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Par Jorge Brites.

Les navires Petropavlovsk et Sebastopol, à Kronstadt en 1921.

Ce 17 mars marque les 100 ans de la répression, par l’Armée rouge, le 17 mars 1921, de la révolte des marins de Kronstadt. Pourtant, célébrés jusque-là comme les « héros et la gloire de la révolution » par Léon Trotski, leur révolte eut lieu en réponse aux violentes exactions du régime dans les campagnes russes, et coïncida avec une vague de grèves ouvrières à Petrograd. L’une comme l’autre ont été réprimées sans ménagement, et les insurgés fusillés, envoyés en camps de travaux forcés ou internés. Le soulèvement des marins de Kronstadt constitue la dernière grande révolte politique du cycle ouvert en 1917 avec la Révolution de Février et la chute du Tsar Nicolas II. À cette date du 17 mars 1921, le régime soviétique sort vainqueur de la guerre civile qui a suivi la Révolution d’Octobre – même si des affrontements se poursuivront jusqu’en 1923.

Toutefois, les Bolcheviks constatent alors qu’ils sont dans une impasse. Conformément à l’esprit internationaliste qui caractérise la pensée marxiste-léniniste, ils ont attendu le soulèvement de la classe ouvrière occidentale, en vain ; la passivité du prolétariat polonais, l’échec en 1919 de la révolution hongroise (avec l'éphémère République des conseils de Hongrie), celui en 1920 des occupations d’usine en Italie, ou encore l'échec de la grève générale en Allemagne, sont autant de faits indiquant que la révolution mondiale n’est plus à l’ordre du jour. La révolution partout arrêtée, Lénine décide de sauver celle qu’il a conduite. Dès lors, il faut donner corps à un État dont les soviets n’ont pas encore défini la nature. Comment a été traitée cette question de l’État en Russie durant la période révolutionnaire (1917-1921), et dans quelle mesure les Bolcheviks sont-ils alors sortis de leur doctrine ?

Une doctrine communiste mal préparée ?

Il faut bien comprendre ce qu’était la Russie durant la période révolutionnaire, à l’issue de la Première Guerre mondiale et du Traité de Brest-Litovsk, auxquels se sont ajoutées la guerre civile et les interventions étrangères. Le pays était territorialement amoindri, diplomatiquement isolé, et cerné par un « cordon sanitaire » de petits États, autant hostiles au bolchévisme qu'à la puissance russe. Moscou et Petrograd ont perdu la moitié de leur population, partie à la campagne devant la faillite du ravitaillement urbain. La famine de 1920-1921 fait elle-même plusieurs millions de morts parmi des paysans déjà éprouvés par la guerre et par la violence des collectes forcées. L’épidémie très meurtrière du typhus s’ajoute au drame, et on assiste même à des cas de cannibalisme. Des bandes d’orphelins errants, les bespryzorniki, sillonneront les routes de Russie pendant des années.

On mesure aisément la difficulté pour un pays à terre, dont bon nombre de cadres et d’intellectuels ont fui la révolution ou ont été emprisonnés ou exécutés, à consolider un État suivant une doctrine nouvelle. La « révolution dans un seul pays » appelait d’emblée la création d’un État ; or, ni Karl Marx ni ses successeurs ne s’étaient particulièrement penchés sur le problème de l’État. Confronté, durant la Commune de Paris en 1871, à la question de la forme politique du gouvernement révolutionnaire dans la phase de transition entre l’ordre bourgeois et la société communiste, Marx écrivit que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte » ; elle doit « briser le pouvoir de l’État ». Publié en 1848, le Manifeste du parti communiste parle de la « transformation de l’État en une simple administration de la production ». Toutefois, Marx ne renvoie pas à la simple administration des choses, mais à des rapports sociaux particuliers, ceux de la coopérative de travailleurs. Ainsi en Russie, les révolutionnaires (et Marx avant eux) s’enthousiasmaient pour le concept de Mir (communautés paysannes) qui devaient permettre au pays de passer directement du féodalisme au communisme sans transiter par le capitalisme. Dans Où en sommes-nous ? Une esquisse de l'histoire humaine, publié en 2017, où Emmanuel Todd cherche à démontrer, dans un chapitre consacré à la Russie, le socle culturel et social qui a servi de terreau au communisme, l'historien français met justement en lumière à quel point l'organisation paysanne pré-soviétique était illustrative d'un fond anthropologique profondément égalitaire.

Lénine, en 1920.

La vision de Lénine : un État de transition qui programmerait sa disparition

Lénine quant à lui avait, dès avant 1917, mis l’accent sur l’existence d’une phase de transition séparant le succès de la révolution de l’accomplissement du communisme, tout en concluant à la nécessité, durant cette phase, d’un État de transition. Cet État, différent par nature de l’État traditionnel, serait caractérisé par son effet éphémère et par le fait que, sitôt apparu, commencerait son processus de dépérissement.

Lorsqu'à l’occasion de la Révolution d’Octobre (en novembre 1917, suivant le calendrier grégorien), Lénine en appelle aux peuples et non aux gouvernements pour mettre fin à la guerre, c’est bien une esquisse de cet État de transition qu’exprime déjà sa démarche, puisqu’il substitue les peuples aux pouvoirs traditionnels comme acteurs des relations internationales.

Marx n’envisageait pas que cette période de transition puisse donner naissance à un État de type nouveau. C’est d’ailleurs sans doute pour cela que, dans L’État et la révolution (1917), Lénine, qui innovait en maintenant l’existence d’un État après la disparition des classes, avait verrouillé aussitôt la brèche théorique qu’il venait d’ouvrir en introduisant la formule d’« État bourgeois sans bourgeoisie ». Conformément aux analyses de Marx et Engels, l’État y est décrit comme un instrument d’oppression visant à assurer la domination d’une classe sociale sur une autre dans un mode de production donné. Selon Lénine, l’État, par l’ensemble des institutions répressives qu’il institue (système judiciaire, groupes armés, etc.), constitue un aveu du caractère irréconciliable des intérêts des classes qui s’affrontent. Il faudrait donc une première étape qui correspond à la destruction de l’État bourgeois et son remplacement par un « État ouvrier ». Celui-ci resterait toujours un instrument d’oppression mais de la classe ouvrière envers la classe possédante, afin d’opérer à la « socialisation des biens ». Ceci fait, l’antagonisme de classes (entre bourgeois et prolétariat) disparaitrait, étant donné qu’aucune classe n’aurait la propriété des moyens de production. On serait alors en présence d’une société sans classe et par voie de conséquence, sans État car par définition l’État est un instrument de classe.

La création de l’État de transition et ses implications

La construction de l’État ouvrier a posé aux dirigeants bolcheviks toute une série de problèmes politiques et théoriques que la tradition communiste désigna comme relevant d’une phase historique inédite de transition. Reste qu’il fut difficile de traiter, par exemple, de la place respective que pouvaient alors occuper les soviets comme formes politiques de la dictature du prolétariat – l’une des questions centrales de l’époque –, sans prendre en compte l’autre versant du problème : les conditions de lutte pour le pouvoir. De ce point de vue, il apparaît que l’affrontement avec la bourgeoisie n’était qu’un aspect d’une stratégie plus vaste : la nécessité de mettre en place des organes spécifiques de pouvoir aux mains du prolétariat.

Cette conception d’un État de transition passe par une nouvelle définition de sa forme et de son contenu. La Constitution de 1924, qui se voulait de transition, fonde un État en définitive très proche du projet stalinien que Lénine a pourtant condamné en 1922, avec une centralisation forte des pouvoirs. Elle légitimait l’union faite en décembre 1922, entre autres, de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, de la République socialiste soviétique ukrainienne, de la République socialiste soviétique biélorusse et de la République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie pour former l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) – s'ajoutaient des républiques autonomes, notamment en Asie centrale. Préparée par une commission en 1923, cette Constitution modifiait la structure du gouvernement central, en établissant le Congrès des Soviets comme le corps central de l’autorité de l’État, avec le Comité central exécutif pour assurer cette autorité pendant l’intérim. Ce Comité central exécutif se divisait lui-même en « Soviet de l’Union », qui représentait les républiques constituantes, et en « Soviet des nationalités », qui représentait les intérêts des groupes nationaux – le Presidium du Comité central exécutif étant une présidence collective, qui supervisait l’administration du gouvernement entre chaque session du Comité. Le Comité central exécutif élisait aussi le Sovnarkom, qui servait de bras exécutif du gouvernement.

Affiche de propagande stalinienne (1934).

La Constitution de 1936, qui dura jusqu’en 1977, confirma ces institutions (elle rebaptisa simplement le Comité central exécutif en « Soviet suprême »). Ce faisant, elle confirmait que l’État était fixé dans l’espace et pour un temps long ; perçu comme le successeur de l’État tsariste, son dépérissement était oublié. Les procès de Moscou qui vont avoir lieu dans la foulée (août 1936 et mars 1938), tout comme l’ensemble des grandes purges organisées par Joseph Staline pour éliminer ses anciens rivaux politiques ainsi que diverses personnalités tombées en disgrâce, indiquaient d’ailleurs combien l’État était conforté dans ses fonctions oppressives. Plusieurs vétérans bolcheviks de premier plan, acteurs de la Révolution d’Octobre, furent condamnés lors de ces procès truqués, dont le verdict habituel, déjà connu à l'avance, était la peine capitale – l’exécution avait généralement lieu dans les heures qui suivaient. L’ensemble des politiques qui marquèrent la période stalinienne, économiques (en tête desquelles la planification), éducatives et culturelles (faites bien souvent pour alimenter la propagande du régime et le culte de la personnalité autour de Staline) contribuèrent à forger un État de plus en plus totalitaire, prétendant fonder un « Homme nouveau » (l’homo sovieticus).

Le poids de la bureaucratisation et l’idéal communiste brisé

Ces réalités d’un État répressif s’accompagnèrent très tôt d’un phénomène de bureaucratisation, pourtant critiquée par Marx. Durant les dernières années de sa vie, cette dénonciation de la bureaucratisation du jeune État soviétique devint une constante chez Lénine. Il la renvoya toujours à des éléments extérieurs, tels que le poids du passé, le niveau d'instruction ou encore de mobilisation des masses.

Dans Cours nouveau (1923), Léon Trotski centrait son attention sur l’appareil d’État, « source la plus importante du bureaucratisme », en refusant de renvoyer seulement le problème à « l’ensemble des mauvaises habitudes des employés de bureau ». Il critiqua donc le système lui-même, y analysa l’évolution du parti bolchevik et proposa des mesures pour limiter la tendance à la bureaucratisation, en assurant une plus grande démocratie au sein du parti. Il reconnaissait toutefois la situation particulière de l’État russe comme structure cristallisant en son sein l’alliance avec une classe non ouvrière : « Chez nous, la source essentielle du bureaucratique réside dans la nécessité de soutenir un appareil d’État alliant les intérêts du prolétariat et ceux de la paysannerie ». En outre, comme Lénine, il constatait que la révolution avait vaincu, mais dans un pays « arriéré », isolé après l’échec des révolutions, épuisé par la guerre, manquant de tout, et qu’une couche bureaucratique s’était constituée sur la base de la ruine du pays.

Il fallut attendre la déstalinisation et le XXIIème Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, en 1961, pour voir la question de l’État posée (et avec elle, celle de l’avenir du communisme). Présidé par Nikita Khrouchtchev (qui avait succédé à Staline, après sa mort en 1953), l’ordre du jour annonçait que le Congrès se réunissait pour débattre de l’avenir du communisme. Pour cette étape ultime d’une marche commencée avec la création du Parti bolchevik et accélérée par la Révolution de 1917, il fallait tout à la fois un programme définissant les étapes et les modalités de l’instauration d’une société communiste et un parti adapté à cette tâche – ce qui nécessitait de nouveaux statuts que le Congrès devait, précisément, examiner. Au XXIIème Congrès, Khrouchtchev fût formel : le socialisme était construit, et l’URSS abordait désormais la dernière étape de sa marche au communisme. Vingt années devaient lui être nécessaires pour atteindre son but, dont dix (1961-1971) pour « créer la base matérielle et technique du communisme », et dix autres (1971-1981) pour entrer en communisme. Bien que de l’univers communiste, nul n’en avait, en 1961, une idée bien précise.

La suite de l’Histoire, et notamment l’échec de la Perestroïka dans les années 1980 pour tenter de réformer et de sauver le système socialiste, sont connus. Ils ont enterré pour longtemps l’idéal marxiste (la mémoire de la période stalinienne n’aidant pas). L’échec d’une expérience ne doit pourtant pas discréditer un ensemble d’idées, qui constituent, plus qu’un programme, une théorie politique, un angle de vue sur les réalités économiques et sociales qui caractérisent le monde. Souhaitons simplement que de futures expériences révolutionnaires soient, non dévoyées de leurs premières inspirations humanistes, mais conduites à terme avec un souci sincère de progrès et de lutte pour les droits des travailleuses et des travailleurs.

Tag(s) : #International, #Histoire
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