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Par Jorge Brites.

« Je n’étais pas à l’atelier : ils n’offraient pas de per diem, ce n’était pas intéressant ».

Cette phrase, prononcée à Nouakchott il y a quelques années par un membre d’une organisation des droits humains vieille de presque 30 ans, respectée et présidée par une personnalité plusieurs fois décorée, a de quoi dérouter quiconque ne serait pas habitué au milieu associatif mauritanien. Pour qui le fréquente, en revanche, elle doit sembler anodine, et sonne comme un discrédit pour l’ensemble de la société civile. Pourtant, dans un contexte de régime militaire inchangé depuis la fin des années 1970 – à l'exception de la parenthèse de 2007-2008 – et de système social fortement marqué par le tribalisme et les inégalités sociales, la nécessité d’une société civile forte, capable de faire pression avec cohésion sur le pouvoir politique et de proposer une vision alternative rassembleuse, pourrait apparaître d’une certaine importance. En effet, l'action militante, le travail social, la création artistique, les stratégies de plaidoyer, sont par nature porteurs de diversité et reflètent davantage la complexité et la richesse du pays – contrairement au contrôle du pouvoir politique ou du pouvoir économique par quelques familles. Mais, dans un pays qui comptabilisait plus de 8 000 associations rien qu’en 2014, l’impact et l’influence d’une société civile active semble encore à démontrer.

Dans quel état se trouve la société civile mauritanienne ? Le modèle associatif (en grande partie importé du droit civil de l’ancienne puissance coloniale, la France) correspond-t-il à la forme appropriée d’organisation, pour porter des idées et agir sur le terrain social et culturel ? Dans quelle mesure l’aide publique au développement nuit-elle à l'émergence d’une société civile autonome sur le plan intellectuel ?

On entendra par société civile l'ensemble des acteurs non étatiques qui participent à la vie politique, sociale et culturelle du pays, et dont l'ambition est de contribuer à une forme de progrès collectif, soit par la réalisation d'activités, soit par des actions de plaidoyer et la défense des droits : les associations, les syndicats de travailleurs, les acteurs culturels, les mouvements militants informels, les activistes et blogueurs, etc. Nous n'y inclurons pas les partis politiques, qui ont la préoccupation électorale comme spécificité, ni les entreprises privées et les coopératives qui se caractérisent par un objectif bien précis, à savoir la rentabilité (voire la réalisation du profit). Nous ne traiterons pas non plus des acteurs religieux tels que les imams.

Depuis plusieurs années, se sont créées en Mauritanie bon nombre d’associations au niveau des villages, pour faciliter les demandes d’autorisation auprès des autorités publiques lorsque devaient s’organiser des évènements culturels. Plus récemment, notamment depuis 2013, s’est développé un tissu associatif important en milieu urbain, porté en grande partie par la jeunesse, en réponse aux carences des autorités publiques (l’État et les mairies notamment), par exemple à l’occasion d’inondations suite à de fortes pluies, comme ce fut le cas à Nouakchott dans les quartiers Basra et Socogim ou encore pour des opérations d’assainissement et de ramassage des ordures dans tel ou tel quartier. Ces associations, souvent portées par des jeunes figures plus ou moins charismatiques, capables de mobiliser leurs consœurs et confrères dans leur quartier, sont rarement reconnues par l’État – dans la mesure où le processus de reconnaissance n’est pas déclaratif et peut durer des mois, voire des années en fonction des relations dont vous disposez au sein de l’administration, et parfois du bakchich que vous êtes disposé à donner.

Surtout, dans la durée, elles peinent à construire une vision et une stratégie d’action qui leur permette d’interpeler les autorités publiques, au-delà de leurs actions ponctuelles. Avec le temps, le chômage chronique aidant, bon nombre de ces associations servent de tremplin pour accéder à des financements provenant de la coopération internationale – les bailleurs de fonds et ONG s’intéressant de plus en plus aux thématiques liées à la jeunesse (en particulier depuis les mouvements du Printemps arabe qui ont rappelé qu’une masse de gens en colère et en pleine possession de leurs moyens physiques était capables de déstabiliser des systèmes corrompus).

Ce tissu associatif fait souvent face à une génération plus ancienne de militants des droits humains, à la tête d’organisations non gouvernementales, qui ne voient pas forcément d’un très bon œil la concurrence de leurs cadets pour l’accès aux financements. En outre, leur vocation humaniste semble avoir quelque peu faibli à mesure que leur mode de vie s'accordait au rythme des prestations de service et des missions, des per diem et des indemnités, « motivations » et autres émoluments caractéristiques de la coopération internationale – il faut dire que les nouvelles générations s'y habituent elles aussi très vite. On a là toute une panoplie d’ONG des droits humains et prodémocratie, toujours fidèles au poste lors des colloques et conférences tenus dans les hôtels nouakchottois. Ces organisations, qui ont émergé il y a quelques années lors des phases de détente avec le pouvoir ou de démocratisation, entretiennent depuis une sorte de monopole de la représentation vis-à-vis du régime militaire et des bailleurs de fonds internationaux. Et ce, malgré l’absence totale de transparence et de vie démocratique dans leur propre fonctionnement interne, et malgré l’absence de réflexion sérieuse sur les impacts réels de leur (in)action, en matière de droits humains et de démocratie (Les « acteurs du développement » doivent-ils revoir leur train de vie ?).

Quelques organisations se démarquent par un travail de terrain discret mais bien réel, mais force est de constater qu’elles sont loin de constituer la règle. Pire, les associations de jeunes plus récemment créées ont tendance à répéter les mêmes mauvaises habitudes que leurs aînées : absence de renouvellement de la direction en interne (voire autoritarisme de la/du président), manque de transparence sur les financements (qui deviennent un objectif en soi, parfois au point de détourner complètement l’association de sa thématique et de ses objectifs initiaux), etc. Des organisations de jeunes ont acquis avec le temps une visibilité appréciable, justifiée par une présence sur le terrain, et ont multiplié les thématiques d’intervention, brassant des sujets aussi variés que la santé, l’alimentaire, l’entreprenariat, la culture, la lutte contre la radicalisation religieuse ou de simples activités creuses de sensibilisation. Une telle dispersion est faite pour s'assurer que l'association ne manquera aucune opportunité de financement par d'éventuels bailleurs de fonds. Dans bon nombre de ces « associations de jeunes » (mais pilotées par des gens de moins en moins jeunes avec les années), le renouvellement du bureau de l’association semble y être un non-sujet, et ce d’autant plus lorsque l’association bénéficie d’une certaine visibilité, puisqu’alors elle devient un tremplin et une carte de visite appréciable pour celle ou celui qui la préside (et qui en monopolise souvent la représentation officielle, et donc les avantages qui vont avec). À ce titre, un rappel de la répartition des tâches et des contraintes de mandats, telles que prévues dans les statuts et le règlement des associations, serait quelque peu nécessaire – de même qu’une relecture de la définition du titre de « président(e) », qui ne signifie pas « monarque absolu(e) ». Cette posture souvent monopolistique et autoritaire de jeunes s'autoproclamant « leaders » explique sans doute que deux personnalités fortes ne cohabitent jamais longtemps dans la même association.

Mauritanie : la société civile peut-elle constituer un horizon des changements politiques et sociaux ?

Ce double-phénomène d'appropriation et de personnalisation des associations est problématique. Il révèle les motivations réelles de bon nombre d'activistes, qui semblent en contradiction avec l’esprit qui devrait guider le tissu associatif – et qui, seul, peut permettre une action collective dans la durée. Quiconque fréquente le milieu associatif en Mauritanie connaît bien la question qui vient systématiquement lorsqu’il est question d’une association : « C’est pour qui, cette association ? » Sous-entendu : qui en est le président ?

Au final, la posture étant l’essentiel, on assiste à une appropriation des thèmes et du vocabulaire par les associations qui laisse perplexe – thèmes et vocabulaire souvent remis à la mode par les bailleurs de fonds, en tête desquels l'Union européenne. Bon nombre de Mauritaniens parlent même, à ce titre, de « caméléons » pour parler des acteurs associatifs. Il en résulte un questionnement limité sur l’impact véritable de leurs actions et de leurs projets. Le thème de la radicalisation (dans le contexte du G5 Sahel) s’est par exemple imposé depuis quelques années, faisant émerger bon nombre d’« experts », sans compétence réelle sur la question. Autre exemple : l’entreprenariat, thème très en vogue, qui s’explique par une demande récurrente des jeunes d’accéder à des formations professionnelles et à un emploi durable dans une économie amorphe. Plusieurs associations se sont appropriées le concept d’« incubateur d’entreprises » et aspirent à accompagner en leur sein de jeunes entrepreneurs. Elles n’hésiteront pas à affirmer qu’elles ont incubé tel ou tel nombre de jeunes… sans préciser le nombre d’entreprises (rentables) réellement créées à l’issue des processus d’incubation – une information que personne ne prend le soin de demander, soit par désintérêt, soit pour ne froisser personne.

Dans cet univers développementaliste, « projets », « bénéficiaires », « partenaires techniques et financiers », « cadre logique », « sensibilisation » ou « conscientisation », « ateliers de démarrage » ou « de clôture » deviennent des mots courants du vocabulaire, dont la remise en question du sens paraîtrait un blasphème – de même que le serait, à l’occasion de n’importe quelle activité, l’absence de banderoles, de kits participants (comptant bloc-notes et stylos), de bouteilles d’eau et de collations, de badges ou de listes de présence… et bien évidemment, d’indemnités financières aux participants, les fameux per diem.

Débat informel organisé entre activistes de la société civile, sur la réforme des collectivités terriroriales, à Nouakchott en 2018.

Débat informel organisé entre activistes de la société civile, sur la réforme des collectivités terriroriales, à Nouakchott en 2018.

Une communautarisation des associations et un engagement limité, qui pénalisent la lutte pour les droits

Un écueil de taille vient s’ajouter à cette personnalisation et à des pratiques peu démocratiques : la plupart des organisations de la société civile, à l’image de la société, sont marquées par une forte communautarisation. Celle-ci est accentuée par un usage peu équilibré des langues nationales ou du français. Les associations de village (souvent pilotées par des gens habitant Nouakchott et ne se rendant au village que ponctuellement) sont évidemment les plus marquées (ce qui est logique, puisque les villages accusent souvent une composition communautaire), mais en réalité tous les domaines sont concernés : les ONG sur les droits humains, les associations de jeunes travaillant sur l’assainissement, celles du handicap, les mouvements féministes, les syndicats de travailleurs, etc. Les exceptions sont rares, et touchent le plus souvent les organisations ayant évolué en ONG de développement, qui fonctionnent à peu près comme des entreprises et dont la priorité est de recruter des agents sur la base de leurs compétences.

Si l’on ajoute à ce tableau le manque manifeste de motivation idéologique de bon nombre d’activistes, les perspectives du milieu associatif mauritanien ne semblent ni claires, ni positives. Il est certes louable de constater la présence de jeunes sur le terrain, la pelle et la brouette à la main, à se retrousser les manches pour nettoyer leur quartier, ou à distribuer de la nourriture et des vêtements pendant la période du Ramadan (quoique le nombre de selfies partagés sur les réseaux sociaux à ces occasions laisse parfois songeur). Mais il est bien regrettable que de ces actions collectives, il n’en sorte aucune réflexion plus poussée sur les inégalités sociales, sur la condition des familles, sur l’économie de pénurie qui s’est installée dans les quartiers périphériques de Nouakchott et dans des centaines de villages, ou encore sur le manque de services publics de base. Le faible niveau d’instruction (résultant de l’effondrement de l’École publique ces dernières années en Mauritanie) n’aidant pas, il manque à cette jeunesse une politisation qui lui permette de s’organiser en mouvement de contestation constructif, pour porter des revendications claires et idéologiquement cohérentes.

Quant aux mouvements militants de jeunesse purement politiques, tels que le Mouvement du 25 février né dans la foulée du Printemps arabe en 2011, ou les noyaux marxistes et féministes (Mauritanie : la jeunesse peut-elle contribuer au changement ?), non seulement leur nombre ne saurait encore peser sur la balance, mais encore leur activité se résume-t-elle le plus souvent à des échanges sur les réseaux sociaux et à quelques débats de cafés et de salons – ce qui crée évidemment un entre-soi intellectuel, difficilement compatible avec la définition d’une stratégie d’actions de terrain qui leur permette d’acquérir une légitimité auprès des habitants, et par conséquent de se faire entendre.

Les associations proches des courants islamistes, et parfois financées par des bailleurs des pays du Golfe, sont probablement les organisations qui associent le mieux un discours idéologique construit et une action de terrain efficace – avec bon nombre de démarches caritatives, et même des cliniques, des réseaux d’enseignement religieux, un accès à la finance islamique, etc. En face, l’absence sur le terrain des activistes se réclamant d’une pensée « de gauche » est quelque peu assourdissante. Une organisation, la Fondation Sahel, capitalise certes sur l’émergence des revendications de la communauté haratine (anciens esclaves de la communauté maure), mais son impact demeure limité. On pourrait toutefois imaginer que l’émergence d’une conscience haratine qui se mobilise contre toutes les formes d’oppression, y compris les pratiques persistantes d’esclavage ou le racisme, puisse constituer un vecteur de mobilisation sociale qui s’accompagne d’un travail de terrain d’ampleur, et qui rassemble au-delà des Haratines. Cette perspective reste toutefois encore à construire, sans oublier que le leadership au sein de cette communauté n’est pas épargné par des divisions – la Fondation Sahel a d’ailleurs été créée par des dissidents de l’Initiative pour la Résurgence du mouvement Abolitionniste (IRA), organisation à la tête de laquelle on trouve le militant anti-esclavage Biram Dah Abeid (ancien candidat à l’élection présidentielle).

Si l’on prend l’exemple des mouvements féministes (bien que le nombre de membres justifie mal le terme de « mouvements »), force est de constater que les actions de terrain restent rares. Surtout, ils sont caractérisés par des querelles de personnes qui empoisonnent la lutte et limitent toute action d’ampleur. Quelques ONG réalisent un travail concret de terrain qui permet, entre autres choses, un accueil minimum pour les femmes victimes de violences sexuelles, un accompagnement juridique et un plaidoyer en faveur d’une législation plus sévère à l’égard des violences de genre. Pour autant, les rivalités entre figures de ces mouvements sont bien connues et desservent évidemment les causes qu’elles prétendent défendre. Chacune assure être la première à avoir milité en faveur des femmes victimes de violences, et tient un discours qui tend à décrédibiliser le travail de l’autre. Une telle rivalité existe aussi au sein des jeunes générations, qui ne peuvent même pas se vanter du travail réalisé par les anciennes ; c’est ce qui explique, dans bon nombre de ces mouvements, à la fois le faible nombre de membres, l’inconstance de leur engagement et les limites de leur action (trop souvent cantonnée aux réseaux WhatsApp et Facebook). Au final, à l’image des groupes marxistes ou laïques, l’engagement des militantes féministes semble souvent se résumer à une addition de postures individuelles.

Activité de l'association des jeunes du village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (2018).

Activité de l'association des jeunes du village de Thialgou, près de la ville de Boghé, dans la Région (Wilaya) du Brakna (2018).

La nécessité d'une société civile plus solidaire pour construire une alternative au pouvoir en place

En 2019, la Mauritanie a vu son futur proche gravé sous le sceau de la continuité, avec l'élection du président Mohamed Cheikh El-Ghazouani, un général qui succédait à un autre et qui semble assez peu pressé de changer un système social très inégalitaire et un régime politique tenu par les militaires (Mauritanie : la page Aziz est tournée, mais le chapitre est toujours le même). La vie politique semblant peu propice au changement, la société civile pourrait constituer le relais d'une concertation et d'une colère latentes.

Des exemples de mobilisation de la société civile dans la sous-région peuvent inspirer les activistes mauritaniens. Ce fût le cas de la Guinée notamment, à l'occasion de la grève générale de janvier et février 2007, puis de nouveau en 2009 pour faire pression sur la junte au pouvoir, et plus récemment avec la mise en place du Front National pour la Défense de la Constitution (FNDC), mouvement à l'origine d'une série de manifestations organisées en octobre 2019 contre les prétentions du président Alpha Condé à un troisième mandat. Dans le Maghreb, la Révolution tunisienne de 2011 a vu des mouvements de jeunes politisés agir de concert avec des syndicats de travailleurs appelant à la grève générale. Quelques échanges avec les mouvements observés dans les pays de l'Afrique de l'Ouest (y compris le Sénégal ou le Burkina Faso) ou du Nord (telle l'Algérie) pourraient donner quelques clés aux acteurs du tissu associatif mauritanien. Il va de soi que de tels exemples peuvent constituer des inspirations, même s'ils ne peuvent être simplement pensés comme des « modèles à suivre » puisque chaque pays a ses spécificités sociales, culturelles et politiques.

Il est clair que la mise à compétition des associations, par le biais de l'aide publique au développement, a des effets désastreux sur la culture militante. En perpétuant une logique de « rattrapage » vis-à-vis des modèles occidentaux et en fixant les priorités thématiques du tissu associatif, dans un pays dépourvu d'autres sources de financement, la coopération internationale (Nord-Sud) a une influence toxique sur la société civile : elle crée des habitudes vis-à-vis des indemnités, salaires et perdiem ; elle promeut un certain vocabulaire et une certaine lecture des problèmes (Face au fiasco de l'aide publique au développement, à quand sa déprogrammation ?). Ce faisant, elle écarte toute possibilité pour la plupart des acteurs locaux de questionner le concept de « développement » (derrière lequel on trouve l'idée de « rattrapage » vis-à-vis de l'Europe), et elle réduit les marges de manœuvres des intellectuels qui souhaiteraient repenser l'organisation politique et sociale en dehors de l'emprise intellectuelle de l'Occident, puisqu'elle mobilise les énergies sur des projets et programmes de développement qui constituent toute une économie, avec des emplois, des carrières, etc. La nature même des organisations de type associatif, importée du droit civil français, mériterait peut-être d'être repensé.

Il est à parier que de nouvelles formes d’organisations, de structures, de collaborations sont à imaginer. La position des rappeurs notamment est tout à fait particulière en Mauritanie : ils sont parmi les seuls acteurs capables de mobiliser des jeunes en masse et de différentes communautés (sans avoir à les payer, comme certains partis politiques). Cela, tout en dénonçant ouvertement et sans détour le régime militaire, le système tribal, le racisme institutionnel et les inégalités sociales. Les associations de rappeurs ou de hip-hopers, telles que la Maison des Cultures Urbaines dans la commune d'Arafat ou l'équipe du Assalam Alekoum Festival à l'initiative du Chitaari Rappé (un journal d'informations tenu par des rappeurs et diffusé sur YouTube), ont d'ailleurs un succès assez remarquable dans les quartiers et une popularité appréciable (Le rap en Mauritanie (1.2) : genèse et montée en puissance d'un style contestataire et populaire). On pourrait imaginer davantage de stratégies d’action et de plaidoyer qui permettent de faire travailler ensemble les militants sincères des droits humains et, par exemple, les artistes-rappeurs. De même que des clubs de littérature ou culturels existent dans quelques quartiers et villages, s’activent souvent dans une discrétion admirable, et pourraient constituer des relais originaux de mobilisation. On a pu observer de telles collaborations très ponctuellement. L’association RIM Youth Climate Movement a par exemple déjà eu recours à des artistes-rappeurs pour de la sensibilisation sur le thème de l’environnement et du changement climatique. Mais l’initiative reste limitée à un thème (le changement climatique) qui suscite plutôt l’indifférence de l’immense majorité de la population, et ne s’inscrit pas dans un questionnement profond des paradigmes économiques et sociaux à l’œuvre en Mauritanie – qui menacerait les intérêts du pouvoir en place – ou d’une pensée développementaliste.

On observe pourtant des dynamiques positives portées par les jeunes au niveau local, avec un activisme associatif et des citoyens engagés dans des actions bénévoles en faveur de la collectivité : cours de soutien scolaire, activités et clubs culturels ou sportifs, actions d’assainissement dans leurs quartiers, etc. Certes, ils connaissent des faiblesses similaires à leurs séniors : l’émiettement et le clivage du tissu associatif, un manque d’échanges de bonnes pratiques et d’entraide, un leadership dilué entre plusieurs pôles qui se voient comme concurrents, un manque de stratégie d'action et de communication, l'insuffisance des ressources techniques, matérielles et financières, etc. Mais la dynamique est bien réelle, et bon nombre de jeunes actifs y contribuent de bonne foi. Même sans reconnaissance par les autorités, des associations de jeunes s’organisent et construisent leur légitimité auprès des habitants sur la base de leurs actions concrètes, attestant à la fois d’un réel sens des responsabilités et d’une forte motivation et capacité à défier les difficultés. Ce sont ces jeunes, avec leurs qualités et leurs lacunes, qui représentent l'espoir d'un changement tangible dans le pays sur le long terme. Ce sont eux qui permettent de rester optimiste pour la suite. Il existe quelques structures, dans des secteurs précis, qui existent et qui tentent de pallier avec plus ou moins d'efficacité les carences des pouvoirs publics (L'innovation est-elle réservée aux pays du Nord : le contre-exemple de la Mauritanie). Mais de manière générale, chaque type d’acteur de la société semble confiné à son secteur. De même que le dialogue des mouvements politiques ou militants avec les syndicats de travailleurs est à peu près nul et inexistant. Certains, en tête desquels la Confédération Générale des Travailleurs (CGTM) qui avait appuyé la grève de la Société Nationale Industrielle et Minière (SNIM) au premier trimestre 2015, ont pourtant démontré une réelle capacité à déranger le pouvoir sur des secteurs clés de l’économie ; et les droits des travailleurs pourraient constituer un levier potentiellement intéressant en faveur d’une remise en question du système social.

Les gens qui prétendent faire partie de la société civile tout en travaillant d’abord et avant tout à la promotion de leur propre structure, de leur personne et de leurs intérêts propres, devraient retenir cette explication édifiante de Giovanni Falcone, juge italien assassiné en 1992 et engagé dans la lutte contre le banditisme organisé : « La mafia est une organisation de secours mutuel qui agit aux dépens de la société civile et pour l’avantage de ses seuls membres » (cité par Marie-Anne Matard-Bonucci dans Histoire de la mafia, publié en 1994). La Mauritanie n’a pas besoin de nouvelles mafias, mais de militants engagés et de bonne foi pour inventer un avenir respectueux de ses identités, de sa biodiversité et de la dignité de ses habitants. Elle a besoin, comme tout pays, d’une vision partagée autour de la notion de biens communs – communs à toutes et à tous.

Cet article est dédié à Abdoulaye Doudou Sarr, citoyen infatigable et éveillé, décédé le 24 décembre 2020. Il faisait le pari audacieux de miser sur les jeunes activistes et sur les associations de jeunes comme vecteurs de transformation de la société. Pour autant, il a toujours montré une pleine conscience des écueils du tissu associatif mauritanien, et n'hésitait pas à en critiquer les acteurs avec franchise. Paix à son âme.

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