sociales a sans doute commencé le jour où notre classe politique a abandonné une certaine forme d'utopie, qui avait pourtant inspiré les générations précédentes et permis de porter des projets qui étaient en leur temps inédits : l'école gratuite, laïque et obligatoire, la réduction du temps de travail, les congés payés, une sécurité sociale universelle... Après deux siècles de progrès laborieusement acquis, difficile d'affirmer que nous ne connaissons pas à présent une forme de régression, à contrecourant des utopies de la Révolution et de Mai 68.

Le « progrès », une notion largement dévoyée.

Le « progrès », une notion largement dévoyée.

Tag(s) : #Politique, #Histoire
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