Par David Brites.
Le continent européen commémore actuellement le centenaire de la Première Guerre mondiale. Ce conflit qui était alors le plus meurtrier de l'histoire humaine (9,7 millions de morts), reste dans les mémoires comme l'un des premiers grands drames du XXème siècle et comme le début du déclin européen. Le décès le 12 mars 2008 de Lazare Ponticelli, connu pour être le dernier Poilu français (depuis la mort de Louis de Cazenave le 20 janvier 2008), nous appelait déjà à nous pencher sur cette page de notre histoire. Quelques semaines auparavant, le 1er janvier 2008, c'était Erich Kästner, le dernier vétéran allemand, qui décédait dans son pays, dans l'indifférence générale. Le 27 mai de la même année, c'était également Franz Künstler, dernier vétéran de l'Empire austro-hongrois, né dans une famille de la minorité allemande de Hongrie, qui nous quittait, là aussi sans que son décès ne donne lieu à une commémoration.
Toutes nations confondues, le dernier combattant survivant de la Grande Guerre est Claude Choules, décédé le 5 mai 2011. Sa double nationalité britannique et australienne vient nous rappeler la dimension mondiale du conflit, notamment avec l'implication contrainte des colonies européennes (et les troupes qu'elles ont mobilisées partout sur le globe). Enfin, la dernière survivante parmi les vétérans de ce conflit est la Britannique Florence Green, membre de la Women's Royal Air Force à partir de septembre 1918, et décédée le 4 février 2012. Une page de notre mémoire historique se tourne, à l'aune de ce centenaire de l'armistice. Un armistice qui est communément admis comme la date consacrant la fin du conflit. C'est vrai pour le continent européen, mais il n'est jamais rappelé que les derniers combats se sont en fait déroulés sur le sol de l'Afrique australe, à la croisée des colonies britanniques, portugaises et allemandes. La reddition officielle des troupes allemandes intervint le 23 novembre 1918. Retour sur cette séquence méconnue de la Grande Guerre.
La carte de l'Afrique australe voit ses frontières se stabiliser au cours du demi-siècle qui précède la Guerre de 14-18. En effet, comme sur le reste du continent, la course coloniale a entraîné les pays européens qui en avaient les moyens à mener plusieurs expéditions d'exploration dans la région, avant de lancer leurs troupes à la conquête de ces vastes territoires. Après la Conférence de Berlin de 1884-1885 ; après l'ultimatum de Londres qui contraint en 1890 le Portugal à renoncer à ses prétentions sur les terres situées entre les colonies de l'Angola et du Mozambique ; après la mise sous protectorat de l'Ouganda en 1894 par les Britanniques, et la cession par les Allemands de territoires du Kenya au Royaume-Uni en 1895 ; après la pacification par l'Allemagne de sa colonie d'Afrique de l'Est (au détriment des Hehe) en 1898 ; après la Guerre des Boers en Afrique du Sud entre 1899 et 1902 ; après la fixation de la frontière entre Mozambique, Rhodésie et Malawi dans les années 1890, qui accroît les territoires portugais le long du fleuve Zambèze ; après, enfin, l'annexion en 1908 comme colonie du pseudo-État indépendant du Congo, déjà sous souveraineté du roi Léopold II depuis 1885 ; après tout cela, donc, les cartes sont globalement toutes distribuées.
Lorsque la guerre éclate, les forces militaires de l'Afrique Orientale allemande sont commandées par le général Paul Emil von Lettow-Vorbeck. La colonie (et ses 994.000 km²) présente une géographie compliquée, entre zones sèches, forêts, montagnes fertiles, savanes... Avec officiellement 5.330 Européens et 7.645.000 d'Africains (recensement de 1913), ce territoire présente une force militaire relativement réduite, composée de 260 soldats allemands et 2.472 dits Indigènes. Au 31 décembre 1915, l'envoi de troupes d'appui et le recrutement sur place font passer ces chiffres à 2.712 Allemands, 11.367 Indigènes, ainsi que 2.591 auxiliaires et 45.000 porteurs africains. En termes d'armes lourdes, les troupes de Lettow-Vorbeck possèdent 78 mitrailleuses et 40 canons ; et pour ce qui est des forces navales, elles ne peuvent opposer qu'un cruiser léger moderne, et quelques navires auxiliaires.
En face : 360.000 soldats parmi lesquels les Britanniques sont largement majoritaires. En comptant aussi le personnel administratif, la marine marchande et les ingénieurs, le chiffre est même de 400.000, mêlant Européens et Africains (200.000 Britanniques), auxquels il faut ajouter 600.000 porteurs africains. Quant à la marine britannique, elle est composée de 4 cruisers légers pour le Kenya, rapidement appuyés par 3 autres venus d'Afrique du Sud, dès 1914, puis par deux autres en 1915. Cela, juste sur la côte, sans parler des lacs Tanganyika et Victoria, où Belges et Britanniques ont également des bateaux. La Belgique, justement, présente une force qui sera composée, au début de l'année 1916, de deux brigades totalisant 719 Belges, 11.698 Congolais et 260.000 porteurs africains. Les Portugais, enfin, mobilisent au Mozambique environ 39.000 soldats, indigènes et blancs confondus.
Les Allemands à la peine : quand le front se téléporte sur le Mozambique
Les combats se concentrent au cours des premiers mois autour des zones stratégiques que sont les lacs Tanganyika, Kivu et Victoria, et la ligne ferroviaire proche du mont Kilimanjaro. Des troupes de l'Empire des Indes britanniques arrivent rapidement en renfort. En 1914, les Allemands sont vainqueurs à Tanga, premier affrontement majeur dans la colonie, suite à quoi le général britannique Aitken est remplacé par Richard Wapshare. En 1915, on note une multiplication des combats sur la côte de l'océan Indien, et toujours autour du lac Tanganyika.
Entretemps, les colonies allemandes du Togo, dès août 1914, et du Sud-Est africain allemand (l'actuelle Namibie), en mai 1915, capitulent, encerclées par les forces alliées, françaises et britanniques notamment. En février 1916, c'est au tour des troupes coloniales du Kamerun allemand, acculées, d'abandonner le combat. En conséquence de quoi, sur le continent africain, seule la colonie de l'Afrique de l'Est allemande résiste encore.
La disproportion des forces en présence oblige très tôt le général Lettow-Vorbeck à éviter les combats trop frontaux. Alors qu'il a bien conscience qu'il ne peut l'emporter face aux Britanniques et aux Belges, son objectif est de maintenir la liberté de mouvement de ses troupes de telle sorte que les Britanniques soient contraints de fixer un nombre important d'hommes dans la région. C'est autant de soldats qui n'iront pas en Europe renforcer les Alliés contre l'Allemagne. La tournure des évènements va l'obliger à déplacer ses troupes probablement plus qu'il ne l'aurait imaginé ; une stratégie permise par l'entrée en jeu du Portugal, et de sa colonie du Mozambique.
Initialement neutre, le Portugal entre dans la guerre sous pression des Britanniques. Le 23 février 1916, sur demande de Londres, tous les navires allemands mouillant dans les ports de l'Empire portugais sont confisqués. Le 9 mars suivant, Berlin déclare la guerre au Portugal. Alors qu'un premier corps expéditionnaire portugais, constitué de 30.000 hommes, est envoyé en France pour sécuriser 12 km de front, le Mozambique est contraint par la force des choses d'entrer lui-aussi dans le conflit. Entretemps, à la Conférence économique des Alliés qui se tient le 9 juin 1916, la délégation portugaise formule déjà le désir d'annexer, dans le cas d'une défaite allemande, le « triangle de Quionga », un petit territoire au nord-est du Mozambique, partie intégrante de l'Afrique Orientale allemande depuis 1894.
Comptant environ quatre millions d'Africains et 20.000 Européens, le territoire de la colonie – où pourtant la présence des Portugais est ancienne (ils occupent la côte dès le XVIème siècle) – n'est pas totalement maîtrisé par Lisbonne ; surtout, la frontière avec la colonie allemande est assez mal connue. Intervenues avant l'entrée de la colonie portugaise dans la guerre, deux tentatives de renforcer le dispositif de défense frontalier mozambicain viennent illustrer, par leur échec, cette situation. Dès l'été 1914, en dépit de la neutralité portugaise, une excursion allemande contre le poste-frontière de Maiua, près du fleuve Rovuma qui fait frontière entre le Mozambique et la colonie d'Afrique de l'Est, pousse Lisbonne à envoyer un corps de 1.527 hommes dans cette zone ; arrivé en octobre 1914, ce dernier verra ses effectifs réduits de plus d'un cinquième en seulement quelques mois, sans aucun combat, du fait seulement de la désorganisation logistique et des maladies. En novembre 1915, seconde expédition, cette fois de 1.543 personnes, avec pour objectif d'occuper l'île de Quionga ; mais les mêmes causes produisant les mêmes effets, après quatre mois sur place, ce nouveau corps a perdu la moitié de ses effectifs. Les forces allemandes sauront profiter de la fragilité des Portugais dans la zone. Après la déclaration de guerre allemande en avril 1916, les initiatives portugaises, en juin puis en octobre 1916 contre la localité de Nevala, côté allemand, s'avèrent toutes des échecs retentissants. Le 28 novembre, après la mort de leur commandant Leopoldo da Silva dans des combats, les Portugais évacuent tant bien que mal le sol de la colonie allemande.
L'échappée de Lettow-Vorbeck
Les mois suivants sont relativement calmes sur ce front, les Portugais ne souhaitant pas prendre le risque d'une nouvelle déculottée, et les Allemands étant eux-mêmes largement occupés avec les Belges et les Britanniques. Car plus au nord, les choses évoluent rapidement. En effet, après la victoire belgo-congolaise de Tabora, le 19 septembre 1916, les Allemands perdent définitivement le contrôle de la moitié septentrionale de leur colonie. Les troupes de Lettow-Vorbeck restent donc confinées plusieurs mois dans le sud, les malentendus tactiques et divergences stratégiques entre Alliés ne permettant pas au Royaume-Uni, qui réorganise alors ses forces pour substituer des soldats est-africains à ses troupes indiennes et rhodésiennes, d'obtenir une victoire définitive. Les Britanniques cherchent à réduire le rôle des troupes belges dans les combats afin de limiter leurs ambitions dans la région. Entretemps, en 1917, le général sud-africain van Deventer remplace dans la direction des troupes britanniques Jan Smuts, ancien commandant boer qui avait été nommé à ce poste en 1916. Constatant la difficulté qu'ont ses hommes à en finir avec les Allemands, van Deventer va rappeler les forces belges pour coordonner une offensive décisive, en juillet 1917.
L'histoire s'accélère quand le 21 novembre 1917, acculé, l'Allemand Lettow-Vorbeck traverse le fleuve Rovuma avec la majeure partie de ses troupes, et pénètre au Mozambique. Profitant de la faiblesse des forces portugaises dans la région, il restera près d'un an sur le territoire mozambicain. Dès le 28 novembre 1917, la localité frontalière de Negomano est le théâtre de combats : les Allemands surprennent les 1.200 Portugais de cette garnison : 5 officiers, 14 soldats européens et 208 africains sont tués ; s'ajoutent 70 blessés et 500 prisonniers, alors que 300 Portugais parviennent à s'échapper, laissant derrière eux une grande quantité d'armes et de provisions.
Les offensives allemandes de novembre et décembre 1917. Suit une descente méridionale, en direction des provinces mozambicaines de Zambézie puis de Niassa.
En décembre 1917, la résistance, dans la serra de Mecula, des forces commandées par le capitaine Francisco Pedro Curado, composées d'une batterie d'artillerie et de troupes africaines, oblige momentanément les Allemands à se séparer en deux colonnes, entre le général Wahle, qui se maintiendra tant bien que mal dans la zone du fleuve Rovuma, et Lettow-Vorbeck, qui commande la colonne principale des forces allemandes, et s'échappe cap au sud-est. Pendant plus de six mois, ses troupes vont se déplacer dans les provinces de Niassa, de Nampula et jusqu'en Zambézie, dans le centre du Mozambique. Cette stratégie répète avec brio celle déjà employée avec les Britanniques dans la colonie allemande. Lettow-Vorbeck n'est pas intéressé par maintenir ou conquérir des positions, mais par occuper les troupes ennemies. Tactiquement, ce mode d'opération est d'autant plus facile à mettre en application dans un espace comme le Mozambique, où les Portugais sont militairement très faibles et contrôlent mal le territoire. En outre, Lettow-Vorbeck a aussi cherché à inciter les populations locales à la révolte contre les Portugais.
Au Mozambique comme dans la colonie allemande entre 1914 et 1917, les opérations font plusieurs milliers de victimes, une majorité du fait des maladies. Pourtant, le commandement allemand sur place parvient à sauvegarder ses capacités au combat. Ses troupes subissent attaques et embuscades, et elles répondent par la même tactique de harcèlement. Une fois en territoire portugais, il se réorganise, séparant ses hommes en trois colonnes pendant les mois qui suivent. Se refusant à multiplier les affrontements directs, il s'évite de trop lourdes pertes. Toutefois, la mobilité continue empêche aussi ses troupes de réellement récupérer leurs forces.
Début juillet 1918, c'est-à-dire vers la fin de la guerre, Lettow-Vorbeck parvient à 40 km de la ville de Quelimane, chef-lieu de la région de Zambézie, dans le centre du pays. Des combats importants sont notés dans la localité de Namacurra. Après cette bataille, les Britanniques sont surpris de voir Lettow-Vorbeck changer complètement de direction, d'autant plus que sa situation au Mozambique permet à ses troupes de souffler plus qu'elles ne le pouvaient en Afrique Orientale, et qu'il a même pu recruter des hommes sur place. Le 28 septembre 1918, il traverse à nouveau le fleuve Rovuma. C'est que Lettow-Vorbeck ambitionne alors d'organiser une nouvelle offensive sur l'Afrique Orientale allemande. Une tentative qui s'avère compliquée, c'est pourquoi ses forces, qui poursuivent la même tactique de guérilla, doivent à nouveau quitter la colonie en novembre 1918 ; il échappe à nouveau aux Britanniques, cette fois-ci pour la Rhodésie. Il y remporte une ultime victoire par la prise de la ville de Kasama, le 13 novembre.
Quand il opère cette manœuvre, Lettow-Vorbeck ignore encore qu'en Europe, l'Allemagne est acculée. Tous ses alliés ont successivement été contraint à accepter une cessation des combats : la Bulgarie le 29 septembre, l'Empire ottoman le 14 octobre, et l'Autriche-Hongrie le 3 novembre. Le 11 novembre, c'est au tour de l'Allemagne. Trois jours plus tard, le 14 novembre, averti de la décision de son pays, Lettow-Vorbeck accepte un cessez-le-feu, sans avoir réellement été vaincu sur le terrain – même si dans les faits, il a plusieurs fois été contraint de se retirer. Sa reddition officielle est signée le 23 novembre, soit douze jours après la fin de la guerre en Europe. Il se trouve alors dans l'actuelle Zambie !
L'itinéraire des troupes de Paul Emil von Lettow-Vorbeck (1870-1964), durant la Première Guerre mondiale.
La réalisation de Lettow-Vorbeck a fait l'objet d'une forte propagande en Allemagne, et parce que son itinéraire l'a fait parcourir des zones tropicales et exotiques, et parce qu'il n'a jamais été capturé par les Britanniques. Son rôle dans la Première Guerre mondiale est largement secondaire, pour autant, il a été majeur pour ce qui concerne le front d'Afrique de l'Est. Son objectif de fixer dans la région un maximum de soldats ennemis, d'armes et de réserves alimentaires a été atteint, une performance quand on se rappelle les effectifs réduits avec lesquels il devait opérer.
Au total, le nombre de morts en Afrique est estimé à 100.000 pendant la guerre, tous fronts confondus. Un coût humain délirant, alors que les motivations du conflit ne concernaient en rien les Africains eux-mêmes. L'évocation de l'implication du continent africain (et des autres régions extra-européennes d'ailleurs) dans la guerre est une nécessité, alors que nos commémorations se focalisent sur les fronts européens, voire uniquement sur le front français. L'emploi des troupes coloniales dans les armées européennes est à la fois le résultat d'une situation de domination brutale, arbitraire et injuste qui caractérisait le monde de l'époque (et la relation de l'Europe avec le reste du monde), et le creuset de mobilités humaines qui n'ont fait que s'accentuer au cours du XXème siècle – la présence de troupes nombreuses issues du sous-continent indien, rien que dans les combats d'Afrique de l'Est et du Proche-Orient, suffit à s'en convaincre.
« La guerre n'est pas une aventure, écrivait Antoine de Saint-Exupéry dans Pilote de guerre, en 1942. La guerre est une maladie. Comme le typhus. » Si cet article nous donne l'occasion de mettre en lumière le parcours méconnu des troupes allemandes commandées par Lettow-Vorbeck, le centenaire doit surtout servir à perpétuer la mémoire des millions de morts et de blessés de la guerre, et rappeler aux générations actuelles d'Européens que la paix, qui nous paraît une évidence tant le risque de guerre semble éloigné, n'est jamais un bien acquis. Les cas de l'ex-Yougoslavie dans les années 90, de la Géorgie en 2008, de la Syrie depuis 2011 et de l'Ukraine depuis 2014, tous des territoires voisins ou presque de l'espace communautaire européen, servent de piqûres de rappel. La paix s'entretient, dans une démarche dynamique et sincère conciliant la paix civile, le dialogue et l'entente entre les peuples.
Monument aux morts de la Première Guerre mondiale, à Maputo. (Crédit photo © Suzana da Rocha Toniato, 2014)